Le syndrome de Blow Up
Je pense à ce foisonnement, à ce fourmillement de réalité sur les berges de
Seine récemment et aussi en chacune de mes photos. Photos comme entrée dans une
forme de réalité, comme constat de l'indigence de la perception consciente, en
découvrant le monde si riche de ce qui s'est inscrit à un instant t au 500ème de seconde sur le capteur de
l'appareil. On pourrait appeler cela le syndrome de Blow up.
Anthologie du vert
Tentée par l’idée de construire une anthologie du vert. Elle me vient en
lisant America Solitudes de James
Sacré.
« L'ensemble du paysage tient bon/dans la continuité et variations de ces
verts. » (p 85)
ou encore
« Un arbre entièrement mort dans les gris cendre de son écorce/A l'air
d'être un geste qui médite au bord de tout ce vert,/ Mais de façon plus
gravement silencieuse/Que ne le fait mon poème. (85)
Écriture du voyage (James Sacré)
Souvent du mal avec ces écritures. Pas chez Sacré, mais qui semble avoir
vraiment parcouru longuement, largement le territoire américain (il a même vécu
là-bas, je crois)
Belle question sur le travail du livre : « va savoir /Ce qu'un poème
arrange en trains de mots /A travers du temps et ces espaces parcourus! »
« On a vu un peu, mais qu'est-ce qu'on a su ? (92)
→ Vrai du voyage comme de la vie !!!!
Le nom des arbres (James Sacré)
Passage qui me renvoie à ce que je ressens toujours comme une forme d’infirmité :
ne pas savoir nommer les arbres, les plantes, les fleurs que je croise. Leur
donner uniquement ce pauvre nom générique (et je ne parle même pas de la
privation de la splendeur des noms latins !) :
« J’aime bien connaître le nom des arbres qui sont là, je regarde un orme
(a Chinese elm tree m’a dit
quelqu’un) [...] Le nom des arbres plus que celui des personnes / Qui donnent
le leur à tant de rues dans les villes de partout, autant qu’à de beaux
endroits dans les campagnes. / Les arbres se contentent / D’un seul nom pour
une même espèce, donnant sans même y penser / Ce qu’ils ont de particulier à ce
nom commun. » (America Solitudes,
p. 95)
→ cela rejoint aussi ma longue réflexion sur l’anonymat dans toute son
ambivalence : rejet violent de l’anonymat qui permet de vitupérer lâchement
sur tant de sites Internet (les commentaires chez Pierre Assouline ou sur le
site du Monde sont à cet égard tristement exemplaires) mais aussi conviction
qu’une forme d’anonymat, en politique par exemple, pourrait déjouer les visées
personnelles (le lien entre le nom dit propre et l’égo).
Retour aux arbres, toujours avec James Sacré
« Les arbres reprenant
Le respir à peine visible de leur vert » (105)
→ très belle notion, déjà faite mienne, du respir de l’arbre, le respir du vert
incluant donc toutes les métamorphoses dues à la lumière…
James Sacré en Amérique
Je continue à avancer dans James Sacré. Toujours ce va et vient entre ce
qu'il observe et note souvent magnifiquement (même si je suis souvent gênée par
ces tournures populaires qui font comme des grumeaux dans la pâte du livre) et
l'écriture du poème.
« C'est peut-être à cause du temps gris
Que vient ce sentiment d´être à la fois proche et seulement passant
Par le travers d'un silence qui sait
Que l'éternité s'en fout
D'être une éternité. » (132)
→ et je note sa belle remarque sur les jeux de l’ombre et de la lumière, qui
forment un « jeu de coulisses mobiles » (153). Très juste
représentation d’un phénomène qui m’a frappée cet été, que de voir l’ombre puis
la lumière débouler comme une véritable avalanche sur une colline, par le
simple jeu du soleil et des nuages…
De la technique (Derrida)
Dans le livre sur Derrida (Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction), très passionnante analyse du
rapport entre les cultures et les moyens de communication et la technique d’une
époque donnée, notamment à travers la question du téléphone chez James Joyce : « L'histoire
de la pensée, et de la pensée de l'être, est donc inséparable d'un état et
d'une époque des communications et des techniques ; c'est pourquoi la pensée de
Joyce est bouleversée par le téléphone. »(129)
« Une révolution technique empirique est alors toujours en retard sur la
révolution technique littéraire qui lui correspond ; elle se précède toujours
déjà elle-même et s'inscrit dans la littérature puisque la littérature ne se
limite ni à la page ni au livre et qu'il n'y a pas de hors texte. » (130)
Le temps déréglé (Derrida)
« La technique est ce qui met l'avant et l'après hors de leurs gonds.
Penser son temps c'est aussi penser la technique, et il s'agit alors de penser
le dérèglement de la chronologie par la technique ». (Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction, p.136)
→ Il suffit à cet égard de penser à la question de l'enregistrement, de la
reproductibilité des émissions, des podcasts etc. etc.
Car en effet « la technique est ce qui dérègle les valeurs de l'espace et
du temps. Ce dérèglement du temps par la technique, qui fait passer l'avenir
avant le passé et le passé après l'avenir fait justement apparaître ce que Derrida
appelle spectre. Les “spectres” ou “fantômes” apparaissent dès qu'il y a
inscription ou enregistrement technique : “comme nous savons que, une fois
prise, une fois captée, telle image pourra être reproduite en notre absence,
comme nous le savons déjà, nous sommes déjà hantés par cet avenir qui porte
notre mort. Notre disparition est déjà là.” » (136)
La trace (Derrida)
Et on retrouve la trace : « comme la possibilité la plus générale de la
trace consiste à pouvoir être reproduite en l'absence de ce qui l'a produite,
la reproductibilité technique est constitutive de la trace, et il faut penser
la trace comme revenant » (137).
Belle remarque aussi sur la photographie « lorsque l'on regarde une
photographie comme le fait Derrida, on aperçoit que l'image me survivra, et
qu'elle a d'ailleurs commencé à le faire dès qu'elle est “prise.” Celui que je
peux voir sur la photographie c'est moi, mais ce n'est déjà plus moi, c'est
déjà un autre, c'est moi tel que je pourrais être vu après ma mort, puisque
cette image de moi commence à me survivre dès qu'elle existe » (137)
→ faire l’expérience de regarder des photos de soi dans cet état d’esprit,
d’imaginer quelqu’un du futur la regardant peut-être, ne sachant même pas notre
nom, comme cela nous arrive avec tant de photos d’ancêtres… le visage survivra
peut-être au nom, visages anonymes, yeux grand ouverts sur leur disparition.
De l’enregistrement
Il me faudra réfléchir sur ces idées, à partir de la question de
l'enregistrement sonore, de cette trace ce que j'ai toujours voulu garder des
émissions de France Culture ou de France Musique (bricolages insensés pour
parvenir à enregistrer en mon absence, à l’époque où il n’y avait ni
rediffusion ni podcasts, ce qui fait que ce qui n’avait pu être capté en direct
était irrémédiablement perdu). Cela m'apparaît comme assez central, dans ma
façon d'être, de connaître, d'apprendre.
« Toute présence vivante est précédée et déconstruite par cette revenance
pré-posthume du scripturaire, du sonore, du photographique, et du
filmographique. » (138)
Suit une allusion à Ghostdance film
sur Derrida dont j'ai entendu parler pour la première fois aujourd'hui même,
dans un tout autre contexte.
De ces notes
Et il va advenir cette chose étrange, si j'y parviens, que certaines de mes
notes publiques du flotoir auront un référent
fantôme (en ce sens qu’elles auront été induites par un texte, un livre, un
auteur que je ne peux nommer publiquement). Puisque si X a accepté de dialoguer
avec moi sur son livre, il m'a demandé
qu'il n'en soit fait aucun état dans le flotoir
public. Il y a donc un "journal de lecture" en cours, totalement occulté, mais
qui ne peut qu’imprimer sa marque à l’entour, sur les notes voisines du flotoir.
Résistance à Derrida
« La déconstruction ne peut donc être confondue avec une pensée nihiliste
puisqu’elle travaille à libérer de nouvelles possibilités de pensée. La
multiplicité des concepts que Derrida thématise, investit, et découvre est
telle qu’on doit en effet reconnaître que son travail est aux antipodes de tout
nihilisme et de toute piété. C’est d’ailleurs cette nouveauté et cette création
de concepts qui inquiètent le plus : que faire et comme lire, comme
tolérer en philosophie une pensée qui parle d’autre chose et qui en parle
autrement, qui parle de parjure et de
serment, de promesse , de don et de contre-don, d’écriture, de grammatologie,
de dissémination, de différance, de destinerrance, de clandestination,
de cartes postales, de facteurs de la vérité, d’envois, de spectres, d’hantologie,
de tympan, de grammophone, de ouï-rire,
de Schibboleth, de dates, de parages, de rives, de mono-linguisme
de l’autre, de voix, de signatures, de traces, de cendres, de crypte, de secret, de mal d’archive,
de circonfessions, de glas, de fleurs, de cannibalisme,
de mondialatinisation, etc. Comment,
en effet, les institutions de la philosophie pourraient-elles tolérer cela
qu’elles ne peuvent entendre et qui les déconstruit ? (154)
Les langues en Inde
Article dans le Monde, daté 7 septembre 2013, sur les langues en Inde.
extraits :
« Sur les 850 langues identifiées dans le pays – 300 n'avaient jamais été
documentées –, près de 200 sont menacées de disparition car parlées par moins
de 10 000 locuteurs. »
Un recensement titanesque a été mené. « Les langues retenues devaient
comporter une grammaire et un vocabulaire uniques. Des instituteurs, des
paysans, des universitaires ont ainsi retranscrit des milliers de légendes, de
chansons, sans oublier les mots employés pour désigner les couleurs. "Ces
mots sont généralement les derniers à disparaître quand une langue est proche
de l'extinction", justifie Ganesh Devy », responsable de cette
initiative.
« Que nous apprend l'évolution du langage sur les transformations de la
société indienne ? "L'appauvrissement du vocabulaire employé pour
décrire la végétation ou encore la faune traduit la rupture des liens
écologiques entre les habitants et leur environnement", estime Ganesh
Devy. »
Du commentaire de texte
« L'idée du livre, qui renvoie à une totalité signifiante, est
profondément étrangère à l'énergie aphoristique et destructrice de l'écriture »
→ Ces propos sont un commentaire du derridex, issu de La Grammatologie de Derrida. Non pas une
citation mais une sorte de condensation de la pensée.
Je suis intéressée par cette manière de travailler à partir d'un texte. Établir
de courtes formulations. Mais sont-elles totalement respectueuses de l'idée du
texte. Si on le fait pour son usage propre ce n'est pas un problème
Cela peut le devenir si on partage cette lecture.
→ Cela dit, je trouve cette pensée très forte, l’antinomie entre le livre,
clos, achevé, arrêté forcément à un moment donné du processus et l’écriture. J’ai
dit à Matthieu Gosztola dans l’entretien
pour la Cause Littéraire, que j’étais
plus intéressée par ce qui est en cours, en formation, dans la création que
parce ce qui est achevé, le produit fini en quelque sorte. La chaîne de
montage, l’usine m’intéressent plus que le supermarché !