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Rédigé par Florence Trocmé le 24 octobre 2013 à 14h29 dans photomontages | Lien permanent
Abandon, don, pardon (Derrida/Roudinesco)
J'ouvre De quoi demain, dialogue
entre Jacques Derrida et Elizabeth Roudinesco alors même qu'aujourd'hui j'ai
reçu le fort volume du séminaire sur la peine de mort.
Jacques Derrida écrit à propos de tradition
et héritage et de la double
injonction qu’ils représentent pour « un fou du passé [...] à la démesure
d’une mémoire sans fond – mais un fou qui redoute le passéisme, la nostalgie,
le culte du souvenir » : « laisser la vie en vie, faire revivre,
saluer la vie, “laisser vivre”, au sens le plus poétique de ce qu'on a hélas
transformé en slogan. Savoir “laisser”, et ce que veut dire “laisser”, c'est
une des choses les plus belles, les plus risquées, les plus nécessaires que je
connaisse. Tout près de l'abandon, du don, et du pardon. L'expérience d'une “déconstruction”
ne va jamais sans cela, sans amour » (17)
→ magnifique conception du fameux vivre
et laisser vivre, peut-être ? Et l’ouverture de ce laisser, tout sauf un abandon mais tout près cependant, et ouvert
sur le don et le pardon. Cette chaîne des dons est magnifique.
Y répondre et en répondre (Derrida)
« Seul un être fini hérite et sa finitude l'oblige. Elle l'oblige à recevoir ce qui est plus grand et plus
vieux et plus puissant et plus durable que lui. Mais la même finitude oblige à
choisir, à préférer, à sacrifier, à exclure, à laisser tomber. Justement pour
répondre à l'appel qui l'a précédé, pour y répondre et pour en répondre. »
(18)
→ C'est très surprenant pour moi de voir à quel point je me sens bien et à
l'aise dans la pensée de Derrida, même si bien évidemment très souvent elle m’échappe
dans sa complexité. Et je suis aussi plus que sensible à son écriture que je
trouve très prenante. Il y a comme une connaissance intime, profonde, immense
de la langue entièrement au service de la pensée : à se demander (si toutefois
cette idée veut dire quelque chose), s’il n’y pas chez lui une pensée-langue. La
langue fait la pensée et la pensée fait la langue alors que souvent, lorsqu’on
lit des philosophes, on a le sentiment qu’ils ont mis en forme a posteriori une pensée...
Je ressens souvent quelque chose de très émouvant dans cette pensée. Elle
m'émeut et me meut, sans doute parce qu’elle est elle-même constamment mue et en
mouvement. Elle ouvre les fenêtres d'une façon stupéfiante.
Écriture et photo (Pesquès)
Nicolas Pesquès est lui aussi bien surprenant dans sa façon de décrire le
travail poétique : « Sitôt qu’on aborde la page, l’entonnoir s’active.
Et, en porte-voix, l’estuaire. Sur la colline et sur la peine c’est un cône de
déjections. Au maximum de l’optique. Déclencheur automatique. Le langage est à
l’image exacte de l’appareil évoqué puis décrit. Un gargouillis de source. Puis
le tuyau à colline, puis l’équerre à phrase. Enfin, plutôt inattendue, une
émotion aussi entière que le site. Une brutalité. » (La Face nord de Juliau, onze, douze, p134)
→ la comparaison avec l’appareil de photo m’intrigue et m’intéresse même si je
ne la comprends pas complètement. Mais il serait bon de tenter à mon tour de
penser en parallèle le travail de « prise de vue » et celui de « prise
de note ». Il y a une même notion de cadrage, soudain. L’œil, l’esprit, le
cœur, l’ouïe prélèvent, isolent dans la masse infinie du monde, du livre,
quelque chose, quelque chose qui vient percuter en soi une présence, un déjà-là
qui attend d’être conforté (le plus souvent), d’être délogé (il le faudrait davantage).
Ils clouent
la compréhension (Pesquès)
« Tous les animaux traversent magnifiquement. Ils clouent la
compréhension. » (136)
→ A mettre en regard de ce que j'ai pu éprouver en voyant à la télévision un
faon puis ensuite un cerf traverser
(le bois, l’écran, le monde) ou ce renard dans le jardin botanique de Montréal,
à vingt mètres d’une foule dense. Cette idée que quelque chose parle, que
je ne comprends pas, dans le calme et surtout l'altérité inouïe de l'animal qui cloue bel et bien ma compréhension.
Tant de choses au demeurant clouent la
compréhension. On disait mystère autrefois
mais le mot est doublement galvaudé, versant religieux et versant
divertissement. Et il se pourrait bien que ce soit tout le réel qui cloue la compréhension quand on prend la
peine de l'approcher. Au lieu de dériver indéfiniment dans le pauvre domaine
intérieur ou de s'étourdir avec le bruit et la fureur du temps.
Du mot (Pesquès)
« Chaque mot avec sa motte. Donc avec la douleur, mais c'est la
douleur qui a raciné ». (137)
Rédigé par Florence Trocmé le 24 octobre 2013 à 14h22 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 22 octobre 2013 à 16h12 dans photomontages | Lien permanent
Thomas
Bernhard illustré !
Une condisciple de mes cours d’allemand m’avait dit qu’elle lisait des
bandes dessinées en allemand. J’ai trouvé l’idée intéressante et peut-être de
nature à lever ce petit blocage qui m’empêche de m’attaquer maintenant à la
littérature allemande en langue originale, alors que j’en ai sans doute un peu
plus la capacité. Et en cherchant au rayon bandes dessinées de la bibliothèque
de l’institut Goethe, je suis tombée sur… Alte
Meister de Thomas Bernhard dans une version
accompagnée de dessins d’un certain Mahler. Et ça fonctionne !
L’autre solution à mettre en œuvre est de lire des livres allemands exactement comme
je lis désormais tout livre, par petites doses, voire par fragments ! Thomas
Bernhard le dit d’ailleurs « die höchste Lust haben wir ja an den
Fragmenten », fait-il dire à son drôle de personnage qui rend visite
invariablement deux fois par semaine à une même toile du même musée : « Ce sont d'ailleurs les fragments qui
nous donnent le plus grand plaisir, tout comme la vie nous donne le plus grand
plaisir quand nous la regardons en tant que fragment [...] C'est seulement si
nous avons la chance, lorsque nous en abordons la lecture, de transformer
quelque chose d'entier, de fini, oui, d'achevé en un fragment, que nous en
retirons une grande et parfois la plus grande jouissance. » (Maîtres
anciens, trad. Gilberte Lambrichs, p.36, Folio n°2276, nombreuses autres
citations de Bernhard ici)
→ Incapacité peut-être à tenir le tout, à embrasser le tout.
Écrasement devant l’ampleur de ce qu’il y aurait à connaître.
Esquive fondant démarche du flotoir ?
Bergounioux a maintes fois répété qu’il s’est mis à l’étude dans l’espoir de
comprendre quelque chose au monde. Je crois qu’il fait un constat d’échec, bien
sûr, maintenant.
« Décollement du descriptif » (Nicolas Pesquès)
Je voulais avancer sans la contrainte de la note. Lire dans la liberté de
ne pas noter. Lire la poésie comme un roman. Ne pas me sentir attendue et voilà
que surgit cette formule : « Un décollement du descriptif » (95) :
ce qui est, comme dite en un raccourci puissant, toute la démarche de Juliau.
Et encore cela : « se glisser entre regarder et voir, puis s'exfiltrer par
écriture jusqu'à ce que la pulsion se poursuive » (96). Très forte
expression que cet exfiltré, ce léger
décalage qui rend possible l'écriture qui comme la traduction simultanée est
toujours prise dans une sorte de dédoublement. Fixer ce qui vient de passer, enregistrer
ce qui est en train de se passer.
La passion du lecteur (Pesquès)
« Si, sur une page, je regarde le mot colline, je connais, dans des
délais variables, un afflux ou non d'images, d'envies, de mémoire. Une boue de
penser, la soupe des sensations. Il est souvent difficile de les distinguer.
Si, maintenant je regarde la colline, je connais, dans des délais également
variable, un afflux ou non d'images, d'envies, de mémoire. La même soupe, la
même boue.
Le corps a vécu deux activités, a accompli deux choses radicalement différentes.
Comment les symptômes pourraient-ils être les mêmes ? Ils ne le sont pas. C'est
toute la tragédie et toute l'excitation du monde. »
(104)
→ et c’est toute la passion (aux deux
sens du mot) du lecteur. Le lecteur enfant est tellement subjugué par la
puissance des mots qu’il en vient souvent à confondre ce qu’on nomme le réel et
le livre. Les mots engendrent en lui un afflux d’affects qui emportent sa
conscience. Ici s’origine sans doute pour beaucoup d’entre nous la passion de
lire : retrouver cet état-là !
Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’en ce qui concerne non plus les mots mais les
images, leur puissance soit telle que de leur emprise l’adulte même ne soit pas
protégé, qu’il reste subjugué par les images alors même qu’il ne l’est sans
doute plus par les mots.
Effet de choc (Pesquès)
Ce Juliau 11 se conclut par une
série de documents. On les reçoit comme un choc, inattendu, surprenant. On n’a
pas le souvenir dans les opus précédents que Pesquès ait procédé ainsi. Donnant
en quelque sorte l’arrière-plan de son écriture.
Le premier document parle de la mère de l'auteur. Elle qui a regardé depuis 1975 ce même paysage qui occupe son
fils depuis si longtemps et qui souffre de la maladie d’Alzheimer depuis 1995.
→ Pages poignantes et profondes qui soudain du fait d'être là, ouvrent autre
chose. Un arrière-plan infiniment humain à une quête qui peut parfois sembler
abstraite et donc possiblement désincarnée. « Elle reste une personne et
elle n'est plus personne » (114)
« Telle est la condition humaine. Ce qui nous tient, que nous chérissons
et qui nous échappe. Ce dont l'écriture rêve de ne pas s'exclure en l'éprouvant
: l'impossible, le poème. » (115)
→ C'est aussi très surprenant de repenser à la traversée que l'on a faite des
pages précédentes sans savoir que telle était la trame, tel le soubassement. La
perte du sens. La confrontation terrible, affectivement mais aussi
ontologiquement, à l'effondrement du sens commun et de tout cadre de référence chez
un très proche atteint de la maladie d’Alzheimer.
→ Pour moi émouvant de penser que ces pages lues aussi en symbiose avec tout ce
qui a trait à la cécité, à l’opacité du voir, en raison de l’expérience de ma
propre mère, ont été écrites dans la confrontation avec cette présence
énigmatique d'une mère totalement là et ailleurs.
La Passion selon St Matthieu
Acheté le tout récent coffret de la Passion
selon Saint Matthieu de Bach par René Jacobs dont j’avais entendu dire sur France
Musique qu’il avait notamment repensé la question de la spatialisation des
chœurs. Les deux CD sont accompagnés d’un DVD très intéressant, émouvant même,
où l’on voit l’équipe travailler à l’enregistrement du chef d’œuvre. Belles interventions
notamment de Bernarda Fink, propos passionnants de René Jacobs lui-même :
une manière d’entrer dans l’intimité de l’œuvre, telle qu’elle se donne à ceux
qui la travaillent, parfois une vie durant.
René Jacobs expose aussi, mais avec une grande humilité me semble-t-il,
certains points de vue assez personnels : par exemple l’idée que les flûtes
représenteraient le péché tandis qu’en appui à ce qu’il explique, est donnée
une merveilleuse séquence avec flûte et voix en solo sur un simple soutien de
deux hautbois da caccia.
Lire sans images
L’autre jour, commençant à lire le beau numéro de la revue Europe consacré à Proust, j’avais choisi
l’article de Jacqueline Risset, « Documents d’une écriture infinie »,
sur les Carnets de Proust. Lisant la présentation de son propos, où elle évoque
les carnets vierges, « si étroits qu’ils sembleraient ne pouvoir
accueillir que des notes très succinctes » offerts à l’auteur par Mme
Straus en janvier 1908, je me surprends à désirer les voir, je feuillette la
revue dont je sais bien pourtant qu’elle ne comporte jamais d’illustrations, je
m’apprête bien sûr à me tourner vers Internet, lorsque je suis arrêtée par une
question : « pourquoi vouloir voir ? Et pourquoi ne pas se
laisser aller au simple rêve de ces Carnets, les imaginer ? »
La venue de l’écriture (Jean-Louis
Giovannoni)
Je suis très impressionnée par le texte de Jean-Louis Giovannoni que j’ai publié
dans « l’anthologie permanente » de Poezibao. Il y décortique le processus de venue à l’écriture. Comment
le jeune auteur croit d’abord (et il a raison bien sûr) qu’il lui faut s’imbiber
des écrits de ses prédécesseurs : « On fait ce que doit faire un
poète : se placer devant le monde, chercher, dans les livres et les poèmes
des autres, des petits signes, un endroit pour l’affût. ». Avec toute la
part de mimétisme : « On essaye de bouger, de vivre comme ses aînés ».
Et puis comme cette quasi planification est balayée par ce qui advient :
une forme d’irruption, totalement inattendue, et les mots sont forts : « un
linge empêtré dans la glaise, le cadavre d’une bête ouverte ».
Et ce qui est passionnant, c’est cette double et indispensable articulation
entre l’indispensable formation et la véritable autonomie dans la création,
mais une autonomie nourrie. Que de livres reçus ou de poèmes envoyés qui
manifestement ont été écrits à mille lieux de toute poésie d’aujourd’hui. Aucune
chance alors, et dès que le livre est entrouvert le lecteur le sait, de tomber
sur « le fruit dévorant son noyau », selon la très forte formule de
Jean-Louis Giovannoni.
Et je serais tentée de rapprocher cela d’une autre formulation forte découverte
dans le livre de Nicolas Pesquès « Écrire à la sangsue » (La Face nord de Juliau, onze, douze, p. 129)
Rédigé par Florence Trocmé le 22 octobre 2013 à 15h58 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 17 octobre 2013 à 11h25 dans photomontages | Lien permanent
Patrice Chéreau
Après sa disparition, un grand et beau dossier dans Le Monde. Je relève dans l'article la fin de cette citation mais la donne ici
telle que je l’ai trouvée ensuite sur ce site, car le début me
parle intensément : « Quelle est cette combinaison étrange de ma vie
et de mon métier, cette façon de vivre, cette voracité : posséder, vouloir
tout, connaître le mouvement, raconter des histoires, donc savoir les raconter,
transmettre du récit, pas seulement de l’émotion. Détailler mes propres
sensations, tourner autour de quelque chose de totalement autobiographique et
que je ne saurai jamais écrire, même pas ici. Envie de donner aux autres ce que
me donnent un roman, un film, le spectacle de la rue.
Je ne sais pas mieux déchiffrer qu’un autre, je sais juste l’organiser
correctement et je vole très bien de la matière à tout le monde. Et de tout ce
que j’ai volé, je bâtis mon musée personnel : les spectacles, les films, les
pièces de théâtre, les opéras que vous voyez. Je suis receleur ou je recycle.
La mise en scène, ce serait donc cela ? »
(Patrice Chéreau, Les Visages et les
Corps, éditions du Louvre, 2009) (source)
Dans un monde obscur (Nicolas Pesquès)
« L'écriture nous rend aveugle à ce que les autres lisent et
voient, à ce qu'ils écrivent aussi. Nous vivons dans un monde obscur,
obscurément partageable, dont nous ne pouvons partager que l'obscurité, dont la
source est toujours noire. » (55) Puis ce constat que « nous ne
pouvons pas savoir à quoi ressemble ce que nous dit un aveugle. »
→ mais que même nous ne pouvons pas savoir ce que nous dit l'autre et que nous ne savons pas ce que nous disons à l'autre ; on sous-estime
trop, par nécessité pratique, la déperdition du message, et l'entropie
qui lui est indissolublement liée. Il y a 1. Ce que je pense avoir émis, écrit,
dit et si souvent 2. Ce qu'il est advenu de mon propos une fois filtré par la
conscience d'autrui et toutes les strates que la vie à construites en lui. Pesquès
ne dit sans doute pas autre chose, lui qui lit ce que l'on écrit sur lui en
parlant de cette « onzième colline qui plonge dans la nuit »
Il se pourrait que ce soit ce qui fait la force et la beauté d'une œuvre, sa
plus ou moins grande aptitude à supporter, voire à susciter cette métamorphose.
L'œuvre banale ou répétitive ne suscite aucune distorsion.
Pesquès dans la même page et je lis ces mots-là après avoir écrit ces notes sur
la réception, parle du « broyeur synthétique de nos corps » par lequel
passent les informations sensorielles. Chaque émission est reçue différemment
par chaque récepteur singulier, porteur d'une morphologie et d'une histoire
différente.
Cette fois il me semble que Pesquès franchit un pas différent en observant sur lui-même
le processus d'assimilation de son sujet, ce qui pourrait avoir été rendu
possible par le fait qu'il est confronté à la vision de nuit. Comme s'il dépassait ainsi une forme
de saturation voire de sidération.
« Explorer la spécificité du pouvoir visuel du langage, le diriger sur la
colline sans passer par le biais de l'image.
Concrètement extérieur nuit devient intérieur noir. » (57)
Orgue, Pincemaille, Saint Clotilde
Concert enthousiasmant le samedi 12 octobre. J’avais coché depuis un bon
moment la reprise des auditions d’orgue à Saint Clotilde. Nous n’y étions
jamais allés et je savais que l’orgue est un Cavaillé-Coll. Mais ce que je ne
savais pas, et ce fut une formidable surprise, c’est qu’il possède une console mobile,
en bas, dans la nef, au dos du grand portail. Nous étions donc, nous les
cinquante auditeurs présents, à quelques mètres à peine de Pierre Pincemaille
qui « dirigeait » l’immense instrument non pas depuis la tribune mais
depuis la nef et tout près de ses auditeurs.
Passionnant de voir la mise en œuvre matérielle de la musique alors que
dimanche après dimanche nous l’entendons sans jamais voir l’organiste. C’est à
une véritable danse assise qu’il se livre, jouant ici de 4 claviers manuels, d’un
pédalier et d’un nombre impressionnant d’autres commandes, tirettes et
poussoirs actionnés soit à la main, soit au pied.
L’orgue comporte 71 jeux, et la console mobile, 4 claviers et un pédalier.
Pierre Pincemaille a joué le IIIème choral de Franck (qui fut titulaire de
Sainte Clotilde), deux pièces de Jean Langlais, « Nazard » de la Suite française et « Incantation
pour un jour saint » (pièces de 1948 et 1949). Puis il a donné sa Symphonie improvisée en quatre
mouvements avec finale en forme de variations.
Noir, cécité, langage (Pesquès)
Les pages 56, 57, 58 du livre de Nicolas Pesquès me semblent cruciales. De
la méditation sur le noir à celle sur la cécité, il passe au langage et parle
de cet écart par rapport à la perception ou la contemplation qu'implique toute
expression.
« Il nous faut sans fin déporter la rencontre. Elle n'aura lieu que par la
grâce de la séparation, car seuls peuvent advenir l'humaine absorption dans
l'écart, la longue aventure du langage. » (58)
Et un peu plus loin il parle d’une « Phrase perceuse » (62)
→ l'ai si souvent expérimenté ce côté foreur de l'écriture qui ouvre la paroi
devant soi. Parfois.
Roth et Zweig
Très belle recension
de Philippe Lançon, dans Libération, du
livre de la correspondance entre Joseph Roth, l’auteur de l’admirable Marche de Radetzky et Zweig, une
correspondance déjà publiée mais reprise en collection Rivages.
Ce qui me frappe surtout dans cet article et que l'auteur met très bien en évidence, c'est l'antagonisme entre
les deux écrivains. Zweig qui est dans
le déni par rapport à la montée du nazisme et qui se cache la tête dans le
sable, Joseph Roth qui est d'une lucidité totale dès 1933. Voilà ce qu'il écrit :
« mise à part les catastrophes privées –notre existence matérielle et
littéraire est détruite– tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus
cher de notre peau. On a réussi à laisser gouverner la barbarie. Ne vous faites
aucune illusion. C'est l'enfer qui gouverne. » Février 1933. Et cela alors
que Zweig son ami, également juif et autrichien, tergiverse comme tant
d'autres. Son humanisme et ses intérêts le conduisent à ne pas voir tout à fait
–à ne pas vouloir voir– le nazisme tel qu'il est. » « Il a besoin de
croire en la civilité d'un monde qui l'a déjà liquidée. »
Woyzeck est la plaie ouverte (Heiner Müller)
Forte analyse d'un texte de
Heiner Müller « Woyzeck est la plaie ouverte » par Bernard Umbrecht en son site
Le Saute Rhin.
C'est un texte qui avait été composé et lu en remerciement à la remise du prix
Büchner à Heiner Müller est qui a été repris dans un volume d'hommage à Nelson
Mandela paru aux éditions Gallimard en 1986. Le texte de Müller fourmille d'allusions
très complexes et entremêlées, références
à Lenz, Kafka, Goya, aux Nibelungen, etc. que l'auteur de ce bel article démêle
de façon très brillante.
Cécité encore (Pesquès)
Dans La Face nord de Juliau onze, douze, Nicolas Pesquès continue sa
traversée du noir, de l’opaque, son interrogation sur la cécité.
« Supprimer toute espèce de rêve en avançant réellement dans le vocable
opaque / l’ascensionnel détruit, le crash noir » (62) Et un peu plus loin
cela : « Ces moments de cécité sont l'équivalent d'une extrême vision
dans la phrase, ils sont le propre du lu
lu comme attrapé par le corps »
→ On a le sentiment qu'il y a un peu comme une lutte contre ou avec l'image (l’ange ?).
Ainsi « quand le corps n'a plus qu'un visuel uni devant lui, l'imagerie
prolifère » ou bien « dans les livres s'établit un visuel extrêmement
particulier, la mise en branle des effets de lecture. Les formes s'entremêlent,
les images se font et se défont ; il faut brider les irrépressibles, celles que
le corps n'empêche pas. Il faut s'interdire les yeux.
Lire et pousser plus avant.
Noir et jouir dans la durée de la phrase. » (64)
→ Ce serait à la fois une méthode et une éthique de la lecture. Se méfier de la
lecture que l'on téléguide en quelque sorte.
La résistance du oui (Pesquès)
Ce livre de Pesquès est difficile. Phrases souvent énigmatiques sur
lesquelles il faudra(it) revenir. Un peu comme avec le texte de X., se frayer d'abord
un chemin. Comprendre ou croire comprendre des bribes puis ensuite laisser les
ponts se créer.
« La phrase qui va. L'augmentation de l'entrée et de la butée. Une
sensation où l'on pénètre comme grâce à une résistance. Comme tous les autres
oui. (68)
→ Très forte idée de cette résistance qui accompagnerait le oui. Comme quelque
chose qui contrecarre. L’ouverte. La préhension. Ce que l'on appelle sans doute
franchir un pas où l'on se doute que pas ne désigne pas une enjambée mais
plutôt un seuil, un pertuis.
Une forme de synthèse (Pesquès)
Après cette obscurité, tant celle décrite par le lent frayage de l'auteur
dans l'obscur que celle ressentir empathiquement et mimétiquement par le
lecteur, une lumineuse synthèse : « Au fil des ans, tout le poids a
fini par peser du côté d’“écrire” [...] Écriture de la cécité conduisant au cœur
de la question : que voit-on quand on lit ? Menant à la rencontre de
ceux qui ne font que lire pour voir. Et que faisons-nous d’autre sitôt que nous
entrons dans le livre ? Mais pour voir quoi ? Ce que les mots
dessinent, ce qu’ils colorent, le monde qu’ils fabriquent » (70) Et le
cœur de la question selon les propres mots de Pesquès :
« Que voit-on quand on lit. ? »
Inépuisable et passionnante question qui est sans doute une de celles qui traversent
le plus ce flotoir.
→ mais une chose aussi m’est devenue sensible en traversant ces pages : il
est question du voir, mais où est l’entendre ? Je m’étonne dans ses scènes
de nuit de ne pas trouver d’allusion à l’écoute….
Et de façon plus générale, à la cruciale question que voit-on quand on lit, j’aimerais ajouter, qu’entend-on quand on lit ?
Passeurs de frontières (Pesquès)
« Les livres que nous échangeons sont comme des cadeaux d’aveugle à
aveugle.
Nous vivons dans le même monde mais nous ne pouvons pas savoir à quoi il
ressemble
Par nos mots, par nos images, nous sommes passeurs de ces frontières. » (70)
→ et c’est pour cela qu’il est si important de lire ! Ce que je ne peux
faire spontanément -voir, savoir, comprendre, entendre ce qu’est le monde de l’autre,
qui m’est complètement opaque par essence-, le livre me permet d'en approcher,
un peu, par touches, livre après livre, celui-là et cet autre complètement
autre. Le gué pour la tolérance, toujours à reconstruire.
Il faudrait aller lire précisément les livres nés dans ces pays, de ces
peuples, qui nous sont le plus étrangers.
C’est en ce sens que je trouve fondatrice la démarche de Claude Mouchard :
aller voir, traduire, faire connaître, rencontrer les écrivains coréens, les
écrivains vietnamiens ou chinois, aller à la rencontre, corps et âme, des
écrivains d’Afrique. Leur donner voix dans ses livres ou dans la revue Po&sie.
Le travail de poésie (Nicolas Pesquès)
« Regarder c'est être limité par ce
qu'on voit. Scruter le noir, c'est entrer dans la vision » (74)
→ À partir de la page 75, sensation que le régime de l'écriture a changé. Qu'il
n'est plus dans le forage, le carottage. La lente progression dans l'opaque.
Même chose pour la lecture qui caracole.
« Exploratrice est mon aventure. Exploratrice de ce que le langage fait de
nous, du lien qu'il tisse entre les choses et nous. (77)
La nuit, les étoiles : « l'ancêtre du livre est la lecture de
l'étoilement [...] face à cela, notre seule arme, épuisante, douloureuse :
l'artifice. » (81)
Et cela, très important :
« Le travail de poésie est constitué de propositions. Elles sont non
conceptuelles, non exclusivement affectives, ratifiées par le corps, inévitables.
(83)
L'idée de ratification par le corps. Même processus sans doute à forte liaison
physique chez X. Et cette manière de procéder par propositions, qui chez ce
dernier est si forte.
Relativiser
« un petit calcul qui relativise le sentiment d'une histoire qui
s'accélère, l'impression, souvent, d'être un vestige des temps ancien, grandie
au temps des voitures presque rares, des lignes téléphoniques si précieuses
qu'elles étaient un argument mis en avant par les bailleurs, des toilettes sur
le palier... en faisant ce calcul : née en 1782 je serais maintenant en 1853 et
j'aurais connu trois révolutions, un bouleversement et une modification
incessante de la société... »
Brigitte Célérier, dans son blog paumée, ici
Rédigé par Florence Trocmé le 17 octobre 2013 à 11h22 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 09 octobre 2013 à 11h25 dans photomontages | Lien permanent
De l’analyse des textes (Derrida)
« Quand on analyse des textes littéraires par leurs signifiés en cherchant
à reconstituer leur signification, on subordonne en effet le signifiant, la
littéralité, la matière littéraire à des idéalités. » M. Goldschmit, Jacques
Derrida, une introduction, p 226)
→ Pensée très féconde sur la littérature, le texte, qui peut m'aider beaucoup
dans mon approche de la critique littéraire. « Aucun texte, aucune surface
n'est donc immédiatement lisible sans délai ni relais, tout texte reste en un
certain sens illisible, sa lisibilité ne se livre que différée, à travers le
travail de la lecture et de l'écriture.
→ Ce qui me renvoie à une idée venue en lisant le livre de X, que certains
livres devaient être travaillés un peu comme une partition musicale, d'abord
lentement, dans un déchiffrage très attentif au moindre détail, pour pouvoir
ensuite être lus-joués rapidement, dans le tempo requis par le texte, la
musique.
De la spectralité (Derrida)
« Derrida découvre, thématise et conceptualise la vie comme
traces, cendres, spectres. Il pense en ce sens la spectralité des phénomènes,
l'effacement qui arrive d'avance à ce qui arrive, la disparition au cœur de
l'apparition des phénomènes. (227)
L’apparition disparaissante dont un des symboles les plus forts reste à jamais
pour moi l’effacement de cette fresque dans un film de Fellini (?) au moment où
le percement de la paroi la met en contact avec l’air.
Note de passage
La remise en jeu de l'absente par une présence ressemblante.
Le trouble, la joie, le chagrin.
De la déception, produit du verbe (Proust)
(Claude Simon, Quatre conférences)
Déception de Proust devant le Balbec réel qu'il compare à ce Balbec imaginé par
lui, « produit du verbe, des mots, des descriptions que lui en avaient
faites Swann et Legrandin ». 24
→ Le produit du verbe, le produit des mots ! À
ressasser. Vertigineusement !
S'ensuit chez Simon un magnifique jeu de fondus enchaînés où il montre comment
Proust va compenser la déception portant sur l'église par un très fort
investissement de la bâtisse du Grand Hôtel. Qu'il décrit à l'aide de termes
architecturaux qui sont ceux que l'on utilise pour les églises: narthex,
châsse. (28)
Voir sans yeux (Pesquès)
« Écrire qui produirait cela, de la transparence, comme voir sans
yeux. Ou faire avec la colline comme avec le film impressionnable. Le film
plongé dans de la grammaire et tiré en noir et blanc. » (Nicolas Pesquès, La
Face nord de Juliau, onze, douze,
p. 31)
Effet d’écho
Je m'interroge sur cet effet d'écho qui si souvent s'établit entre
différentes lectures que rien ne semble rapprocher objectivement. Est-ce pure
affaire de subjectivité ?
Il y a une sorte de bruit de fond de l'univers, le ground du
lent frayage dans le régime répétitif mais varié de X. Et Derrida dont
finalement le peu que j'ai perçu encore de ses idées s'applique comme par
enchantement (spectral) à tant de choses lues.
S'agit-il d'une forme de détournement, appropriation, malvenus ou bien d'un
nourrissage qui par rumination fait bol et lait ? Je ne sais pas, je
m'interroge.
Du noir, toujours (Pesquès)
« Noir avance, noir ne tourne jamais en rond mais il est
infranchissable, une fosse d'immémoire. ». (32)
« Noir jusqu'à ce que l'écriture pénètre dans un domaine qui cesse
d'être le sien, pénètre ce qui l'expulse. » (33)
« Nous avons des yeux pour lire un point c'est tout.
Écrire pour ajouter une dimension à ce point ». (34)
→ Après une première suite de poèmes, quelque chose qui ressemble à un
journal. Du moins si on se fie à la date apposée, d'un 20 février à un premier
mars.
Les choses réelles ont une vie de fantôme écrit Pesquès qui ne
serait sans doute pas contesté sur ce point par Derrida. (40)
Retour au noir (Pesquès)
« Une synonymie entre commencer et mourir. » (43)
Le même mot d'ailleurs, crépuscule pour le matin et le soir.
« Lumière faible qui se répand lorsque le soleil est en dessous de
l'horizon, le matin ou le soir; moment correspondant de la journée » ici
→ je me souviens de ce petit panneau à l’entrée d’un de ces
grands cimetières vallonnés et gazonnés aux États-Unis : do not
enter from dawn to dusk, la résonnance de ce double d et l’idée de la
lumière déclinant ou pointant sur les tombes perdues dans la verdure, sous les arbres.
→ Ce début du dernier opus paru de Pesquès est une méditation sur le noir et
sur la nuit. Une interrogation explicite aussi sur la cécité. « Comme s'il
y avait quelque chose d’interne à protéger, à ne toucher que par écartement , à
sans fin bouter hors de la visibilité, hors de la lisibilité (50)
« Quand on gèle une fonction, on déclenche un autre corps un amplificateur
de surprises. » (51)
→ Il s'opère comme une sorte d'expropriation ici, de Juliau mangé par la nuit.
Et Pesquès s’enjoint d'ailleurs : ne pas quitter la colline. (52)
De la citation
Il faut se poser la question, cruelle pour tout ce flotoir, de
savoir si toute extraction à usage de citation ne relève pas d’une pratique
abusive en détournant à des fins propres une part de l'œuvre. Il faudrait alors
non pas extraire mais intégralement recopier. Ou ne rien découper du texte.
Peut-on donc sortir sans sortir ?
→ Alors comment lire. En laissant le livre tomber en soi sans s'en approprier
ce qui convient (souvent par analogie pure à soi ou à son monde propre). Et comment
ensuite écrire de ce livre. Citer, tout autant que traduire, n'est-ce pas
trahir ou dénaturer ? La citation doit-elle être comparée à la traduction en ce
sens qu'elle aurait comme « métadonnées » (toutes ces informations liées
aux fichiers des photos numériques) une forte part de subjectivité ? Celle d'un
lecteur singulier?
Rédigé par Florence Trocmé le 09 octobre 2013 à 11h22 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 08 octobre 2013 à 16h51 dans photomontages | Lien permanent
De la traduction (Agnès Desarthe)
Après être restée un peu en retrait dans la première
partie, je trouve que le livre d’Agnès Desarthe (Comment j’ai appris à lire) est intéressant, cette exploration de
son incapacité à lire un livre… comment elle finit par la comprendre, comme
elle l’a dépassée, le rôle de l’écriture dans ce processus, et puis celui de la
traduction
→ il y a comme une insistance du thème « traduire » ces derniers
temps, des conversations, des lectures, comme si petit à petit je m’acheminais
vers l’idée de traduire, à mon tour, traduire de l’allemand bien sûr, même si
je me sens encore tellement incompétente dans cette langue.
Agnès Desarthe écrit :
« Pardes. Le verger, le jardin. Mais Pardes est aussi un sigle désignant une
façon de comprendre - et même de comprendre la signification du Pardes lui-même. Laissez tomber les
voyelles et observez : PRDS. Toutes ces lettres en bouquet constituent le Pardes. (Ou le paradis. Ou le paradeisos.) Mais prises une à une, chaque lettre contient
sa propre signification. [...] :
P. Pour p'shat.
R. Pour remez.
D. Pour drosh.
S. Pour sod.
[...]
P'shat est le sens évident : la
signification la plus immédiate.
Remez est le sens allusif ; le sous-entendu,
le sens inféré.
Drosh est le sens induit ; une
interprétation ; celui qui nécessite une recherche et que l'on doit extraire.
En un mot : une théorie.
Sod, ah, sod : ce dernier est le sens secret. » (129 et 130)
et elle ajoute :
« La traduction a pour mérite – ce n'est pas le seul- de remettre le texte
en mouvement, de le désacraliser, de lui appliquer une pluralité qui me sauve,
moi, lectrice, de l'annexion autoritaire par une voix gravée une fois pour
toutes sur les pages. [...] l’écrit, dont l'origine est toujours lointaine,
vaporeuse – je rappelle que dans ma représentation personnelle de l'acte
d'écrire, l'abandon, la déception, le renoncement, l'anonymat président [...]
l’écrit donc s’échappe, se transforme : très souvent, lors de mes rencontres
avec des lecteurs, je me fais que mesurer l'écart qui sépare ce que je crois
avoir écrit de ce qu'ils affirment avoir lu. (163)
→ ce qu'elle dit ici renvoie à ce que je crois commencer à comprendre de
Derrida sur l'écriture.
« Toute lecture appliquée permet d'accéder au contenu ésotérique, à
l'impensé de l'écriture. » (169)
Du
plagiat (Peter Sloterdijk)
Important article de
Peter Sloterdijk dans Le Monde sur le
plagiat, je relève cela :
« Lire signifie par conséquent éveiller à la vie des structures d'appel
inhérentes au texte et s'adonner au jeu de l'interpellation, de l'interprétation
anticipée, de la tromperie, du refus et de la récupération. Tout texte élaboré
constitue une entité composée de signes guidant la réception, que le lecteur
met en scène de manière à la fois volontaire et involontaire, pour autant qu'il
lit réellement. »
→ Cela me renvoie et à Derrida et dans une moindre mesure à Desarthe
Lieux
inquiétants du texte (Paul de Man)
Vers la fin du livre de Marc Goldschmit sur Derrida,
un chapitre sur les rapports de Derrida avec Paul de Man, grand connaisseur de
Rousseau et cette idée qu'un texte, ici en particulier celui de Rousseau, n'est
pas forcément homogène et qu'il peut contenir de nombreuses ambivalences. Paul
de Man parle des « lieux inquiétants du texte » (208)
→ j’aime beaucoup cette idée de lieux
inquiétants du texte et j’aimerais m’efforcer de mieux les percevoir et les
inclure dans ma lecture.
Une
textualité conflictuelle (Rousseau)
Derrida, comme Paul de Man, découvrent comment les
ambivalences produisent le texte de Rousseau, révélant alors une textualité hétérogène, stratifié,
conflictuelle.
« Le texte de Rousseau sur la parole et l'écriture n'a rien de
psychologique, il est plutôt ontologique : “cette position ontologique à la
fois constituante et constituée par une certaine conception du langage, qui
favorise le langage oral ou la voix contre le langage écrit (écriture) en termes
de présence et de distance : la présence immédiate du moi à sa propre voix,
opposée à la distance réfléchissante qui sépare ce moi du mot écrit. Rousseau
est comme un maillon dans une chaîne qui boucle l'ère historique de la
métaphysique occidentale” » (les citations sont tellement imbriquées que
je peine à les référencer correctement ! in Marc Goldschmit, Jacques Derrida, une introduction, p.209).
Derrida montre en effet que la dévaluation de l'écriture au nom de la présence
pleine de la signification – ainsi que l'oubli ou le mépris philosophique de la
lettre – n'est ni anecdotique ni accidentelle, elle constitue au contraire le
présupposé métaphysiques le plus constant. (217) « Dans ce sort qui est
échu à l'écriture, la parole est toujours
pensée à partir de la vie et de la présence à soi, alors que l'écriture
est associée à la mort comme à la répétition.
« La vie est texte, c'est-à-dire délai et non immédiateté, elle se répète
en se différenciant de soi qui n'est ni une ni identique à elle-même. Elle est
traces et non pas présence pleine,
autrement dit elle est l'apparition disparaissante des êtres. » (220)
Claude
Simon, Proust et le poisson de Balbec
Puis Claude Simon, Quatre
conférences. La première à rapport à Proust. Elle s'appelle le poisson
cathédrale. Elle s'ouvre par une belle évocation de Proust à table à Balbec
avec sa grand-mère.
→ ici pointé notamment ce petit décalage intérieur par rapport à la réalité
brute, par lequel nous nous inventons un paysage, un cadre autres. Pour lutter
contre l'ennui ou la déception. Ce que fit Proust dans la salle à manger du
Grand Hôtel, après la déception causée par Balbec et son église qui n’était en
rien battue par les flots, éloignée de plusieurs kilomètres de la mer qu’elle
est !
Du
noir (Nicolas Pesques)
J’aborde enfin la lecture trop différée du dernier
livre de Nicolas Pesquès, La Face nord de
Juliau, onze et douze.
« Le noir gagne et enclenche » (9)
Ici évident rapprochement avec l’écrivain fantôme qui rôde dans ce flotoir (je rappelle que je suis engagée, et le mot est choisi à dessein,
dans la lecture d’un livre inédit, une lecture très forte mais dont je ne suis
pas censée faire état publiquement à la demande de l’auteur…). Mais selon le
principe même qui fait avancer ce flotoir,
les lectures pratiquées simultanément ne cessent de se répondre, de s’épauler,
de dialoguer. Sauf qu’ici, pour la partie publique du Flotoir, un des acteurs est invisible.
Du
noir encore (Pesquès)
« La nuit du noir surimprime la présence »
(11)
→ Aurait-on quitté le jaune très particulier des livres précédents, un jaune
qui selon moi a viré sous l’effet de l'écriture de Pesquès, un jaune qui s'est
en quelque sorte soufré, que l'écriture a soufré, que l’écriture et sa lente
tombée dans la conscience du lecteur a soufré ?
« Noir est une couleur aussi nombreuse que les autres » (13)
Le
visage venu des grands fonds (Pesquès, Proust)
« Toucher au visage venu des grands fonds »
écrit Pesquès. (14) Que je lis alors que je viens de sortir de la table de
Balbec, à l'instant, dans le livre de Claude Simon évoquant la métamorphose que
Proust fait subir au poisson servi : « Quelque vaste poisson, monstre
marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des
époques primitives où la vie commençait à affluer dans les Océans » (Quatre conférences, p. 11)
→ Effroi et fascination de même nature.
La
nuit du texte (Pesquès)
« Noir n'écorche pas, la douleur s'y sent bien »
(15)
→autre réminiscence, ce texte de Pascal Quignard où il évoque ses terreurs
enfantines et le fait que seule la venue du soir pouvait l’apaiser, ce noir qui
lui permettait de disparaître en quelque sorte.
« La nuit est la premier moelle autour de quoi//écrire à jamais se
retourne » (19)
→ la nuit du texte, la nuit du livre fermé, la nuit de la lecture, la nuit du chasseur de sens. Et le rôle
joué par les inviteurs et les inviteuses : « Les inviteuses/Lou, Milena,
Emily. » (23)
Rédigé par Florence Trocmé le 08 octobre 2013 à 16h44 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent