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Rédigé par Florence Trocmé le 16 novembre 2013 à 15h21 dans photomontages | Lien permanent
De la lecture comme expansion territoriale de soi-même (Susan Sontag)
Dans un article à propos de l’édition, en anglais, de l’intégralité d’une importante interview avec Susan Sontag, menée en 1978 par Jonathan Cott. (voir ici)
« But it’s Sontag the reader who gets most airtime here — which is to say the critic rather than the novelist (although she would probably have argued the distinction could never hold up). There’s always the sense, with Sontag, of reading as a process of acquisition and assimilation, as a kind of territorial expansionism of the self. All those itemized resolutions in the journals, all those lists of things to be read and absorbed; her project was, as she put it, “taking all of knowledge as my province.” And this is one of the most striking things about her, this conquistadorial spirit brought to bear on a basically democratic sensibility—the famous imperative to be interested in everything. She seems to have read all of Western literature, and to have learned from it everything that might be worth knowing.
[...] what she prizes in literature is its capacity to bring otherness into the self—the paradoxical way in which books take us outside the limits of ourselves while pushing those limits outward. “It’s exciting to me to subscribe to something that’s foreign to my earlier taste,” she says. “Not in an unfriendly spirit with respect to the earlier work—but just because I need new blood and new nourishment and new inspiration. And because I like what I’m not, I like to try to learn what isn’t me or what I don’t know. I’m curious.”
Sontag dont on peut rapprocher les propos de ceux de l’auteur du site Brain Pickings, célébrant les sept ans de son aventure et écrivant notamment : « Allow yourself the uncomfortable luxury of changing your mind. Cultivate that capacity for “negative capability.” We live in a culture where one of the greatest social disgraces is not having an opinion, so we often form our “opinions” based on superficial impressions or the borrowed ideas of others, without investing the time and thought that cultivating true conviction necessitates. We then go around asserting these donned opinions and clinging to them as anchors to our own reality. It’s enormously disorienting to simply say, “I don’t know.” But it’s infinitely more rewarding to understand than to be right — even if that means changing your mind about a topic, an ideology, or, above all, yourself. (source)
Donc pour résumer, et en français : lire comme Sontag, le plus possible, tout si possible ( !) et considérer la lecture comme une extension de soi-même et s’offrir le luxe d’être délogé de ses habitudes et surtout de ses convictions !
De la citation (Robert Darnton)
« Internet remet au goût du jour le recueil de citations qui avait atteint son apogée à la fin de la Renaissance. Les Anglais notamment, selon Robert Darnton dans son Apologie du livre, “lisaient par à-coups et sautaient d’un livre à l’autre. Ils brisaient les livres en fragments et assemblaient ceux-ci selon de nouvelles combinaisons en les transcrivant dans différentes sections de leurs carnets. Puis ils relisaient l’ensemble et en réorganisaient l’agencement en ajoutant d’autres extraits. Lecture et écriture étaient donc des activités inséparables. Elles étaient donc un effort continu pour tirer un sens des choses car le monde était empli de signes et vous pouviez y lire votre chemin ; en tenant un registre de vos lectures, vous faisiez un livre de votre cru, marqué du sceau de votre personnalité.” » (Jean Sary, source)
→ Merveilleuses remarques de Darnton, qui me semble tellement en phase avec ce qui s’élabore dans ce flotoir !
Je me souviens aussi de Liliane Giraudon m’écrivant à propos du flotoir : « je pense à Benjamin qui rêvait de ne faire un livre qu'à coup de citations ».
Le Flotoir n’est pas tout à fait, ou pas seulement, un recueil de citations, mais conduit sans doute au fil deu temps à un assemblage de citations et fragments, peut-être en nouvelles combinaisons.
« Corps est le nom d’une caisse à monde » (Nicolas Pesquès)
« Ça grouille donc dans le mot. Le corps est milliardaire. Celui qui dit moi mon mes couve des peuples. Corps est le nom d’une caisse à monde. » (La Face Nord de Juliau onze, douze, p.188)
À rapprocher des propos de Susan Sontag sur l'histoire : “I really believe in history, and that’s something people don’t believe in anymore. I know that what we do and think is a historical creation. I have very few beliefs, but this is certainly a real belief: that most everything we think of as natural is historical and has roots — specifically in the late eighteenth and early nineteenth centuries, the so-called Romantic revolutionary period — and we’re essentially still dealing with expectations and feelings that were formulated at that time, like ideas about happiness, individuality, radical social change, and pleasure. We were given a vocabulary that came into existence at a particular historical moment.” (source)
Denise Desautels et Peter Handke
Denise Desautels cite Peter Handke dans un entretien paru dans le bulletin des éditions du Noroît : « Me revient ici en mémoire la phrase de Peter Handke, mille fois citée : « Que de choses ressemblent à ce qu’on cherche quand on cherche quelque chose. »
Racisme, une chaîne de textes autour de l’autre (Chamoiseau, De Rijcke, Du Bouchet et Derrida
Très bel article à propos du racisme et en défense des attaques nauséabondes autour de Christiane Taubira, par Patrick Chamoiseau, dans le Monde daté samedi 16 novembre 2013 : « On a donné de l'oxygène aux mécanismes du cerveau reptilien. Lequel n'aiguise que trois forces aveugles : attaque, défense, souffrance. Dès lors, l'argument n'a plus d'importance, on ne discute plus d'idées, on n'a plus les moyens de le faire. »
« Une œuvre d'art ne vaut qu'en ce qu'elle nous mène à fréquenter ce que l'on ne saurait comprendre avec les anciens schèmes mentaux. Une œuvre d'art doit nous précipiter en devenir, et le devenir est aujourd'hui dans notre capacité à nous tenir ensemble, debout, solitaires et solidaires, en face de l'impensable. »
Et aussi cet extrait, ci-dessous, que j’aimerais rapprocher ensuite de deux autres extraits que j’ai choisis aujourd’hui, dans les livres reçus, pour la « petite anthologie du samedi » de Poezibao.
1. Chamoiseau : « La Relation est à l'œuvre dans le monde, les absolus civilisationnels, culturels, linguistiques, raciaux, religieux, sont emportés dans la houle des rencontres et mélanges, et tout cela est réinterprété à l'infini par nos individuations. C'est cela qui terrifie les racistes. Nous ne sommes même plus dans un simple métissage, qui suppose une rencontre d'absolus, nous sommes véritablement dans des flux relationnels erratiques qui bousculent tous les anciens imaginaires : une créole garde les Sceaux de la France, un autre dirige les USA, le différent surgit et se déploie en plein cœur du même ! Les racistes n'ont plus de refuges ! Néanmoins, la Relation n'a pas de morale, progressions et régressions sont également possibles, c'est pourquoi il nous faut être vigilants, et nourrir le fait relationnel d'une éthique particulière, pas avec des "valeurs" car les"valeurs" peuvent être mécaniques et contre-productives, tous les racistes sont pétris de "valeurs", mais avec une éthique véritablement complexe, capable de nous porter vers l'Autre, d'installer la différence comme brique fondamentale des aventures du vivant. »
2. Elke de Rijcke à propos d’André du Bouchet : « Destructrice, caractérisée par l’indifférenciation voire l’inexistence des rapports, la société de la seconde moitié du XXe siècle aliène l’individu vis-à-vis du monde, du langage et de lui-même. Or, le degré zéro des rapports est également le point d’insertion ou d’intervention de l’écriture dans la société. C’est au degré zéro de tout rapport que l’écriture se propose de reconstruire les rapports détruits, une tâche à renouveler à l’infini étant donné l’impuissance de l’écriture face à la détresse de l’époque. Il est intéressant de souligner la torsion particulière qu’André du Bouchet impose à l’entreprise de la reconstruction : effectuée à même les rapports et la langage de l’époque, la reconstruction n’est possible qu’à la condition de la destruction du matériau destructeur. L’écriture travaille avec les éléments de l’époque, mais elle les engage dans une direction qui va à l’encontre de l’expérience culturelle. » (L’expérience poétique dans l’œuvre d’André du Bouchet, tomes 1 et 2, La Lettre volée, 2013, p.56)
3. Jacques Derrida : « Le concept de trace est si général que je ne lui vois pas de limite, en vérité. [...] Pour moi, il y a trace dès qu’il y a expérience, c’est-à-dire renvoi à de l’autre, différance, renvoi à autre chose, etc. Donc, partout où il y a de l’expérience, il y a de la trace, et il n’y a pas d’expérience sans trace. Donc, tout est trace, non seulement ce que j’écris sur le papier ou ce que j’enregistre dans une machine mais quand je fais ça, tel geste, il y a de la trace. Il y a du sillage, de la rétention, de la protention et donc du rapport à de l’autre, à l’autre, ou à un autre moment, un autre lieu, du renvoi l’autre, il y a de la trace. (Penser à ne pas voir, écrits sur les arts du visible, 1979-2004, coll. « essais », éditions de la Différence, p.113) »
Rédigé par Florence Trocmé le 16 novembre 2013 à 15h18 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent