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Rédigé par Florence Trocmé le 22 janvier 2014 à 18h16 dans photomontages | Lien permanent
De la note et du journal (avec Fred Griot)
« tenir note, tenir journal, se faire greffier des heures qui passent, défilent, qu’est-ce que cela signifie ? [...] car en plus de vivre, nous sommes spectateurs de la vie, de nos façons de vivre. mais il y a deux « voir », le voir qui absorbe, consomme, le nez collé à la vitre, à l'écran, à ce qui fait écran pourrait-on dire sans seulement chercher à jouer avec les mots, et le voir qui entend, qui cherche à comprendre, en léger recul, lui. et ce voir-là passe alors souvent au montrer. »
Griot, ici
→ montrer qui peut se comprendre, voire se traduire de deux façons : soit publier et peu importe sous quelle forme ce que l’on a vu, soit tenter un partage autre, différent de la publication, ramasser ce voir pour le relancer, le faire circuler.
De l’énergie et de sa distribution ! (toujours avec Griot)
« je crois bien qu’il aura donc fallu finalement attendre d’atteindre les quarante ans pour mieux centrer l’énergie qu’il m’a été donné d’avoir, débordante, envahissante parfois, non plus en une quantité de directions et ramures successives, bien que liées, mais en deux seuls axes parallèles, concomitants : écrire (tenter de comprendre et dire ce que nous sommes, ce que nous ressentons, et cela le plus clairement et le plus librement possible), méditer (tenter d’être présent à soi-même, aux autres, au monde, de voir clairement, apaisé). » ici
→ j’ai aussi remarqué qu’au fur et à mesure que le temps passait et surtout que l’on prenait conscience qu’il n’était pas illimité, au fur et à mesure que l’attraction vers quelques pôles augmentait, il était impératif de choisir. C’est ainsi que j’ai complètement cessé d’aller au cinéma ou de voir des expositions, parce que la littérature et la musique exigent, le mot n’est pas trop fort, tout mon temps. Et qu’une connaissance superficielle, de pur divertissement, ne me convient plus du tout. Ce n’est pas un choix moral, c’est une nécessité de vie.
Gherasim Luca
Toute la partie « Lil 4 » du livre Gadjo-Migrandt de Patrick Beurard-Valdoye est consacrée à une évocation de la figure centrale du poète d’origine roumaine Gherasim Luca. Texte parsemé comme toujours de très belles formulations :
« forêt fouillis enfoui ricochets de secrets : : nécroforêt » (104)
Le chapitre se présente un peu comme une scène et l’auteur invite le poète à apparaître (91) ou à disparaître (126)
Antoine Emaz, sur le Flotoir
Il réagit à mes notes sur Flaques, confirme la plupart de mes propositions ou intuitions et m’écrit à propos de ce Flotoir :
« Je vois aussi que tu t'interroges sur ton propre travail du Flotoir : je ne crois pas que ce soit le travail qui pose question, il est dans son ordre, ses choix, sa durée, ses constantes. La question est plutôt celle du support capable de le recueillir, non ? Tel quel, le flotoir est une sorte d'œuvre ouverte, assumée comme telle, et singulière, tienne. Rassembler, fermer devient du coup contradictoire avec la force qui te fait avancer. »
→ C’est profondément juste, il pointe la bonne question et m’aide à comprendre mon incapacité et mon angoisse à former un livre, voire même des propositions pour des revues, avec des matériaux extraits du Flotoir. Me retourner serait un peu comme figer tout cela en statues de sel. Ce qui fait surgir le très beau texte de Bertolt Brecht lu en cours d’allemand il y a quelques jours : Brecht y évoque la rencontre d’un « Homme statue » (der Statuenmensch), un de ces mimes totalement figés dans une pose tenue des heures, tel qu’il n’en avait alors encore jamais vu, semble-t-il et c’est le prétexte à une page fulgurante sur la condition du soldat de tous les temps et de toutes les époques.
Toujours ce dilemme, lisant Beurard-Valdoye
Soit avancer dans la lecture et la laisser s’éclairer en quelque sorte rétroactivement, se laisser emporter par le flux, car c’est un flux, comme celui d’un fleuve. Regardant un fleuve, on ne cherche pas forcément à identifier tout ce qu’il charrie.
Ou bien se documenter un peu, en cours de route, depuis la berge, pour éclairer tel ou tel aspect, faire vivre encore mieux le texte.
Un nouvel art de la biographie
En fait, il me semble que Patrick Beurard-Valdoye crée un nouveau genre, à l’intérieur de cette pratique, elle-même nouvelle, qu’il appelle le narré. Ce genre serait celui de la biographie poétique (mais il n’est pas forcément nouveau, je pense par exemple aux textes de Liliane Giraudon). Biographie étrange, onirique, comme résultant d’un rêve mi-nocturne (avec ses apparentes aberrations, ses ressassements, ses dévoilements) mi-diurne (plus orienté, conduit, tenu). Il cuisine et coud ensemble des faits biographiques avérés et des intuitions poétiques, le tout toujours solidement arrimé à la géographie, aux lieux.
Lieux / personnages (Beurard-Valdoye)
Il y a une sorte d’osmose entre les lieux et les personnages qui est très frappante, comme si la figure invoquée, travaillée, rêvée (ici par exemple Janáček ou Gherasim Luca) imprimait une ombre géante sur un paysage et qu’il y avait un effet de superposition de l’un sur l’autre (comme dans certains de mes montages photos).
Effet d’irrigation de la figure choisie et dressée : on remarque d’ailleurs l’importance cruciale de l’eau dans tous les livres de Patrick.
Phalènes et petites âmes, again (G. Didi Huberman)
Nouveau chapitre du livre Phalènes, consacré cette fois à l’historien d’art Aby Warburg. Ce chapitre est la reprise d’une préface écrite pour le premier livre en français consacré à ce très important historien de l’art.
En exergue de ce chapitre, cette merveille : « Il pratique un culte avec les phalènes et les petits papillons qui volent la nuit dans sa chambre. Il parle avec eux des heures durant. Il les nomme ses petites âmes vivantes (Seelentierchen), leur confie ses plaintes » et c’est extrait de…. son dossier clinique rédigé par Binswanger, à la clinique Bellevue !
[La traduction de Seelentierchen mot à mot serait : petites bêtes d’âme (Das Tier, l’animal, la bête, Die Seele, l’âme, -chen comme -lein voulant dire « petit » ; ou mieux petites bêtes-âmes. Me semble-t-il.]
→ Et pour moi parfois les lettres sont des petites âmes vivantes ! Que de fois formant un o et un n, l’un à la suite de l’autre (c’est très spécifique) j’ai eu l’impression que ces deux lettres venaient d’être écrites, dans son écriture très particulière, par la main d’une amie disparue il y a déjà bien longtemps.
De l’histoire de l’art
La suite de ce chapitre de Phalènes de G. Didi-Huberman est passionnante pour moi et éclaire des ressentis très peu élaborés remontant au temps de mes (courtes) études d’histoire de l’art. Didi-Huberman évoque des grands pontes, Focillon, Francastel, Chastel (ce dernier a été mon professeur à l’Institut d’Art et d’Archéologie de Paris), cite certains de leurs livres (l’argumentation comme toujours chez lui est précise et étayée) et montrent comment ils occultent tous complètement l’apport essentiel d’Aby Warburg, fondateur de l’iconologie, notamment sur la double question de la « survivance » (Nachleben) et de celle de la « formule du pathétique » (Pathosformel). Et pourtant écrit Didi-Huberman : « la pensée de Warburg n’a pas fini de mettre l’histoire de l’art en mouvement. En mouvements, devrait-on plutôt écrire, tant cette pensée a ouvert et multiplié objets d’analyse, voies d’interprétation, exigences de méthode, enjeux philosophiques » (108).
Didi-Huberman construit ici une bien belle évocation de ce personnage étrange qu’est Warburg (concepteur de la fameuse bibliothèque), autour de l’idée de mouvement, « le mouvement pensé à la fois comme objet et comme méthode, comme syntagme et comme paradigme, comme caractéristiques des œuvres d’art et comme enjeu même du savoir qui prétend en dire quelque chose. » (112)
La recherche érudite de Warburg, ajoute-t-il est une sorte de voyage « étrange voyage en réalité, dont la logique ressemble moins à une narration linéaire qu’à un “montage des attractions” pour reprendre une expression chère à Eisenstein. »
→ Il me semble que cette magnifique formule « montage des attractions » s’applique parfaitement à Walter Benjamin aussi. Et que j’aimerais qu’on puisse l’appliquer, mutatis mutandis, aussi parfois au Flotoir.
Histoire et géographie (ils sont tous là !)
Car quand je lis : « Aby Warburg convertit soudain sa quête historique en déploiement géographique et ethnologique » (toujours p. 112), comment ne pas penser à Patrick Beurard Valdoye. « L’histoire de l’art devient alors un savoir-mouvement des images » ; et la littérature chez Beurard-Valdoye un savoir-mouvement des mots et des noms, « un savoir en extensions, en relations associatives, en montages toujours renouvelés, et non plus un savoir en lignes droites, en corpus reclos, en typologies idéalisées. »
→ suis sensible, ô combien, à cette notion de montage à associer avec la belle idée du montage des attractions. Il me semble que tout le flotoir fonctionne un peu sur ce principe, au point que parfois je m’étonne des relations qui semblent s’établir spontanément entre des lectures qui si elles sont simultanées, sont a priori très différentes….
Du mouvement et du montage (avec Aby Warburg)
Didi-Huberman relève à propos de la démarche d’Aby Warburg : « La pensée de Warburg, pour mettre l’histoire de l’art en mouvement, a dû sur elle-même faire l’expérience, voir l’épreuve de cette mobilisation. Excéder le cadre épistémologique de la discipline traditionnelle [ce que ne savaient pas faire mes maîtres en histoire de l’art, je l’avais sans doute pressenti], c’était accéder à un monde ouvert de relations multiples, inouïes, dangereuses même à expérimenter. » (115)
→ Un peu plus loin, cela que je relève encore, car la portée de ces propos me semble excéder largement le seul domaine de l’histoire de l’art et concerner tout le champ du savoir et de la recherche : « Inventer un savoir-montage, s’agissant de l’histoire de l’art, c’était renoncer d’un coup aux schémas évolutifs – et téléologiques – en vigueur depuis Vasari ».
Montaigne
nous dit Sarah Bakewell dont je goûte pour l’instant beaucoup le livre, aimait Sénèque et Plutarque.
Je relève deux belles citations, l’une de Montaigne lui-même : nous nous laissons emporter par nos pensées « ores doucement, ores avec violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse » (52) et l’autre de S. Bakewell « une page typique des Essais est une suite de méandres, de coudes et de divergences ». (53)
Rédigé par Florence Trocmé le 21 janvier 2014 à 10h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
De la copie
Belle page dans le livre de Pierre Vidal, Bach et la machine-orgue sur la copie. Il rappelle que Bach a énormément copié, en un temps où les partitions étaient rares et chères… : « On connait l’irremplaçable leçon de la copie pour un musicien. Wagner avait copié la IXème symphonie de Beethoven. Un interprète comme Arthur Schnabel s’astreignait à copier chaque jour un quelconque fragment » (67)
→ J’ai bien trop peu copié de musique. Je me souviens pourtant à quel point j’avais aimé les quelques expériences faites jadis du temps des cours de formation musicale et comme je m’étais rendu compte, malgré toutes mes années ininterrompues de pratique, combien j’étais peu attentive à de très nombreux signes de la partition. Recopier quelques portées permettaient de découvrir toute la richesse de la notation musicale, tout ce que dit la partition quand on la scrute (ce que dit la partition, oui, mais à des degrés très divers selon les musiciens et surtout les époques).
Et cela alors que je copie « du texte », quotidiennement ou presque, depuis toujours. Je parle ici des relevés d’extraits de livres, du goût des citations mais aussi de l’immense travail accompli pour l’anthologie permanente, antérieurement appelé almanach poétique, sur le site zazieweb et qui a commencé en 2001. J’ai sans doute à ce jour recopié près de 2000 poèmes.
Kundera sur Janáček
« La musique de Janáček, écrit Milan Kundera, est la confrontation vertigineusement serrée de la tendresse et de la brutalité, de la folie et de la paix ; elle condense toute la vie, avec son enfer et son paradis. »
(notice du très beau CD du quatuor Jerusalem, regroupant un quatuor n° 1 de Smetana et les quatuors 1 et 2 de Janáček)
De la justesse, Olivier Barbarant
« De temps en temps, j’ai ainsi le sentiment d’avoir construit des formules justes, pertinentes, qui me disent, rendent partageable ma façon d’avoir aimé, souffert, etc. L’écriture est un travail, dans la langue, contre le Code : la plupart du temps la langue est cette chose aberrante, collective, figée, où je ne me reconnais pas. Écrire, c’est, avec combien d’efforts, trouver une manière d’insérer dans le plus collectif (la langue, ses règles, ses habitudes, son époque même) le plus singulier. » (Temps morts, Journal imprécis – 1986-1998) ici
De l’énergie
« Une énergie ne remplit son rôle qu’au prix de son sacrifice », écrit Pierre Vidal, très justement (mais quel choc que cette formule) dans son livre Bach et la Machine-orgue.
Des deux unités (avec Antoine Emaz)
Retour à Flaques, pour en terminer (avec un peu de tristesse) la lecture.
« Règle des deux unités pour un poème : unité de son, unité de force.
Unité de son : elle est à distinguer de l’harmonie, le poème peut très bien intégrer de la discordance, du parasitage, du bruit, mais il doit être unifié sur ce plan, c’est-à-dire au bout, rendre un son clair, net, unique. [...]
Unité de force : un poème doit n’avoir qu’une seule force motrice. [...] Une émotion de départ, résolue en mots à l’arrivée. L’élan du poème se tarit quand cesse la force qui le portait. » (91)
→ Il y aurait un intéressant travail à faire (suggestion pour un mémoire de maîtrise par exemple !) : compiler dans les différents livres de notes d’Antoine tout ce qui a trait à l’art poétique. Les remarques fécondes abondent et elles ne portent pas que sur son travail à lui, elles me semblent avoir une portée beaucoup plus large.
Des cycles (avec Antoine Emaz)
Très belle aussi cette idée, dans la même note des « forces actives ou dormantes, des surgissements d’énergie ou des latences ».
→ à rapprocher de la remarque de Pierre Vidal, une énergie ne remplit son rôle qu’au prix de son sacrifice ». Une énergie qui s’est vidée doit se reconstituer. Cela a peut-être à voir avec le caractère cyclique des forces et de la vie psychique et mentale, qui souvent me surprend. Il y a des cycles, me semble-t-il, en toutes choses qui nous sont propres, certains éléments passant en cours souterrain, plus ou moins longuement, puis réapparaissant. Des lassitudes se manifestent, souvent après un pic d’intensité et je vois dans cette lassitude une sorte d’avertisseur interne : attention au trop ! Cela me semble particulièrement sensible dans certains phénomènes de nature quasiment boulimiques dans le domaine cognitif : des phases d’activité très intenses, puis un retrait.
Il y a différents niveaux de travail en tout, art, vie, recherche. Et parfois apparente disjonction entre niveau apparent et niveau inconscient. Tant de fois, on désespère d’y arriver, d’avancer, alors qu’en réalité les choses se dénouent en profondeur. Me revient souvent cette remarque qui me fut faite dans ma jeunesse, alors que je me plaignais d’un cheminement un peu chaotique, un pas en avant et trois pas en arrière. Il me fut répondu : une progression linéaire et sans histoires n’est pas naturelle. Elle est suspecte, voire inquiétante. Toute évolution ou tout apprentissage se fait par un jeu de reprises permanentes, d’avancées et de reculs apparents.
De la postérité (A. Emaz)
« Cruauté de la poésie : celui qui sait au fond qu’il restera invisible, qu’il n’importe pas dans l’histoire, alors même que c’est une partie importante, peut-être la plus secrète ou intime de sa vie, qu’il joue. En ce sens, il est bien poète à part entière, mais sur la face nord. » (95)
Très beau, à dédier à X qui peut être moi…..
De la poésie en train de se faire (Emaz)
Partout dans les notes d’Antoine, des notations sur la poésie en train de se faire. Contrairement à certains de ses confrères, il est un vrai lecteur de poésie contemporaine. Lucide mais donnant toujours, a priori, une chance au texte. Il est parfois ici plus sévère que dans ses notes de lecture pour Poezibao ! « Bizarre comme beaucoup de travaux me semblent vieillots, y compris dans le secteur dit d’avant-garde » (95) et un peu plus loin à propos d’un peintre, il parle d’œuvre-éponge.
→ Tant d’œuvres-éponge, en effet, apparemment brillantes et intelligentes mais qui ne font que recycler l’air du temps.
De la vérité en poésie (Emaz encore)
« Un poème ne peut qu’être vrai. Reste à déterminer à quel niveau de vérité de vivre, car il y en a plusieurs. À quel niveau de vérité d’écrire aussi, car il y en a plusieurs. Autant dire que le poème est un objet complexe. » (99). Et un peu plus loin, il fait une intéressante comparaison, presque sous forme d’équation, avec Gérard Noiret :
Noiret pose que : « poème = langage, histoire poétique, imaginaire, monde, pensée, projet »
Emaz, lui : « mon propre carré magique, poème = langue +mémoire +sensation +émotion. »
C’est un vrai art poétique que propose chacune de ces équations !
→ J’aime bien aussi voir Gérard Noiret inclure l’histoire poétique. Tout poème est enté sur la poésie d’avant et sur celle en train de se faire. Antoine Emaz lit les autres, par générosité et ouverture certainement, mais aussi parce qu’il sait cela. Sans arrière-pays, il ne peut sans doute y avoir de poésie. La soif et la curiosité de poésie sont parties intégrantes de la poésie.
Coda (Emaz)
Et cette fin de Flaques : « L’artiste fait l’histoire sans du tout savoir s’il sera dedans. Sa seule angoisse est de pouvoir faire ce qu’il a à faire : créer. Cela veut dire écrire, vivre, publier. Bien ou mal est un problème secondaire avec lequel il se débrouille. Mais s’il ne peut plus vivre écrire publier, alors très vite, il va mal et manque d’air. »
→ dans ces Flaques-là, il y a bien des richesses, des reflets, des arrière-pays, des fonds, parfois vertigineux.
Lire la musique
Dans son livre Bach et la machine-orgue, Pierre Vidal, lui-même organiste, il faut le redire, écrit : « c’est en lisant sa musique à la table que l’on peut tenter de reconstituer la manière d’entendre de J.-S. Bach. Prenons par exemple le choral [durch Adam’Fall, BWV 637], où chaque note a un sens, où chaque voix est un personnage, une action, presqu’une matière [...] bref des choses concrètes et abstraites, mais agissantes, et toujours conséquentes. Sans cette prise de possession de la matière musicale, impossible de comprendre Bach. » (119)
→ il est si vrai, même si je ne le fais jamais, qu’il y a tout intérêt à passer du temps à scruter la partition, hors instrument… le travail de copie, certes, mais si long, des fragments peut-être, régulièrement, comme le faisait Schnabel ? Pour le plaisir d’écrire la musique…. Et j’aime cette idée de saisir la nature des différentes voix, de comprendre les dialogues qui se créent à l’intérieur de la musique. Il ne faut sans doute pas trop personnaliser, mais imaginer musicalement, ce qui n’est pas si facile.
De toutes façons, « Dii laboribus omnia vendunt », « Les Dieux accordent tout à ceux qui peinent » cité p. 136, il y a donc de l’espoir !
Janáček et Patrick Beurard Valdoye
Je reviens ensuite à P. Beurard-Valdoye non sans avoir écouté beaucoup de Janáček, dans la journée, les quatuors et un beau disque Accentus, avec notamment la très prenante « Élégie sur la mort de ma fille Olga »
Le narré (Beurard-Valdoye)
Page 81 de Gadjo-Migrandt, je relève ce passage qui me semble une belle auto-définition du livre et du travail :
« une zone inextricable de mares
de bras d’îles aux noms disparus
d’îlots aux dignes échassiers sans chasseur
intuition insulaire sur
pellicule argentée de vase asséchée
craquelures
alluvion d’oubli : oblivion la galerie
que le scarabée creuse
pelote de temps
complexité inénarrable de l’AU
qu’une buse en surplomb de digue surveille
ou pilote
& la clef d’accès du zythum fluctuant
le narré
d’un bras croisant l’historial & son SCHREIBER (le gribouilleur scribe) : :
le NARRISCHER ARM
→ il y a donc un geste (et une geste !) du narré, il y a un bras narrant, un croisement de sources externes et internes et une pelote de temps, dont il s’agit de tirer quelques fils.
Gherasim Luca
Puis vient le temps, toujours dans Gadjo-Migrandt des superbes pages consacrées à Gherasim Luca qui apparait à la page 91, une première fois et qui ensuite devient central. Avec des temps très forts dans le livre, autour de son suicide, par noyade.
→ Toujours chez Beurard-Valdoye ce mix d’éléments documentaires nombreux, solides (peut-être ce qu’il appelle l’historial ?) mais parfois presque sous-entendus (le lecteur fait appel à ce qu’il a su, à ce qu’il sait, parfois il se documente un peu aussi…) et de la main narrante, produisant des formes différentes selon les temps du récit. Il procède ici par accumulations de mots et donne un sentiment d’étouffement en rapport avec l’idée de la noyade. La page 102 est emblématique de cette manière.
Des intuitions évanouissantes (Bergson)
Dans Phalènes, Georges Didi-Huberman consacre un long développement au rapport de Bergson avec l’image. Il le cite : « De ces intuitions évanouissantes, et qui n’éclairaient leur objet que de distance en distance, le philosophe doit s’emparer, d’abord pour les soutenir, ensuite pour les dilater et les raccorder ainsi entre elles » (extrait de l’Évolution créatrice, cité p. 89)
→ Remplacer « le philosophe » par l’écrivain, voire même plus généralement par le créateur ou le chercheur
Je note aussi cette remarque de Bergson et la « croise » avec les propos d’Emaz : « La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. »
De la méthode
Bien curieuse méthode que la mienne qui consiste à parcourir la p(l)age pour n’extraire ici ou là que ce qui fait sens par rapport à une sorte de préoccupation intérieure, continue, profonde, semi-consciente.
Serait-ce une forme de travail archéologique ? Je viens de voir sur Arte un très beau reportage sur des fouilles en Crète et notamment sur le travail de géologues dont les découvertes ont permis de comprendre que sans doute un tsunami géant avait contribué à la destruction de la civilisation minoenne. Eux aussi cherchaient des fragments bien précis. Dans les pages que je parcours, Didi-Huberman parle de la chronophotographie et relève les propos de Bergson sur les travaux photographiques d’Etienne-Jules Marey. Cela ne me retient pas vraiment sauf ces citations que je sors un peu du contexte où il les utilise, lui, savamment, sérieusement… pour les greffer à mon propre contexte (réflexion presqu’ininterrompue sur la musique, la poésie, la création….).
L’apparaître, « capturé et nié » (Bergson)
Didi-Huberman écrit : « on comprend alors en quoi la “cinématographie” désigne moins un instrument spécifique qu’une instrumentalisation très générale, où l’apparaître se trouve en quelque sorte, capturé et nié. » (99)
→ capturé et nié : c’est tout le drame de la photographie, la toujours décevante, de façon imparable.
Nos propres photographies, inévitablement décevantes (quel que soit leur niveau de réussite esthétique, cela n’a rien à voir) – et parfois, devant les plus grands photographes, le sentiment que quelque chose est bien capturé mais pas nié (comme on peut ressentir une émotion vraie, profonde, primitive devant un animal en cage).
Et cela même si Bergson énonce que l’apparaître dure, en ce qu’il passe en se survivant dans une image-mouvance.
Montaigne
Dernier livre abordé ce jour, tout fraîchement acquis, le Montaigne de Sarah Bakewell (Comment vivre, Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse.)
À propos des Essais, elle écrit : « L’ouvrage crût par lentes incrustations, tel un récif de corail, de 1572 à 1592)
→ comme les Cahiers de Valéry, comme le Zibaldone de Leopardi, comme toutes ces fascinantes entreprises de toute une vie, qui n’ont pas de plan préalable, qui croissent de façon quasi organique, proliférant, bourgeonnant, rhizomatiquement. Comme le narré de Beurard-Valdoye, recevant des affluents, agrandissant son cours puis allant mourir en mille ramifications dans l’océan.
Avec Montaigne, tout « continue de croitre, du fait non pas d’une écriture, mais d’une lecture sans fin. » (hum, hum, un peu comme le flotoir, tpg ?)
Mais je fais un contresens, on ne parle pas ici des lectures par Montaigne alimentant sans cesse les Essais, mais les lectures et lecteurs de Montaigne, au fil des siècles ! Mais me voilà un peu pardonnée : « les lecteurs abordent [les Essais] selon leurs perspectives privées. (19)
De la méthode, encore
En fait j’arrête ma lecture de tel ou tel livre quand je sens que j’aborde un nouveau point essentiel que je n’ai plus la force ou l’envie, à ce moment-là, de creuser. D’où la nécessité pour moi de lire de nombreux livres en même temps, quitte à n’en pas finir un grand nombre – ce qui n’a, pour ma visée et mon plaisir, aucune importance. A sauts et à gambades !
Rédigé par Florence Trocmé le 18 janvier 2014 à 18h30 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Montage : Échos sur le sentier (Beurard-Valdoye et Ponge)
Patrick Beurard Valdoye sur le sentier (Janáček à Hukvaldy) : « sentier à peine herbé semé de racines puissantes ouvert par un frêne fendu en amande géante suivi d’un hêtre royal en trident le chemin était entravé d’éclats lapidaires ou de travers racineux parfois l’absence de terre autour révélait de squelettiques phalanges actives » (ici)
et cela :
« Mais qu’est-ce qui obstrue ainsi notre chemin (ce petit chemin forestier en surplomb)? Pourquoi tous ces scrupules à notre issue en surplomb du silence sur la page, et ces bâtons dans nos roues? »
Francis Ponge, La Fabrique du pré, 1971, cité ici
→ et pour moi, le souvenir de maints sols scrutés, souvent avec une idée photographique, racines et pierres affleurant et parfois semblant me parler, tel ce minuscule caillou bleu, doté d’yeux, dans la petite sente latérale du jardin de St. C.
Des mots (Antoine Emaz)
Continuation de Flaques, où j’aurais envie de tout relever, méditer, gloser ! « Entre mots et vie, il y a sans doute la même séparation ou approximation qu’entre mots et choses. La poésie est le mode d’écriture qui tente de réduire au maximum cet écart. » (74)
→ qui tente de le réduire ? Mission impossible et Antoine Emaz le sait. Mais qui l’interroge inlassablement, qui le met en évidence cet écart dont la perception ne va pas de soi, tant nous sommes conditionnés à confondre le mot et la chose, à croire que la chose nommée est épinglée, cernée, comprise en son épaisseur.
Or ce sont deux mystères qui se regardent ! Mais je suis en accord avec l’idée que c’est dans l’entre-deux que joue, que se joue la poésie. Cet écart est le milieu naturel du travail poétique.
Et la pratiquer longuement, la poésie, fut-ce par la seule lecture, rend hypersensible aux manipulations par les mots, aux confusions voulues ou inconscientes entre mots et choses, à tout détournement mensonger des mots. Peut-être plus difficile de prendre des vessies pour des lanternes quand on est lecteur de poésie ?
De la lumière (avec Antoine Emaz)
« Le corps est un panneau solaire, aux pores photovoltaïques »
Antoine Emaz excelle à dire certaines qualités du sensible. Et cette remarque rejoint mon intuition que certaines longueurs d’onde de la lumière (pour moi celles d’une lumière d’automne ou de printemps, gorgées d’eau, plutôt basses sur l’horizon) ont des effets bien précis (en l’occurrence euphorisants) sur le corps et sur le psychisme.
De la justesse (Antoine Emaz encore)
Tout au long de ces pages, cette idée d’une « justesse » (c’est moi qui l’appelle ainsi en lui prêtant souvent un sens musical, intonation juste, note juste, autrement dit quelque chose qui est simplement à sa place) ; justesse donc du geste d’écrire : « singularité d’un geste d’écriture [...] qui reçoit sa légitimité par sa propre nécessité interne, la résonnance poétique d’une vie. » (77)
Musique et littérature (Pierre Vidal)
Curieux comme les propos de Pierre Vidal, en son Bach et la machine-orgue me font souvent penser à la littérature et comme il me semble naturel de passer en un bref laps de temps d’Emaz à lui.
Uniformité et unité (Pierre Vidal)
« On a trop tendance à confondre uniformité et unité. L’uniformité est une carence [...] Elle est par nature sans vie et sans relief, sans forme et sans direction. L’unité est en quelque sorte une vertu qu’il faut d’abord découvrir puis obtenir. J’allais dire mériter. Elle réclame une énergie, une volonté de chaque instant, une suite d’inductions. » (je souligne) et un peu plus loin « Comme dans toute musique, la vie ne peut naître que d’une lutte perpétuellement entretenue entre deux principes contraires : tension, détente. » (35)
→ je me souviens ici des propos de Celibidache, sur l’unité profonde d’une grande œuvre musicale et qu’il fallait dès la première mesure, sentir le tout de la pièce. Et dans la pratique d’un instrument, comme il est difficile de la vivre, de la « découvrir » et encore plus de « l’obtenir » ! Il faut décoller du note à note, puis trouver la construction, les grands axes, les tensions et les détentes et tenir compte de tout cela en jouant. Il me semble que toutes ces considérations s’appliquent aussi bien à la lecture d’un poème qu’à celle d’une partition.
Et à l’orgue, poursuit Vidal, comment faire alors qu’on ne dispose pas de la « ressource incomparable de la nuance dynamique » ? ; et de répondre : « vous ne trouverez que le temps. À proprement parler, le rythme ».
S’ensuivent des pages fécondes pour tout écoutant et surtout tout interprète, même modeste, sur la mesure, la barre de mesure, le rubato, etc.
Abolir l’instant qui tombe verticalement… (Pierre Vidal)
« À l’orgue, pour donner à chaque voix, à chaque fragment sa vraie forme, il faut abolir l’instant qui tombe verticalement, tout comme le devenir horizontal qui passe indifféremment sur n’importe quoi. C’est par un jeu sans cesse croisé de l’horizontale et de la verticale qu’on peut donner son poids à l’instant ▼ tout en le profilant ► vers le tout et ayant ainsi donné sa vraie forme à l’Un, le soustraire à lui-même pour le placer convenablement dans le Tout. À noter qu’en musique comme en architecture il existe des formes obliques, ces vecteurs obliques sont fréquents chez Bach. » (37)
Sans doute cela qui pousse Couperin, cité un peu plus loin à parler de « suspension et d’aspiration ».
Le rubato, Chopin, Liszt (via Pierre Vidal)
Cette merveilleuse comparaison de Liszt à propos du rubato de Chopin : « Imaginez un arbre, la lumière entre les feuilles, c’est le rubato. Le tronc ne bouge pas, seules les feuilles bougent ; »
→ sont agitées ici toutes les questions, sans cesse à reprendre, à réexaminer, du temps en musique, le tempo, le rythme, la mesure, trop souvent confondus.
Et je monte ici ce paragraphe écrit dans le flotoir en 2010, autour du livre de Celibidache : « tempo non pas comme une affaire de physique, mais tempo comme condition pour que la multiplicité soit réduite à une unité, qui puisse être assimilée par l’esprit humain, qui est lui-même une unité.
→ voilà qui me fait bien avancer sur ces notions de rythme ! Et confirme quelques intuitions que je peux avoir mais que je suis incapable de mettre en œuvre de façon sérieuse au piano. Sauf parfois sur un minuscule empan. Une, deux ou trois mesures. C’est ainsi que procéda Celibidache après avoir reçu le choc de la réplique de Furtwängler (voir ici), décidé à tout reprendre à zéro. Avec la force ensuite de passer progressivement de ces quelques mesures à une symphonie de Bruckner toute entière !
Glissements de terrain (Patrick Beurard Valdoye)
Repartie dans une lecture au long cours (terme bien approprié pour ce Gadjo-Migrandt), je prends conscience cette fois des « fondus enchaînés » chez Beurard-Valdoye. Comme de petits glissements de terrain ou de temps, qui vous entraînent d’un univers à un autre. Sans doute une autre façon de dire le jeu des associations, apparemment libres au stade de l’élaboration de l’œuvre, mais ensuite très travaillées. On glisse ici doucement de Janáček à Sigmund (Freud) et à Gustav (Mahler) via Alma.
Le 15 juillet 1927 (Patrick Beurard Valdoye)
C’est ensuite en effet l’évocation, remarquable, de la Révolte de Juillet à Vienne.
Ou comment les arts poétiques peuvent contribuer à faire vivre un évènement historique. À ce titre on peut mettre en regard le texte de Beurard Valdoye et la notice Wikipédia de l’évènement ! Un texte qui bouge et un texte mort.
C’est aussi pour l’auteur l’occasion d’introduire une nouvelle présence (il s’agit bien de présences ici), celle de Canetti, pour qui ces évènements furent centraux dans la conception de son opus majeur, Masse et Puissance.
Théâtre d’ombres
C’est un fabuleux théâtre d’ombres que celui de Patrick Beurard Valdoye qui mixe des temporalités et opèrent des rapprochements inédits. Il choisit souvent une unité, temps ou lieu (coupe temporelle en un lieu, projection spatiale sur un temps). À cet endroit-là, hier, avant-hier, demain, il y 100 ou 500 ans…. sont passés ceux-là. Ce jour-là, daté précisément, à Vienne, Budapest, Milan, etc. sont arrivés ces évènements.
La description de la scène d’émeute est époustouflante (voir ces extraits dans Poezibao).
Noms propres
Parmi les matériaux les plus usuels chez l’auteur, les noms propres, de lieux en particulier et des mots empruntés à des langues étrangères. « mrak l’orage ». C’est un régal lexical et géographique !
Des pas sur la neige, Debussy, Suarès, Cassard & Walser
Écoute d’un autre Atelier de Philippe Cassard, dans le cadre du Matin des Musiciens de France Musique (le 19 janvier 2011), consacré cette fois à trois préludes de Debussy, dont Les pas sur la neige.
Il cite cet admirable texte d’André Suarès :
« Pas sur la neige : Sans doute, ce rythme trébuchant, obstiné, comme d'un faux pas sur le feutre perfide, et d'un pied qui glisse et se reprend, évoque à merveille l'horizon blême ou glacé sur l’étendue livide : mais combien plus le silence étouffé de l'espace où le cœur s'entend battre et presque s'arrêter, malade de chagrin, hanté de mélancolie, haletant de doutes et de regrets. Le petit souffle qui suspend parfois le flocon dans sa chute et le fait tomber de côté ; la longue, l'interminable route; la nostalgie de la lumière absente et de la chaude caresse : cette solitude, infinie, en un mot, qui est celle de notre âme, cheminant penchée sur elle-même et dont tous les déserts et tous les hivers de la terre n'approchent jamais. »
André Suarès, Debussy, p. 59 et 60
Lisant ce texte, écoutant la prenante interprétation des Pas sur la neige par Dino Ciani, j’ai vu surgir Robert Walser, je l’ai imaginé partant pour cette dernière promenade dans la neige, hanté de mélancolie, celle dont il ne revint pas.
Rédigé par Florence Trocmé le 15 janvier 2014 à 19h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 15 janvier 2014 à 14h20 dans photomontages | Lien permanent
Parole et mensonge (Matthieu Gosztola)
« Toute parole est intrinsèquement et consubstantiellement mensonge, car il n’est pas possible de donner forme à une vérité : il n’est jamais de parole, de regard qui soient l’expression d’une ipséité. Toujours, le regard et la parole sont l’expression de la façon dont une ipséité est enchaînée au social »
Entretien avec Nicolas Grégoire, pour Poezibao
[...]
« Aussi, et pour résumer, je crois qu’il faut se méfier terriblement des lumières du je prétendument lucides (du moins pour soi-même), et sincères. Je pense que tout je est également une fiction : la psychanalyse a été là pour nous l’apprendre. La subjectivité, mais aussi les conventions, les schèmes, les topoï…, ce sont les modalités par quoi se vit au quotidien cette fiction. Je est un autre. Définitivement. » (source)
Le réel de l’apparaître avec (G. Didi-Huberman)
« Le réel de l’apparaître laisse en nous l’image survivante souveraine, de sa traîne. Son sillage, sa trace en mouvement » (82)
Du vif se cristallise (Antoine Emaz)
Lecture très particulière de ce livre, Flaques, tout juste reçu alors qu’Antoine entame le traitement contre son cancer.
Flaques, la table de travail, le carnet (17x22) dont il se demande si le format a une influence sur son écriture.
« Je ne mène pas un combat contre la pensée, je la remets simplement à sa place, secondaire, accessoire, nécessaire.
Il parle d’une « longueur d’onde neuronale » à côté de laquelle « il en existe d’autres, aussi intéressantes, quand on y accède »
→ ce serait un peu aussi ce que dit Bonnefoy dans son inlassable combat contre « le concept », dans le champ de la poésie, de la littérature. Chez Antoine, pas de rejet, mais une position équilibrée, réaliste : la pensée est nécessaire, mais elle n’est pas tout, il s’en faut de beaucoup. Et on sait bien, il le dit ici à longueur de pages et c’est tant mieux, qu’il part toujours du réel, non pas d’une idée abstraite, d’une pensée, mais d’une chose vue, sentie, ressentie, d’une impression. Sur lui-même en relisant les épreuves de Sauf : « C’est bien le même son gris alors que les formes sont assez variées, une manière ? Une vie, plutôt. » (28) Bien faire attention en le citant à la ponctuation, essentielle chez lui. Là encore, rien d’abstrait, plutôt quelque chose de physique, la juste place de la respiration et l’indication du point d’articulation.
Cela encore toujours en grande cohérence avec ce que je viens de noter : « Il faut qu’un poème prenne la forme du vivant, lui-même en perpétuel mouvement. On voit que ce n’est pas simple. Mais le principe est bien celui-là : à un instant précis, du vif se cristallise en mots et invente sa forme. » (28)
→ note très importante qui semble une sorte de condensation de la poétique D’Antoine Emaz. La forme-force.
Constante, constance de l’œuvre (Antoine Emaz)
« Écrire s’enracine dans un certain nombre de hantises profondes. Même si l’œuvre bouge un peu, c’est toujours pour finalement retourner à ces points d’ancrage qui font l’identité de l’auteur. En théorie, on peut écrire sur n’importe quoi. En pratique, on n’écrit que sur ce qu’il est nécessaire d’écrire. Le reste passe sous silence, ne retient pas la main, ne s’impose pas. » (33)
→ frappée toujours des cycles et des thèmes sans cesse revenant quand je relis le flotoir (ouvert il y a 14 ans maintenant) ou quand il m’arrive de tomber sur d’anciens écrits. On croit « changer », « découvrir », alors qu’il y a une sorte de courant profond, établi sans doute précocement où sans doute l’identité prend sa source, alors que le reste est si fluctuant, aléatoire. → En photo aussi, en théorie on peut photographie n’importe quoi. Sauf que si j’adopte les thèmes d’un autre, eh bien ça ne marche pas du tout pour moi.
Et au demeurant Antoine Emaz cite juste après son cher Reverdy : « si l’on regarde en arrière, on peut s’apercevoir que toute œuvre personnelle et un peu forte, parce qu’elle est née d’un seul auteur, a toujours une grande part de monotonie pour soutien » (cité p. 34)
Et grande joie de voir que page 38, Antoine cite Poezibao et ses notes sur la création dont il dit qu’elles « sont toujours intéressante parce qu’elles ouvrent des espaces très divers de réflexion ».
De l’enfermement (Patrick Beurard-Valdoye)
J’ai reçu, non sans émotion ce Gadjo-Migrandt dont j’ai tant entendu parler depuis des années (en fait depuis Le Narré des iles Schwitters, paru en 2007 !) dont j’ai déjà lu plusieurs extraits, dont nous nous sommes souvent entretenus avec Patrick.
Et tout de suite je suis de nouveau happée par la puissance poétique de cette langue très particulière, ce narré qui amalgame des matériaux divers, nés d’une collecte tenace par l’auteur et les unifie par un emploi très particulier et très convaincant de nombreux néologismes. Le livre s’ouvre et je ne sais pas encore pourquoi par une sorte de recensement des prisons par un dénommé Howard, dont pour l’instant j’ignore tout (et je me souviens de mes interrogations, lisant Patrick Beurard-Valdoye, sur la nécessité de se documenter au fur et à mesure du livre ou au contraire sur celle de laisser le livre me documenter, me mener là où il veut me mener et où au fond, il est probable que j’en saurais assez sur les personnages invoqués.) : « l’ami des prisonniers / frôle les gémis des créatures rouvies / dans le pourri dans l’eau croupie des fosses / de Meuse. » Il est un peu plus loin question des « hurles » et des murs « stouffant les cris ».
Des cuisinières (Mallarmé, Valéry)
Celle de Mallarmé je ne l’ai pas encore croisée au hasard des escaliers de ce délicieux petit livre de Martine Rouart, petite-fille de Paul Valéry. Mais Charlotte, celle de Valéry et l’évocation de ses merveilleux gâteaux, oui ! Il est même question d’un gâteau que j’ai bien connu dans mon enfance et qu’on n’oserait sans doute plus appeler aujourd’hui comme on le nommait alors : un nègre en chemise !
Merveilleux petit livre où l’on croise Gide, Mallarmé, Berthe Morisot, Paul Valéry, bien sûr, en grand-père attendri, quittant parfois son travail acharné pour construire une cathédrale en carton avec vitraux en papier pour ses petits-enfants…
N.B. en fait il ne sera pas question de la cuisinière de Mallarmé, mais c’est Mallarmé qui avait recommandé Charlotte aux Valéry….
(Martine Rouart, La Cuisinière de Mallarmé, Michel de Maule, 2012)
De l’opérateur (Mallarmé, Blanchot)
« Mallarmé appelle le lecteur “l’opérateur”. La lecture, comme la poésie, est “l’opération”. Or, il garde toujours à ce mot à la fois le sens qu’il tient du mot œuvre et le sens presque chirurgical qu’il reçoit ironiquement de son allure technique : l’opération est suppression, c’est en quelque manière l’Aufhebung hégélienne. La lecture est opération, elle est l’œuvre qui s’accomplit en se supprimant, qui se prouve en se confrontant avec elle-même et se suspend tout en s’affirmant. »
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, 1959, cité ici
De l’élection (Antoine Emaz)
« On devient poète sans aucune élection par une quelconque instance supérieure. Simplement, la vie. Et la poésie comme une quête d’élucidation, voire de réponse. » (41)
« Pouvoir au moins me dire que je n’ai pas évité ma vie » (51)
→ Très juste place que celle que se donne Antoine Emaz, ou plutôt à laquelle il est et dit être. Pas de posture, ni dans un sens, ni dans l’autre, ni génie, ni nullité. Et cette idée si importante d’affronter directement la vie, dans ce qu’elle est, sans fuir dans le divertissement. La poésie ici fait partie de ce qu’il y a à faire. Il y a là un excellent antidote aux séquelles du romantisme, le poète inspiré et maudit.
La poésie comme juste place.
De la note (Antoine Emaz)
« Écriture erratique des notes. Et c’est peut-être ce mouvement imprévisible qui m’intéresse : vie à vif plutôt que vie rangée » (56)
→ ce mot de vif qui revient souvent sous la plume d’Antoine Emaz. Avec effet de saisie et sans doute aussi parfois de saisissement. Le fait d’être pris, heurté, sollicité par un fait, une impression et de le voir (pas toujours) « cristalliser en mots ».
Et cela encore :
« La note permet des approches multipliées du même. Retouches, reprises, retours » (58)
Du souvenir (Martine Rouart)
Belle conclusion de son beau livre sur les souvenirs de son grand-père, Paul Valéry : « Plus je parle de lui et plus il s’éloigne. C’est comme ça : les souvenirs, ils sont traîtres. Les mots, pour les traduire, usurpent la substance ou plutôt la pâlissent. » (Martine Rouart, la Cuisinière de Mallarmé, p. 72)
Le dur de la langue (Antoine Emaz)
« La poésie travaille le dur de la langue ; il est normal que dans une époque molle il reste peu de gens attentifs à ces voix de nulle part. »
Des sens (Antoine Emaz)
« Odorat, goût, toucher sont des sens lents, mnésiques, des sens profonds. Vue et ouïe sont des sens rapides, capables de rester en mémoire si l’impression est forte, mais sans l’ancrage flou et profond des trois autres sens. Pas étonnant que les balises proustiennes soient la haie d’aubépines, la madeleine et les pavés inégaux. »
De la hiérarchie (Emaz, encore)
« Je me déplace dans un espace sans hiérarchie. Une pensée de Pascal vaut une odeur de Javel, une lumière sur le mur vaut un deuil. Un poème, c’est simplement un moment, un évènement, une langue et le tout à vif ». (70)
→ toujours ce contraste chez Emaz entre la banalité assumée et cette cristallisation, le précipité, à vif et en mots, dans le poème.
→ suis très sensible à cette démystification qui s’exprime fortement dans toutes ces pages. Et qui n’est pas de l’auto-flagellation perverse, comme chez tant et tant. Le « je ne suis rien », qui cache mal un « je suis un génie ». Rien de tel ici. Une approche aussi juste que possible et qui se traduit en poèmes aussi justes et honnêtes que possible.
J’aime aussi cette idée de dé-hiérarchisation. Difficulté depuis toujours, depuis l’enfance, à accepter les hiérarchies, autrement dit les échelles de valeurs imposées du dehors, en toute méconnaissance de la réalité intérieure. J’ai appris qu’une tempête dans un verre d’eau pouvait pour certains être aussi « grave » qu’un évènement dramatique et spectaculaire. Qu’on pouvait se suicider pour une remarque idiote… Et que beaucoup avaient à souffrir de cette hiérarchie, mais étaient aussi trop prompts à l’endosser. Que de fois j’ai entendu « oui, bien sûr, c’est dur mais ça n’a rien à avoir avec le sort de X, ou la situation dans tel pays.. » etc. Antoine Emaz me semble dire que chacun vit ce qu’il a à vivre et que l’humble est aussi digne d’attention que le dit fort, noble, remarquable. Il faut le faire tout de même, et merci de le faire, de mettre l’eau de Javel et Pascal sur le même plan… mais cela revient à dire que ce qui compte c’est l’expérience. Et que l’on peut faire une expérience aussi forte avec une odeur rémanente qu’avec une pensée philosophique de très haut niveau.
Et cette propension à tout hiérarchiser (influence judéo-chrétienne ?) renvoie à cette manie contemporaine du classement, les triples A et autre charts, top 10 ou 100, les meilleures ventes ou Le Top Dix des galettes des rois (toujours étonnée que la meilleure galette soit apparemment multiple, s’il elle est « la meilleure », il ne devrait y en avoir qu’une. Le meilleur ouvrier de France, etc….)
Alors oui à Antoine Emaz, lucide sur la capacité de la poésie à faire best-seller : « Les romanciers peuvent viser “le succès”. Nous, on sait que non. » (57)
Et formidable remarque à opposer à toutes les demandes de définition : « Parce que la poésie est sans définition, on continue d’en proposer »
Et il en va de même de la musique !
Du lire
Si souvent envie de lire vite pour passer à autre chose, donc d’une certaine façon, pour se débarrasser du livre.
Avec Emaz, je freine. Pour que cela dure plus longtemps. Et je n’ai pas encore commencé à le relire, ce qui viendra certainement.
Sourdiner (avec Patrick Beurard-Valdoye)
Suis donc entrée dans le nouveau livre, tout juste reçu, Gadjo-Migrandt mais je vais y revenir bien sûr tout au long de ces jours.
Petit relevé des néologismes que j’aimerais voir adopter dans la langue : Quand les sonorités [...] sourdinent » (38)
→ me demande soudain si le vocabulaire du sonore n’est pas un peu pauvrichon chez nous, les Français ?
De l’orgue et de Bach
J’entame la lecture de Bach et la machine-orgue, un livre de l’organiste Pierre Vidal, qui m’a été chaudement recommandé (comme d’ailleurs les enregistrements très peu connus de ce grand organiste) par Thierry Martin-Scherrer.
Le style est un peu surprenant, un peu daté, l’écriture parfois un peu ampoulée mais le propos me semble très à l’écart de la doxa, du ressassé de rigueur quand il s’agit de Bach.
« Il y a une disparité entre la musique de Bach telle qu’elle se révèle à la lecture, et telle qu’elle paraît à la sortie du tuyau » (III de l’introduction). Et j’aime cette approche non catégorique qui pose d’entrée de jeu : « Mon but n’est pas de convaincre mais d’induire en perplexité » (ibid.)
Il parle un peu plus loin, par rapport à la partition et de sa réalisation par l’interprète de signe chargé et de signe vide : cela vaut pour la note ou la phrase de musique, comme pour la lettre ou le mot (2)
De l’odeur des livres (avec Pierre Vidal et Antoine Emaz)
Alors que je viens de lire les belles pages d’Antoine Emaz sur les odeurs, j’en vois ressurgir la teneur maintenant que je suis plongée dans un « vieux bouquin », disons en tous cas un livre qui a séjourné longuement dans quelque grenier ou « vieil endroit ». Et l’odeur de ce livre vient imposer à la conscience, comme en sourdine, tout un monde de lectures anciennes ou enfouies, d’odeurs de livres d’autrefois, de bibliothèques fouillées dans l’enfance et de bouquinistes, de libraires d’occasion (et là, surgissement encore, tout aussi imprévu, de Pierre Bergounioux et ses book-days avec son frère Gabriel, tels qu’il les raconte dans ses Carnets de notes). Un feuilleté de sensations, d’impressions, d’évocations, un halluciné d’odeurs habitant quasi concrètement le nez, en dehors de toute molécule olfactive réellement présente ! C’est cela aussi qui donne épaisseur à l’expérience de lecture, la matérialité du livre. Et il faut bien sûr se demander ce qu’il advient de cette (délicieuse) alchimie matérielle lors d’une lecture « électronique », où le support, terriblement stable et impersonnel, accueille successivement, au même endroit, Proust, Bach, Celan et des articles de presse. On parle beaucoup d’interaction dans ce monde électronique, mais je crois qu’ici précisément, l’interaction lecteur/livre est très nettement du côté du livre papier.
Des fiches de Janáček (avec Patrick Beurard-Valdoye)
Immersion donc dans Gadjo-Migrandt, et pour l’instant je suis un peu sans boussole, mais c’est toujours le cas dans la prose de Patrick B.-V., ce narré qui charrie comme un fleuve toutes sortes de matériaux, arrachés à l’Histoire et à la mémoire. Il est question pour l’instant essentiellement de prisons et de geôles dont un certain Howard semble faire une sorte d’inventaire… et puis soudain, voici Janáček et une histoire qui me touche particulièrement. Le musicien avait l’habitude de faire des relevés de sons, les transcrivant sur des petites fiches classées, constituant ainsi un « répertoire de sons en tiroir », « transcrivant l’orage, la pluie, le bruisse du vent ».
Et cela évoque pour moi les images de Messiaen armé de son cahier de notes (avec portées musicales) transcrivant lui inlassablement et de façon virtuose, les chants d’oiseau. Carnets que j’avais pu voir, fascinée, lors d’une exposition « Portrait(s) d’Olivier Messiaen », à la BNF, Galerie Colbert, en 1996….
« Tout ce qu’il entendait était traduit, jusqu’aux vagues de la mer du Nord » (et là nouveau surgissement, les évocations de la mer du Nord, qui est peut-être d’ailleurs la Baltique, par Eduard von Keyserling, dans Wellen (en allemand, et peut-être que le fait de l’avoir lu en allemand a joué dans l’impression sonore laissée par ce livre… ?)
De la musique (Janáček)
Très belle page sur la musique de Janáček dans Gadjo-Migrandt : « il aurait voulu capter ce qu’il n’entendait pas élargir la musique laquelle ne s’adressait pas à l’ouïe seulement il pressentait du sens secret enfoui il n’entendait plus que la cadence des sons et l’intonation d’une parole il n’en comprenait plus vraiment le sens mais devinait ce qui se passait dans l’esprit du locuteur voyait le lien entre ce flux verbal exprimé et sa nécessité inconsciente mettant l’accent plus sur la liaison entre deux mots que le mot lui-même parce qu’en ce pont surtout le pan de vie soudé au mot s’extrayait du silence [p. 44, c’est moi qui souligne]
Du Quintette en fa mineur (Franck)
Écouté le podcast d’une très belle émission du Matin des musiciens de France musique par Philippe Cassard, autour du Quintette en fa mineur de Franck, un amour de longue, longue date pour moi. Et tout un monde de souvenirs particulièrement à vif et vifs en ce moment.
Cassard bat en brèche l’idée que Franck aurait été influencé par Wagner et démontre tout au long de l’émission que la vraie influence sur lui ce fut Liszt qu’il a rencontré quand il était tout jeune. Lequel Liszt l’a d’ailleurs beaucoup soutenu.
Ce qui est formidable dans cette émission et qui me laisse toujours pantoise, c’est de voir Cassard évoquer n’importe quelle partie de n’importe quelle œuvre et la jouer immédiatement au piano… je ne sais pas si c’est préparé, mais c’est impressionnant en plus d’être très parlant dans la démonstration.
Rédigé par Florence Trocmé le 14 janvier 2014 à 11h27 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 08 janvier 2014 à 16h42 dans photomontages | Lien permanent
De la dépression
Alias D’ (lire d prime bien sûr). Le livre de Bernard Bretonnière, Volonté en cavale ou D’. Une suite d’assertions qui en disent long sur la connaissance qu’il peut avoir de la maladie !
Il s’agit, selon la couverture, d’un poème-théâtre et ce qui est curieux est cette dimension de dialogue au sujet d’un état qui précisément exclut le dialogue, la sortie de soi, le geste vers l’autre. Le personnage principal est ledépressif en un seul mot, sans doute pour exprimer l’effet agglutinant de la dépression. « Nourri des mots et des témoignages des autres », dit l’avant-dire ; mais puisque nous sommes dans un livre de poésie, ce qui retient ici c’est le rapport entre la parole, l’écriture et le phénomène dépressif. Il y a un effet recensement & collecte d’impressions, d’états, d’empêchements, de dires. Une accumulation répétitive, indifférenciée qui reflète l’effet d’écrasement de la dépression. Et, au demeurant, quels sont ceux que convoque Bernard Bretonnière ? Rien moins que Jérémie et Job, Hegel ou Schopenhauer, Virginia Woolf et Danielle Collobert, Sylvie Plath ou Djuna Barnes, Franz Kafka et Scott Fitzgerald, Alejandra Pizarnik ou Ingrid Jonker…. (j’avoue ne pas connaître cette dernière).
Il y a un aspect quasi clinique, sous-jacent, une exploration des différents champs, notamment médical (T’es quoi Toi . primaire essentielle réactionnelle ? constitutionnelle ? situationnelle ? endogène ? névrotique ? psychotique ? ) (9)
De l’écriture (Anne Malaprade à propos de liliane Giraudon)
« L’écriture lui donne vue, lui offre vie, et ce depuis le fond des temps, depuis la méconnaissance et le trouble de son origine."
source
Du style (Claro à propos de Chevillard)
Cela fait deux fois que je tombe sur de belles incitations à lire Chevillard (sans parler de ses notules du jour, parcourues à l’instant…)
Ici c’est encore Claro qui s’y colle et ça vaut le coup. Du coup, je colle :
« Le désordre azerty obéit éminemment à cette croyance, et Chevillard est de ces très rares écrivains qui font ce qu’ils écrivent et écrivent ce qu’ils font, avec une liberté de ton, ou plutôt, tant son écriture naît du clavier, une liberté de tonalité qui nous renvoie bien souvent à notre rouille studieuse. Mais c’est sans doute dans le chapitre intitulé « Style » qu’on lira la quintessence du credo chevillardien. En à peine cinq pages, l’auteur dit l’essentiel : comment le style se forge par un écart prémédité quoiqu’instinctif par rapport à la langue commune, afin de donner à son œuvre une origine autre ; comment il devient naturel à l’écrivain tout en étant singulier ; comment il transforme un simple personnage en figure de style ; et aussi : le style comme malédiction, ornière, pesant sillon. Et surtout : le style perçu par le lecteur comme une « langue que l’on comprend mais que l’on ne parle pas, que l’on sait lire pas écrire. Et enfin : le style comme corps de l’écrivain. D’où l’agacement de Chevillard qui sent bien que, de plus en plus, le style est « tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité », tandis qu’on loue sans discernement cette « littérature pavillonnaire » que l’auteur-chroniqueur au Monde avait déjà stigmatisée, et qu’il redéfinit ici de façon définitive : « littérature de miroitier bègue à l’usage des singes et des perroquets ». source
Des papillons (Michelet)
Dans le très beau Phalènes, essais sur l’apparition, 2, de Georges Didi-Huberman, je relève cette somptueuse citation de Michelet à propos des papillons :
« Les papillons parlent par l’insigne ornement qu’ils revêtent, par l’aile, le vol et la vie légère [...] Ils parlent par ces brillants hiéroglyphes de couleurs, dessins bizarres, cette coquetterie étrange de toilettes extraordinaires. Ils parlent par la lumière même [...], monstres admirables, en ailes de feu, en cuirasses d’émeraude, vêtus d’émaux de cent sortes, armés d’appareils étranges [...] Qu’est-ce au fond ? Le désir visible, l’effort de plaire et d’être aimé, traduit de cent manières diverses dans les langues de la lumière. » (Extrait de L’insecte, I, la métamorphose, cité par Georges Didi Huberman, in Phalènes, p. 32
→ Oh, nous tous, papillons !
Des Papillons encore (Georges Didi-Huberman)
Tout le début de ce livre, un texte de 2006, Phalènes, est une somptueuse variation sur le thème du papillon, avec recours aux sources habituelles de Georges Didi-Huberman, notamment W. Benjamin et Aby Warburg. Avec aussi de nombreuses illustrations dont la « composition au papillon » de Picasso (p. 36)
Et cette révélation : « il existe des papillons nommés apories » ! (41)
À propos de Benjamin, Georges Didi-Huberman cite une page d’Enfance Berlinoise, où on voit Benjamin enfant chasser les papillons : « quand ainsi une vanesse ou un sphinx du troène que j’aurais pu tranquillement dépasser me bernait par ses hésitations, ses oscillations et ses arrêts, j’aurais alors aimé me dissoudre en air et en lumière, simplement pour pouvoir m’approcher, inaperçu, de ma proie et m’en emparer. » (cité p. 44)
→ je suis toujours à la recherche de ce texte d’un poète allemand, Christian Morgenstern qui parle des papillons comme des esprits des morts…. peut-être était-ce :
Ein Schmetterling fliegt über mir.
Süße Seele, wo fliegst du hin? -
Von Blume zu Blume -
von Stern zu Stern -!
Der Sonne zu.
que je m’essaie à traduire
un papillon volète au-dessus de moi
douce âme, où voles-tu ainsi ?
De fleur en fleur -
d’étoile en étoile -
jusqu’au soleil
[ce texte a été choisi par Heinz Holliger pour un de ses lieder]
« Papillons donc : insectes psychiques, animaux de nos peurs et de nos désirs, images errantes de nos rêves, de nos fantasmes, de notre pensée » (45)
→ j’admire chez Didi-Huberman la puissance des analyses, le don de synthétiser de façon naturelle de sources très diverses autour d’un thème (voir par exemple, toujours à propos des papillons des pages amusantes sur les fameux tests de Rorschach) et son extraordinaire érudition.
De la symétrie et de sa rupture
Du papillon à la symétrie, il n’y a qu’un battement d’ailes. Pages profondes et subtiles, là encore, chez Didi, qui convoque les domaines de la littérature, de la philosophie et de l’art, de l’anthropologie, de la science (sciences humaines, astronomie, biologie, etc.) mais il me semble, très peu la musique.
J’ai souvent imaginé une sorte d’antagonisme entre l’image et le son, pour moi en tous cas. Toujours davantage envie de fermer les yeux et d’écouter non seulement la musique, mais aussi les bruits, les sons, le bruit de fond de l’univers, les voix…. et une fréquentation uniquement superficielle et papillonnante des images, à l’exclusion notoire de la photo, que je la regarde ou que je la fasse.
Là où Didi m’intéresse particulièrement c’est quand il aborde les accidents, les ruptures de la symétrie : « la symétrie ne se pense rigoureusement que dans l’horizon de sa faille, l’apparence dans l’horizon de sa destruction, la splendeur dans l’horizon de sa profanation. Walter Benjamin parle comme d’un “signe secret” de l’accident local – comme il y en a tant sur les ailes de papillon, qui vient briser la symétrie globalement construite. “Toute connaissance doit contenir un grain de non-sens, de même que les tapis ou les frises ornementales de l’Antiquité présentaient toujours quelque part une légère irrégularité dans leur dessins. Autrement dit le décisif n’est pas la progression de connaissance en connaissance, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elle” ».
→ le décisif n’est pas la progression de connaissance en connaissance, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elle !
→ chercher la faille pour aller ou être hors de la répétition du même. Dévier, dé-vier, mutation aussi, génétiquement… La pure symétrie n’est pas naturelle, elle est artificielle, elle vient des machines. La batterie électronique n’a rien à voir avec une batterie jouée par un être humain, avec ses infimes errances, variations temporelles, signatures de la vie.
On peut peut-être dire que les rares très grands artistes sont ceux qui introduisent une rupture de symétrie ?
De la déprime, bis (avec Bernard Bretonnière)
Retour au livre de Bernard Bretonnière. Il y a là un mélange d’analyse subtile, très documentée de l’intérieur comme de l’extérieur et d’humour, souvent jaune ou noir et bien sûr dévastateur.
Ce serait une fugue à deux, trois ou quatre voix : celle du dépressif, celles de l’entourage, commentateur ou juge, de façon souvent violente, dans la veine du bien connu « tu n’as qu’à te secouer ». Défilent les préjugés, les ressentis, les autodénigrements, les constats d’impuissance. Il y a presque une sorte d’étude kinesthétique de la dépression, la masse de toutes ces impressions physiques qu’elle génère. Le dispositif est celui d’un petit théâtre, typographiquement mis en forme par le romain, l’italique et les passages entre guillemets. Il se pourrait qu’il soit un reflet très exact de ce théâtre de voix que serait la tête du dépressif, en un mélange de monologue ressassant et de faux dialogues à demi-imaginés, projetés, ce que l’autre renvoie au dépressif, qui l’enfonce encore plus.
Quelques passages vraiment très drôles, même si grinçants, surtout pour ceux qui ont dû avoir recours à ces produits :
« Ledépressif dura lexomil sed lex
[...]
Ledépressif loué soit laudanum laudate
laudanum librium valium
[...]
Ledépressif psychotropes sédatifs somnifère reglinglards
assomoirs monde à distance tout flou tout
loin tout fui monde méchant oubliés
les vilains gentille amnésie antérograde
lobotomie chimique
[Bernard Bretonnière, Volonté en cavale ou D’, p. 38)
Rédigé par Florence Trocmé le 08 janvier 2014 à 16h30 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
©florence trocmé - il ne s’agit pas ici de créer une combinaison chimique harmonieuse d’éléments contradictoires, mais, en maintenant jusqu’au bout l’écart entre substances littéraires hétérogènes, de préserver la singularité absolue des êtres écrits et des choses montrées - source
Rédigé par Florence Trocmé le 04 janvier 2014 à 14h51 dans photomontages | Lien permanent