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Rédigé par Florence Trocmé le 28 février 2014 à 14h11 dans photomontages | Lien permanent
Le jeu des échos (Dickinson, Raphaële George)
Extraordinaire parfois le jeu des échos, qui semble involontaire, mais toute la réflexion en cours du Flotoir semble montrer que ce n’est pas tout à fait le cas.
Je publie dans Poezibao une belle note de François Lallier à propos d’une traduction de quelques poèmes d’Emily Dickinson par Philippe Denis et je relève ces mots :
« car jamais nous ne sommes dans la Beauté, mais dans ses parages, son voisinage et son désir – distance qui est comme la condition de son apparition. »
Mots qui semblent une réponse, un contrepoint à l’interrogation suscitée hier par le vers de Raphaële George :
« Là où la beauté nous regarde, nous sommes étrangers ». (35)
La maison voisine (Dickinson)
Et dans ce même article ce quatrain miraculeux de Dickinson traduit par Philippe Denis :
Qui n’a trouvé de Ciel – ici-bas –
N’en trouvera pas là-haut –
Où que nous allions,
Les Anges ont loué la Maison voisine
Et soudain je sens une proximité, une parenté entre l’œuvre de Raphaële George et celle de Dickinson.
Raphaële George
J’ai presque achevé cette première lecture des livres de Raphaële George (hormis, pour l’instant, le tout premier, Le petit vélo beige) et je prépare avec Jean-Louis Giovannoni un dossier pour Poezibao, qui paraîtra sans doute la semaine prochaine.
Cet intérieur sans visage (Raphaëlle George)
Les pages de Journal sont terribles, il y a là un combat presque violent entre une volonté de vivre et de croire et le travail de sape de la maladie et de la mort. De l’extérieur, on pense, on sait un combat désespéré puisqu’on en connaît l’issue, mais comment cela fut-il vécu, en vérité, on peut un peu le deviner, avec précaution et respect dans ces pages : « je ne peux pas accepter un tel bûcher dont je ne comprends pas la raison, c’est pourquoi je me retourne vers cet intérieur sans visage que je tente de toucher en insistant du bout des mots, mais peut-être est-il à lui seul la raison de mon asphyxie. » (Psaume de silence, suivi de Journal, p. 53)
Du sommeil (Raphaële George)
page 54, une longue note très éclairante sur le recours au sommeil par Raphaële George et dont il a été fait plusieurs fois mention dans ces notes. « Je m’étais endormie volontairement [...] pour tordre le cou aux fantômes avec qui je fais ma route » et elle ajoute un peu plus loin « je me sentais trop peuplée. Mon cerveau était ma proie et ma peur, je n’avais d’autre réflexe possible, pour y maintenir l’énergie, le désir, que de me protéger par un sommeil mesuré, une veille de confiance, une veille où tout ce qui vous possède peut se déposer comme au fond d’une rivière ».
De l’usage du sommeil (R. George et Dali)
Et elle ajoute qu’elle a pris l’habitude « très jeune, dès l’adolescence, de minuter [ses] moments de repos par un compte-minutes. » Et que ses amis la taquinaient en lui disant « tu te mets à cuire ».
Cela me renvoie à l’anecdote concernant Dali qui avait aussi recours au sommeil éclair. Il raconte quelque part qu’il s’installait dans son fauteuil, les bras dans le vide, une pièce de monnaie dans une main, au-dessus d’une soucoupe posée au sol. Quand la pièce tombait dans la soucoupe, c’était le signe que le sommeil avait assez duré.
Étonnant de voir ce même recours au sommeil-éclair chez deux créateurs si différents. Mais si peuplés l’un et l’autre sans doute.
« Il y a en moi ce peuple de mots, ou ce peuple d’êtres ; d’autres qui se promènent, qui errent tout au fond. Et c’est pour savoir ce qu’ils veulent me dire que j’accepte de fermer les yeux. J’ai la ferme conviction de trouver ainsi une mémoire, la vraie mémoire, celle peut-être qui donne au sens tout son poids de vérité, toute son assurance ». (55)
→ ce serait là qu’elle puise la matière de son écriture, et la raison pour laquelle celle-ci semble la plupart du temps si vraie, si juste, dénuée de tout artifice et plus encore de toute tricherie : « je ne sais jamais ce qu’elle sait, mais je vais jusqu’à imaginer que nous connaissons à l’avance la façon dont nous mourrons ; parce que nous devons savoir très profondément ce qui dans l’histoire, avant que nous soyons au monde, déterminait déjà notre venue. » (56)
→ je note aussi ici l’écho entre ces notes du journal et les poèmes écrits sans doute peu de temps après. Ces thèmes, on les a déjà rencontrés, formulés presqu’à l’identique mais comme nettoyés, densifiés, dans les poèmes. Portés à leur point d’intensité maximum.
Du côté du vent, aller, aller simplement (Raphaële George)
Et pour terminer cette première lecture, cela : « Je ne sais ce qui m’amène ici. Avec les mots on croit être un peu plus. On imagine que l’on sait des choses. C’est écrit et on ne sait rien de plus. Pourtant, il y a cette envie d’être du côté du vent… ce désir de faire partie de l’inconnu »
« A mon avis nous sommes ici pour aller, aller simplement ».
Une leçon de vie qui est d’autant plus forte qu’elle est dite peu de temps avant la mort et sans doute en toute conscience de cette échéance.
(et en contrepoint, Lux aeterna de Ligeti)
Rédigé par Florence Trocmé le 28 février 2014 à 14h09 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 25 février 2014 à 14h37 dans photomontages | Lien permanent
Joe Bousquet
« L’homme existe par son adhésion aux évènements, par sa façon d’accomplir, à travers eux, l’événement qu’il aura été ». (source : un très bel article de Serge Bonnery sur Joe Bousquet, poète et soldat)
Philippe Jaccottet
Dans les Notes sur la création de Poezibao : « Écouté hier les Motets de Bach, admirables, puis le Quintette pour piano et vents de Mozart, non moins admirable, autrement. Toutes ces « preuves » auxquelles je pense à cause d’un nouvel entretien à préparer à propos de mon dernier livre ; ces choses qui sont aussi du réel et qui interdisent le désespoir ; qu’il faut absolument redire, donc, comme il faut dire ce que l’on a pu toucher et voir dans la montagne : l’aile de l’eau. Choses pour redresser l’échine. »
Philippe Jaccottet, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 987(La Semaison)
C’est une proposition de Matthieu Gosztola pour Poezibao. Pour célébrer la parution des œuvres de Jaccottet en Pléiade. Bien sûr l’allusion à la musique est essentielle pour moi ; souvent je regrette que les poètes ne soient pas aussi systématiquement intéressés par la musique qu’ils le sont par la peinture.
Matthieu, qui est pianiste, Patrick Beurard-Valdoye, font partie de ces trop rares écrivains pour qui la musique est fondatrice.
Erwin Schulhoff
Et pendant ce temps, j’écoute les magnifiques quatuors d’Erwin Schulhoff (n° 1 et 2 ainsi que les 5 pièces pour quatuor dans l’interprétation du quatuor Aviv). Alors que je dois l’avouer ici, j’ai un peu « calé » sur la musique de Wolpe que j’avais tant envie de découvrir après avoir suivi le musicien à la trace dans les pages du Gadjo Migrandt de Beurard-Valdoye.
Schulhoff : « Juif, homosexuel, communiste et avant-gardiste, il fut une cible de choix pour les nazis », dixit Wikipédia ! Déporté dans un camp de concentration en Bavière sous un faux nom, il y mourut d’épuisement en 1942.
Raphaëlle George
« Ce sentiment que certains sont nés pour porter davantage de vie parce qu’ils osent simplement la porter plus longtemps. » (Psaume du silence, 29)
→ la porter plus longtemps ou bien comme le fit Raphaële George ne pas lui tourner le dos, l’affronter dans le sommeil, à la recherche du vrai visage, dans l’approche de la mort aussi, bien sûr. C’est tout le paradoxe, une fois encore : être d’autant plus vivante qu’on se sent perdue (magnifique manière d’être vivante de Maryse Hache dans les dernières années et mois avant sa mort) : « irons-nous vers la fin, / dignes de ce corps qui nous fait être. (22). Et assez confondant cet hymne au corps alors même qu’elle le sait si gravement atteint.
De la beauté (Raphaëlle George, Erwin Schulhoff)
« Là où la beauté nous regarde, nous sommes étrangers ». (35)
Une de ces formules à la fois énigmatiques et bouleversantes qui émaillent les écrits de Raphaële George. Est-ce à dire que la beauté est toujours hors de nous, différente, étrangère à notre nature humaine, que nous pouvons seulement la viser, la chercher, par et dans l’art en particulier ? Mais qu’elle est le pays où l’on n’arrive jamais ?
Ou bien encore que lorsque nous sommes confrontés à la beauté, nous sommes obligatoirement décentrés, excentrés, portés hors de nous-mêmes ? Qu’elle nous désaliène de tous nos conditionnements ?
… une autre piste peut-être encore : « Regardant l’océan, je sens cette tragédie qui nous sépare terriblement de l’immensité ». (34)
Écoutant la musique, souvent je ressens cette tragédie qui nous sépare de nous-mêmes. Ma difficulté à accomplir l’évènement que je suis, que j’aurais été, pour reprendre la formule de Joe Bousquet. Joe Bousquet qui fut une figure centrale pour Raphaële George, il faut le rappeler, au point qu’elle en endosse l’identité dans un échange de lettres avec Jean-Louis Giovannoni (L’Absence réelle).
Et Schulhoff, toujours, totalement bouleversant dans l’andante molto sostenuto du 4ème mouvement du 1er quatuor. Un chant d’une profonde mélancolie sur un petit ostinato des autres cordes, une vie en train de s’éteindre. La répétition et la mélodie mêlées ce qui est rare et difficile…. (découvrir tout le quatuor, par le Kocian Quartet, avec la partition, ici, le 4ème mouvement est aux alentours de la 9ème minute et l’effet dont je parle ci-dessus débute vers la 13ème minute, il est peut-être moins sensible dans la version des Kocian que dans celle des Aviv….)
Rédigé par Florence Trocmé le 25 février 2014 à 14h34 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 24 février 2014 à 15h52 dans photomontages | Lien permanent
Du hasard (Auxeméry)
Et toujours dans le prolongement de la citation de Serge Martin, même si lui, Auxeméry, me dit réagir surtout à celle de Jankélévitch, voici ce qu’il m’écrit : « le hasard se travaille ! L’occasion n’est que le visage de ce qui est en attente de soi… Et la grâce, l’effet nécessaire de cette attente lorsqu’elle se saisit… (Le seul dieu concevable est celui qui naît dans le travail de la langue elle-même… lorsqu’elle met en forme ce qui doit faire sens… Forme et sens étant, pour moi, les deux faces de la même chose, qui s’ignore tant qu’elle ne s’est pas formulée, précisément… mais qui est en gésine permanente de soi… un être vivant, et qui connaît sa propre nuit essentielle (dans le travail, dans la concrétion lente de la forme-sens). »
Les Wimmelbücher et Patrick Beurard-Valdoye
Hier écrivant à Isabelle Howald et lui parlant des Wimmelbücher allemands, il m’est soudain venu à l’idée que les livres de Patrick Beurard-Valdoye étaient des Wimmelbücher. Qu’est-ce qu’un Wimmelbuch ? : un livre pour enfants, foisonnant de détails, sur la vie de tous les jours ; une place de ville par exemple aux quatre saisons, l’intérieur d’un jardin d’enfants, une scène de zoo ou de cirque. Wimmeln en avant signifie grouiller, fourmiller. Et on dit que Bosch ou Brueghel pourraient être considérés comme les pères de ce genre.
Les petits enfants, très tôt, avant deux ans, s’immergent littéralement dans cette réalité grouillante qui les fascine. Parfois il leur faut trouver tel ou tel détail, occasion d’explorer encore plus avant ces univers fourmillants, d’apprendre aussi à détecter des différences, liées par exemple aux saisons.
Eh bien, d’une certaine manière, on peut dire que les livres de Patrick Beurard Valdoye proposent ce fourmillement fascinant, avec une juxtaposition de scènes se jouant sur des théâtres divers, mais que la page et l’écriture unissent. On le ressent très fort dans cette neuvième section de Gadgo Migrandt, où l’on a l’impression de suivre en simultané des actions (sens théâtral) se déroulant aussi bien à Berlin (Spree) qu’à Vienne, au Black Mountain College qu’à New York (Hudson)… une sorte de ballet aussi et ce n’est évidemment pas un hasard si l’on retrouve ici de nombreuses allusions au chorégraphe Rudolf Laban.
Si bien qu’on arrive à une sorte de mise en abyme souvent dans ces pages notamment celles où l’auteur relate les « happenings » de Cage, eux-mêmes foisonnant d’actions simultanées, comme la Juilliard lecture : « David Tudor vidait des seaux d’eau : Water Music de Cage. Des images abstraites dessinées sur le verre des dias étaient projetées sur un mur de l’aile, un film sur l’autre. Rauschenberg faisait entendre des chansons de Piaf en accéléré avec un vieux gramophone. Il devait aussi y avoir ses White paintings pendues en l’air. Les fragments de lettres du Maximus survenaient de l’auditoire, un étudiant d’Olson se levait, lisait, s’asseyait, un autre plus loin prenait le relais » (287) : ceci est à la fois la description du happening de Cage mais aussi la description très Wimmelbuch de la manière de Beurard-Valdoye.
Avec cette remarque qu’un tel exercice n’est pas à la portée de tout le monde, qu’il faut des facteurs unificateurs profonds qui sous-tendent les actions sous peine d’engendrer un chaos indescriptible et sans aucun intérêt.
En contrepoint, cette citation de Cunningham: « Cette idée de séparation, of things happening, even though they are separate, they’re happening at the same time. »
On peut d’ailleurs aussi évoquer Pérec et bien des aspects de son œuvre. Faire tenir toute la réalité sur la page, dans la toile… Wimmelbuch.
(pour mémoire, Poezibao avait publié des extraits de cette partie en un feuilleton, voir par exemple La Traversée des Elans : 1, 2, 3, 4)
Recomposer la réalité éclatée (Beurard-Valdoye)
Le processus en œuvre dans le travail de Beurard-Valdoye évoque l’action d’une machine à remonter le temps (remonter au sens d’une pendule et pas d’un trajet inversé !), ce qui a été simultané a été éparpillé, un peu comme dans une explosion où les éléments qui appartenaient à la même unité sont projetés dans toutes les directions (l’expansion de l’univers à partir du big- bang), s’éloignant à grande vitesse, mais laissant une trace et émettant un bruit de fond… Beurard Valdoye semble tenter d’engendrer le processus inverse, une implosion, qui ramènerait la matière sur elle-même, pour revenir à certains points focaux d’où tout serait sorti.
C’est aussi le travail de collecte comme celui d’un Bartók, d’un Janáček, de tant d’autres.
Plaidoyer pro domo
Mais voilà que Wolpe lui n’apprécie que modérément ce « mélange sans hiérarchie des genres, cet aléa de choses, ces explorations incontrôlées, cette théâtralité d’events sans lien causal… » (288) : c’est un peu comme si Beurard-Valdoye anticipait ici les reproches qu’on pourrait lui faire après une lecture superficielle de ses livres. Wolpe, donc, furieux s’en va fulminant, raconte l’auteur et il eut tort ajoute-t-il car après maintes péripéties « l’espace construit en carré, les quatre allées diagonales entre les chaises [...] la mesure du temps enfin prouvaient l’intentionnel et confirmaient l’ordre classique. » (288)
Et l’élément le plus important serait sans doute « le fil continu du dire », selon une formule d’Hilda Morley (289)
De l’enregistrement
« Mais l’absence de notation me permet de rêver », écrit Patrick Beurard (292) citant Olson « tel ou tel magnétophone dernier cri ou toute forme d’enregistrement direct [...] / est mensonge / par rapport à ce que nous savons être advenu, le rêve / the dream / being /self-action »
→ remarque essentielle, qui rejoint mes réflexions sur la photographie. Mais aussi sur toute forme d’enregistrement. La pulsion photographique et la pulsion d’enregistrer, de garder, de se donner possibilité de revivre, de répéter, pulsion de répétition in fine, dont on sait bien qu’elle n’a pas toujours un destin très dynamique !
→ A rapprocher sans doute, mais là j’avance un peu sur des œufs faute de connaissance suffisante de l’œuvre, de la question posée par la reproductibilité techniques des œuvres d’art, selon Benjamin. Qu’est-ce qui se perd dès qu’il y a enregistrement ? La singularité ? La reproductibilité détruit-elle l’aura ? Ce qui advient n’est plus ce qui advient lorsque c’est reproduit puisque c’est advenu.
Et la mémoire, ce qu’elle fait de ce « qui advient » ; « tout cesse sans cesse », disait Beckett.
De l’humour (Beurard-Valdoye)
Il y a une dimension que je n’avais pas encore bien perçue chez Beurard-Valdoye, celle de l’humour. Il arrive que l’on rie bien en lisant ce livre. Autour de ce paradoxe : private joke publique !
Buckminster Fuller (via Beurard-Valdoye)
Présence dans ces pages de cet étonnant personnage que j’ai découvert à Montréal grâce à une exposition dans la Biosphère du Parc Jean Drapeau. Un drôle d’inventeur, avec des aspects Léonard de Vinci, un côté utopiste, un foisonnement (encore) d’intérêts qui ne pouvaient que séduire l’auteur du Gadjo ! Sans parler du fait qu’il a enseigné au Black Mountain College dont l’expérience est centrale dans tout le livre, en miroir parfois du Bauhaus.
Buckminster qui, enfant, avait eu de graves problèmes oculaires de telle sorte que faute de bien voir il apprit « à prévoir ».
→ la réalité est infiniment complexe et souvent ambiguë ou ambivalente la perception que nous en avons : l’art de l’écrivain consisterait à plier les mots (sans les détruire complètement) afin qu’ils puissent donner un aperçu singulier sur cette réalité, aperçu singulier (vue d’artiste) mais qui porte vers l’autre (perspective fuyant à l’infini).
De l’oreille (Olson)
Magnifique citation d’Olson : « ça se passe ainsi : l’oreille, l’oreille qui a collecté, qui a écouté, l’oreille, qui est proche de l’esprit au point d’être de l’esprit, au point d’avoir la vitesse de l’esprit. » (299)
Et Olson encore, avec Ruskin
« Ouvrir les yeux. Albers se référait sans doute à l’équation de John Ruskin : mille personnes parlantes pour une qui pense ; mille personnes pensantes pour une qui voit clairement. Il fallait être Ruskin pour ajouter : “To see clearly is poetry, prophecy and religion. All in one.”. Olson considérait que les poètes seuls étaient pédagogue. » (cité p. 301)
Et je ne peux ici m’empêcher de penser ici à mes réflexions concernant Raphaële George.
Rédigé par Florence Trocmé le 24 février 2014 à 15h40 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 22 février 2014 à 15h45 dans photomontages | Lien permanent
Seul (Raphaële George)
Je suis étonnée par les réactions à ma lecture en cours de l’œuvre de Raphaële George, venant soit de lecteurs qui la découvrent, soit de lecteurs qui l’ont beaucoup lue et aimée et qui sont heureux de la voir de nouveau présente, alors qu’elle semble si oubliée.
Je poursuis donc avec Psaume de silence, suivi de Journal, toujours édité par Lettres vives.
« L’homme est seul en lui-même, / terriblement distant des autres, malgré son envie de passer un peu dans tous les yeux qui ne sont pas les siens ». (10)
→ Sur le visage encore, la notion du vrai visage, elle n’emploie pas le mot de masque mais écrit : « en décollant à force d’étouffer cette deuxième peau qui adhère au visage, ce sont les figures anciennes qui remontent en nous, qui vivent à travers nous et pourtant hors de nous… » (13)
Et cela, terrible : « Nous les vivants, n’habitons en vérité / que les momies d’autres mondes perdus ».
→ Nous sommes ainsi faits d’une part essentielle d’altérité, sur tous les plans. Biologiquement et j’ai beaucoup repensé à cette émission qui désignait le ventre comme le second cerveau et qui évoquait l’incroyable quantité de bactéries que nous abritons tous, un zoo, un bestiaire intérieur nombreux de millions de milliards. Mais aussi génétiquement et historiquement, car nous sommes faits en très large part d’autre, de telle sorte que le pauvre petit moi n’est qu’une part infime de notre entité.
Penser (Raphaëlle George)
« Je dois penser, et que chaque pensée soit vraie / autant que l’est le ciel qui s’étend sous nos yeux ébahis. Rien n’est compris par nous ». (17).
→ Il y a un extrémisme presque violent, une radicalisation dans ce livre dont Jean-Louis Giovannoni explique bien les circonstances d’écriture : très peu de temps avant la disparition de Raphaële George, en avril 1985. Une radicalisation de la pensée qui me semble être apparue d’abord dans Les nuits échangées, s’amplifier avec L’Éloge de la fatigue pour sauter à la figure du lecteur, qui n’a plus d’échappatoire : « nous ne sommes que renaissance inachevée de la matière : toute voix qui parle en nous est celle d’un mort. » (20). Avec ce constat terrible, lorsqu’on sait quand fut écrit ce livre : « Tout se met à vivre à la dernière seconde / où nous sommes laissés » mais cela sans doute que l’on perçoit si intensément dans ces pages.
→ Et pourtant ici aucun désespoir solipsiste et stérile, comme chez tant d’autres. Et encore moins de complaisance (elle aussi si présente dans tant d’œuvres, même lorsqu’elle est masquée par l’artifice). La souffrance ici est ontologique, elle n’est pas délétère, elle renvoie plutôt à une dimension de pensée et une manière d’être qui ne s’expriment que très rarement. Comme si les œuvres d’art à quelques rarissimes exceptions près n’avaient pas ce potentiel d’aller si loin dans la confrontation avec le plus réel du réel : « faire corps avec l’origine, sentir la momie en soi. » (24)
Paradoxe encore (Raphaële George)
Car « il est tant de signes encore quand rien n’est écrit, mais pour les voir il faut écrire – paradoxe terrible. » (24)
→ Il me semble que c’est aussi à ce paradoxe qu’est confronté le lecteur de cette œuvre et que c’est cela qui la rend si fascinante. Il faut écrire/lire pour approcher ces signes avec la certitude que tenter de les écrire/lire c’est immanquablement les détruire. Mais on les aura peut-être entraperçus comme les fresques s’effaçant en un instant dans la Dolce Vita de Fellini. Elles auront laissé traces, actives (Didi-Huberman).
Nuit, aussi (Raphaële George)
Et toujours ce recours ambivalent à la nuit « la nuit nous divise et laisse monter en nous une lumière qui va contre le cycle ordinaire de la vie ». (26)
→ La nuit nous divise, nous dissocie, nous rebrasse, supprime l’illusion, laisse voir (lumière) ce qu’il en est vraiment de nous, hors ce que j’ai appelé notre « visage social », au sens très large. Dans la nuit, dans le sommeil, ce dont nous sommes faits se révèle, se réveille : « il y a en moi ce peuple de mots, ou ce peuple d’êtres, et c’est pour savoir ce qu’ils veulent dire que j’accepte de fermer les yeux. » (27) [Je ne peux pas ici ne pas penser à Hélène Cixous et à tout ce qu’elle écrit sur le sommeil, sur les rêves, sur les innombrables visites qu’elle reçoit, la nuit.]
Non désespoir (Raphaële George)
« Et puis soudain, / sentir que le monde est peuplé de mots en soi, / sentir ce souffle d’élévation vous grandir, / sentir que vos rêves de grandeur ont raison d’être, / que rien ne peut empêcher la parole ; qu’avant elle, il n’y avait pas de parole ; qu’avec soi ce sera toujours la première parole, parce que c’est la nuit, parce qu’on est cette petite lueur qui brille, parce qu’on croit, et que, sur cette seule foi, tout est sauvé. » (28)
→ Problématique bien sûr, peut-être à cause du vocabulaire, la nature de cette foi, mais il ne me semble pas qu’elle soit de nature religieuse. Il y aurait foi en quelque chose, sûrement, toute l’œuvre semble en témoigner avec ce que j’ai perçu comme des intonations mystiques. Mais ce serait une foi sans aucune transcendance. Très mystérieuse en fait et difficile à cerner. Mais une foi qui se montre ici comme le foyer vital et le moteur, sans aucun doute, de l’écriture, en dépit de la violente certitude de n’avoir rien à dire, comme elle l’écrit quelques pages plus haut.(23)
Le puits (Raphaële George)
et ma stupéfaction en découvrant cette métaphore, un peu plus loin, alors même que j’y avais eu recours, il y a quelques jours, à propos de Raphaële George : « chacun trouve au fond de son puits sa chose à soi. » (29) [j’avais écrit vers le 13 février : Comme si nous nous penchions sur un puits très profond qui nous permettrait toutefois de distinguer notre visage dans le cercle, tout en bas, très loin. Notre vrai visage et non pas notre visage social (au sens très large du mot)]
→Tant d’écritures ne percent pas la barrière de l’ego, si peu d’écritures passent le mur du soi, presqu’aucune ne se porte au-delà. Il se pourrait que Raphaële George soient de celles-là. Et pourtant ce n’est pas une écriture religieuse, mais plutôt véritablement poétique, en tant que pointe extrême d’une pensée non conceptuelle, confrontée aux puissances & à l’impuissance des mots et de la parole.
Stefan Wolpe (Patrick Beurard-Valdoye)
Je continue ma lecture de Gadjo Migrandt de Patrick Beurard et cette neuvième section qui fait une si belle part à la musique…. ici Wolpe en particulier (et j’écoute en transcrivant mes notes la sonate pour violon grâce à ce très formidable abonnement Qobuz, qui me donne accès à une discothèque impressionnante et me permet de multiples découvertes. [Ceci n’est pas de la pub !]).
Et je me souviens, lisant la biographie de Wolpe et cet exode permanent entre 1933 et 1938, que le projet de Patrick Beurard Valdoye est placé, tout entier, sous le signe de l’exil… et singulièrement l’exil de tous ces artistes qui ont dû fuir le nazisme. Le cycle des Exils.
Il est question quelque part à propos des pièces de la villa Moller de Loos, d’un engrenage d’espaces fluides et on a souvent ce sentiment lisant Beurard-Valdoye, il y a un glissement presqu’imperceptible entre des plans ou des lieux différents, par le biais de connexions dont les facteurs sont identifiables ou non, quelque chose qui sans doute a à voir avec les mécanismes de l’association. Et qu’il faut lire de ce fait en attention flottante, en se laissant porter par le flux. Il s’agit souvent de « nager dans les mêmes eaux d’un lac d’oubli. » (266).
→ Le processus de sédimentation, mémoire individuelle, mémoire collective, se moque de l’origine des matériaux, il brasse, redistribue et compose autrement, par couches successives, signifiantes plus tard pour l’archéologue. Et j’ai souvent eu le sentiment que Beurard-Valdoye menait un travail d’archéologue, à la brosse et à la petite cuiller bien souvent, c’est à dire minutieux et attentif au petit détail signifiant, à l’infime qui peut permettre de comprendre un pan immense de ce qui est là enfoui.
Wolpe et Beurard-Valdoye
Wolpe qui pensait que « l’œuvre ne pouvait toucher l’autre que dans la mesure où elle aurait transformé le compositeur ». (269)
Et cela tellement en résonance avec ce que j’écrivais hier sur l’origine enfouie de nos goûts sonores et musicaux : « Ces sons, ces souffles surgissaient du tréfonds pour irradier loin.’ (271)
Matière à rêve
[cet intertitre pourrait être celui d’une petite rubrique récurrente de ce flotoir, où j’inscrirai par exemple, la rencontre, de nuit, dans une église bien froide du Nord de l’Allemagne, de Buxtehude et de Bach.]
Ce serait souvent des rencontres et ici singulièrement, celle de Wolpe et de Klee qui « jouaient régulièrement en duo piano/violon. Ils étaient voisins de chambres. Bach, Beethoven. De Bach sans doute la sonate en sol majeur pour violon et clavecin n° 6 dont Klee avait fait une transcription graphique pour son cours. » (275)
« Lil 9 », dispositif
Ce qui est étrange, c’est qu’à certains moments, lisant cette section finale du livre de Beurard-Valdoye, on croit lire une pièce de théâtre, chaque nom de lieux ou de rivières faisant office de nom de personnage : concert de repons.
Et le donateur-créateur dans le tableau, toujours, avec ses petits apartés (que l’on peut reconnaître après l’indication « Les Sources », qui est le nom de la demeure de Patrick B.-V.), ainsi par exemple page 275 ce « you never know » qui renvoie bien sûr à Raphaële George : « rien n’est compris par nous ».
De la modernité (Stefan Wolpe)
« La modernité ne devrait pas traiter de structures ni de techniques mais de questions éthiques : quelle place pour l’artiste dans une société militariste et consumériste ? » (278) pensait Wolpe. À bon entendeur, salut !
Rédigé par Florence Trocmé le 22 février 2014 à 15h36 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 22 février 2014 à 15h26 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Auxeméry, tout en F
Auxeméry m’a donné à lire quelques très beaux poèmes de son futur livre, qui s’intitulera peut-être Lignes de Faille, une série dont tous les titres sont un mot commençant par F : Fibres, Façons, Ferveurs, Faces, Fièvres, Ferments.
Auxquels je me permets de lui suggérer d’ajouter, peut-être, Furies, Fouilles… (Furies semble le convaincre !).
« Saluer les éphémères, les laconiques, les nantis en silence – »
Étonnante résonance, bien inattendue a priori (mais idiot, l’a-priori, par définition) avec Raphaële George : « Ce qui aura été provient de ce qui ne fut jamais ».
Éloge de la fatigue (Raphaële George)
Après Les nuits échangées, voici Éloge de la fatigue, le second titre du volume de Raphaële George. Je trouve ces pages admirables et j’ai le sentiment de n’avoir pas lu depuis longtemps quelque chose d’aussi rayonnant, mais comme une matière noire, irradiant serait sans doute un plus juste mot.
Un éloge de la fatigue ? : « connaissance qui se livre par épuisements », elle qui seule « peut nous donner un peu de cette secrète intelligence / qui ne nous appartient pas » (45)
→ Ce passage me renvoie aussi à cet autre livre déjà évoqué dans ce flotoir, L’Absence réelle, échange de lettres entre Jean-Louis Giovannoni et Raphaële George. Jean-Louis Giovannoni se trouve alité, comme Joe Bousquet, alors que le livre en cours est dominé par la figure de ce dernier, Giovannoni qui est en fait atteint de rhumatismes articulaires et qui montre dans ces pages (comme le fait aussi, je crois, Michaux à propos d’un bras cassé), qu’un dérèglement de la machine à vivre induit d’autres états, d’autres pensées, voire un autre mode d’être
De la fatigue et de l’excitation
Il se pourrait que notre monde par son excitation folle et permanente engendre en réalité toujours plus de fatigue (notamment psychique) et veuille simultanément toujours plus la nier.
Apparition récurrente dans la presse du terme de burn-out : plus de combustible, plus d’énergie devenue non renouvelable, effondrement, arrêt de la machine à nier le temps et le tempo. La fatigue « annonce un trop-plein de savoir que nous évitons / préférant vieillir ignorants de nous-mêmes ». (47)
Du vent
« La fatigue vient avec la nuit, / nous pourrions croire que par elle nous communions, /nous respirons du même vent que tout ce qui appartient au cycle de la nuit et du jour » (46)
→ Ce qui fera toujours la spécificité de toute lecture, ce qui rend toute lecture toujours singulière, c’est qu’elle a lieu dans un contexte défini, non seulement celui de la personne qui lit, mais aussi celui du monde qui l’entoure. Chaque livre est ainsi comme embarqué à bord de chaque lecteur, pour un périple étrange et toujours unique, par définition.
→ Le vent, cette présence du vent ces dernières semaines, oubli du vent, le vent qui s’impose. Ce qu’on appelle sans doute un dur retour à la réalité du monde, des puissances en jeu, des catastrophes possibles, prévisibles, annoncées.
De la fatigue (Raphaële George)
Cet éloge de la fatigue est magnifique, parce que loin d’en faire un élément négatif, un empêchement, il la montre comme un puissant révélateur de la nudité de l’être, comme un état qui interdit le divertissement et qui dévitalise les prétentions de l’être humain, en « révélant l’Être au rien qui l’agit ». (64).
La fatigue nous familiarise avec la mort, elle appelle la nuit et le sommeil, nous confrontant quotidiennement à une forme d’anéantissement, de disparition. Devant la fatigue, il n’y a plus de maîtrise qui tienne, nous fait comprendre Raphaële George qui en fait ainsi non pas un outil (elle ne se commande pas, même si on peut la provoquer), mais une voie privilégiée d’accès à la vérité profonde de l’être.
De l’épuisement (Raphaële George)
Cette très belle notion de l’épuisement, épuisement du temps, des possibilités, des ressources, des recours.
Du son (avec Wolpe et Patrick Beurard-Valdoye)
Parmi les figures que ressuscite (c’est un mot souvent approprié à sa technique !) Patrick Beurard Valdoye, dont je continue Gadjo Migrandt, j’ai une prédilection pour des figures un peu oubliées ou méconnues. Ainsi ici de Wolpe, le musicien dont Patrick m’a souvent parlé et dont j’ai un peu écouté les œuvres. J’aime ces portraits sculptés par petites facettes, faits biographiques, anecdotes, interprétations de l’auteur : « le premier contact de Stefan Wolpe avec la musique contemporaine date d’un cadeau d’anniversaire par le grand-père russe : un train miniature. Les possibles variations de vitesse, les rythmes mécaniques spatialisés en boucle, les sonorités plus ou moins éloignées de Stefan, les interférences entre plusieurs sons déplacés, sont à l’origine de ce qu’il recherchait dans sa musique » (Gadjo Migrandt, 261)
→ que cherchent les musiciens quand ils composent (immense sujet que tentent d’aborder, parfois, les notes sur la création choisies pour Poezibao !?), que cherchons-nous dans la musique ? Je suis convaincue qu’il y a un fond enfoui qui nous attire vers certaines musiques et qui est lié aux premières sensations sonores, y compris in utero (relire les propos d’Alfred Tomatis à ce sujet). Nous sommes hantés par du sonore plusieurs semaines avant notre naissance, puis par le sonore indifférencié, reçu mais non décrypté, des premières années de notre vie, les sons du monde, les sons des voix, les sons qui bercent et ceux qui terrorisent, affolent…
Passion du son, en-deçà de la musique, aussi. D’où l’intérêt de toujours pour le travail de John Cage et cette remarque, de lui je crois, qui m’accompagne souvent « si un son ne te plait pas, écoute-le »…. Écouter le monde, de façon consciente ou flottante, le bruit de fond de l’univers, une passion centrale.
Montages (Patrick Beurard-Valdoye & co)
Toute cette séquence « Lil 9 » dans Gadjo Migrandt est une sorte de très beau montage autour de quelques thématiques et de noms de lieux ou de rivières, Wien, Spree, Hudson, un peu comme un matériau musical qui reviendrait à intervalles réguliers, thèmes de fugue et de contre-fugue. Il est d’ailleurs beaucoup question de musique dans ces pages, Cage, Varèse, Wolpe, Mahler, Schönberg dont les trajectoires croisent de façon très convaincante, voire éclairante, celles de Loos, Gropius, Charles Olson, Albers, Itten. On tourne toujours autour de cette époque si riche et qui est la source principale de l’inspiration de Beurard-Valdoye.
Et nous aussi lecteurs de créer des rapprochements, puisque il est aussi question d’Olson, qu’a traduit toute sa vie Auxeméry (voir le magnifique Maximus, publié à la Nerthe). Scène d’anthologie où Olson se tâte pour savoir s’il va se porter au secours de Twombly en train de se noyer, à moitié repêché par Rauschenberg. Auxeméry et Beurard Valdoye qui se croisent aujourd’hui dans ces pages du Flotoir ! :
comme si l'air
recommençait une autre
histoire par un autre homme
(Olson, cité ici)
De la traduction
J’enfonce bien sûr une porte ouverte, mais j’ai retenu ce petit passage de la préface d’un bien vieux livre, Das rechte Wort, le mot juste, de Marcq et Guierre, paru chez Vuibert en 1966.
« Une erreur fréquente consiste à considérer les langues comme des listes exactement parallèles de mots dont chacun désigne tel objet, telle idée ou telle action donnés. Selon cette opinion, apprendre une langue, c’est apprendre à mettre de nouvelles étiquettes sur des objets déjà connus. [Or] apprendre une langue ne consiste pas à faire le très médiocre effort de pure mémoire nécessaire pour retenir une nomenclature ». Il faut, poursuivent les auteurs, « s’attacher aux mots qui constituent la “structure” de la langue : conjonctions, adverbes, pronoms et surtout verbes et prépositions. [...] Apprendre une langue étrangère, c’est envisager l’action d’un point de vue nouveau, c’est pénétrer dans un décor d’images inconnues, car le monde ne s’organise pas, antérieurement à la vision qu’en ont les hommes, en catégories d’objets ou d’idées qui reçoivent nécessairement une désignation dans chaque langue. »
C’est cela que je ressens, si bien, en travaillant l’allemand : cette langue traduit une autre façon d’être au monde, un autre rapport aux choses, reflète une autre manière d’être immergé dans la réalité. Et c’est un des aspects les plus passionnants. Cela aussi qu’exprime souvent très bien Georges-Arthur Goldschmidt dans ses livres. Cela qui doit être présent à l’esprit lors de toute rencontre, quels qu’en soient le but, la visée, entre des Français et des Allemands. Cela aussi qui peut expliquer tant d’incompréhension : « les Allemands ne sont pas des Français qui parlent allemand » (source)
C’est sur cette difficulté que j’ai butée, de façon prononcée, ces derniers mois et qui semble un peu levée aujourd’hui : vouloir traduire mot à mot en allemand ma pensée en français, laquelle est souvent compliquée, faite d’emboîtements, avec beaucoup de relatives, … Résultat : Kauderwelsch, comme disent les Allemands, autrement dit charabia, sabir ! (intéressants d’ailleurs tous ces mots pour dire cela !)
D’une lettre d’Auxeméry
Et je reviens à Auxeméry qui répond à mes propos, ci-dessus. Il m’écrit :
« Un poème est un animal qu’il faut dompter, faire entrer dans la maison commune… [...] je vis dans le doute permanent, comme vous savez, et je suis à chaque instant au bord de me dire que je vais physiquement disparaître de tout horizon« poétique »… Mais là évidemment j’ai tenté de forcer les portes, et ce sont des portes où je me destine à cette disparition, où ce n’est pas le corps qui s’absente de la surface du réel, mais c’est tout le fonctionnement de la machine humaine qui va se trouver englouti dans l’inanité substantielle, celle de la langue elle-même… Nous sommes, nous humains, des animaux qui hésitons entre l’ennui et l’horreur de nous-mêmes (voir Schopenhauer, Nietzsche, Adorno etc.) et la seule fonction qui nous soit accordée (par un décret du divin Rien ! – qui est Tout !) c’est d’user de cet instrument d’être qui s’appelle la parole et le langage… »
Serge Martin
avec en conclusion provisoire mais me semble-t-il bien appropriée, cette remarque de Serge Martin :
« Ce sur quoi on travaille nous trouve »
(Serge Martin, in émission « Du jour au lendemain », 4 décembre 2013).
Rédigé par Florence Trocmé le 21 février 2014 à 18h27 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent