Baudouin de Bodinat et Atget
Baudouin de Bodinat, Eugène Atget, poète matérialiste. Beaucoup aimé ce petit opus. Tout est réussi, le texte, mélancolique, qui retrace le parcours d’Atget, peu de choses, très peu de pages, mais cela dresse une silhouette fragile, un peu fantomatique ; des photos, une dizaine avec des citations, dont on ne découvre les sources qu’à la fin du livre, si bien qu’on a pu un instant imaginer qu’elles étaient phrases d’Eugène Atget lui-même (essentiellement de Bataille, une de Marx, une d’Adorno). La mise en œuvre du livre est superbe, bien dans la ligne de ce que recherche Vincent Pélissier, l’éditeur de la revue Fario. Extrême soin dans tous les détails pour ce livre dont il est dit qu’il est « un livre de février ».
Et de là, réflexions autour de Vincent Pélissier qui édite mélancolique et magnifique. Un éditeur extrêmement exigeant, une de mes grandes admirations dans ce milieu (il travaille un peu comme Antoine Jaccottet, mais je sens chez lui une touche d’humanité et de modestie supplémentaires et il y a peut-être chez les deux, un rapport important et complexe avec leurs pères respectifs. et au demeurant, Vincent Pélissier a publié un beau livre, Toucher terre, (voir ici dans ce Flotoir) au bruit du Temps, la maison d’Antoine Jaccottet).
Marie Stuart, Joseph Brodsky et André Markowicz
Joseph Brodsky, Vingt Sonnets à Marie Stuart, version originale russe, version anglais de Peter France et de l’auteur, traductions françaises de Claude Ernoult (1987) et d’André Markowicz (2013), éditions Les doigts dans la prose, postface d’André Markowicz, 2013
Il fallait mettre en tête de cette note les références complètes du livre. Car les choses se jouent ici sur de multiples tableaux avec des effets de réflexion (aux deux sens du mot) presque vertigineux. Le livre propose Vingt sonnets écrits par Joseph Brodsky, dans pas moins de quatre versions : l’original en russe, la traduction en anglais par Peter France et l’auteur lui-même et deux traductions en français, une de Claude Ernoult et une d’André Markowicz. Le lecteur est amené à circuler constamment dans le livre et même s’il n’est hélas pas lecteur ni même déchiffreur du russe, il peut jongler avec les trois autres versions et cela d’autant plus que le livre est tête-bêche avec au cœur la postface d’André Markowicz. Bien éclairante sur les enjeux de la traduction, ses évolutions.
Donc il y a emboîtement des figures et des regards. Figures ? Marie Stuart, la reine, avec pour l’auteur Brodsky plusieurs liens : un film vu en URSS dans la première jeunesse qui lui-même suscite un amour pour l’actrice Zarah Leander, à laquelle ressemblera fortement une femme aimée plus tard, Marie Stuart dont il retrouve un jour la figure de pierre au Jardin du Luxembourg à Paris où il séjourne longuement après son expulsion d’URSS en 1974. Tout cela fait dire à André Markowicz que « Les vingt Sonnets à Marie Stuart sont un hymne à la mémoire, à la mémoire absurde et incongrue, peut-être, mais à la mémoire – et à l’Europe. »
Emboîtement des regards aussi, celui de Brodsky et du traducteur anglais sur l’original, celui des deux traducteurs français (oh combien différents !) sur le russe et sur l’anglais et le regard du lecteur qui a parfois l’impression d’être pris dans un processus de traduction en abîme, auquel il participerait d’ailleurs lui-même, avec corrélé un sentiment de vertige temporel. D’autant que l’aspect hymne à la mémoire si bien souligné par Markowicz fait naître chez ce lecteur ses propres souvenirs incongrus (cinéma, Luxembourg, statues de pierre, etc. à l’infini et différemment pour chacun…)
On a envie de reprendre ici, pour ajouter encore un regard de biais, la citation d’Adorno donnée dans le livre de Baudoin de Bodinat sur Atget : « le passé récent se présente toujours comme si c’était une catastrophe qui avait amené sa destruction » (extrait des Minima Moralia).
Enfin le moins passionnant n’est pas la traduction de Markowicz qui pourrait être considérée, en sa réalisation même, comme un traité de traduction. À ne pas mettre dans toutes les mains et sous tous les yeux sans doute (pour mieux comprendre se référer au troisième sonnet donné ici, dans l’anthologie permanente de Poezibao). Une traduction qui à certains paraîtra iconoclaste mais qui est, ô combien, parlante ! Et dont Markowicz explique très bien les raisons d’être : avant tout saisir l’intonation, puis jouer avec les références. Ce qui l’amène à en inventer à l’intérieur de la traduction, pour être fidèle au texte (on aimerait introduire une discussion serrée là-dessus entre Markowicz et Auxeméry). Concernant les références russes, incompréhensibles pour le lecteur français même très cultivé, Markowicz écrit : « J’ai pris le parti de les changer pour des références françaises, tout aussi limpides (du moins je l’espère). J’en ai ajouté d’autres – quand j’ai pensé que jouer ainsi permettait de rester au plus près de ce que je sentais être l’intonation. J’ai très soigneusement conservé la forme du sonnet de Brodsky [...] Au total, l’enjeu était bien de reconstruire en français une mémoire ironique des ruines russes devenues françaises tout en restant totalement russes – mais des ruines vivantes et vibrantes. »
Cela fonctionne admirablement, à condition de faire confiance au traducteur. En sachant qu’il est un connaisseur essentiel du domaine russe (il a traduit tout Dostoïevski et tout Gogol, des pièces de Pouchkine et en collaboration avec Françoise Morvan, l’intégralité du théâtre de Tchekhov). Ce qui a mes yeux légitime sa démarche singulière et la rend non seulement convaincante mais très prenante.
De l’énergie (Ricardo Chailly)
Vu un intéressant documentaire sur le chef d’orchestre sur Arte, dimanche en fin de journée. En fait il est devenu le chef du Gewandhaus de Leipzig, présenté dans le film comme le noyau de tous les grands orchestres symphoniques allemands. On assiste à des répétitions de deux symphonies de Mahler, à celle de la Bohême de Puccini, on le suit en famille, avec ses petits-enfants et surtout à sa table de travail.
Ce que je retiens c’est la notion d’énergie : les musiciens en parlent à son propos, disant qu’il ne lâche rien, et qu’il est présent dans chaque note de la première à la dernière.
Je me rends compte petit à petit de l’importance de cette notion en art. Dans la vie quotidienne, aucun souci de ce côté-là sauf très ponctuellement, accidentellement presque, j’en aurais même presque trop. Mais en art, c’est tout autre chose. Je peux y réfléchir pour l’instant à partir de la pratique du piano, qui me permet de ressentir, très concrètement, à quel point il est difficile d’investir un passage même court de bout en bout. Je pense aussi à tous les propos d’Antoine Emaz, tellement attentif à cette notion dans le poème et au rapport qu’il fait entre forme et énergie, dans son idée d’une forme-force, ou d’une force-forme, un élan au fond d’où va pouvoir naître, peut-être, le poème. Et comme le niveau de cette énergie est déterminant pour la réalisation de celui-ci. Me reviennent en tête aussi les propos de Celibidache qui autant que je me souvienne ne parle pas d’énergie mais de cette nécessité que toute la pièce soit contenue dans la première note. Lui-même expliquant que quand il a pris conscience de cela, il lui a fallu tout reprendre à zéro, ne pouvant vivre cela au début que dans de courts fragments. Lui en est finalement venu à l’intégrale des symphonies de Bruckner, entre autres et moi j’en suis toujours à trois mesures et encore, et je sais que je n’irai pas très loin, mais j’irai…. Et il se peut que cela passe par un autre défi, que Chailly a un tout petit peu abordé, apprendre par cœur. Pour être dans la musique et que l’énergie ne soit pas déviée par la lecture de la partition, le mouvement des yeux entre cette dernière et le clavier, etc. Il faudrait le tenter sur une ligne maximum… quatre mesures, est-ce injouable ?
De l’aiguille, du papillon et de l’attention (Rilke et Goethe)
Je poursuis ma lecture pour le moins syncopée du magnifique Phalènes de George Didi-Huberman qui s’interroge « sommes-nous vraiment mieux lotis que les papillons ? » (165) ; et même si cette manière de lire n’est pas toujours voulue, elle a le mérite de me rendre encore plus sensible, sans effet de lassitude, à ce texte magnifique, en fait une collection d’articles, de préfaces (mais pour une fois, cela n’est pas gênant, car la cohérence de la démarche est respectée. Ce sont des fils de recherche qui ont couru dans le temps et qui sont ici rassemblés, légitimement, ce qui est si rarement le cas dans ce genre de construction, bien trop souvent fourre-tout pour rassembler en un seul livre, inégal, ce qui a été publié ici ou là, fin de la parenthèse !)
Donc ce nouveau chapitre au titre terrible : « L’aiguille et le papillon ou le dispositif du silence perçant ». Avec un focus sur Rilke. Passionnant et très fécond. Avec en exergue, cette citation du Testament de Rilke, dans la traduction de Philippe Jaccottet : « le principe de mon travail est une soumission passionnée à l’objet qui m’occupe, auquel, autrement dit, mon amour appartient. » Ce qui renvoie sans doute à une citation de Jean-Yves Masson à propos de Goethe :
« Oui, il se peut bien que le génie soit d’abord une extrême capacité d’attention, me dis-je ce jour-là en observant Goethe – d’attention à ce monde que la plupart des gens traitent comme s’il allait de soi. De cette capacité de prêter attention au réel, et donc de s’en étonner, naît la faculté de créer des relations, de mettre en rapports réciproques les choses les plus éloignées qui échappent à l’attention ordinaire, sans que ces rapports semblent arbitraires. » (Jean-Yves Masson, L’Incendie du théâtre de Weimar, Verdier, 2014, p. 77)
Mélanges et transfixation (Prokofiev, Rilke et la mort du père)
J’écoute les sonates violon piano de Prokofiev (qu’étrangement je ne connaissais pas encore) dans la version de ce tout jeune violoniste Benjamin Beilman (au piano Yekwon Sunwoo) dont on commence à beaucoup parler. Toutes thématiques pour moi riches de très fortes associations, je relis les pages de Didi-Huberman consacrées à Rilke et à Malte Laurids Brigge et m’aperçois que je les lis différemment, à quelques jours de différence, parce que je suis passée par la lecture des Vingt Sonnets à Marie Stuart.
Quelle frappante analogie par exemple, entre la statue de pierre du jardin du Luxembourg et tout ce qu’elle suscite et ces mots des Cahiers de Malte Laurids Brigge, en une « situation d’écriture réminiscente qui ne devait rien à l’énoncé pur et simple de souvenirs personnels » (166) : « partout des êtres y souffrent de réminiscences. Partout la mémoire vire au symptôme, à la maladie, à la mort qui revient toujours. Ainsi dans cette simple chose, cette chose misérable et affaissée vue à la Salpêtrière : une “masse énorme incapable de se mouvoir”… Et ce n’est rien d’autre qu’un homme : un malade, un “corps sans volonté”, une imago adulte virant à l’état – mais disproportionné – de larve. » (167) (et là encore tant de réminiscences pour moi aussi).
Tout ce chapitre de Didi-Huberman tourne sur la relation de la mort du père, à laquelle Rilke n’aura pas assisté et à la terrifiante dernière volonté de ce père : que son cœur soit transfixé. « Comme le Christ au crépuscule, comme le vampire à l’aube, comme le papillon en tous cas, le père veut être transfixé avant d’être enseveli : il veut qu’on lui perfore le cœur » (172)
Et plus loin, cela : « Seule la seconde mort – cette mort absurde et pourtant si nécessaire, cette mort d’un mort, cette mort au second degré – semble donner au destin la possibilité de s’inscrire symboliquement et de faire image. Elle seule donne lieu à regard, à partir d’elle seule s’instaure la situation d’écriture “voyante” et réminiscente. » (175).
Rilke et Raphaële George
Autre écho sidérant (oui, je sais, usage répété de ce mot mais ce n’est pas abus, à certains moments le choc des particules mémorielles, dans le for intérieur, a quelque chose de stupéfiant et il y a là un mécanisme dont je n’ai pas encore compris vraiment les ressorts).
Didi-Huberman écrit : « Il n’est pas fortuit que tout le début des Cahiers de Malte Laurids Brigge soit marqué par le leitmotiv : “j’apprends à voir”. Apprendre à voir les visages, surtout lorsqu’ils laissent échapper leur “doublure, le non-visage” ou leur “forme creuse”, leur “visage du dedans” (177) : comment ne pas être frappée par l’analogie avec tous les propos, eux-mêmes très troublants de Raphaële George sur le visage : « la nuit annonce un visage intérieur / visage qui ne peut ignorer la façon dont je mourrai… ». (voir ici)