Mahler
Hier, grâce à Patrick Beurard Valdoye qui me le signale, vu un magnifique documentaire d’Arte sur Mahler (co-écrit par Catherine Sauvat, réalisation d’Andy Sommer, encore visible jusqu'à ce soir). Avec interventions nombreuses d’Henry-Louis de la Grange (le grand spécialiste de Mahler) et de Claudio Abbado (mais aussi de Thomas Hampson, de Daniel Harding, de Boulez, qui n’est pas le plus intéressant d’ailleurs). Le plus magnifique est Abbado et le film se clôt d’une façon bouleversante qui met au bord des larmes : la fin de l’adagio de la IXe symphonie, suivie d’un long moment de silence, et où on voit le visage et les mains d’Abbado comme suspendus dans le vide, comme entre la vie et la mort. Aujourd’hui, alors qu’il a disparu il y a si peu de temps (ce 20 janvier 2014), ces images n’en sont que plus émouvantes.
Abbado a aussi cette expression extraordinaire pour parler d’une sonorité donnée chez Mahler : le bruit de la neige tombant sur la neige.
Le film retrace la vie de Mahler, la direction de l’opéra de Vienne, les séjours d’été au bord du lac Wörthersee à Maiernigg, dans une toute petite maison aménagée spécialement pour qu’il puisse composer à l’écart de toute distraction. Le film évoque aussi bien sûr la rencontre et le mariage avec Alma, la mort de l’une de leurs deux filles, la rencontre d’Alma avec Gropius, la fin de la vie à Toblach, dans les Dolomites, le dernier voyage à New York, la maladie et la mort du musicien, ainsi que la composition des principales œuvres.
Tout cela évoqué si magistralement dans le dernier livre de Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt (voir la note de Françoise Clédat). À reprendre maintenant, riche de toutes ces données du film.
Jean-Louis Florentz
Le dernier numéro de la revue Orgues nouvelles consacre un important dossier à Jean-Louis Florentz. J’ai pu trouver sur Qobuz et écouter notamment un extrait des Laudes, « harpe de Marie » et Debout sur le soleil. Sur le disque de Frédéric Champion, qui propose l’extrait des Laudes, il y a une magnifique Suite de Maurice Duruflé avec dans le Prélude un petit thème qui me transporte. Sans doute a-t-il un rapport avec les ritournelles fondatrices.
De la faille (Françoise Clédat)
Bel écho de Françoise Clédat autour des notes du dernier flotoir et du thème de la faille, introduit par Antoine Emaz.
« [la] "faille", que tout livre contient, j'en suis bien d'accord, et même de mettre [le mot] au pluriel, tout livre a ses failles. Mais c'est au singulier que je le retiens. Car c'est un très beau mot. Le mot de l'être. On vit, on écrit avec. Écrire c'est reconnaître la faille en soi, c'est l'admettre dans son écriture, c'est s'avancer en la risquant et ceux que nous admirons le plus sont ceux qui l'ont risquée le plus. »
De la faille (Antoine Emaz)
Une autre réaction, d’Antoine Emaz lui-même cette fois
« Tu as tout à fait raison de lier mon refus de l'admiration inconditionnelle et l'expérience du Bouchet : comme ne pas être piégé deux fois...
C'est drôle comme certaines œuvres aident leur lecteur alors que d'autres le dévorent. »
→ Il en est ainsi des œuvres, il en est ainsi des êtres humains et des rencontres. Certains et certaines donnent des ailes, viennent précisément alimenter cette énergie créatrice dont il était question ces derniers jours dans ces pages, alors que d’autres la captent à leur profit ou bien l’étouffent par leur puissance (et là on ne peut que s’incliner et éventuellement fuir ou passer son chemin si on n’est pas de taille à résister, tout le monde ne peut pas combattre avec l’ange !), alors que d’autres le font par jalousie ou esprit de compétition. Là aussi, il est préférable de passer son chemin !
Le jugement, y compris le jugement artistique c’est aussi cela : discerner ce qui nous nourrit et nous porte, ce qui alimente en nous le sentiment de la vie et ce qui nous subjugue peut-être mais nous souffle comme une pauvre bougie ou nous souffle comme une explosion. Tout en acceptant aussi de sortir de nos zones de confort. Très difficile équilibre.
Dialogues
Intenses dialogues par mail, avec plusieurs amis, depuis deux ou trois jours, mais précisément des dialogues qui portent, qui relancent l’énergie. Soit autour de Mahler, soit autour de la dernière parution du flotoir et des thèmes de l’énergie et de la faille.
De l’énergie (Jean-Louis Giovannoni)
Lui aussi est frappé comme d’autres de mes lecteurs par la phrase de Celibidache.
« Oui, toute note doit être tenue, non seulement dès la première mais aussi dans les suivantes car chacune est le passage des autres, leur témoin, leur lieu d’appel. Dans un texte, tout est lié à un même mouvement, et ça de la première note à la dernière ; d’une certaine façon, toute note où qu’elle soit dans la continuité des phrases, est toujours la première d’une autre, y compris la toute dernière qui annonce le silence. »
→ tellement ressenti cela dans l’interprétation de la 9ème de Mahler par Chailly regardée hier sur le site d’Arte. Et la difficulté qu’il doit y avoir à lier ce matériau considérable, à la proliférante richesse, à la polyphonie impressionnante, à l’inimaginable complexité et à la totale singularité (Henry-Louis de la Grange) pour que chaque instant semble naître du précédent et mener vers la fin sublime, cette suspension de la musique dont on ne dirait pas qu’elle s’arrête mais qu’elle s’en va ailleurs. Et là bien sûr la double expression des visages, celui d’Abbado déjà évoqué et celui aussi de Chailly et ce silence impressionnant de la salle, dans les deux cas. La musique n’est pas terminée, elle nous a emmenés ailleurs. Ce qui est rarissime. Ne se sent-on pas toujours un peu orphelins après la fin de la musique ? Quand on pense que c’est une des toutes dernières œuvres de Mahler, c’est un message magnifique.
Jean-Louis Giovannoni qui poursuit : « La phrase de Celibidache est juste et en même temps sujet à questions. Si tout se passe bien, les mots arrivent à bon port avec la bonne charge. Mais cela arrive rarement. Ce qui arrive, le plus souvent, c’est que nos mots se font parasiter par d’autres qui cherchent eux aussi la sortie ; des textes poussent à même ceux que l’on a sollicités de nos vœux. C’est là qu’il faut savoir couper, séparer, et renoncer à ce qui s’est associé à la venue de nos mots. Mais il faut savoir aussi accueillir cette dissonance : elle est nôtre autant que l’agencement harmonieux que nous désirons tant. » → Ce qui rejoint les mots d’Antoine Emaz sur la stridence.
De l’attention (Jean-Louis Giovannoni)
Remarque, aussi, de Jean-Louis Giovannoni, très belle, sur la question de l’attention.
« Je pense comme toi que l’attention, c’est-à-dire l’extrême disponibilité à ce qui émerge au présent, est nécessaire pour permettre la venue d’un texte. Écrire, c’est séparer, en sachant aussi que ce que l’on ôte reste toujours inscrit en creux dans ce que l’on donne à lire. L’écriture est, de par nature, polyphonique. Le problème, c’est de savoir si l’on peut ou pas suivre toutes ces voix. L’écriture, c’est une succession, et ce qui ne peut faire surface, travaille en creux. En absence. »
→ L’extrême disponibilité à ce qui émerge, n’est-ce pas ce que recherchait Mahler dans sa petite maison sur le lac à Maiernigg, n’est-ce pas ce que sans fin pratiquait Valéry, à l’aube, dans son bureau (belle évocation de la figure valéryenne dans le petit livre, simple, de Martine Rouart, La Cuisinière de Mallarmé, en attendant la lecture du Valéry de Benoit Peeters qui vient de sortir et que j’ai reçu hier).
Rilke et Michon
Le propre d’une grande œuvre, c’est sans doute que la lisant on a l’impression de la retrouver partout. Dans son expérience personnelle (c’est tellement puissant avec Proust par exemple) mais aussi dans d’autres livres.
Lisant, dans le début des Cahiers de Malte Laurids Brigge, l’impressionnant passage sur les visages, le visage unique que présentent certains, souvent les plus pauvres et démunis, les visages multiples que présentent tant d’autres, je pense à la fois à mon expérience personnelle et à un livre. (lire ici, p. 4, le texte de Rilke)
Expérience personnelle avec ce jour où j’ai vu, avec effroi et stupéfaction, un tout autre visage chez une personne connue, alors qu’elle avait quitté le cercle pour se mettre à esquisser une danse sur une musique qui venait de résonner. Expression jamais vue chez elle encore, jamais revue mais qui a laissé quelque chose d’indélébile, comme ouverture sur un gouffre : « peu à peu apparaît alors la doublure, le non-visage, et ils sortent avec lui » (Rilke, traduction de M. Betz)
Expérience de lecture avec cette scène qui me revient si souvent en tête. Michon, qui pense avoir enfin trouvé la voie, après des mois d’acharnement, dans la rédaction de ses Vies Minuscules et qui prend l’autobus le lendemain matin de sa nuit d’écriture ininterrompue et qui voit tous les passants « comme des Velasquez ». (in Le Roi vient quand il veut, Propos sur la littérature, Albin Michel, 2007, un livre essentiel à mon avis pour les créateurs. C’est un recueil d’entretiens, avec les défauts du genre, mais c’est un livre d’une fécondité extraordinaire.)
Rilke a raison : il faut apprendre à voir.
Je retrouve le texte exact de Michon et le transcrit ici : « C’était un matin dans un bus, je n’avais pas couché chez moi et je rentrais pour écrire, je repassais en esprit des phrases que j’allais mettre noir sur blanc. Je relève la tête, il y avait une femme en face de moi, ni belle ni laide, ni vieille ni jeune, et elle m’est apparue à l’instant avec violence comme un Vélasquez. C’était prodigieux. C’était trop fort, trop plein. J’ai détourné le regard pour y échapper et debout, il y avait un autre Velasquez avec un attaché-case et derrière des petits Velasquez avec des cartables, des princes superbes et des nabotes, toute la cour d’Espagne à l’heure de pointe dans un bus. » (op. cité, p.68)
→ j’ai maintenu la distorsion entre mon souvenir de lecture et la réalité, car c’est cela aussi lire, déformer le souvenir de ce qu’on a lu !
Et Rilke ? :
« Mais la femme, la femme : elle était tout entière tombée en elle-même, en avant, dans ses mains. [...] La femme s’effraya, s’arracha d’elle-même. Trop vite, trop violemment, de sorte que son visage resta dans ses deux mains. Je pouvais l’y voir, y voir sa forme creuse. Cela me coûta un effort inouï de rester à ces mains, de ne pas regarder ce qui s’en était dépouillé. Je frémissais de voir ainsi un visage du dedans, mais j’avais encore bien plus peur de la tête nue, écorchée, sans visage. » (op. cité, p 6)