« mars 2014 | Accueil | mai 2014 »
Rédigé par Florence Trocmé le 26 avril 2014 à 15h34 dans photomontages | Lien permanent
De la gloire (Rilke)
« Je ne connaissais pas encore la gloire, cette démolition publique d’un qui devient et dans le chantier duquel la foule fait irruption en déplaçant les pierres. »
„Denn da begriff ich noch nicht den Ruhm, diesen öffentlichen Abbruch eines Werdenden, in dessen Bauplatz die Menge einbricht, ihm die Steine verschiebend“.
Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction Maurice Betz, p. 74.
Je préfèrerais : « de celui qui est en devenir et qui voit son chantier envahi par une foule qui en déplace les pierres »
Rilke continue et c’est là que parfois la traduction de Betz me semble vraiment difficile, qu’on en juge.
« Jeune homme quelque part en qui monte je ne sais quoi qui te fait frémir, profite de ton obscurité. Et si te contredisent ceux qui font fi de toi, et si t’abandonnent tout à fait ceux avec qui tu fréquentais, et s’ils veulent t’extirper, à cause de ta chère pensée, qu’importe ce danger visible qui te concentre en toi-même auprès de la maligne hostilité, plus tard, de la gloire qui te rend inoffensif en t’épandant.
„Junger Mensch irgendwo, in dem etwas aufsteigt, was ihn erschauern macht, nütz es, daß dich keiner kennt. Und wenn sie dir widersprechen, die dich für nichts nehmen, und wenn sie dich ganz aufgeben, die, mit denen du umgehst, und wenn sie dich ausrotten wollen, um deiner lieben Gedanken willen, was ist diese deutliche Gefahr, die dich zusammenhält in dir, gegen die listige Feindschaft später des Ruhms, die dich unschädlich macht, indem sie dich ausstreut.“
Je m’essaie donc à une autre traduction :
« Et toi, jeune homme, où que tu sois, toi en qui monte quelque chose qui te fait frémir, tire profit de ce que personne ne te connaît. Et s’ils te contredisent, s’ils te tiennent pour rien, s’ils t’abandonnent, ceux que tu fréquentais, s’ils veulent t’éliminer, en raison de tes chères idées, qu’est-ce donc que ce danger-là, qui te concentre en toi-même, en regard de la malignité d’une future célébrité, qui te neutralisera en te dispersant. »
→ Ces pages sont vraiment essentielles, en un temps qui ne cesse de gâcher les talents les plus prometteurs, en les mettant beaucoup trop précocement sur le devant de la scène, qu’il s’agisse d’écrivains, d’artistes, de musiciens.
Valère Novarina
“L’homme n’est plus jamais montré au lointain : tout apparaît toujours dans ce martelage et cette saturation du gros plan, du plein feu. Suréclairé et de plus en plus près : pour que l’on puisse toucher l’Homme, le prouver. Alors qu’il est intouchable et incompréhensible parce qu’il n’est personne et parce qu’il est personne. Il est l’animal qui s’échappe, la bête qui se sauve.”
Valère Novarina, L’Envers de l’esprit, 2009, source
→ photo, cinéma, étroitesse du champ romanesque qui ne sait plus la plupart du temps embrasser la foule, mais focalise (ce mot, seul !) sur l’égo.
De la carte postale
Je lis La Théorie de la Carte postale de Sébastien Lapaque. Qualité de l’écriture et intérêt du sujet : la carte postale fait-elle partie de ces institutions destinées à disparaître à l’ère de la communication toute électronique ?
Le livre toutefois aurait gagné à être réduit d’un bon tiers, on s’enlise par moments, l’écrivain donne le sentiment de tirer à la ligne dans certaines énumérations. Il parle beaucoup de poésie mais ne me semble pas connaître la poésie contemporaine. Il s’arrête à Paul-Jean Toulet (belles pages sur ce poète).
Très représentatif en cela d’un courant très fort chez des personnes cultivées : une connaissance de la poésie qui n’inclut pas du tout la période contemporaine et qui s’arrête au mieux dans les années 50/60, à Char pourrait-on dire.
Deux vulnérabilités
Nous avons deux (a minima !) immenses vulnérabilités : la vulnérabilité environnementale au sens le plus large et la vulnérabilité technique, due à la confiance bien trop forte mise dans les techniques en tous genres, nucléaires, informatiques, etc., appuyée sur le manque de modestie et de réalisme des créateurs de ces technologies et la course effrénée au profit. Autant dire que l’avenir me semble souvent bien sombre.
Cette semaine mes deux plateformes de travail, Typepad qui héberge Poezibao et le Flotoir et Scoop.it ont toutes les deux fait l’objet de graves attaques dites Ddos, qui consistent à saturer complètement leurs serveurs par envoi massif de mails, pour les rendre inaccessibles aux usagers. Les deux ! Alors qu’ils marchent nickel depuis plus de dix ans pour l’un, et deux ou trois ans pour l’autre…. Et Typepad a eu beaucoup de mal à parer l’attaque, les sites ont été inaccessibles des heures de suite, plusieurs jours de suite. Et il y a eu du chantage à la clé, demande de paiement en échange de la cessation de l’action.
Méthode
Se donner le droit de lire sans rendre compte ! Permettra de lire davantage, car le poids du compte à rendre ne pèsera pas autant. Lire, feuilleter des livres de poésie, plus largement parmi tous ceux que je reçois, sans aucune obligation ni contrainte. Lu ainsi avec grand bonheur les deux derniers livres de Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint Maur et Issue de retour et un des livres récents de Laurent Albarracin, Le Ruisseau, l’éclair.
Rédigé par Florence Trocmé le 26 avril 2014 à 15h31 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: carte postale, Jean-Louis Giovannoni, Laurent Albarracin, Malte Laurids Brigge, méthode de lecture, pirates informatiques, Rilke, Sébastien Lapaque, technique, Valère Novarina, vulnérabilité
Prokofiev
J’écoute la sonate pour violon et piano en fa mineur (une de mes tonalités fétiche !), op. 80. Et j’entends dans les deux mouvements lents comme un écho au superbe concerto pour violoncelle n° 1 de Chostakovitch visionné hier sur medici.tv dans la version d’Edgar Moreau avec Tugan Sokhiev et l’orchestre du Capitole de Toulouse. Écho en particulier avec, à la fin du moderato, le très court instant à la limite du silence avec le violoncelle et le célesta, seuls.
La sonate n° 1, op 80 de Prokofiev a été terminée en 1943 mais une part des principaux thèmes avaient été ébauchés dès 1938, alors que sept millions de Russes avaient été arrêtés, parmi lesquels Mandelstam.
J’avais été très emballée par mes écoutes répétées sur Qobuz de ces sonates par le tout jeune violoniste Benjamin Beilman dont c’est le premier disque, je crois et je me suis empressée d’acheter ce CD.
Cette sonate débute par un magnifique andante assai avec des effets sonores comme hallucinés en glissandi et pizzicati presqu’irréels.
Dans le début du troisième mouvement, autre andante (4 mouvements dans cette sonate dont la structure aurait été inspirée au musicien par Haendel, andante assai, allegro brusco, andante et allegrissimo), il y a comme une petite nappe sonore au piano soutenant, portant, une admirable ligne au violon. Puis un semblant de dialogue entre les deux instruments, peut-être plus qu’un dialogue, une double manière d’aller et de creuser la durée.
Valéry, les derniers jours
Toute la fin du livre de Benoît Peeters (Valéry, tenter de vivre) est très émouvante, et notamment l’évocation de la mort de Valéry.
C’est un excellent livre, de conception personnelle et originale, qui mêle la biographie, largement, à des considérations sur l’œuvre, sur sa réception et sur la lutte permanente de Valéry, contre le désespoir et pour sa survie matérielle, bien plus difficile et compliquée qu’on ne pourrait l’imaginer en pensant à cette figure quasi statufiée et trop figée. Et ce n’est pas un des moindres mérites de ce livre, très accessible, que de rendre Valéry proche et profondément humain.
Une œuvre dont on n’a pas encore pris la mesure (Valéry)
Peeters a le courage de dire que sa poésie est sans doute bien dépassée mais que l’importance, capitale, de l’œuvre, reste largement sous-estimée et de montrer quel écrivain il fut. Pas seulement un immense penseur, parfaitement singulier, mais aussi un écrivain magnifique ce que l’on perçoit à mon sens dans presque n’importe quel extrait de l’œuvre, fut-ce une note non encore élaborée des Cahiers.
Ecrivain et penseur donc ! « Valéry [...]est l’auteur d’une œuvre intellectuelle de premier ordre dont on n’a sans doute pas encore pris la mesure [...] ses questions ne rencontrent que de façon presqu’accidentelle celles de la métaphysique, dont les trois quarts ne constituent à ses yeux qu’un “simple chapitre de l’histoire du verbe Être”. C’est un autre chemin, inséparable de l’écriture, qu’il a tenté de frayer » (357).
Et Peeters d’évoquer les philosophes qui l’ont étudié et lu : « Merleau-Ponty, Heidegger et Adorno ont beaucoup fréquenté son œuvre. Jacques Derrida l’a souvent commentée, jusque dans son dernier séminaire La Bête et le Souverain. Jacques Bouveresse l’a rapprochée de Musil et Wittgenstein, tandis que Peter Sloterdijk voit en lui le penseur le plus aigu du XXème siècle. » (358).
→ satisfaction profonde à lire cela, alors que depuis tant d’années je suis passionnée par cet écrivain qui me stimule comme nul autre. Il est l’élément déclencheur du Flotoir, né de mon envie de réfléchir par écrit à partir d’extraits des Cahiers.
Une comparaison avec Benjamin
Peeters esquisse aussi une intéressante comparaison avec Walter Benjamin à laquelle j’ai souvent pensé.
Ma quadrilogie : Valéry, Benjamin, Walser, Pessoa….(sans parler de l’immense penseur qu’est Proust !) (aparte, curieux de penser qu’ils ont vécu au même moment, ils sont même nés tous deux en 1871) et qu’apparemment ils se sont ignorés…)
« La pensée de Valéry reste [...] beaucoup moins étudiée que celle de Walter Benjamin, qu’il croisa quelquefois rue de l’Odéon dans la librairie d’Adrienne Monnier. [...] Seules quelques voix ont associé les deux noms dans une même admiration, à commencer par celle de Régis Debray. Il rend hommage à ces deux “oncles” de la médiologie, la discipline qu’il a fondée. Il s’appuie notamment sur un discours prononcé par Valéry lors du centenaire de la photographie, et plus encore sur son article de 1928, “La Conquête de l’ubiquité”. Plusieurs années avant “L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique”, Valéry y analyse avec acuité la manière dont les technologies modernes vont modifier notre perception esthétique. (je donnerai sans doute un extrait de cet article, cité par Peeters, dans le cadre de l’anthologie de Poezibao, Notes sur la création).
Un accès difficile à cette œuvre-cerveau (Valéry)
Mais hélas, l’accès à cette pensée si féconde n’est pas aisé et les textes importants sont souvent très dispersés. Sans parler du problème déjà évoqué de l’édition des Cahiers, reflet de « cette vie mentale entretenue, si semblable à elle-même [...] une manière de vivre – ou plutôt de ne pas vivre – ou plutôt de traiter la vie le plus sérieusement possible, c'est-à-dire à la fois comme rien et comme tout, - comme si elle dût durer toujours et pût à chaque instant n’avoir pas été. » (Valéry, dans une lettre à Jeanne Loviton, citée p. 360)
Benoît Peeters dresse un tableau clair de l’état de l’édition des Cahiers et notamment de celle entamée par Gallica (un exemple ici), qui en janvier 2014 a numérisé et rendu accessible une trentaine de cahiers. Respect parfait du manuscrit mais pour l’instant pas de table, ni d’index, ni d’appareil critique. « Il est donc permis, conclut-il, de rêver d’une nouvelle édition, tirant parti de toutes les ressources de l’hypertexte et permettant de cheminer en tous sens à l’intérieur de cette œuvre-cerveau. »
Oui, rêvons de cette édition, de la voir naître petit à petit, pas à pas, dans un mouvement qui recréerait celui de sa conception, de sa lente édification, le continuo des Cahiers dans la vie de Valéry, cette base chiffrée souvent de tout le reste, cette part secrète mais sans doute l’essentielle. Un rêve de plus autour de l’écrivain !
Jérémy Liron
Dans cette nouvelle pratique que je tente et qui consiste, après le listing du samedi matin des « livres reçus par Poezibao », à en garder quelques-uns à proximité immédiate et dans la semaine qui suit de les « sonder », il y a parfois de belles surprises. Comme celle du livre de Jérémy Liron, La mer en contrebas tape contre la digue, paru à La Nerthe. Il y a là notamment une très belle réflexion sur le regard et sur le rapport aux choses.
« Il faudrait sortir le regard de soi, le poser parmi les choses. Il nous verrait passer. On pourrait se dire : “je me vis m’éloigner” (26)
De la lecture (Jérémy Liron)
…. et des circonstances, du contexte de la lecture dont on parle souvent peu et qui sont pourtant importants, tant ils peuvent moduler la réception du livre : « La lecture a son propre mode de contact avec le monde quand elle devient expérience autonome, enchâssant son espace dans celui où se trouve son lecteur. »
→ il suffit de penser à ce que l’on ressent parfois quand on lève le regard de son livre, surtout dans un environnement riche et non familier, jardin, train, lieu de passage ou d’attente….
→ double mouvement, certains situations de lecture favorisent tel ou tel type de lecture (et la capacité de vraiment lire est fluctuante, elle n’est pas toujours donnée) mais aussi colorent la lecture, l’influencent même.
De l’emprise de l’instant
« Être sous l’emprise de l’instant, dressé comme se dresse une bouteille à côté d’une autre bouteille, d’autres objets sur une table au milieu des mains qui passent, des paroles. » (46)
→ Il semble y avoir chez Liron un régime de perception assez particulier. Je m’appuie sur l’étrangeté de cette mention des mains qui passent dans ce passage, un régime de perception qui me semble avoir quelque rapport avec celui de Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, une sorte d’ultra-perception qui parvient à déjouer le piège de la catégorisation, pour voir les choses comme aux rayons X. J’apprends à voir, dit Rilke dans ces Cahiers !
J’ai songé plusieurs fois, lisant Liron, à la fois à Fred Griot et de manière plus surprenante peut-être au peintre Morandi. Pas si surprenante que cela en fait, si l’on sait que Jérémy Liron est aussi peintre….peut-être même plus connu en tant que tel.
Une présence mutique (Liron)
« On ne fait que buter sur le présent, cet abrupt intranquille. Comme à la présence mutique, opaque de ce qui nous entoure et nous traverse. [...] Toujours des images qui semblent venir de loin pour écraser leur face à la vitre, comme à nous regarder, en laissant pourtant l’impression qu’elles se retranchent en elles-mêmes, s’absentent. Toujours des images qui semblent nous parvenir depuis l’enfance, depuis une scène dont ne reste que le creux » (46 et 47)
→ Il y a là tout un travail sur le regard, un travail tendu, douloureux sur le rapport regard/choses ou monde.
→ ce creux de l’image… comme si le corps qui avait habité le moule était parti à jamais.
→ cette présence/absence très sensible dans les tableaux, en leur aspect face écrasée à la vitre
Rilke et Liron
Et voilà que Liron cite Rilke (je ne m’étais pas trompée !) et quelle citation !
« Le contenu de ces images, qui se dégageait, de façon tout involontaire de la contemplation et du travail, nous enseigne qu’un avenir a commencé au cœur de notre temps ; que l’homme n’est plus l’être sociable qui se meut ne équilibre parmi ses semblables, ni celui autour duquel gravitent le soir et le matin, le proche et le lointain. Qu’il est posé parmi les choses comme une chose, infiniment seul et que toute communauté s’est retirée des choses et des hommes, dans la profondeur commune où puisent les racines de tout ce qui croît ». (cité par 47)
→ cette citation me semble totalement emblématique de ce qui émane du texte de Liron.
Car « chaque chose est à son être » (Liron)
Solitude imparable en effet de tous ces mondes parallèles, celui des autres bien sûr, mais aussi celui des choses : « Chaque chose est à son être et on laisse passer ses yeux sur toute une industrie naïve : là-bas un nuage travaillant à l’être de tout son souffle, là une pierre pierrant, un figuier figant… on s’invente des verbes pour des objets trop nus dont l’immobilités annule la vie ou la mort. » (56)
→ bien songer à ces mots, dans leur radicalité.
Deux places à la fois
Jérémy Liron prône une double position, être là et ne pas y être, parler à quelqu’un et écouter « ce qui se parle comme un témoin discret ». « Deux places à la fois, celle des morts et celle des vivants. » (60)
Car la « pensée a dans ses mouvements quelque chose d’un deuil. Penser est faire le deuil de l’expérience première. » -68)
→ Et écrire plus encore sans doute. Il y a l’expérience première, puis la pensée (considérable déperdition) puis l’écriture (deuxième déperdition, tout aussi considérable si ce n’est plus encore) pour aboutir à la « réplique » pâle, l’ersatz fadasse comme les rutabagas de la guerre.
Rédigé par Florence Trocmé le 17 avril 2014 à 12h08 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 14 avril 2014 à 19h44 dans photomontages | Lien permanent
Blumenberg et son traducteur, Denis Trierweiler
Très intéressant entretien de Dimitri Laurent avec Denis Trierweiler, le traducteur d’un philosophe allemand peu connu du grand public en France et semble-t-il extrêmement difficile, Hans Blumenberg. Mais l’entretien lui, n’est pas difficile et il est riche d’enseignements (notamment sur la trilogie Jünger, Carl Schmitt et Heidegger, que Trierweiler appelle des « criminels de bureau ».)
« Il y a une phrase frappante de Blumenberg : “Pour quelqu’un qui a consacré sa vie à la philosophie, c’est une expérience terrible que de se rendre compte que la philosophie obéit aux mêmes lois que les autres activités humaines”. Ce qui veut dire qu’il y a les mêmes mesquineries, les mêmes petitesses. Et ça c’est terrible, parce que normalement le philosophe est au-dessus de tout ça. Finalement ça aide à faire la part des choses, en philosophie, entre ceux qui ont de la probité et ceux qui n’en ont pas. Et on en vient assez vite à ranger les choses comme ça : par exemple Heidegger n’a aucune probité, Husserl en a plein. Il y a, au bout du compte, les philosophes qui en ont et ceux qui n’en ont pas. » (source)
→ et bien évidemment on pourrait écrire exactement la même chose à propos des poètes ! Ou des musiciens sans doute.
Haydn
J’écoute le mouvement lent de la 62ème sonate de Haydn par Anne Queffélec et je suis frappée soudain par l’analogie avec certains mouvements lents des sonates de Beethoven.
Philippe Denis
… choisi ce matin pour l’anthologie permanente de Poezibao :
À la seconde près, c’est consignable.
Puis on bute sur plus de mots qu’il
n’en faut pour décortiquer l’instant
où ça fond dans la durée.
(Si cela peut s’appeler quelque chose, p. 11)
→ C’est bien pour cela sans doute que je ne parviens à écrire que dans une sorte de vitesse et d’urgence, à chaud… sans quoi tout s’étiole et se perd, recouvert par ce qui advient ensuite, dans le monde, dans la pensée, dans le for intérieur. Vagues perpétuelles, mouvement de la vie.
Le Beau danger (Patrick Boucheron)
Encore un bel article sur ce site que je découvre un peu par hasard, Le Rideau. Il s’agit cette fois d’un entretien, toujours de Dimitri Laurent, avec Patrick Boucheron à propos d’un livre sur une fresque célèbre de Lorenzetti, Le Bon gouvernement (Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Sienne, 1338, essai sur la force politique des images).
« Du moment où je me suis décidé d’écrire un livre, j’affrontais le “beau danger” de Michel Foucault : pousser les phrases jusqu’au point où l’on pense contre soi-même. J’ai essayé de penser contre moi-même, sur certains points difficiles. C’est aussi un livre qui pose cette question : “Pourquoi y a-t-il des choses qu’on ne voit pas, qu’on ne peut ou ne veut pas voir, alors qu’on les a sous les yeux depuis si longtemps ?” (source)
Des livres qui ne peuvent être que des livres (Patrick Boucheron)
Et à propos du travail de mise en page du livre, célébré par Dimitri Laurent :
« Je le dois au talent et à la confiance de tous les professionnels du Seuil, et en particulier à mon éditrice Séverine Nikel. Je travaille par ailleurs pour cette maison d’édition et, d’une manière générale, l’avenir du livre m’intéresse. Voici pourquoi j’ai voulu que ce livre-là soit pleinement un livre. Cette image est impossible à enfermer dans un livre. La tentation est donc d’en faire un produit numérique, pour pouvoir zoomer et dé-zoomer. En même temps, j’ai souhaité déjouer cette facilité et réfléchir à la “forme livre”. Idéalement, il s’agissait d’imaginer un livre qui ne puisse pas être autre chose qu’un livre. Aujourd’hui, l’un des enjeux de l’édition est de concevoir des formes numériques spécifiques qui ne dérivent pas de l’imprimé. Mais on peut aussi adopter la démarche inverse, à savoir que maintenant il faut concevoir des livres qui ne peuvent être que des livres. »
Une obsession de l’enchaînement (Patrick Boucheron)
Patrick Boucheron parle aussi de son obsession de l’enchaînement :
« Mon obsession de l’enchaînement. Comment on passe d’un chapitre à l’autre, d’un paragraphe à l’autre, d’une idée à l’autre : je peux méditer des jours entiers sur un menu déplacement. Et c’est ce qui justifie le temps passé à l’écriture — non pour faire des phrases, mais pour enchaîner les plans. »
Tourner en rond (Ludovic Degroote)
Je reprends la fin de mes notes sur le beau livre de Ludovic Degroote, josé tomás (note de lecture d’Antoine Emaz publié ce matin dans Poezibao).
« Ressasser n’est pas tourner en rond, c’est avancer par décalages » (44)
→ Comme la mer qui semble revenir sans cesse mais qui à chaque fois arrache quelque chose d’autre au rivage. Revenir sur le même thème, se décaler, le décaler, le confronter à autre chose. Tourner en rond serait le reprendre à l’identique exactement, ressasser c’est le rebrasser, l’enrichir grâce à d’autres angles d’attaque, souvent en prenant aussi un risque, celui d’être délogé de son confort ou de ses certitudes. Celui de sentir très limité, voir nul et non advenu ce que l’on avait cru comprendre.
Storytelling (à partir de Ludovic Degroote)
Je note, dans la veine “critique du temps”, souvent présente chez lui : « une époque qui se prévaut de tout ce qui peut se raconter. » (47)
→ Ne serait-ce pas le fameux storytelling du marketing, « raconter votre marque », et tant pis si la marque en question est quelque chose qui n’a rien à avoir avec une denrée commerciale. Tant pis si c’est un livre de poésie. Tant d’écrivains tentés par cela, poussés à ça : « raconter leur marque », une variante du « se vendre ». Souvent maquillé, malhonnêtement, en « je ne le fais pas pour moi, mais pour mon éditeur ».
Cela m’inspire une comparaison avec le tout petit enfant à qui on raconte des histoires pour l’endormir ; etune réflexion sur le fait que le lecteur ne serait pas capable, seul, d’inventer quelque chose à propos de ce qu’on lui propose. Pour que je lise X, autrefois, on me donnait le livre et on me disait « prenez et lisez », aujourd’hui on me raconte d’abord l’auteur, ses drames mineurs ou majeurs, on me communique sa feuille de paie ou d’impôts. On tente donc de formater ma lecture, que je revendique libre, solitaire, éminemment personnelle.
Et reculant de quelques pages dans le livre de Ludovic Degroote, je peux m’appuyer sur ce qu’il écrit : « dès que j’entends un écrivain commencer par situer le texte qu’il va lire [...] je me dis que le texte est perdu ou mauvais » (32).
Tout cela, pour le livre, c’est « l’amputer de sa force vitale » et « tomber dans l’anecdote ».
Piège que Ludovic Degroote a su voir et éviter en faisant le pari risqué de traduire son émotion lors d’une corrida. Tout en rendant parfaitement justice à l’art du torero José Tomàs, dont il fait un magnifique portrait mais aussi le vecteur d’une réflexion sur tout acte créateur.
Aucun syncrétisme ici mais un peu, peut-être, de l’esprit qui sous-tend le travail obscur mais tenace de l’anthologie bis de Poezibao, les Notes sur la création ainsi que le nouveau scoop.it récemment créé, Dits-Bao. Il s’agit de rendre compte, à tout prix, de la création, ce geste vital et de plus en plus urgent contre la mort et la négation.
De la probité, encore (Ludovic Degroote)
« L’art réclame à l’artiste qu’il s’expose sans tricher. » (61).
Écho, me semble-t-il, aux propos de Denis Trierweiler, le traducteur de Blumenberg sur la probité (voir ci-dessus)
→ et c’est si difficile car il faut d’abord détecter la plus pernicieuse des tricheries, celle avec soi-même.
Retour à Valéry
Incessant retour, périodique, avec un projet de retravailler un peu sur les quelques volumes que j’ai de l’édition CNRS… ; j’apprends d’ailleurs en creusant un peu la question qu’en plus des 259 cahiers, rédigés de 1894 à 1945 et qui ont donné lieu à cette édition CNRS fac simile en 29 volumes publiés de 1957 à 1961 (très contestée aujourd’hui), il y aurait des masses considérables de liasses dactylographiées, retrouvées pour certaines seulement en 1966. Et que l’ensemble de ces notes valéryennes représenterait environ 62 000 pages ! Il s’agissait dans son esprit de « dégager l’identité des opérations intellectuelles discrètes qui font la connaissance et les relations qu’elles entretiennent » (article de Pascal Michelucci justement intitulé « L’œuvre infinie de Valéry ».)
Valéry (Benoît Peeters)
Ce qui a contribué à remettre Valéry sur le devant de la scène pour moi, c’est le livre que vient de lui consacrer Benoît Peeters, Valéry, Tenter de vivre. Excellent ouvrage, qui se lit comme un roman, que l’on peut sans doute suggérer comme approche à ceux qui seraient rebutés par l’énorme et très belle biographie de Michel Jarrety. Livre qui concilie, ce qui n’est pas si facile, des vues vivantes sur la vie de Valéry, son entourage, ses amitiés, ses amours, les affres de la vie quotidienne et des pages qui sont presque de petits essais sur l’œuvre, sur la démarche, sur ce qu’il a apporté.
Benoît Peeters qui montre que Valéry à chercher à « élaborer une sorte d’Arithmetica universalis capable de rendre compte des variations incessantes des phénomènes mentaux » (Benoît Peeters, Valéry, tenter de vivre, Flammarion, 2014, p. 59)
Radicalité (Valéry)
Benoît Peeters va bien montrer tout au long de ces pages la radicalité du propos et du but de Valéry qui va l’amener à une première réforme, linguistique : « l’élimination systématique de ce qui est parole est le point capital. » (60). « Le langage des choses de l’esprit est, par nature, désespérant, écrit Valéry, des mots comme volonté, mémoire, idée, intelligence, temps, etc., etc. ! »
Et il faudra alors traiter la pensée « comme un système (au sens de la physico-chimie) doué de conservations et de transformations. » (61).
Benoît Peeters s’appuie notamment sur un important corpus que je ne connais pas du tout encore, celui des correspondances de Valéry, avec Gide notamment, avec Pierre Louÿs, avec les femmes de sa vie, de Catherine Pozzi à Emilie Noulet et quelques autres….
Courts chapitres, bien thématisés, toujours titrés d’une phrase de Valéry : « Entre ma tête et moi » ; « plus je pense, plus je pense », « On me prend pour un poète » ou encore « Le Bossuet de la Troisième République ». Toujours dans la claire conscience de la self-variance, cette instabilité essentielle de tout ce qui est psychique : connaissance, pensée, qui sont avant tout des changements. (61)
Radicalité oui ! « Ce qui m’a le plus frappé au monde, c’est que personne jamais n’allait jusqu’au bout » (lettre à Gide, citée p. 62).
Et pour cela, comme il le dit au début de ses travaux sur Léonard de Vinci : « je replonge dans le magma de mots morts, de peaux d’idées, de graisse de rhétorique » (autre lettre à Gide, citée p. 83)
Rilke et Valéry
On apprend dans ce livre l’admiration que Rilke portait à Valéry « quelle joie sublime de découvrir une œuvre toute érigée, comme une ville qu’on n’a pas vu construire, et qui déjà eut le temps de s’assimiler au paysage invisible de l’esprit comme si elle y était depuis toujours », écrit Rilke, lui aussi à Gide, en 1921. Rilke qui dit dans une autre lettre, à une amie : « J’étais seul, j’attendais, tout mon cœur attendait. Un jour, j’ai lu Valéry. J’ai su que mon attente était terminée. »
→ je n’oserai pas dire que j’ai eu cette même impression lorsque j’ai découvert les Cahiers dans les années 1995-2000, et pourtant… Dire aussi cette incroyable stimulation que me procure, toujours, Valéry. Trois lignes parfois suffisent à me tirer de l’ornière, quelle que soit cette ornière.
Organiser les Cahiers
Ces mots, que Valéry écrit à propos d’un éventuel travail de relecture et d’organisation des Cahiers : « Une circonstance qui m’est particulière paralyse mes mains, et me gêne de plus en plus. J’ai, derrière moi, c.-à-d. dans mes anciennes pensées, et, matériellement, sur un meuble, qui est derrière moi, un tas de notes et d’observations, le stock de vingt-cinq ans d’analyses et d’essais. [...] Classer mes feuillets, et puis les revoir, les décimer, les combiner, - et enfin songer à la forme, terrible affaire et infinie ! »
→ et l’article cité plus haut démontre bien que s’il ne fut qu’ébauché par Valéry lui-même, ce travail-là n’est toujours pas accompli et on ne dispose que d’une édition très partielle, chez Gallimard, apparemment plus ou moins interrompue, des Cahiers, selon les critères de la recherche littéraire d’aujourd’hui. Cette œuvre essentielle, ce phare pour la pensée, inaccessible ! C’est un scandale. (un peu d’espoir cependant du côté de l’ITEM)
→ et que je comprends de quoi il s’agit là ! Tenter d’organiser un flux antérieur et de plus un flux qui se continue. Impression de le figer, de le tuer, en lui retirant son caractère de flux, en sortant les choses de leur contexte
Des flux psychiques
Étrange, parfois, l’extinction/rallumage de l’intellect. Tétanisé au début de ce voyage tout récent, lecture et écriture impossibles, et réapparition brusque, dans un contexte qui ne s’y prêtait pourtant pas du tout, une longue attente dans un lieu public trépidant, avec comme par hasard Valéry en aiguillon.
Écrire (Valéry)
« Nous sommes toujours, même en prose, conduits et contraints à écrire ce que nous n’avons pas voulu et que veut ce que nous voulions » cite Benoît Peeters, qui ajoute cette autre citation : « l’écrivain véritable est un homme qui ne trouve pas ses mots » (p. 299). Et on peut rapprocher ces propos de ceux de Jean Dubuffet, choisis aujourd’hui pour l’anthologie de Poezibao, Notes sur la Création.
Et un peu plus loin : « ce pouvoir de transformation qu’a l’écriture, cette aptitude du travail littéraire à produire de l’inouï – ou plutôt de l’impensé. » (302)
Rédigé par Florence Trocmé le 14 avril 2014 à 18h39 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Carl Schmitt, Denis Trierweiler, Dimitri Laurent, Ernst Jünger, Hans Blumenberg, Heidegger, Ludovic Degroote, Patrick Boucheron, Paul Valéry, Philippe Denis
« Parce qu’il était étranger ou mourant ? »
« Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise ? Est-il possible que l’image du passé soit fausse, parce qu’on a toujours parlé de ses foules comme si l’on ne racontait jamais que des réunions d’hommes au lieu de parler de celui autour duquel ils s’assemblaient parce qu’il était étranger ou mourant ? »
Ist es möglich, daß die ganze Weltgeschichte mißverstanden worden ist? Ist es möglich, daß die Vergangenheit falsch ist, weil man immer von ihren Massen gesprochen hat, gerade, als ob man von einem Zusammenlauf vieler Menschen erzählte, statt von dem einen zu sagen, um den sie herumstanden, weil er fremd war und starb?
→ très énigmatique phrase… ainsi que tout ce passage qui pose plusieurs fois cette question, est-il possible que… (Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction de Maurice Betz, Points, p. 27)
Ni gnose, ni glose pour l’instant, il faut laisser le texte infuser.
Ludovic Degroote
Surprise que de voir Ludovic Degroote signer un livre apparemment consacré à un tel sujet. Sujet que je tais pour l’instant.
« Nous allons tous au présent, c’est la rançon de la vie », formule elle aussi un peu énigmatique mais de forte résonance…
Voici donc une figure, celle d’un homme du commun mais hors du commun, qui « éblouit ». L’auteur taille petit à petit un portrait en mouvement, comme par éclats, et pose la question fondamentale et universelle de la (juste) place : « plus près il meurt, plus loin il se rate » (8). On tourne autour de la figure du personnage, on tourne autour de son geste, d’une gestuelle, d’un enchaînement de gestes « comme si, dans chaque instant qu’il vit, il anticipait le suivant » (Ludovic Degroote, josé tomás, p. 9) et lisant cela je songe une fois encore aux propos de Celibidache ; d’autant que Ludovic Degroote dit de ce mouvement de celui qu’il décrit, qu’il « le maille à son geste », alors que « tous nous vivons dans le heurt de ce que le présent et l’adversité nous imposent ».
→ Nous, décousus dans le décousu, versus le maillage, l’enchaînement qui fait que j.t. « semble devenu ce qu’il est ». (quel plus beau programme !)
Ici Ludovic Degroote donne à voir, magnifiquement, ce qui ressemble à un geste artistique parfait (mais pourquoi donc est-ce que je pense à Opalka alignant ses chiffres sous le regard de Bernard Noël ?). Une sorte de danse ?
De l’art (Ludovic Degroote)
« Comme si l’on pouvait vivre plus dès qu’on se trouve dans l’espace de l’art » (11) : une phrase qui m’émeut profondément, comme si on pouvait survivre, dirais-je même et on l’entendra comme on voudra, quand on est dans l’espace de l’art. Hélène Cixous ne dit pas autre chose. Et tant et tant d’autres avec elle. Et d’entités collectives, une société, un peuple, ne peut-on pas le dire aussi ? Comment ne pas penser à ces œuvres nées dans les pires conditions ?
De la variation
« Il varie sans cesse » (12), dit encore Degroote de son personnage. C’est toute la difficulté de la conduite de l’énergie, en musique notamment (tout ce texte, qui ne les dépeint pourtant pas, pourrait parler des musiciens jouant de leur instrument – je repense à la question de la place, ce millième de millimètre sur la corde qui fera la note parfaitement juste ou pas tout à fait…). L’énergie seule ne suffit pas, il faut savoir la « distribuer », la répartir dans le circuit, en faire varier l’intensité, qui doit cependant rester intense, même lorsque tout semble à la limite de l’extinction, comme dans la fin de la 9ème de Mahler par Abbado évoquée ces jours-ci ou comme y parvient Samson François dans Gaspard de la nuit de Ravel, que j’écoute à l’instant. Et lisant Degroote et ne sachant pas encore de quel art il s’agit, je pense à Kissin ou à Sokolov en leurs récitals : « une telle puissance en une telle clarté me désarme ». (13)
josé tomás
Les choses se dénouent page 14 : c’est un torero dont il est question ici, josé tomás (Degroote l’écrit sans majuscules, manière de le dire à nouveau homme du commun et hors du commun), et plus précisément de son célébrissime combat du 16 septembre 2012 dans les arènes de Nîmes, auquel l’auteur a assisté. La tauromachie, une passion de Ludovic Degroote dont il sait ce que cela peut susciter chez nombre de ses interlocuteurs. Mais un art qu’il voit aussi en référence à son art à lui, l’écriture et je crois que c’est manifeste dans tout ce que je viens d’en écrire même si j’ai surtout fait référence à la musique. Raison pour laquelle je lis et reçois pleinement son livre alors même que je n’y connais rien à la tauromachie et que je n’ai même pas d’opinion arrêtée sur ce sujet très controversé. (Et que je crois me souvenir que c’est la partie de l’œuvre de Michel Leiris que je n’ai pas eu envie de lire).
« Je pense au poème : dire sans atteindre ; c’est mettre en œuvre l’espace du possible dans lequel un poème va à ce qu’il a à dire sans l’épuiser » (17). Et il y a là une très belle comparaison de la passe tauromachique et de ses enchaînements avec le vers : « on a glissé dans l’espace du poème où le vers donne pleinement ce qu’il est, sans s’interrompre et sans s’amenuiser de ce qui suit » (21)
Et ce que Degroote donne à voir, à comprendre, en observant la perfection du torero, c’est bel et bien sa propre tentative et ses difficultés : « je ne sais comment je pourrais donner à chaque mot un tel poids isolé… » (24). Il passe très fluidement en se décentrant finalement de sa tentative, du toro au poème, passe par du Bouchet ou Reverdy, « enchaîne » lui aussi les passes autour de son « toro » à lui….
Travail critique (Ludovic Degroote)
Ce qui est passionnant c’est que l’observation du matador par Degroote lui permet aussi d’interroger, critiquement, sa pratique : « dans l’écriture ou l’art de façon plus générale, nous sommes sans cesse tentés par nous-mêmes, par un instant de facilité, ou de plaisir : dès lors, nous avons glissé hors du nécessaire à quoi le poème doit se maintenir. » (31)
Et il poursuit : « Il suffit d’un cliché même involontaire pour massacrer une œuvre ; la plupart de ce que je lis ou vois en comporte : je suis le premier à ne pas y résister : on a nos pentes, et dans le goût du bas on se croit chez soi, à l’abri. » (33)
→ il y a aussi dans ce livre, donc, inattendue peut-être pour moi, méconnue sans doute dans le travail de Ludovic Degroote, une dimension critique puissante, envers soi-même d’abord. Il n’est pas de critique générale qui ne soit d’abord adressée à soi-même. Mais sans complaisance toutefois. Plutôt une forme de constat lucide.
→ il faudrait à tout écrivain un détecteur de clichés comme il existe des détecteurs de métaux ou de mensonge (le cliché, peut-être une forme de mensonge ?)
→ la lecture soutenue de poésie a un redoutable effet : elle finit par rendre terriblement sensible aux clichés de telle sorte que la quasi-totalité de la production romanesque devient imbuvable.
→ et cet écho à Dubuffet : « L’accident [...] qui crée un angle lorsque vous écrivez, qui vous embarque souvent dans une direction inattendue et imprévisible – l’accident est une propriété de l’art. » (35)
Rédigé par Florence Trocmé le 02 avril 2014 à 18h52 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 01 avril 2014 à 17h26 dans photomontages | Lien permanent
Hampson sur Mahler
Dans le film sur Mahler, intervention de Thomas Hampson, le baryton, disant de Mahler : « Pour cet homme, chaque son, chaque harmonie avait un sens. Il regardait une pierre, une feuille, un arbre, un visage, un œil et dans chaque réalité qu’il appréhendait, il entendait un son ».
Du voir et de l’entendre
Deux moyens d’accès au monde ? Antagonistes, complémentaires ? L’un dominant l’autre et cela différemment pour chaque être humain. Ces derniers jours beaucoup pensé dans ce flotoir et avec Rilke à la question du voir, apprendre à voir. Mais l’entendre, pour moi, sans doute encore plus fondamental. Si souvent envie de fermer les yeux pour mieux écouter, les sons (même ceux qui ne me plaisent pas, pensant à John Cage, « si un son ne te plait pas, écoute-le ! »), la musique, les voix aussi, avec cette habitude prise dans l’enfance de les absorber littéralement dans les longues écoutes nocturnes de la radio, en attente d’un endormissement long à venir. Voix dans la nuit, oui, selon le beau titre de Prokosch (un autre collectionneur de papillons !)
Humboldt
Alexander ! Et non son frère, Wilhelm. Alexander von Humboldt (1769-1859) dont l’Allemagne vient d’acquérir les extraordinaires journaux de voyage, dont on a dit qu’ils étaient témoins de la seconde découverte de l’Amérique, celle faite par ce scientifique embrassant tous les domaines, de la vulcanologie à la botanique, de l’ethnographie à la linguistique. De son voyage en Amérique du Sud, il rapporta près de 4000 pages que l’arrière-arrière-arrière petit neveu du savant vient de mettre en vente. Trésor qui a pu être acheté après de multiples complications par la Stiftung Preußischer Kulturbesitz. Présenté à la presse début mars 2014, les volumes doivent être digitalisés au cours de cette année. (Voir cette page d’images du livre et un article en allemand, ici)
Dire
Je n’ai rien à dire mais dois le dire
dire est toujours trop dire, ou trop peu dire du rien à dire
mon dire leur dire seul
mon dire manière de redire leur dire
de dire en dire vers mon dire
qui n’est pas dire mais gué
vers leur dire
Dubuffet/Novarina
Une lecture surprise en quelque sorte. J’ai disposé à portée la pile des livres reçus samedi, listés sur le site et que je voudrais feuilleter un peu sérieusement avant de leur assigner telle ou telle destination, tel ou tel usage.
Et c’est ainsi que je suis tombée sur un livre passionnant dont j’ai « dévoré » une bonne moitié dans la soirée. Il s’agit de la correspondance entre Jean Dubuffet et Valère Novarina. Jean Dubuffet, grand aîné de Novarina, mais qui l’a incroyablement soutenu à ses débuts, passionné qu’il était par son œuvre plurielle. De tout cela, de l’établissement progressif des liens, de l’échange, de la correspondance rend compte ce livre riche aussi en illustrations. Un coup de maître pour les toutes jeunes éditions l’Atelier contemporain.
De la vitesse (Jean Dubuffet)
« La pensée aspire à voler allègrement mais elle est alourdie par le conditionnement culturel qui exerce sur elle l’action d’un aimant. »
→ Si souvent j’ai constaté cela, que je ne pouvais écrire vraiment d’un livre, qu’à chaud (m’aliénant définitivement bien des commentateurs, qui préfèrent la méthode lente, l’élaboration savante). Dans l’aura du livre, qui est pour moi quelque chose d’extrêmement concret, qui naît du mouvement de la lecture, qui a une certaine rémanence mais pas illimitée, brève même. Si je ne fixe pas dans ce contexte une pensée qui aspire à voler allègrement, je suis sûre qu’elle va être récupérée par le conditionnement culturel, par la nécessité d’être conforme aux règles, de bien faire ou de faire du bien ! Cette aura qui persiste un temps limité autour du livre est sans doute la source de l’énergie qui impulse et rend possible la note, le commentaire, le compte-rendu.
Jeter l’esprit en mouvement (Dubuffet)
Un ouvrage, dit encore Jean Dubuffet, doit « jeter l’esprit en mouvement »
→ Devant ce livre, devant cette musique, rien ne bouge, c’est mer étale et ciel de plomb. Ces mots-là, ces notes-là n’engendrent aucune onde, aucun mouvement. Révélant ainsi leur nature : lettres mortes.
Souvent dans un livre, tout est mort. Parfois quelque chose fait signe, insuffisant mais présent, néanmoins. Germinatif, on peut l’espérer. Et parfois, trop rarement, c’est le feu, le grand remuement…
De l’achèvement
Au sein de l’échange de lettres entre Novarina et Dubuffet, est republié un entretien mené par Novarina qui interroge Dubuffet sur l’art, sur sa pratique de la peinture, sur le jugement.
Ce dernier a des propos terribles sur l’achèvement. Selon lui, pour lui en tous cas, l’œuvre faite perd sa vertu d’enchantement et seules celles qui restent à faire brillent de tout leur éclat : « il se peut qu’en donnant à l’œuvre existence, on en perde le meilleur. Elle devient alors papillon épinglé, qui a cessé de voler, qui a cessé somme toute d’être papillon ». → et revoici, bien par hasard, les papillons.
Mais ce dire de Dubuffet est à mon avis le dire du créateur, parfaitement compréhensible si celui qui parle est le créateur. En revanche, le lecteur ne peut le recevoir, sinon il n’aurait pas été au livre. Même si celui-ci engendre de la déception, plus ou moins grande, plus ou moins inévitable, car le lecteur lui aussi a sans doute rêvé l’œuvre, il n’adhère pas à ce propos, sans quoi il renoncerait à la lecture. Quant au créateur, cet échec permanent est, on le sait bien, le moteur potentiel de la suite de son travail (parfois, aussi, hélas, ce qui en signe l’arrêt, suspension temporaire ou définitive).
Du visage, encore (De Rilke à Dubuffet)
Autre thème, comme celui des papillons, qui revient constamment en ce moment. Depuis Raphaële George jusqu’à Dubuffet en passant par Rilke, cité hier.
« Avons-nous figure humaine », demande Novarina, « nous n’avons pas de figure du tout » répond Dubuffet. « La figure que nous nous donnons résulte seulement du conditionnement culturel. Nous ne voyons rien, ce que nous croyons voir est projeté par nous-mêmes, pure fabrication de notre esprit et donc du conditionnement qui le commande. » (op. cité p. 51)
→ Cette idée que notre visage même est conditionné, cette intuition déjà ancienne que l’étrangeté du visage de certains aveugles viendrait de ce qu’ils ne peuvent mimer le visage de l’autre, leur mère, leurs « semblables ». L’idée que nous ne voyons rien, pas seulement par indifférence, pas seulement par distraction (et quelles puissances magnétisantes ont aujourd’hui les forces de distraction) mais par conditionnement. Celui de notre cerveau et de ses apprentissages depuis l’enfance, celui du contexte auquel nous appartenons, du plus petit au plus grand niveau, de notre famille à notre temps. D’où Rilke : je dois apprendre à voir, qui serait la première injonction poétique. Il faudrait tout re-voir.
Des mots (Dubuffet avec Novarina, toujours)
« Le vocabulaire est tout entier constitué de notions falsificatrices, inutilisables. Tant que notre pensée s’exerce en fonction des mots du vocabulaire elle est inopérante : c’est seulement aux moments (ils sont rares et furtifs) où elle parvient à se décrocher des mots qu’elle reprend vraiment présence » (ibid 52)
→ Même si je trouve cette pensée un peu trop radicale (rappelons que c’est celle d’un peintre et non d’un écrivain), je pense que Dubuffet nous emmène bien là « sur zone ». Là où se fonde le travail de poésie.
Pour le jugement
Aide aussi que ces propos dans la question pour moi taraudante du jugement en art.
Si Dubuffet ne dit pas exactement la création qu’il a en vue, il donne plusieurs critères très utiles pour l’art qu’il rejette et appelle « art social » :
-il défère aux normes collectives de la pensée ;
-il confirme et illustre le cadre de celle-ci ;
-il ne cherche pas midi à quatorze heures et ne met pas midi en question ;
-il est comme un train qui roule sur des rails existants,
et de conclure « tout l’art social est de cette farine ». On bat et distribue différemment les cartes, mais ce sont toujours les mêmes cartes.
Un houleux brassage de gnoses et de gloses
« Avez-vous peint la mer ? », demande Novarina. Réponse de Dubuffet « ce qu’il faudrait c’est non une seule peinture mais tout un cycle d’images répondant aux multiples stades de tout ce qu’en reçoit et tout ce qu’y projette la pensée – les unes apportant gloses aux autres. Un houleux brassage de gnoses et de gloses. » (voilà qui me plairait bien comme définition pour le flotoir !) Et lisant Dubuffet, n’ai pu m’empêcher de penser que quelqu’un a bien relevé ce défi : Debussy, en composant La Mer… « De l’aube à midi sur la mer » « Le Jeu des vagues », « Le Dialogue du vent et de la mer », pour moi inépuisable « pensée » de la mer.
Et toi, Mary ?
« Ça s’apparente trop à de la Poésie, c'est-à-dire au genre Pose, que je tiens en horreur. Les statues sont tristes. » s’exclame Novarina à qui Dubuffet fait lire les vers d’un ami.
Et toi, Mary Stuart en ton jardin, triste tu le serais devenue plus encore si Brodsky n’était venue te réveiller !
De la vie littéraire, selon Dubuffet
« Les romans, les colloques et séminaires, les fines psychologies, le bon ton, le bel écrire, j’y suis allergique à un degré qui n’est pas croyable. Je suis avide mangeur d’éclosions crues et je ne me vois offrir que cuit et recuit, pré-cuit, surbouilli, dragées cent fois sucées qui me laissent sur ma faim, je souffre de faim, c’est à peine si chaque trois ou quatre ans je trouve un petit repas à faire. » (78, projet de préface de Dubuffet pour Le Drame de la vie de Novarina)
On comprend que Dubuffet ait été subjugué par le travail de Novarina dont il préface ici le Drame de la vie, qu’il a beaucoup soutenu. Il a cette belle formule un peu plus loin, dans le même contexte « préférer le feu à l’extincteur ».
Ce livre d’échanges entre Novarina et Dubuffet est un pur régal. L’Atelier contemporain publie dans le même temps, outre le numéro 2 de sa revue, un autre dialogue entre Bonnefoy et Titus-Carmel.
Mahler, encore (avec Marc Dugardin)
Frappée et heureuse de tout ce qui a circulé, à partir de Patrick Beurard-Valdoye et grâce à lui, autour de Mahler, ces derniers jours.
Ainsi ces notes de Marc Dugardin autour de la 9ème symphonie, envoyées ce matin et qu’il m’autorise à reproduire ici :
« Musique que hante la mort (composée en 1909, elle n’a pas été jouée du vivant de Mahler, décédé en 1911), mais qui est aussi exaltation de la vie, de l’amour pour la nature, de la passion (on sait ce que Mahler devait à Wagner, à Tristan et Isolde en particulier).
Berg (dont le concerto à la mémoire d’un ange, écrit peu avant son propre décès, est dédié à Manon Gropius, fille d’Alma Mahler) aimait particulièrement cette œuvre où, écrit-il, le cœur, le cœur le plus magnifique qui ait battu parmi les hommes, se dilate – se dilate toujours plus – avant qu’il doive cesser de battre (cité par Jean Matter dans son Mahler, publié à L’âge d’homme).
J’entends bien ce que cette musique affronte d’une complexité contrapuntique devenant presque insoutenable (quelle démesure, aux limites d’un chaos que Berg allait faire entendre lui aussi), j’entends ces grincements (ce qu’ils disent des tourments de Mahler, ce qu’ils annoncent des tourments du 20ème siècle), et puis ce qui s’y dilate infiniment pour s’achever (ou s’inachever) dans le silence (sans clôture ?...) »
Rédigé par Florence Trocmé le 01 avril 2014 à 17h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Berg, création artistique, Debussy, Jean Dubuffet, jugement, Mahler, mer, musique, papillon, peinture, poésie, Rilke, Valère Novarina, visage, visage