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Rédigé par Florence Trocmé le 29 mai 2014 à 14h18 dans photomontages | Lien permanent
Arno Gisinger
Je découvre le travail de ce photographe en suivant ce fil (toujours intéressants les fils…) : présence au Palais de Tokyo d’Yves di Manno, Anne Calas, Auxeméry, Isabelle Garron, Paul Louis Rossi (dans le cadre de l’installation « Flamme éternelle » de Thomas Hirschhorn, samedi 24 mai) → visite de la partie du site du Palais de Tokyo consacrée à une autre exposition en cours, « Nouvelles histoires de fantôme » de George Didi-Huberman et d’Arno Gisinger, (que j’inscrit immédiatement à mon agenda, bien que je ne visite quasiment plus d’expositions, faute de temps), puis visionnage d’une vidéo où Arno Gisinger et George Didi-Huberman parlent de l’exposition et plus particulièrement de l’idée de l’atlas de Mnémosyne d’Aby Warburg. Et in fine visite du site d’Arno Gisinger et début, balbutiant, d’appréhension de la nature de son travail : il « oscille [...] entre une photographie de la mémoire, consacrée aux traces très visibles des événements, et une photographie de l’oubli qui souligne l’effacement des marques du passé. » (Étienne Hatt, Présences du passé, l’œuvre d’Arno Gisinger, dans : Photos nouvelles, janvier 2007, source). Alors bien sûr la proximité avec George Didi-Huberman s’éclaire.
De la traduction (Claro & au-delà)
« Il faudrait étudier les différentes traductions d'un même poème non dans un esprit purement comparatif mais dans une optique quasi ovidienne: on y verrait alors le texte se transformer sans cesse, se débattre avec ses avatars, essayer d'autres reflets sans jamais en épuiser aucun. Plutôt que d'évaluer les solutions proposées, on les laisserait dialoguer, s'enrichir, s'affronter, se continuer et s'interpénétrer. Chacune, en effet, raconte plusieurs choses: quelles raisons ont conduit le traducteur à traduire, pourquoi a-t-il traduit ce texte-ci, quelle place cette traduction occupe dans le parcours de son œuvre et de son travail, etc. » (sur le site du traducteur Claro, source)
→ avec cette question sous-jacente : une traduction est-elle datée, est-elle le reflet de son temps ? Pourquoi chaque époque éprouve-t-elle le besoin de retraduire les grandes œuvres ? Pourquoi certaines traductions traversent-elles le temps ? (Baudelaire et Poe ?)
Il y a bien sûr la progression des connaissances sur l’œuvre ; mais n’en va-t-il pas de la langue comme de la coiffure !? Comment pouvait-on se coiffer ainsi, se dit-on souvent quand on regarde des photos des années 50… Comment pouvait-on donner les nouvelles à la télévision sur ce ton, ne peut-on s’empêcher de s’étonner quand on regarde de vieilles actualités.
→ Je me sens très concernée par cette question : j’ai appris hier que Maurice Betz, dont j’ai parfois contesté la traduction des Carnets de Malte Laurids Brigge de Rilke, a connu ce dernier et a même un peu travaillé sa traduction avec lui… Est-ce que cela doit remettre en cause mon ressenti devant cette traduction, que j’ai pu appréhender relativement sérieusement, puisque j’ai lu, en même temps, l’original allemand et la traduction de Betz.
→ En regard de toute cette démarche suggérée par Claro, il me semble qu’il y a l’expérience tout à fait passionnante d’André Markowicz avec les Sonnets de Marie Stuart de Joseph Brodsky (voir ici et là)
De l’aventure du langage [Peter Handke]
« Je ne suis pas vraiment un romancier, mes intrigues m'échappent. Elles s'enfuient ou s'enfouissent. Je suis plutôt un prosateur lyrique. Avec des moments dramatiques. La littérature, à mes yeux, c'est l'aventure du langage, du langage qui s'incarne dans le sacré de la vie. Je ne recherche pas la pensée, mais la sensation. Disons que je suis un penseur de l'instantané. J'essaie de retrouver cette sorte d'allégresse propre aux récits fabuleux du Moyen Age, où à chaque page se dévoilait une surprise, dans l'imprévisible désordre des heures tournées et du chemin parcouru. J'y suis sans doute encouragé par le fait qu'en vieillissant je ne coupe plus mes textes, j'ajoute toujours, et ça finit par devenir épique. Un peu comme le "Peer Gynt" d'Ibsen. (Interviewé par Jean Louis Ezine, source)
Fred Griot
Toujours beaucoup d’intérêt à le suivre en son journal, profondément honnête, juste :
« Travailler, écrire… pour poursuivre, plus profondément, une maturation, une conscience qui est l’objet, le fond de mon travail, de mon effort.
Cette pratique de conscience, progressive, cette pratique d’une connaissance se veut tout à la fois simple, continue, bienveillante… et l’écriture, outre son travail d’une pâte de langue, de son éperdu questionnement sur notre béance de parole, en est aussi l’outil.
Cet effort que je porte, constant, a également sans doute de plus en plus à voir avec « servir ». dans ce sens où tenter de se comprendre mieux, de nous comprendre moins mal, c’est dégager, favoriser nos potentialités d’attention, d’harmonie, de concordance avec soi, donc avec autrui… » source
De la référence à une époque (Rilke, Didi Huberman, Quignard)
Relu les pages sur Rilke dans Phalènes de Didi Huberman (les pages qui m’avaient conduites à ma lecture bilingue des Carnets de Malte) : il est vraiment admirable, Georges Didi-Huberman, car il allie une écriture souvent superbe et une érudition exceptionnelle mais jamais livresque, universitaire, ennuyeuse. On sent que chez lui toute connaissance a partie liée avec l’émotion. Le tout enté sur un terrain de recherche qui trouve de multiples échos en moi.
Je m’en rends compte car j’ai ouvert hier soir Sur l’image qui manque à nos jours de Pascal Quignard. J’admire mais je suis infiniment moins touchée parce que sa référence principale, celle au monde antique, ne me parle pas… Je me sens plus femme de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe (et aussi très concrètement femme d’aujourd’hui) que femme de l’Antiquité gréco-romaine, monde que je connais très mal et qui ne m’attire pas vraiment.
Le lieu tranquille (Handke)
Voici un drôle de petit bouquin sur un endroit bien particulier, ce que je n’avais pas du tout compris lorsque j’ai acheté ce livre : car le Lieu tranquille est en fait le petit coin, les W.C. J’ai déjà lu des livres avec cette thématique, notamment chez Henry Miller (Lire aux cabinets), mais ce que j’ai beaucoup apprécié ici, c’est que Handke évite superbement l’écueil du vulgairement trivial. En fait, le petit coin est avant tout vu et vécu par lui comme un lieu de repli, voire de refuge, depuis les dures années de pension dans l’enfance. C’est une réflexion sur ce mouvement qui fait que parfois nous avons besoin d’un territoire ou d’un temps de repli ; repli qui peut être intérieur (il évoque bien sûr celui de la lecture) mais aussi extérieur. Ce besoin quasi animal de nous soustraire, momentanément, au commerce avec les autres. Dans le vacarme des échanges et conversations il dit se trouver, régulièrement, privé intérieurement de mots : « rendu laconique par les mots et les paroles des autres ». Mais il dit aussi comment, dès qu’il s’est un tout petit peu isolé, « la source du langage et des mots rejaillit, vive, plus vive peut-être que jamais auparavant ».
Aimer apprendre (Maya Angelou, Pascal Quignard)
La pulsion cognitive qui a sûrement des racines inconscientes. Ce n’est ni le lieu ni le moment de les explorer mais j’en trouve, le même jour une double attestation.
Dans un article sur la poète noire américaine Maya Angelou qui vient de mourir : « Apprendre [m’] a toujours réchauffée. »
Et dans Sur l’image qui manque à nos jours, de Pascal Quignard : « Je ne suis pas historien de l’art. Je ne suis pas philosophe. Je ne suis ni latiniste ni helléniste ni archéologue ni psychanalyste. Je suis simplement un homme qui a beaucoup lu, un lettré ou, mieux encore, un littéraire, c’est-à-dire un homme qui apprend sans cesse à écrire ses lettres, à les déchiffrer, à les transposer, qui ne cesse de poursuivre cet apprentissage, qui aime follement lire, étudier, traduire, retraduire, écrire. C’est ainsi qu’il y a un apprendre qui ne rencontre jamais le connaître – et qui est infini. Cet infini est ma vie. » (p. 7)
→ je peux reprendre mot à mot ce que disent ces deux auteurs. Maya Angelou du côté de l’apaisement, du bienfait, du réchauffement intérieur produits par apprendre.
Et de Quignard, oui, chaque mot, mais avec peut-être ces ajouts à la liste finale des verbes : mettre en relation, faire résonner, monter ensemble, faire dialoguer les objets de connaissance, les livres, les idées, la musique, chercher ce qu’ils disent de semblable ou de différent, en quoi ils étayent cette forme de recherche infinie qui est ma vie ! Recherche du ou des sens possibles, surtout dans un monde qui prône le surf à la surface, le plaisir éphémère, l’excitation des nerfs et des neurones versus le besoin de profondeur, de recul, de repli. Non pas tour d’ivoire mais tour de guet et lieu de pensée. Ne pas aller seule, mais choisir ses interlocuteurs, ne pas se les laisser imposer par l’air du temps. Quoi de mieux que les livres pour cela ? Où trouver dans le babil d’aujourd’hui un équivalent de cette pile de livres, à portée de main : Valéry, Adorno, Quignard, Handke, Di Manno, Didi-Huberman, Lobo Antunes. Qui m’offrira une telle pluralité des mondes ? Qui me donnera accès à autant de liberté intérieure ? Qui ?
D’une boucle (Yves di Manno)
J’ai terminé le très intéressant Terre ni Ciel d’Yves di Manno. Livre à la construction complexe, qui mêle quatre récits personnels, de nombreuses notes consacrées à son exploration du champ poétique et à la recherche de ses propres voie et voix, plusieurs chapitres d’analyse poétique très subtile d’œuvres comme celles de Jude Stéfan, Paul Louis Rossi, Mathieu Bénézet, Marie Etienne, Nicolas Pesquès, Philippe Beck et Ivar Ch’Vavar, un « poème inaugural » (trois occurrences, 1978, 1983, 1993) et enfin, trois « adresses » (Bénézet de nouveau, Isabelle Garron et Bernard Noël). Je ne m’attarde pas ici sur les pages consacrées à l’analyse des œuvres de ses pairs, mais je suis frappée par une sorte de dévoilement, à plusieurs reprises, d’une part plus intime chez Yves di Manno.
Et notamment donc avec ces quatre récits : trois récits à l’orée du livre qui surprennent, trois récits un peu énigmatiques qui semblent l’écho d’expériences fortes d’un très jeune garçon, un adolescent peut-être, au cours de ce qui ressemble à une fugue… Puis récit d’un moment plus tardif, lié à une grande pérégrination, à l’orée de l’âge adulte, et à quelques jours de contemplation au bord du Gange, à Bénarès, devant le fleuve immobile s’écoulant (278).
Ces récits mettent à nu ce que révèle aussi tout le livre : une dimension visionnaire dans la manière d’appréhender le monde, dimension qui sous-tend la recherche poétique et qui explique notamment l’affinité profonde avec Les Techniciens du Sacré de Jerome Rothenberg. Le poète n’est pas un petit moi étriqué, daté, nombriliste qui rend compte plus ou moins bien de ses médiocres épiphanies, il serait plutôt celui qui doit se laisser traverser par ce qui vient d’ailleurs, un ailleurs temporel et géographique, un ailleurs ancestral. Avec une connotation presque magique, chamanique et l’idée d’un effacement du moi. Yves di Manno montre bien la tension extrême entre cette quête à la base de tout poème et la nécessité de trouver une forme qui, elle, soit résolument de notre temps.
Ces deux temps de récits, à l’orée et à l’issue du livre, forment comme une boucle, comme deux bras qui enserrent et enlacent tout le reste du livre et montrent le rapport étroit entre l’expérience vécue et la part théorique et critique du livre.
Des papillons
Suivant toujours plus ou moins le fil de l’intuition, j’ai donc ouvert à nouveau Phalènes de Georges Didi Huberman pour y relire les pages sur Rilke. Ces pages même qui m’ont conduite, toutes affaires cessantes, à la lecture bilingue des Carnets de Malte Laurids Brigge.
Singulier trajet, donc, que je relève ici comme élément de mon observation continue des processus de lecture et manières de lire : 1. Didi-Huberman et plusieurs chapitres de Phalènes consacrés à Rilke ; 2. Rilke, en allemand et français, en même temps ; 3. Didi-Huberman, de nouveau, en ses chapitres sur Rilke que je lis soudain bien mieux car je suis passée par l’expérience du texte. Double expérience, cruciale, puisque je me suis confrontée à l’original allemand, dont, quelqu’imparfaite que soit encore ma connaissance de la langue, j’ai pu « sentir le souffle », comme on dit d’une explosion, d’une déflagration.
De la courte vue du papillon (G. Didi-Huberman)
Oui splendide écriture de Didi Huberman :
« Sommes-nous vraiment mieux lotis que les papillons ? Larves, ne sommes-nous pas privés de regard et de parole, étouffés dans la masse de nos formes embryonnaires ? Et pourtant déjà fantômes, bientôt revenants (larvae), puisqu’on s’apprête à nous donner un nom et un prénom que des morts, bien avant nous, avaient portés ? Chrysalides, ne sommes-nous pas privés d’expérience et de sagesse, étouffés dans nos langes ou nos malaises d’enfants ? Et pourtant déjà spectres de cette origine qui nous traverse, nous revêt et nous habite entièrement ? Imagos, ne sommes-nous pas privés du choix de changer de peau – de forme, de couleur – étouffés dans les savantes symétries de notre belle parure ? Et donc déjà voués à servir de trophée, de représentation, d’ancêtre transfixé, pour ceux qui voudront bientôt nous utiliser comme fantômes, transmettre notre nom à leurs petites larves, e così via… ?
Certes l’imago – le papillon adulte – vole [...] Cela dure un jour ou deux : courte vie. Le troisième soir, il s’exalte pour de bon devant la clarté aveuglante d’une ampoule pendue au plafond – sa dernière vérité, son absolu – et il meurt. » (Phalènes, p. 165)
De l’écriture de Rilke (G. Didi-Huberman)
« En chaque page ou presque des Cahiers de Malte Laurids Brigge, Rainer Maria Rilke est parvenu à faire surgir une déchirante « puissance mémoriale du langage », une situation d’écriture réminiscente qui ne devait rien à l’énoncé pur et simple de souvenirs personnels
→ Peut-être est-ce là la raison pour laquelle certaines scènes du livre se sont gravées en moi comme des situations archétypiques, la mort du grand-père, la mort du père, la tête de la femme de l’autobus, le dîner dans le salon de la vieille demeure familiale, tant d’autres pages encore….
Et il ajoute cela : « partout la mémoire vire au symptôme, à la maladie, à la mort qui revient toujours. ».
→ La mort, basse continue de tout le livre. Basse continue de tout livre ?
De la fonction heuristique du symptôme
Revenant sur les souvenirs très forts de sensations insupportables éprouvées par le très jeune enfant Rilke et transposés dans les Carnets, Didi-Huberman note : « Or, un tel symptôme – hystérique, hypocondriaque, que sais-je, est d’abord décrit par Rilke dans sa fonction heuristique : expérience et connaissance, connaissance par l’expérience [...] Même s’il exagère et s’égare, le symptôme s’y connait en “grandes choses” de l’existence. Choses du corps, bien sûr, mais tout autant choses du temps. » (168)
De la connaissance par l’expérience (Rilke, Proust, Warburg)
On pense alors à Proust, bien sûr : « avec ce qui revient, écrit Rilke, s’élève tout un tissu confus de souvenirs égarés qui s’y accrochent comme des algues mouillées à un objet englouti par les eaux. » (cité p. 169).
Didi-Huberman, de son côté, établit des ponts entre Rilke et Aby Warburg, à partir des pouvoirs de la survivance, « la rumeur des âges », et entre Rilke et Benjamin, à partir de « la nouveauté toujours reconduite des choses revenantes. » (169)
Ouvrant le livre de Pascal Quignard
J’ai un bref instant l’impression de continuer à lire celui de Georges Didi-Huberman : « L’art cherche quelque chose qui n’est pas là » et le titre même du livre : « Il y a une image qui manque à toute image ».
Se lisent-ils, Quignard et Didi-Huberman ?
Rédigé par Florence Trocmé le 29 mai 2014 à 14h15 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 21 mai 2014 à 15h44 dans photomontages | Lien permanent
Le petit feu méditatif (Valéry, encore)
Auxeméry me donne à lire quatre lettres de Valéry à Henri Albert, traducteur de Nietzsche. Ce qui me convainc de nouveau d’aborder maintenant la correspondance de Valéry, qui se plaint d’ailleurs dans l’introduction à cette petite édition, de l’indélicatesse de nombre de ses amis revendant sans vergogne les lettres qu’il leur a écrites, uniquement dans le but d’en tirer de l’argent… « Je vois tous les jours des amis fort anciens que j’avais, vendre ce que je leur avais écrit en confiance. » et il s’en prend au légiste qui n’a pas su « mettre les lettres hors du commerce comme ils ont autrefois fait les personnes ». (Notice de Quatre lettres de Paul Valéry au sujet de Nietzsche, Cahiers de la Quinzaine, 1927).
Relevé aussi cela qui atteste une fois de plus de la magnifique langue de Valéry et qui pourrait, parfois, s’inscrire en introduction à certaines notes de ce flotoir : « peser et brûler à petit feu méditatif ces quelques idées innombrables » (ibid. p. 22)
De l’utilité de la philologie (autour de Starobinski)
Dans un bel article sur le livre de Jean Starobinski, Les Approches du sens, essais sur la critique, La Dogana, 2014 :
« En contrôlant les fondements textuels, matériels et historiques dont se réclament les institutions politiques et religieuses, l’humble philologue ébranle ces mêmes institutions. Par une dialectique rusée entre « restitution » et « destitution » (p. 200), il a suscité peu à peu une prise de conscience de la raison individuelle comme libre exercice du jugement à l’encontre des autorités reçues. La philologie, « restitution de la Littérature ancienne », a donc rendu possible, historiquement et logiquement, la critique au sens large d’« examen éclairé & [...] jugement équitable des productions humaines » (Marmontel, cité p. 191). La philologie n’aidait donc pas seulement à la mise en forme des textes. [...]Il était donc nécessaire de rappeler que la philologie exerce par nature une « fonction polémique » (p. 209), qu’elle « monte la garde pour interdire aux pouvoirs spirituels et temporels (aux églises et aux polices) tout droit de regard sur ce que les poètes, les philosophes et les physiciens affirment être leur vérité », qu’elle a été en somme « l’avant-garde victorieuse qui a préalablement réduit au silence le pouvoir du dogmatisme » (p. 202-203). Mais le philologue avertit aussi bien la raison lorsqu’elle coupe tout lien avec la patiente fréquentation empirique des documents. » source
→ pouvoir de la philologie et pouvoir sans doute aussi de la poésie : réduire celui du dogmatisme. Je suis souvent frappée de voir comme la lecture assidue de poésie depuis maintenant plus de dix ans m’a rendue sensible aux manipulations de la langue, au dogmatisme.
De la lecture (Jean-Louis Giovannoni)
Extrait d’un dialogue sur la lecture, avec Jean-Louis Giovannoni. Il écrit :
« Nombre de livres ne se sont révélés à moi qu'au cours du temps. Peut-être n'étais-je pas prêt à les recevoir au moment où je m'imposais de les lire ?
C'est un phénomène étrange qui se met en mouvement lorsqu'on plonge dans un texte. Avant qu'il y ait une éventuelle connivence entre lui et nous, souvent l’on passe par une phase où l’écriture d'un livre nous est étrangère. On pourrait dire par principe que tout livre nous est étranger, nous est extérieur, tant que nous ne nous sommes pas trouvé une langue d'échange entre lui et nous. Un texte ça s’apprivoise. Peut-être est-ce le contraire : c’est lui qui nous apprivoise, nous fait entrer dans son monde, dans sa logique, sa respiration. Il faut avouer que les distances sont plus ou moins grandes selon les livres que nous abordons, certains sont si proches que nous avons l’impression de les avoir écrits. Ce temps de la rencontre, avec un texte, est important et tellement particulier qu’il n’est pas certain qu’il se reproduise à tout moment de notre vie. Certains livres se révèlent d'un coup, et nous sommes avec eux de plain-pied, d'autres restent fermés pour toujours, jusqu'au moment où quelque chose bascule, change, et là, d'un seul coup, ce qui nous apparaissait comme quasiment indéchiffrable, clos à jamais, se révèle à nous dans une familiarité presque confondante.
Comment ce phénomène de transformation opère-t-il en nous, cela reste pour moi un mystère ? J’ai tellement vécu cette situation et la vis encore à chaque fois que j’ouvre un livre, que je ne peux le reprocher aux autres. Il me faut souvent des mois, voire des années pour entendre la voix d’un texte. Et encore si celle-ci daigne venir. [...] certains livres restent muets pour moi et cela malgré les nombreux essais entrepris pour aller vers eux. Mais peut-être qu’un jour… qui sait ? »
De la lecture et des langues (Hélène Cixous)
« Je suis fidèle à ce qui me précède, à moi-même me précédant moimême… Cela vient de mon enfance, toute petite en effet j’ai filé vers la littérature comme vers l’autre monde, un monde où l’on pouvait vivre, puisque je considérais que celui dans lequel nous étions jetés était invivable. Avec Joyce, j’ai fait exactement la même chose. Quant aux langues, j’ai toujours vécu en considérant que nous sommes des polyglottes. Il se trouve que j’ai trempé dans un grand bain de langues dès ma petite enfance. Par chance, par héritage, j’avais plus d’une langue maternelle. Passer de l’une à l’autre était pour moi une acrobatie quotidienne et délicieuse dans mon milieu familial. Par la suite, je me suis souvent heurtée à l’inverse, au monolinguisme officiel. Il fallait parler une seule langue, y compris en France où le primat du français national est un héritage de la Révolution. Naturellement, je ne m’y suis pas pliée. Joyce a écrit Finnegans wake en partant de 18 langues ». source
Un espace peuplé de fantômes (Jean Louis Giovannoni sur Raphaële George)
Publié un second dossier sur Raphaële George dans Poezibao à la suite de la parution toute récente de Double intérieur. Ce dossier comporte des extraits inédits du journal de Raphaële George, un grand article, très fort et émouvant de Jean-Louis Giovannoni et enfin une note de lecture d’un livre ancien, Éloge de la Fatigue, par Isabelle Levesque.
« Il faut se rendre à l’évidence que le vide est en fait, pour chacun d’entre nous, un espace peuplé de fantômes, mais aussi de toutes ces projections psychiques que nous tenons en réserve et qui nous servent à nous défendre contre toutes les formes d’invasions qui ne cessent de nous hanter. Avant même d’avoir accès au moindre objet contenu dans ce monde, nous l’enveloppons à l’aide de mixtures internes que nous fabriquons en permanence afin de rendre acceptable sa représentation. »
→ je suis frappée, de plus en plus, par la présence de ces voix, de ces fantômes, que je retrouve dans tant de livres. Chez Cixous, mais aussi par exemple, j’y reviendrai plus loin chez Yves di Manno
Harry Partch
Écoute, l’autre soir, sur Espace 2 (radio suisse), d’une excellente émission, aussi libre de ton que joyeuse et stimulante, sur la musique contemporaine (« Musique d’avenir », d’Anne Gillot, que l’on peut réécouter ici). Avec une interview de Heiner Goebbels sur son travail sur une œuvre d’Harry Partch, Delusion of the fury.
Je ne m’explique pas l’effet produit par cette musique (sauf à penser de nouveau à ces voix et sons primordiaux souvent évoqués dans ces pages). C’est une musique jouée sur des instruments qui ont tous été créés par Harry Partch, nombreuses percussions et instruments à résonances diverses. Il faut savoir aussi qu’Harry Partch est un musicien qui travaille avec les micro-tonalités. « Harry Partch, à la recherche d’un univers musical éloigné de la musique académique européenne, invente un système tonal qui lui est propre, imagine et construit un instrumentarium personnel d’une beauté absolue. Il demeure un pionnier et un philosophe de la musique d’une grande inspiration. Partant de mythes africains et japonais, il réalise un ouvrage qui se situe entre le rêve et la folie, et qui fait appel aux outils traditionnels du théâtre, de la lumière, du mouvement, du chant, mais qui intègre également la présence de ses instruments extraordinaires, à voir et à entendre. Il s’agit d’un regard qui nous paraît à la fois étrange et familier, sans lieu particulier. En deux actes, Harry Partch tisse une trame rituelle qui célèbre la vie et la réconciliation des vivants avec la mort. » (ici, à propos d'une représentation de Delusion of the fury au Grand Théâtre de Genève en septembre 2013)
Vidéo d’une représentation de Delusion of the Fury et présentation des différents instruments créés par Partch, ici
De la poésie (Gilles Plazy, Anne Malaprade)
« “Entre extase et déroute” [une partie du livre de Gilles Plazy, Les mots ne meurent pas sur la langue] rappelle, à partir de ce moment de crise qu’expérimentent les poétiques de Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud, comment la poésie doit, à partir d’un bouleversement qui n’en finit pas de s’annuler, se décrire et se figurer contre elle-même, résister à ce qu’elle ne peut plus être, ce qu’elle ne veut plus soutenir, ce qu’elle se refuse d’affirmer : forme, registre, pose, posture, thèmes. »
Note d’Anne Malaprade pour Poezibao.
Du temps (Yves di Manno)
Je poursuis de façon un peu sporadique, mais tout à fait concernée et intéressée ma lecture de Terre ni Ciel d’Yves di Manno. C’est l’histoire d’un parcours en poésie, histoire individuelle mais qui n’a strictement rien d’individualiste et encore moins de nombriliste. Elle montre comment un jeune homme confronté dans les années soixante à un certain état de la poésie en France a cherché son chemin, quelles furent les lectures, les rencontres et les travaux décisifs. Un livre donc essentiel aussi bien pour l’historien de la littérature que pour le créateur ou le lecteur de poésie. Je pense qu’il est assez exceptionnel qu’un créateur ait ainsi ce pouvoir de se retourner de manière aussi circonstanciée et étayée sur son propre parcours. C’est aussi une démarche de grand courage (courage d’avoir affronté cela, courage d’en parler clairement aujourd’hui).
« Le travail poétique tel que nous l’entendons vient contredire l’idée du déroulement temporel qui structure nécessairement notre existence. De par cette plongée dans le langage, nous touchons bien –au moins par instants- à des plans de conscience qu’il nous est impossible d’atteindre autrement, hormis peut-être par le biais du rêve. » (Terre ni ciel, p. 112)
Et un peu plus loin, on retrouve une même idée : « Je continue de m’interroger sur la nature exacte de cette ouverture que l’écriture opère dans les profondeurs d’une conscience, l’amenant à émettre des propositions dont la nature demeure insaisissable. Comme si cette parole provenait moins d’un “ailleurs”, d’un au-delà du monde, que d’une région de l’esprit dont nous ne soupçonnons même pas l’existence. » (120)
De l’intelligence borgnesse (Di Manno et Rimbaud)
De l’eau au moulin de ma réflexion une fois encore : « la plupart des gens continuent de considérer cette pratique [l’écriture poétique] comme le moyen d’une expression “personnelle”, alors que tout l’effort moderne aura tendu à l’inverse vers une poésie objective – visée proprement rimbaldienne, qui n’est pas expansion de la sphère privée mais ouverture au monde et dépassement de soi. Rimbaud précise on ne peut plus clairement dans sa lettre à Demeny : “Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !” »
→ Il va s’agir alors de laisser le langage « arpenter d’autres territoires, en exhumant ses propres paysages », de telle sorte que l’écrivain devienne une « simple zone de transit. » que l’écriture peut investir. Il s’agit de ménager en soi une « vacance susceptible d’accueillir tous les précipités que le langage engendrera. » (130 et 131)
La multiplicité des voix (Di Manno)
à laquelle je faisais allusion récemment citant Cixous ou Raphaële George : il y a, dit Yves di Manno à Matthieu Gosztola dans ces beaux entretiens qui sont au centre du livre, une polyphonie, une multiplicité de voix “étrangères” que chacun est susceptible d’accueillir. À opposer aux tenants d’un lyrisme superficiel, niaisement intimiste et satisfait de soi… (tant de livres reçus, tant de sollicitations venant de ces tenants-là !).
Et émotion de le voir parler aussi de la lecture : « le passage pendant l’écriture de ces mots inconnus ne fait d’ailleurs que prolonger ce qui advient aux heures les plus impliquées de la lecture : c'est-à-dire lorsque nous nous laissons traverser par le texte d’un autre. »(131 encore).
→ heures impliquées, traversée, mots qui décrivent si bien mon expérience de la lecture…
Une (ré)conciliation (Yves di Manno)
« Mon ambition à l’origine, à travers l’examen de certaines formes poétiques (lointaines ou proches) aurait été de réconcilier en quelque sorte la visée fondatrice du surréalisme – tout ce qui avait été tenté sous le nom d’écriture automatique et avait pour l’essentiel échoué, en refusant justement de se plier à des contingences formelles – e les “grandes découvertes” des prosodies modernes étrangères, américaines au premier chef. »
→ il faut ici se souvenir que non content d’explorer ces prosodies, Yves di Manno les a aussi largement traduites, qu’il agisse du Paterson de William Carlos William, des Cantos de Pound ou de la poésie de George Oppen, sans parler de ces sources encore plus originaires, profondes, collectées par Jerome Rothenberg dans son exceptionnel Techniciens du Sacré, livre traduit enfin en français en 2008 par….Yves di Manno (voir cette note de Poezibao). Un rapport entre les sources de Harry Partch et celles de Jerome Rothenberg ?
Les deux lèvres de la rive
Les deux lèvres de la rive, fente Fontana, volcanique, béance sidérante et dessous, magma, noir et rouge, roches et sang, cendres, brûlis et brûlées, gueules de loup – paysage lacéré mais parcouru, axe vital mais déchireur, l’ancre s’arrache du fond qu’elle emporte et la cisaille rompt toute amarre – la dérive seule, vers ces eaux hantées de morts jamais retrouvés.
Rédigé par Florence Trocmé le 21 mai 2014 à 15h34 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Sortir de soi (Akira Mizubayashi)
Sur le point de partir en France, l’auteur parle de son emménagement dans la langue française et de la joie profonde qu’il éprouve à sortir de lui-même, pour devenir quelqu’un d’autre, pour rejoindre un autre monde, l’autre du monde, pour se mettre à la place et dans la peau de ceux qui respiraient cette langue, vivaient cette langue, sentaient et se sentaient dans et par cette langue. (Akira Mizubayashi, Une langue venue d'ailleurs, Folio, p.196)
→ Ce que je retiens surtout ici c’est le sentiment d’exterritorialité que peut donner l’usage d’une autre langue. Y entrer aussi intimement que possible (fut-ce modestement, et certainement pas sur le mode puissant et très engagé qui est celui de Mizubayashi), c’est tenter d’éprouver une autre vision du monde, sortir de son étroitesse si conditionnée (tellement conditionnée qu’on n’en est même pas conscient et qu’on croit universel ce que l’on ressent et vit !).
→ A la fin du livre, Mizubayashi cite Nancy Huston : « L’acquisition d’une deuxième langue annule le caractère naturel de la langue d’origine – à partir de là, plus rien n’est donné d’office, ni dans l’un ni dans l’autre ; plus rien ne vous appartient d’origine, de droit et d’évidence. » (Nancy Huston, citée par 261)
→ Et c’est aussi lier, ce que fait puissamment Mizubayashi, musique et langue. Ce qui semble encore plus évident quand ce sont l’allemand et la musique que l’on aimerait lier.
Enfin étudier ainsi une langue n’est-ce pas s’approprier un territoire peu partagé, soit familialement, soit par ses propres compatriotes ?
Barthes et Mizubayashi
L’auteur a assisté à certains des séminaires de Barthes et il écrit une belle page sur le « grain de la voix », l’admiration de Barthes pour Charles Panzéra et ce que Mizubayashi ressent comme une attaque envers Fischer Dieskau, « chanteur emblématique de toute une culture post-microsillon, exerçant un art “expressif, dramatique, sentimentalement clair, porté par une voix sans grain, sans poids signifiant” » (Barthes, cité p.202)
Mais il montre aussi comment Barthes pointe du doigt un moment de rupture dans la culture musicale, qui se cristallise dans la “disparition de la pratique”, parallèle à l’“extension de l’écoute…” » (202)
Langue paternelle (Mizubayashi)
Cette belle notion, émouvante, de langue paternelle, plusieurs fois évoquée par Mizubayashi à propos du français. Langue paternelle, donnée par le truchement du père, qui pourtant ne la parlait pas, mais en a autorisé, favorisé l’accès, qui ne s’est pas interposé devant la passion dévorante de son fils pour cette langue. Langue que ce dernier va apprendre en France, pas uniquement via les cours et conférences, mais grâce à la vie quotidienne, la rue, les concerts, les films, les musées et les paroles vives : « tout cela pouvait irriguer et fertiliser la langue qui me traversait désormais de part en part, car tous ces chocs esthétiques suscitaient des mots et libéraient la parole. »
La langue, comparée à une plante, peut alors se développer, se ramifier, se revigorer au contact d’une source de désir. (203)
→ Très importante la double notion d’esthétique et de désir. Cela qui peut relancer sans cesse le désir d’apprentissage, exactement comme pour la pratique d’un instrument de musique.
Au fond du cœur humain (Mizubayashi)
« Au fond du cœur humain, se trouvent des endroits écartés, des régions obscures et même mystérieuses qui échappent à l’effort de l’esprit. La pensée ne court pas aussi vite que les mouvements instantanés de l’humeur. » (Mizubayashi, 206)
→ Optant pour un titre de paragraphe qui soit aussi le début de celui-ci, je songe à cette pratique si fréquente chez Roubaud et une fois encore, dans certains poèmes d’Octogone (« Nuits dans date »).
Cela exerce un attrait puissant mais dont je peine à définir les raisons. Il me semble aussi que c’est une des clés du grand cycle de prose, Le Grand Incendie de Londres…. c’est un peu comme s'il prenait son appel, comme le fait le sauteur ou le plongeur, sur cette amorce de phrase, pour se lancer dans le texte.
De la voix (Mizubayashi)
Belles pages sur la voix de Starobinski, entendue dans une émission de radio : « dès l’instant où j’ai entendu cette voix [...] son texte s’est incarné dans cette voix. »
→ Cette impression que j’ai si souvent eue. Et en quoi elle m’a parfois permis de mieux comprendre le « régime » de telle ou telle œuvre. Quignard, Cixous, Roubaud, dont j’ai entendu la voix et que j’entends désormais immanquablement, dans son écoulement, ses reprises, ses ruptures, bref son rythme particulier, chaque fois que je les lis. Et le rapport profond entre ce régime du dire et celui de l’écrire, souvent.
Apprentissage de l’altérité (Mizubayashi)
Apprentissage de l’altérité, c’est aussi cela l’apprentissage d’une langue. Savoir qu’on ne saura jamais, même si on peut tenter de savoir un peu mieux. Savoir que la réalité est perçue différemment et donc dite différemment par l’autre qui parle cette langue-là : « je ne cesse finalement de me rendre étranger à moi-même dans les deux langues, en allant et en revenant de l’une à l’autre pour me sentir toujours décalé, hors de place, à côté de ce qu’exige de moi toute la liturgie sociale de l’une et l’autre langue. Mais justement, c’est de ce lieu écarté que j’accède à la parole. »
Il s’agit, dit-il encore de « tendre sans cesse vers une perspective sur le réel qui est celle de l’Autre. » (262)
→ un livre vraiment passionnant et prenant, qui se lit comme un roman mais qui appelle la relecture tant son matériau est riche. Un livre profondément humain, aussi.
Les années d’apprentissage (Yves di Manno)
J’ouvre, toutes affaires cessantes, Terre ni ciel, le livre d’Yves di Manno, à la suite de la publication, sur Poezibao, d’une très belle note que Claude Adelen a consacrée à ce livre.
C’est, dit l’auteur, le troisième volet d’une sorte de triptyque de poétique active, ouvert avec Endquote puis continué avec Objets d’Amérique avant ce Terre ni Ciel. Yves di Manno revient en arrière, à l’origine presque, avec deux scènes un peu énigmatiques, vécues par un enfant, sans doute plutôt un jeune adolescent en ce qui ressemble à des épisodes de fugue… marquant surtout la rupture avec le milieu ordinaire de la vie. Comme si s’ouvrait dans l’esprit du tout jeune homme une faille béante, à forte fonction d’appel. Et dès la fin des années 80, il amorce sa réflexion, ininterrompue depuis, sur la fabrique, les enjeux et la nature du travail poétique.
Faille ouverte & liaison à faire « comme si nous étions décidément astreints à l’écriture pour rendre cette croisée visible, entre la terre que nous arpentons sans aise et le paysage plus tangible que le langage, à notre insu, dessine en nous. » (31) Et à la fin de ce qu’Yves di Manno appelle son séjour grenoblois seraient selon lui en place les grandes lignes : « le principe d’un livre-de-poèmes en constante expansion, l’exploration des formes prosodiques qui [lui] apparaissaient alors comme radicalement nouvelles, le transfert de la narration dans le vers – l’idée enfin d’un volume susceptible d’accueillir, sur le modèle des poems of some length américains, tous les registres stylistiques qui se présenteraient, correspondant aux différentes strates, aux multiples passages d’une vie dans l’écriture (et l’inverse). » (31)
Toutes ces années d’apprentissage poétique sont ponctuées par les lectures, sans programme défini apparent, mais avec finalement une sorte de cohérence, comme si les livres qui étaient nécessaires lui tombaient entre les mains au bon moment : Jerome Rothenberg (Poèmes pour le jeu du silence), Pavese (Travailler fatigue), Paz (Points de convergence), Roubaud (La Vieillesse d’Alexandre). Il s’agit aussi de chercher, de trouver une voie possible, en un temps où la poésie est vilipendée, morte ou inadmissible (Denis Roche)….
Du trident (Roubaud)
Surmontant le soupçon que je ne saurais trouver la clé, j’ai poursuivi la lecture du bel ensemble « Exact » dans le livre de Roubaud, Octogone. Il y a en fait trois séries qui se superposent & s’entrelacent, bien identifiées, si on veut bien s’y arrêter quelques instants, par des numéros d’ordre. La série centrale étant plutôt dévolue à la forme choisie pour ce long poème, le trident, dont Roubaud semble dire qu’il est l’inventeur, le créateur. « Vers un : cinq syllabes / ⊗ vers deux : trois / vers trois / cinq syllabes avec un jeu de décalage, les vers un et trois plus décalés à droite et le vert central précédé d’un petit signe (une croix dans un cercle : ⊗) dont Roubaud dit plus loin qu’il marque la tourne du poème : « la forme-trident / rémunère / mes riens de mémoire » (100). La première des trois séries est consacrée à des souvenirs lointains, la seconde donc plus théorique sur cette forme-trident et la dernière sur la progression de l’âge, de la vieillesse, la mémoire qui se perd et notamment celles des centaines de sonnets sus par l’auteur…. « jour sur jour je fais /⊗ le calcul / des effacements. » (104).
(⊗ est le signe mathématique pour un produit vectoriel, on l'obtient en faisant au clavier alt+8855).
⊗
ce signe sera
⊗ le pivot
sur lequel tournera le trident
(p. 68)
Dans la première série, celle des souvenirs des années 40 ou 50, beaucoup de noms de plantes ou d’insectes : aloès, bardanes, buis, sureau.
Et autour du trident, bien sûr des variantes, sinon Roubaud ne serait pas Roubaud, le pentacle a minore et le pentacle a majore… et l’humour, bien sûr : la difficulté / ⊗ du bref : c’est / si dur à remplir
Du martin-pêcheur (Bernard Chambaz)
Le martin-pêcheur c’est le fil à suivre dans presque toute l’œuvre de Chambaz, l’œuvre poétique comme les récits, Été et Été 2, comme ce dernier livre paru, Dernières nouvelles du martin-pêcheur. Il faut rappeler que le martin-pêcheur représente en fait le fils de Bernard et Anne Chambaz, disparu il y a presque vingt ans, à l’âge de 16 ans, dans un accident de voiture au Pays de Galles où il faisait un séjour linguistique. Cette disparition est comme la nappe phréatique de toute l’œuvre, souvent inaperçue, puis faisant des résurgences, plus ou moins attendues, plus ou moins préparées, et toujours génératrices chez le lecteur d’une émotion très vive.
Pendant l’été 2011, Anne et Bernard Chambaz ont décidé de traverser tous les États-Unis selon une diagonale, sur la trace du « martin-pêcheur » et d’un voyage fait jadis avec leurs trois fils. Ils partent de la Marconi Station sur le Cape Cod. Il faut préciser qu’Anne conduit une Cadillac aux sièges de cuir rouge mais que Bernard lui est…. à bicyclette, un superbe vélo Cyfac.
Si ce livre est souvent poignant, ce n’est pas un livre triste, il est même parfois franchement drôle et il montre la force de la vie et de la vie créatrice, qui se refuse à taire la mort : « Que nous ressentions le deuil comme un état intangible n’empêche pas de vivre. Du simple sentiment de la vie, il résulte la possibilité d’être joyeux. Le deuil est compatible avec la joie. Le tout était de l’écrire une bonne fois pour toutes et d’en faire la démonstration. Cette traversée et ce roman en sont le corollaire. » (83)
De la mort de l’enfant (Chambaz)
Le récit mêle l’évocation des étapes à bicyclette à de petits récits historiques inclus dans le récit principal et qui ont trait, toujours, à des personnages confrontés à la mort d’un enfant. Quentin Roosevelt, le fils de Théodore Roosevelt, le président, et de sa femme Edith, Quentin mort en mission en France pendant la guerre aux commandes de son avion. Et le « bébé Lindbergh » au travers d’un beau portrait d’Anne (même prénom que la femme de Chambaz, sûrement pas un hasard, dans les échos de dates, de noms propres sont constamment recherchés).
De la poésie (Antoine Emaz)
« Un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie » (Cuisine). (cité par Matthieu Gosztola, dans l’article que je publie ce vendredi 9 mai 2014 dans Poezibao)
Orgue, Sainte Clotilde, Frédéric Blanc
Beau concert à Saint Clotilde (Paris, samedi 10 mai 2014), axé autour de Tournemire qui fut titulaire de l’orgue. Pas emballée par les œuvres de Jean-Jacques Grünewald (1911-1982), mais beaucoup aimé le Nazard, extrait de La Suite Française de 1948 de Jean Langlais et comme toujours l’œuvre donnée de Duruflé, le très beau Prélude et Fugue sur le nom d’Alain (1942).
Grande improvisation spectaculaire par Frédéric Blanc qui est titulaire de Notre Dame d’Auteuil. On se demande même comment les vitraux résistent à de telles ondes sonores.
Le transcripteur anonyme, [Yves Di Manno]
Dans Terre ni ciel, Yves di Manno, en une construction que je ne perçois pas encore dans son ensemble mais que l’on devine très pensée, déroule le fil des années d’apprentissage. Il s’arrête assez longtemps sur ses contacts avec les poètes belges, à Liège, autour de l’Atelier de l’Agneau, notamment Jacques Izoard et Eugène Savitzkaya. Il lit aussi Mathieu Messagier et dit son « aversion pour les cénacles parisiens ». D’où la décision, que l’on pourrait presque dire de survie, de se tenir à l’écart de cette production-là pendant un certain temps, au profit des littératures anciennes et extra-occidentales. Il cherche chez Borges, chez Pound, une manière de repenser la posture du poète (66) qu’il voit de plus en plus comme un « transcripteur transitoire et idéalement anonyme. »
« Réécrire, réinscrire : il y avait chez Borges – avec d’autres outils que chez Pound, mais selon une logique finalement voisine – une manière de repenser la posture, le geste même du poète (et plus largement de l’écrivain, au sens moderne du terme), visant à lui rendre son statut antérieur de scribe, de transcripteur transitoire et idéalement anonyme d’un texte qui passerait par lui sans qu’il puisse à proprement parler s’en dire l’auteur… L’écriture supposant dès lors une vacance et peut-être un suspens de la conscience ordinaire, donnant accès à un texte né d’une page plus ancienne et dont l’évidence s’impose, le temps de la composition. » (66)
Une « reconnaissance »
Reconnaissance au deux sens du mot ! Reconnaître quelque chose de sa propre expérience et éprouver alors de la gratitude pour l’expression claire et courageuse qui en est donnée.
Je suis émue de voir que bien des auteurs cités par Yves di Manno sont aussi de ceux qui ont compté et comptent pour moi, notamment les « latinos-américains) (Cortázar et Marelle en particulier) ou Peter Handke.
« Au désarroi de l’homme moderne cherchant un sens à la dérive du monde, Handke opposait la possibilité d’un ré-enchantement critique mais tangible, qui allait bien sûr à l’encontre des lieux communs de son temps ».
→ Tout ce cheminement qui atteste d’un combat que je n’ai pas su et pu mener pour toutes sortes de raisons qui n’ont aucune place ici. La lutte contre le désenchantement, pour ne pas dire le désespoir dans lequel nous mettaient la plupart des grands artistes de cette époque, les cénacles, presque terroristes dans leur exclusion de ce qui n’était pas conforme à leurs idées, souvent très cérébrales et loin du sensible…
Di Manno enfonce d’ailleurs le clou, toujours à propos de Handke : « cette réfutation du nihilisme ambiant et de son corollaire : l’annonce constamment reconduite de la mort des arts, trouvait forcément un écho en moi, d’autant qu’elle s’accompagnait d’une revendication (éthique et formelle) replaçant la littérature au centre de l’expérience humaine, comme un foyer toujours irradiant, à supposer qu’elle renouât avec ses origines les plus lointaines et inventât un langage susceptible d’en rendre compte ». (80)
Et il rend grâce à Handke qu’il voit comme le seul, presque, à proposer alors une issue possible à la désagrégation du sens et à la crise formelle auxquelles sa génération était confrontée, sans rien abdiquer de sa quête profonde : « vers cette lumière insaisissable que l’on croit capturer par instants et dont le livre achevé n’est que l’écume provisoire, la cendre métamorphosée. »
Et enfin : « Comment devient-on ce que l’on est ? Comment travaille-t-on dans l’écriture et ailleurs, à retrouver le sens caché de tout ce que l’on aperçoit en surface et dont la profondeur, la densité confondante affleurent par instants. »
Rédigé par Florence Trocmé le 12 mai 2014 à 09h15 | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 11 mai 2014 à 12h22 dans photomontages | Lien permanent
« Issue de retour » (Jean-Louis Giovannoni)
« On ne voulait pas et voilà que l’enfoui remonte » (31)
→ Tout ce travail de décomposition, de retour aux éléments (présent chez Marie-Claire Bancquart) qu’ignore le citadin, une matérialité du monde qui lui fait de plus en plus défaut. Qui le rend sans doute plus vulnérable, aliénable.
→ Y a-t-il une adéquation fugitive, éphémère entre certains états personnels et ce que l’on lit ? Question de la subjectivité, mais qui peut être aussi l’outil de ce que Jacques Proust appelle la lecture symptomale, j’y reviendrai plus tard en parlant de ce livre qui m’impressionne fortement, qui me passionne, celui d’Akira Mizubayashi.
A Gisèle Berkman : « Aucun mot ne vit / isolé / sans appeler // aucun mot ne se lit délié » (35)
→ Une œuvre devient œuvre quand elle sort de son isolement premier, quand elle appelle.
Des choses (Jean-Louis Giovannoni)
« Les choses n’ont pas de main. / ne veulent pas toucher. Encore moins être visitées. Se tiennent / Rien d’autre. (57)
→ À mettre en résonance avec ce que j’écris plus loin sur les objets chez Rilke.
Éclairs et ruisseaux (Laurent Albarracin)
« Éclairs et ruisseaux percent, pénètrent
commandent parce qu’ils sont dociles
et obéissent à eux-mêmes. »
→ si souvent, voyageant, m’éprouve stupéfaite devant la puissance de l’eau, qui a creusé cette vallée, ouvert ce gouffre, entaillé cette paroi… fait son lit, comme elle l’entendait, entraînée par sa simple et seule pente.
« Tout engager dans un cheveu, c’est la morale de l’éclair »
et
« Agir selon sa nature humide, ainsi fait le ruisseau »
(Laurent Albarracin, Le Ruisseau et l’éclair, Rougerie, 34 et 35).
→ Inutile de préciser quel est mon mode !
Liscorno (Jacques Josse)
Ce Liscorno est une belle ode à la lecture et à Tristan Corbière. Les premiers livres de poésie (souvent volés) : Rodenbach, Verhaeren, Nerval, puis la découverte de Kerouac et la conséquence, en ces années d’apprentissage : laisser aussitôt « un large pan du dix-neuvième siècle poétique s’effondrer »
Le beat, ce son unique et tonique, swinguant entre long poème débridé et équipée sauvage en territoire littéraire non identifié, c’était Jack Kerouac. » (21) Et toutes les « interférences entre ce qui a été vécu et ce qui a été rêvé grâce aux lectures ». «(33). Et presqu’inattendues les pages consacrées à Celan, puis Genet (53).
Belle description du lecteur fou qui multiplie et mélange les livres, donc les lieux, les temps. C’est paru dans la même belle collection que la Truite de Denis Rigal.
Octogone (Jacques Roubaud)
Octogone… formidable et parfois frustrant car on ne peut s’empêcher de penser que chaque poème recèle une clé et qu’on ne sait pas la découvrir… ; mais on essaie, avec quelques idées, de loin en loin, à suivre donc…
Et des vers que l’on aimerait apprendre par cœur (ce qui n’arrive quasiment jamais dans le champ de la poésie contemporaine, pourquoi ?)
« Vent doux pour certifier l’énigme du monde ». (61)
Des langues (Akira Mizubayashi)
Emportée par mon désir de lire, sans pression, sans contrainte, j’ai plongé dans le livre d’Akira Mizubayashi recommandé il y a déjà un moment par Isabelle Howald.
Je n’ai pas ou peu noté au fil de ma lecture enthousiaste. Et je vais tenter ici de dire ce que j’ai tant aimé dans ce livre. Il raconte l’histoire d’un jeune japonais qui à l’âge de neuf ans s’éprend du français, se prend pour cette langue d’une passion telle qu’elle va conditionner et orienter toute sa vie.
Le livre débute par une très belle évocation du père et par sa volonté de tout faire pour accompagner ses deux fils dans leur développement. Après la découverte du talent de violoniste du frère aîné du narrateur, il n’aura de cesse que de lui donner tous les moyens de le développer, l’emmenant tous les quinze jours à Tokyo à une nuit de train, pour qu’il puisse prendre sa leçon avec un grand professeur, Mme Suzuki. Et il offrira à son fils cadet un magnétophone à bandes Sony pour qu’il puisse enregistrer tous les cours de français diffusés par la radio japonaise. Cours que le jeune garçon va se jouer en boucle ce qui contribuera de manière décisive à développer son oreille du français, une vraie oreille musicale de la langue, forgée à la fois au son du violon inlassablement travaillé par son frère et au son de ces heures de cours de français…. une belle incitation pour moi à augmenter encore mon immersion dans la langue allemande, via les vidéos disponibles sur Internet et via aussi, puisque je viens de découvrir cette possibilité, certains livres audio accessibles gratuitement (je viens de télécharger Die Aufzeichnung von Malte Laurids Brigge ! )
De l’apprentissage d’une langue
Akira Mizubayashi place le début de son livre sous la bannière de deux belles citations du philosophe japonais Arimasa Mori. J’ai choisi la première pour les « Notes sur la création » de Poezibao mais je recopie ici la deuxième, réflexion fructueuse pour l’apprentissage d’une langue :
« S’agissant d’un étranger né dans un pays étranger, même s’il a passé dix ans en France, il n’a, en général, même pas le niveau d’un enfant de CP. Par conséquent, je dois avancer humblement, petit à petit, même si j’ai à peine le niveau d’un petit écolier, ou celui d’un gamin d’école maternelle. Les paroles produites dans et à travers la langue française finissent par devenir équivalentes à la chose, tel est pour moi l’objectif à atteindre.[je souligne] C’est seulement à ce moment-là que la chose se révélera sous un nouveau jour, s’incarnera dans une nouvelle vie. Un monde nouveau poindra. Si je réussis un tant soit peu à éprouver ce sentiment-là, c’est gagné. Pour le reste, je dois apprendre comme un enfant. » (Arimasa Mori, philosophe et essayiste japonais, Notre-Dame dans le lointain, 1967, cité par Akira Mizubayashi in Une langue venue d’ailleurs, folio, p. 31)
→ plus j’expérimente, plus je m’observe travailler et apprendre la langue allemande, plus je me rends compte que c’est une forme d’imprégnation qui est à rechercher, imprégnation tous azimuts et quotidienne, un peu par toutes les voies possibles… J’ai expérimenté pendant près de six semaines la pratique intensive des listes de vocabulaire, avec des systèmes sophistiqués de fiches (flashcards, via Quizlet et Memrise), adossés aux plus récentes recherches sur la mémoire. Le résultat pour moi (i.e. aussi une femme de mon âge) est lamentable. Je n’ai presque rien retenu de ces quelque 500 à 800 mots nouveaux que je me suis efforcé d’ingurgiter, de façon obsessionnelle…. A manqué notamment la dimension orale & auditive et disant cela, j’entends ce passage des Cahiers de Malte Laurids Brigge, dit dans ce livre audio,
„Christoph Detlevs Tod lebte nun schon seit vielen, vielen Tagen auf Ulsgaard und redete mit allen und verlangte. Verlangte, getragen zu werden, verlangte das blaue Zimmer, verlangte den kleinen Salon, verlangte den Saal. Verlangte die Hunde, verlangte, daß man lache, spreche, spiele und still sei und alles zugleich. Verlangte Freunde zu sehen, Frauen und Verstorbene, und verlangte selber zu sterben: verlangte. Verlangte und schrie. »
« La mort de Christoph Detlev vivait à présent à Ulsgaard, depuis déjà de longs, de très longs jours, et parlait à tous, et demandait. Demandait à être portée, demandait la chambre bleue, demandait le petit salon, demandait la grande salle. Demandait les chiens, demandait qu’on rît, qu’on parlât, qu’on jouât, qu’on se tût, et tout à la fois. Demandait à voir des amis, des femmes et des morts, et demandait à mourir elle-même : demandait. Demandait et criait. »
Ce « verlangte », de verlangen, demander, est entré profondément en moi, porté par la voix du lecteur et la répétition. Et c’est pourtant le type de mot abstrait et à préfixe que j’ai le plus de mal à retenir
De la découverte du monde (Akira Mizubayashi)
« L’apparition du français [...] constitua l’occasion et la possibilité qui m’étaient subitement offertes de recommencer ma vie à peine commencée, de refaire mon existence entamée, de retisser les liens avec les visages et les paysages, de remodeler et reconstruire l’ensemble de mes rapports à l’autre, bref de remettre à neuf mon être-au-monde. » (58)
→ il semble qu’il y ait bien là, en effet, cette expérience dont parle Mori, quand on aborde le monde en l’interrogeant avec les moyens utilisés par une autre langue.
Mozart
Ce qui m’enchante aussi dans le livre de Mizubayashi, c’est la présence si forte de la musique, l’imbrication pourrait-on dire de son amour de la langue française et de celui des opéras de Mozart et en particulier des Noces de Figaro. Belle analyse sur la position sociale de Mozart, qui n’est plus dans ce monde dominé par des grands seigneurs-employeurs mais pas encore dans celui de l’embourgeoisement de la musique, entre le ne plus et le pas encore.
Mozart et Rousseau, les deux héros de sa jeunesse.
Du poème (Yves di Manno)
Je suis très heureuse d’une contribution proposée par Claude Adelen, qui vient d’écrire un grand article à propos de Terre ni ciel d’Yves di Manno
Je relève :
« La mise à distance de la conscience ordinaire, d’où naît invariablement le poème, semble ouvrir une faille dans le langage et donner accès par le biais des images qu’il suscite à la terreur qui doit souterrainement continuer d’habiter le cœur des hommes… » (Yves di Manno, Terre ni ciel, p. 114) °
À compléter par cet autre extrait, avant d’aller moi-même lire attentivement ce livre :
« L’étrange expérience qu’est cette dépossession lucide, consciente, poussant à décrire des images dont on ignore la provenance exacte (…) le noyau poétique réside bien là : dans ce déplacement, ce retrait de la parole telle qu’on en a couramment l’usage, au profit d’un discours que je ne veux pas qualifier d’oraculaire, mais qui semble émerger d’un autre territoire mental, d’une autre région du langage… »
(120)
De Valéry (avec Auxeméry)
Nous revenons une fois de plus, avec Auxeméry, sur notre cher Valéry. Il m’écrit :
« J’attends une édition en numérique consultable… c’est-à-dire organisée de telle façon qu’on ait la possibilité de consulter soit en continu soit en aléatoire soit selon des thèmes et des recoupements… Les gars qui mettraient cette chose-là – multidirectionnelle, ou en étoile à branches multiples -- au point seraient des as… Le numérique servirait pour une fois à autre chose qu’à abrutir, à asséner, ou à fournir en tas des données non-triées… (Pour comprendre l’ânerie du numérique tel qu’il est pratiqué sur la surface de la planète, il faut avoir une vue très fine du fonctionnement du langage humain, et de toutes les langues en leurs particularités… Les Cahiers valéryens seraient le support idéal pour faire devenir intelligentes toutes les créatures bipèdes… Je pousse l’utopie très loin en disant ça… Les Cahiers en effet sont le travail au jour le jour d’un esprit qui cherche non pas la vérité mais l’efficience maximale de son propre fonctionnement, et qui sait que cette recherche ne peut se faire qu’ainsi, dans l’indécision d’une ligne déterminée d’avance, et en traitant tous les thèmes abordables (et les plus étendus), qu’en respectant l’humeur du moment (les nécessités du corps sensible -- = doué de sensibilité au sens le plus large : sentiments & affects purement corporels --, qui manie l’instrument : page & plume – car on ne pense bien qu’avec page & plume, et non sur écran…
Sur écran, on obéit aux nécessités de la machine, même si on se veut libre de soi… on se double soi-même : on se trahit, on se réfléchit dans les impératifs affichés du clavier qui se transposent sur l’écran…
(courriel de ce jour)
Double question ici posée :
→ L’édition numérique des Cahiers. On dispose aujourd’hui de l’édition fac-simile du CNRS dont on dit qu’elle est de plus en plus contestée… de quelques volumes de la nouvelle édition intégrale chez Gallimard, des deux volumes de regroupements thématiques de la Pléiade. Bref, un accès pour le moins problématique à cet indispensable corpus. Qui me semble à moi aussi l’objet-type, voire l’objet idéal pour un magnifique travail d’édition électronique, avec recours à tous les outils mis au point par les chercheurs en littérature. Ou pour le dire sur un ton plus polémique : tant de travaux et de thèses plus ou moins utiles, alors qu’on pourrait assigner ce passionnant et indispensable travail à toutes une équipe de jeunes chercheurs.
→ De l’écriture manuelle ou électronique… qui renvoie elle-même à la question liée de la lecture dans un « vrai » livre (p.book vs e.book ? ! comme je l’ai lu hier dans un article en anglais) ou sous format électronique. Toujours envisager la complémentarité et la pluralité possible des usages ; et tenter de penser par soi-même, selon ses propres pratiques.
Mais la question d’Auxeméry est importante : est-ce que la machine prend la main, lorsque j’écris. Me prend la main ?! Gauchit mon écriture ? Se souvenir que juste avant, il parle de la relation du corps de Valéry et de son écriture matinale…
Benoît Peeters évoque, il me semble, de l’achat d’une machine à écrire par Valéry…. (in Valéry, tenter de vivre)
Les Quatre Derniers Lieder
Je réécoute, en boucle, Les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss et en particulier le quatrième, sur Abendrot, poème d’Eichendorff, dans la version Schwarzkopf/Szell. Toujours le même bouleversement devant l’extinction de ce lied, en une musique que je peux comparer uniquement à la mort d’Isolde de Wagner.
De la lecture symptomale (Mizubayashi)
Notion que je découvre chez Akira Mizubayashi, dont il attribue l’emploi à Jacques Proust mais qui est aussi utilisée semble-t-il par Althusser :
Lecture symptomale, méthode de lecture critique qui prétend « déceler l'indécelé dans le texte même qu'elle lit et le rapport à un autre texte présent d'une absence nécessaire dans le premier » (...) (L. Althusser) (Angenot 1979). « J'avais en même temps indiqué que nous devions soumettre le texte de Marx non pas à une lecture immédiate, mais à une lecture “symptomale”, pour y discerner, dans l'apparente continuité du discours, les lacunes, les blancs et les défaillances de la rigueur, les lieux où le discours de Marx n'est que le non-dit de son silence, surgissant dans son discours même (L. Althusser, É. Balibar, Lire le Capital, t. 1, 1969 [1968], p. 183). source
Acoustique et objets (Rilke)
Je suis frappée par deux éléments forts du texte des Cahiers de Malte, l’attention aux objets et leur description, la description des intérieurs notamment, en une veine quasi fantastique (les descriptions d’objets se font souvent dans des contextes où la mort et les revenants sont présents, mort du majordome, apparition de la tante dans le vieux château…)
Il y a toute une approche sonore, aussi, notamment via ce qui se passe dans les chambres voisines.
À deux reprises au moins, il y a une évocation très forte et documentée d’un objet qui tombe et qui tinte au sol : oui ce fut une époque terrible pour ces objets distraits et somnolents (dans une demeure, une chambre a été rouverte pour accueillir le chambellan Christoph Detlev qui va agoniser pendant dix semaines). « Et de temps à autre quelque chose tombait d’une chute étouffée par le tapis, tombait avec un bruit clair sur le parquet dur [...] » (Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction de Maurice Betz, Folio, p. 18). « Alors, ils [les objets] s’allient pour vous troubler, pour vous effrayer, pour vous égarer, et ils savent que c’est en leur pouvoir » (160)
→ et cela évoque ces poèmes d’Adrienne Rich, où elle parle de vieux objets, difficiles à identifier, trouvés dans le tiroir d’un bureau (voir cet article de Marilyn Hacker)
→ Je reprends aussi ici cet extrait d’un article de Matthieu Gosztola pour Poezibao, publié le vendredi 9 mai 2014, article qui porte sur la notion de banal dans la poésie d’Antoine Emaz :
« Puisque, comme le rappelle Sami-Ali, “[l]a théorie freudienne de l’inconscient” est “la preuve ontologique de la non-existence du banal, au sens où une chose serait simplement ce qu’elle est”. “C’est que l’objet, tout familier qu’il soit, soutient une activité fantasmatique dont il est à la fois le commencement et la fin.” Et Sami-Ali de conclure : “Ce qui, dans […] le quotidien, continue à résister au glissement du banal, tient à une relation que l’objet conserve avec un arrière-plan de sens inépuisable.” ».
Rédigé par Florence Trocmé le 11 mai 2014 à 10h58 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent