Gubaidulina & Ustvolskaya
Les compositrices Sofia Gubaidulina puis Galina Ustvolskaya (1919-2006), sur suggestion de Jean-Paul Louis Lambert.
Magnifiques compositrices, deux musiciennes qui, la seconde particulièrement, furent proches de Chostakovitch.
Disque : Eastern European Piano Music, avec des concertos pour piano de S. Gubaidulina, G. Ustvolskaya, Górecki ainsi que d’un certain Pélecis.
Chez les deux femmes, je retrouve les mêmes sonorités extraordinaires, souvent nées d’alliages d’instruments plus ou moins inédits ou répandus.
Le concerto de Pélecis est plus que banal et anecdotique, presque salonnard et sur Gorecki, j’ai plus de mal à me prononcer, une musique très motorique, musclée, endiablée même, mais dont je ne suis pas sûre qu’elle soit, ici en tous cas, très profonde.
Des sons
Rêvé d’un Didi-Huberman des sons ! Quelqu’un qui travaillerait sur les sons comme lui sur les images.
Mais pensant cela, réalisé soudain que l’on possède des sons du passé que depuis un siècle et demi environ (le phonographe d’Edison, 1877).
On ne sait rien de l’intonation et de la voix en-deçà du mur du son de l’enregistrement ! On ignore quel était le son de la voix de l’homme de la Renaissance, de la femme du XVIIIème siècle. Silence radio !
Or il n’est que de comparer des « actualités » des années quarante, comme on en entend beaucoup en ce moment et nos journaux télévisés contemporains, pour voir que l’intonation a complètement changé. Les deux facteurs qui marquent le plus peut-être le passage du temps quand on regarde ces films d’il y a cinquante, soixante, soixante-dix ans, ce sont les voix et les coiffures. Ce qui a semblé tellement normal et naturel à un moment donné, nous semble aujourd’hui risible, incongru. Daté. Cela donne à réfléchir.
Des images on en dispose depuis la nuit des temps et les cavernes. Les sons, seulement ceux de la musique mais telle que nous la jouons, avec notre oreille d’aujourd’hui. Et cela quelles qu’aient pu être les recherches des musicologues, notamment « baroqueux ».
Il n’y aura donc pas de Didi-Huberman capable de mettre en regard les mondes sonores, sauf à petite, très petite échelle temporelle
Encyclopédie des sons
Me souviens de cette brève tentative, de noter quotidiennement un phénomène sonore et un phénomène lumineux.
Un exemple de septembre 2005 :
« son 15 : cacophonie en sol piqueur :
Au bistrot, hier matin. Polycacophonie du marteau piqueur dans la cave (“on refait le carrelage”), du moulin à café, de la buse à vapeur dans le pot métallique, des voix haut émises pour couvrir ce vacarme. Au milieu de tout cela, lecture (signifiante dans ce contexte), d’un article sur le poète Christophe Tarkos : « mouvement par reprise, avec des boucles et du feed-back, par tourbillons ; en spires qui n’ont ni sujet, ni début, ni fin puisqu’en tout cela il n’est question que du parler lui-même, du parler comme acte, du parler sans sujet et sans distance » (Philippe Castellin, in Action Poétique n° 179, voir article dans Le matricule des Anges, n° 63, p. 10) »
Du goût (après la lecture de Handke)
Il serait intéressant de comprendre pourquoi un livre, dont on peut penser par divers recoupements, qu’il n’est sans doute pas un mauvais livre ne nous plait pas.
Il en est ainsi du dernier livre d’un auteur que j’admire, Peter Handke, La Grande Chute. Je l’ai trouvé lourdement allégorique. C’est une sorte de conte désincarné où rien ne me semble vivre, pas plus le narrateur (aussi appelé le Comédien) que tous ceux qu’ils rencontrent, réels ou imaginaires, tous écrasés de symboles, plaqués de signification comme d’or de petite qualité. Tout cela me semble terriblement abstrait alors que d’autres entités autrement abstraites pourtant me semblent aussi matérielles, concrètes, tangibles, voire brûlantes qu’une braise dans un feu.
Du poème (Auxeméry)
Auxeméry m’envoie un texte pour un projet à venir dans Poezibao. Et il m’écrit :
« Vous savez, cette ultime version est le résultat d'une bonne dizaine d'années de mâchouillage du texte, et je crois que ça n'a plus rien à voir avec Lucrèce lui-même.
Il s'agit avant tout de faire un poème dans ma langue...
[...]
Cette façon de faire: poématiser, puis prendre le large (en apparence) en ressassant sur le mode de la glose un discours qui éloigne et demande en même temps le rapprochement, je pense que Valéry devait faire ça aussi... au moins dans le dedans du cabinet intérieur... il y a la Parque, ou le Cimetière, et puis il a Alain, et derrière Alain qui fait le malin en triturant afin d'extraire un sens voulu obvie qui se dérobera toujours, je pense que Valéry devait bien rire... d'un rire démocritéen, ou nietzschéen, un peu... Valéry faisait du poème selon des modes particuliers, éprouvés, polis, affinés à l'infini, et puis dans le cahier la scolie décrivait le processus, mais toute cette industrie était sans aucun doute un "exercice", c'est son mot... une expérimentation des possibles humains (voir la citation de Pindare, "épuise le champ du possible") ... et le balourd savant qui analyse ne fait et ne fera jamais que remuer le sable sans que l'or à la fin se manifeste... l'or est déjà là, mais il faut apprendre à le voir en dansant, pas en remuant le sable... la différence entre Nietzsche et Valéry c'est que l'un penche vers Apollon quand il danse (mais revu par Degas, quand même, c'est-à-dire bien tordu, bien de biais), l'autre en tient pour Dionysos... mais ça ne porte pas vraiment à conséquence : c'est un dieu qui dicte, c'est un homme qui se hausse à son niveau... la langue est l'instrument, le poème est le jeu divin de la langue, l'acte par excellence... qui nous débarrasse du "trop humain" en nous... »
De la trame de correspondances nouvelles (Caillois)
« Dans les sonnets des Chimères, Nerval dissimule ainsi les confidences les plus intimes de sa vie sous une forêt de symboles empruntés aux diverses mythologies. Il croit le couvert impénétrable. Les biographes, les érudits se mettent à l’œuvre. Chaque allusion devient transparente.
Cette clarté conquise ne nuit pas au poème. Elle l’enrichit. Dans la sensibilité du lecteur, une trame de correspondances nouvelles peu à peu s’établit. »
→ Je reprends ici, dans ce flotoir, cette note de Roger Caillois proposée par Jean-Paul Louis Lambert pour la rubrique « Notes sur la création » de Poezibao, car cette notion de « trame de correspondances nouvelles » me parait essentielle. Elle désigne sans doute bien le travail du flotoir, mais au-delà le travail de toute lecture, entendue ici au sens très élargi de toute lecture du monde, de toute avancée dans une connaissance artistique, littéraire, musicale, philosophique. Chaque pas enrichit la marche antérieure. La trame de correspondances ne cesse de se développer, elle finit par faire partie de soi, nous devenons ce réseau de correspondances qui enchantent et éclairent (lumière et compréhension) tellement un monde donné par ailleurs comme si sombre, si noir, si déchiré.
De la création (Sofia Gubaidulina)
Visionné un documentaire de la BBC, 1990, signé Barrie Gavin, sur la compositrice russe Sofia Gubaidulina (en trois parties sur Youtube)
Ainsi que le début, mais le début seulement (car l’accès aux vidéos du Philarmonique de Berlin est payant, sur abonnement seulement et on ne peut pas acheter une vidéo unique) de Glorious Percussion, époustouflant (on peut sinon voir du moins entendre l’intégralité de l’œuvre ici.) C’est une grande œuvre pour percussions de Sofia Gubaidulina, qui semble bien illustrer son approche du son. Approche sans doute très fortement mystique, si l’on croit les propos qu’elle tient dans le documentaire (et aussi d’après ce que m’en a dit Jean-Paul Louis Lambert, qui connait bien son œuvre).
Elle dit que l’on peut se servir du son pour concentrer l’esprit (using sound to concentrate the mind) et que pour un compositeur une approche sur le mode de la méditation du son est important (for a composer the meditational attitude to sound is important).
Le film alterne les temps d’une interview, chez elle, en Russie (elle habite aujourd’hui près de Hambourg en Allemagne) et des extraits de ses œuvres, par exemple une étude pour violoncelle seule interprété par Vladimir Tonkha. (Je veux explorer plus avant ces études pour violoncelle seul, dont je me suis demandé à un moment si, mutatis mutandis, elles n’étaient pas une sorte d’équivalent des suites pour violoncelle seul de Bach – en tous cas superposition des images de Rostropovitch à Vezelay et ici de Tonkha, qui joue également dans une église).
Rétablir les liens : legato versus staccato (S. Gubaidulina)
Sofia Gubaidulina dit aussi qu’elle entend le mot religion dans son sens littéral, ce qui relie, elle parle d’un rétablissement du legato et des connections, dont elle dit qu’elle est totalement convaincue que c’est une tâche primordiale pour l’artiste : recréer des connections alors que la vie toute entière est fragmentée : « daily life takes place in a kind of stacccato » et nous n’avons pas le temps de créer de la continuité dans nos vies. « But culture helps us draw a line », mais la culture nous permet de tracer une ligne.
→ cela me parait essentiel et je ne suis pas loin de ce que j’écrivais à propos de la trame des correspondances.
Alors même que je suis plongée dans le très remarquable numéro de la revue l’Étrangère consacré au fragment !
→ je note aussi l’extraordinaire beauté et inventivité de tous les gestes musicaux dans ce documentaire : mains sur les cordes avec des manières très particulières de les jouer, de les faire jouer, vibrer, doigts sur les touches de l’accordéon (une surprise !), archets utilisés partout (par exemple pour faire sonner le bord d’une cymbale). J’ai même eu l’impression que le violoncelliste Vladimir Tonkha avait six doigts !
Le documentaire se termine sur une citation d’Eliot dont Gubaidulina a beaucoup parlé dans son interview.
and all shall be well and
all manner of thing shall be well
when the tongues of flame are in-folded
into the crowned knot of fire
and the fire and the rose are one
(« The Little Gidding », toute fin des Quatre Quatuors)
Et toute chose sera bien
toute manière de chose sera bien
Lorsque les langues flamboyantes
S’infléchiront dans la couronne
Du nœud ardent et que le fu
Et le rose ne feront qu’un
(Traduction de Pierre Leyris, in T.S. Eliot, poésie, édition bilingue, Seuil, édition 1976, p. 220)
Après (Armand Dupuy)
Un petit livre paru dans la collection Lampe de poche de Contre-Allées. Une poésie dense, de grande qualité, entre Emaz et Demangeot. Quelque chose de très authentique qui fait penser au titre d’une symphonie de Gubaidulina Stimmen verstummen ce qui signifie être juste se taire.
Le dernier mot du livre, rejeté, seul, sur la page finale n’est-il pas : « chut ! »
De la pratique citationnelle
À propos des romantiques allemands (Schlegel, Novalis), dans son bel article « Montages fragmentaires » dans la revue L’Étrangère, n° 35/36, Olivier Schefer écrit : « Leur pratique de la philosophie comme de l’écriture est profondément citationnelle et intertextuelle, autrement dit plurielle et combinatoire ». (11)
→ comme je me reconnais là-dedans : « citationnelle », « intertextuelle », au point que je peine à composer une écriture qui ne naisse pas d’un texte d’autrui. Limitation et richesse. La dépendance mais aussi l’ouverture, la possibilité d’hybridation, de bouturage dont on sait bien que dans le domaine botanique elles peuvent aboutir à des résultats réjouissants.
Mais il faut aussi lire et accepter la suite : « [cette pratique] relève avant tout de l’association et du raccord entre des morceaux (idées, affects, images et, bien sûr, citations qui, par elles-mêmes, sont déjà des fragments), ce qui n’exclut pas une certaine violence exercée sur l’original. Car il y a de la déchirure et de la fragmentation dans les fragments romantiques. » (11)
→ conscience qu’il peut y avoir « détournement de fonds ». Spoliation ou bouturage ? Appropriation ou recyclage ?
De l’étendue musicale (Marcelin Pleynet)
Livre de Marcelin Pleynet. Beau titre. Contenu ? Décevant, en partie. Quoi de neuf, là-dedans ? Venise, la passion de Venise, de longs séjours à Venise. L’emprise de la ville. Un projet de livre non mis en œuvre semble-t-il sur Palladio. Un carnet de voyage…. oui mais, quoi de plus ? J’avoue une forme de déception, manifeste là où j’en suis, une bonne moitié du livre. Le principal intérêt est pour moi seule, la réminiscence de moments très anciens et très précieux, à Venise précisément. Dont je ne parlerai pas et où je ne retournerai pas, pour les préserver.
Pourtant dans l’incipit, cela qui m’avait retenue, plus que retenue : « Travail intense qui travaille (musique aussi). C’est confusément que je me sens engagé par ce qui excède toute possible spéculation, toute possible pensée spéculative… Le corps lui-même pris, engagé dans ce qui multiplie et se multiplie dans l’écoute (la lecture), hier, aujourd’hui et, oui, je le sais, demain. ». (13)
→ La lecture comme écoute.
Mozart, Celibidache
Mais je devrais à Marcelin Pleynet d’avoir retrouvé cette citation que faisait Celibidache à propos de l’expérience mozartienne de la composition, citation qui, il me semble, n’était pas complète chez lui : « En voyage, en promenade, ou la nuit quand je ne puis dormir, c’est alors que les idées me viennent le mieux, qu’elles jaillissent en abondance. Celles qui me plaisent, je les garde en tête…. lorsque j’ai tout cela bien en tête, le reste vient vite, je vois où tel ou tel fragment pourrait être utilisé… mon âme s’échauffe, l’idée grandit, je la développe, tout devient plus juste et plus clair, le morceau est presque achevé dans ma tête, de sorte que je peux, d’un seul regard, le voir en esprit comme un tableau. Je veux dire qu’en imagination je n’entends nullement les parties les unes après les autres, je les entends toutes ensemble à la fois. »
(cité p. 23)
Et le plus extraordinaire, c’est que cherchant dans mes archives ces propos de Mozart que je crois rapportés par Celibidache, je me rends compte que je les avais déjà relevés en… 2001 (des années avant de lire le livre de Celibidache, La musique n'est rien) ! Et c’était alors dans le livre de Sollers sur Mozart, Mystérieux Mozart :
« Mozart écrit dans une lettre (ici, Heidegger fait erreur, il s'agit d'un propos rapporté, mais très vraisemblable) :
“en voyage, par exemple, en voiture, ou après un bon repas, en promenade, ou la nuit quand je ne peux pas dormir, c'est alors que les idées me viennent le mieux, qu'elles jaillissent en abondance. Celles qui me plaisent, je les garde en tête et sans doute je les fredonne à part moi, à en croire du moins les autres personnes. Lorsque j'ai tout cela bien en tête, le reste vient vite, une chose après l'autre, je vois où tel fragment pourrait être utilisé pour faire une composition du tout, suivant les règles du contrepoint, les timbres des divers instruments, etc. Mon âme alors s'échauffe, du moins quand je ne suis pas dérangé ; l'idée grandit, je la développe, tout devient de plus en plus clair, et le morceau est vraiment presque achevé dans ma tête, même s'il est long, de sorte que je peux ensuite, d'un seul regard, le voir en esprit comme un beau tableau ou une belle sculpture ; je veux dire qu'en imagination je n'entends nullement les parties les unes après les autres dans l'ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en œuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe, très lucide. Mais le plus beau, c'est d'entendre ainsi tout à la fois.” »
→ On a un mal fou à s'imaginer à quoi peut correspondre cette sensation si ce n'est à rapprocher ce que Mozart en dit de ce que rapportent les gens qui ont frôlé la mort et qui racontent avoir vu toute leur vie défiler en un instant. La description de Mozart donne l'impression que tout est comme replié en une seule image. C'est saisissant.
Et magnifique commentaire de Sollers à propos de cette citation de Mozart : « Heidegger le pointe justement : entendre c'est voir. Constatation qui paraîtra de plus en plus folle dans un monde d'idolâtrie de l'image, où l'on ne voit que par miroitements saccadés en n'entendant rien puisque, la plupart du temps, rien ne se dit ». (ibid, p. 50) »
Du conflit intérieur du photoreporter (Gilles Caron)
Très touchée par les propos du commissaire d’une exposition (Michel Poivert, journal d’Arte, ce lundi 18 août 2014) consacrée au grand photoreporter à Tours. Propos tenus devant une photo représentant Raymond Depardon filmant au Biafra un enfant en train de mourir de faim. Très juste appréciation, respectueuse et bouleversante, de l’impasse représentée par cette photo. Comment tolérer de filmer cela ? Comment tolérer de ne pas filmer cela ?
L’exposition s’appelle Gilles Caron, le conflit intérieur
Je relève ce beau commentaire de Shakila Zamboulingame sur le livre de Michel Poivert qui porte ce même titre :
« C’est aussi au cœur de ce même conflit du Biafra, que Gilles Caron éprouve de la manière la plus âpre la « conscience malheureuse du photographe. » ([...] Il n’est pas le seul à connaître cette « crise morale du photojournalisme » mais il est sans doute un des rares à traduire ce malaise, non seulement par ses écrits et interviews, mais dans son travail photojournalistique même. C’est alors en “retournant l’appareil contre lui-même” et en devenant l’objet de son reportage que Gilles Caron trouve une issue à ce drame intérieur. Il éprouve le besoin d’exposer les ambiguïtés voire la cruauté de son métier. Ainsi, cette image terrible qui montre Raymond Depardon filmant l’agonie d’un enfant biafrais s’inscrit dans une allégorie du photographe en “charognard” pour reprendre une expression de ce dernier. Or, ce photojournalisme qui s’observe dans le miroir est, selon Michel Poivert, le signe même de son “obsolescence”. Ainsi, l’œuvre de Gilles Caron marquée par la volonté d’intégrer son vécu d’ “homme-photographe” pour apaiser sa “conscience malheureuse” annonce le changement de regard sur le photojournalisme dans les années 1970 et l’émergence de la photographie d’auteur.