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Rédigé par Florence Trocmé le 30 août 2014 à 15h19 dans photomontages | Lien permanent
Pleynet pour Jaffeux
→ C’est moi qui dédie ! : « toute la bibliothèque engloutie / brûlée par la lumière des lettres, les petites lettres vivantes de l’existence qui se pousse, qui se dégage du magma » (Marcelin Pleynet, La Dogana, p. 68)
→ comme au billard, je pointe la boule Courants blancs que je vais déplacer grâce à la boule La Dogana.
Le vieil Ezra (M. Pleynet)
Toujours dans La Dogana, à deux reprises, évocation d’Ezra Pound « le vieil Ezra qui sera peut-être le dernier moderne et qui n’est pas le seul à accumuler des ruines où passe la poésie. » (68)
→ serait-ce à dire qu’il y aura de plus en plus de poésie, puisqu’il y a de plus en plus de ruines ? La vitesse de la tombée en obsolescence croissant exponentiellement, cycles de plus en plus brefs. Ascensions fulgurantes, courte acmé, chute fracassante et souvent très douloureuse.
« loin derrière plus loin
l’histoire
les siècles de grands fonds
les usines de la mémoire
la bibliothèque
les musées
les siècles conservés
et la conversation
loin des ruines de l’esprit »
(71)
→ conversation, oui, avec les vivants et les morts, avec tous ceux qui nous parlent, à chacun, séparément et parfois ensemble. Ces voix qu’il nous revient aussi de ne pas laisser s’éteindre.
→ ce livre, La Dogana, est une splendeur
→ paradoxe de Pleynet, une jubilation mélancolique ou plutôt une mélancolie éblouie et jubilante.
Cette couleur, cette douleur (Pleynet)
« cette couleur
cette douleur
toujours présente dans la lettre
méandre de la pensée »
→ et de nouveau une connexion subite avec Philippe Jaffeux et son travail, phénoménal par son ampleur et son obsession, sur la lettre.
Du blurb (si loin de Claude Minière)
Claude Minière contribue aussi à ce numéro de Faire-Part sur Pleynet. Je relève cela qui m’aide à avancer dans ma perpétuelle réflexion sur la poésie : dans les années 50, écrit-il « la littérature se tenait le plus souvent dans un académisme mesquinement codé. La poésie était une catégorie, les “poètes-poètes” la considérait comme une spécialité sectaire bien plus qu’une forme esthétique du savoir » (121)
Et il cite Nietzsche : « en définitive, il faut tout faire soi-même si l’on veut savoir quelque chose : on a donc beaucoup à faire (Généalogie de la morale, aphorisme 45)
→ comment ne pas adhérer pleinement à cela ?
À propos de la poésie de Pleynet, Claude Minière écrit : « la lecture des vers du poète appelle l’alliance des facultés de philologue et de “musicien” et plus particulièrement une adhésion à leur tempo. Attaque, accélérations, variations traduisent, dans l’exactitude et la profusion, une façon de “prendre les choses”, une humeur et une philosophie – une disposition offensive au bonheur – l’ironie et le don, la conscience et le risque”.»
→ qu’il doit être porteur pour un poète de se voir ainsi cerné, analysé, aimé par un autre poète.
J’ai voulu savoir ce que c’était qu’un « blurb ». J’ai appris (ici notamment) que cela désignait ces courtes phrases, parfois signées de noms prestigieux, qui s’étalent dans les magazines ou sur les affiches et dont le but est de donner envie d’acheter tel livre ou de voir tel film : « un chef d’œuvre, signé machintruc », « époustouflant, signé machinchose », etc. Théâtre, souvent, d’une sorte d’adoubement d’un inconnu par un auteur réputé. Celui surtout du marketing ! Tout cela aux États-Unis, certes, via les agents littéraires mais on peut penser aussi, ici, à ces dithyrambes sur tel ou tel film qui ne laissent pas d’étonner : comment une telle profusion de superlatifs peut-elle encore laisser la moindre crédibilité au message ! Il y a une sorte de mithridatisation du jugement par le superlatif.
De la poésie (de nouveau, et avec Claude Minière)
Claude Minière qui écrit à propos de Marcelin Pleynet, toujours dans le même numéro de la revue Faire-Part : « un poète à chaque fois annonce quelque chose de nouveau, fait des révélations, déchiffre le réel : il n’est pas un décorateur rhétorique du connu. [...] Contre les stéréotypes qui trop souvent véhiculent et figent une image du “poète”, nous avons pour ressource l’intelligence du trajet qu’un écrivain invente en son temps, du chemin qu’il fraye. » (122
→ double clé pour l’analyse d’un poème, voire d’une œuvre : quelle part de déchiffrement nouveau du réel et quelle distance par rapport à la décoration rhétorique du connu. Essentiel !
Et pour en finir avec cette courte mais si dense contribution de Claude Minière à ce numéro, ce cadeau d’une citation de Lu You (1125-1210) : « Si tu veux être poète, sache que le vrai travail se fait en dehors de la poésie ».
Des courants blancs (Philippe Jaffeux)
Courants blancs, série 8, p. 13, cela, qui me semble très éclairant : « il écoutait le mouvement de chaque lettre pour chorégraphier la danse d’un silence invisible ».
→ il y a comme un travail à la racine, en-deçà du mot, une attention extrême à chaque lettre. Il est donc très logique que l’œuvre se développe en Alphabet de A à M puis se poursuive avec N (Passage d’encres) et se continue, à ce jour, avec O (Atelier de l’Agneau).
→ Il y a très vraisemblablement eu contemplation et manducation, longues, de chaque lettre, une à une. Pour faire rendre gorge, c’est le moins, à chacune mais aussi en établir le rapport avec le monde et avec le silence. Il ne me semble pas que Jaffeux cherche à mettre hors-jeu le sens, bien au contraire. Il le prend au pied de la lettre.
Et toujours ces blocs de 26 lignes de vers ou versets longs, 70 blocs en tout, alternance de vers commençant par : il…. et de vers commençant par un mot, tels lumière, lettres (souvent !), jour, enfants. Un vocabulaire très simple la plupart du temps.
Sur la quatrième de couverture, l’éditrice, Françoise Favretto, rappelle qu’« aucun « de ces courants n’a été écrit : ils ont tous été enregistrés avec un dictaphone numérique. »
Elle insiste d’ailleurs sur le mot courants, piste que je n’ai pas encore assez explorée ! Ne jamais oublier d’interroger le titre, ici non seulement Courants mais Courants blancs.
Il y a parfois des formules saisissantes, à relire plusieurs fois pour les « éprouver » concrètement. Ainsi : « Il contemplait la nature de son existence dès qu’il comparait son visage avec un paysage » (n°9, p. 13). Il faut, ici, je crois, mettre en pratique, soi-même !
De la lettre (Philippe Jaffeux)
Nombreuses formules, on pourrait en faire un relevé distinct, sur la lettre, l’alphabet, le livre : livre clandestin, alphabet abusif, abécédaire inactuel.
Du marque-page
Faire passer le marque-page, silencieux témoin de la lecture, d’un livre qui se termine ou que l’on termine/suspend, à un autre que l’on ouvre. Comme un relai dans une course de fond.
De la mort de la mère (Hélène Cixous)
J’ouvre le nouveau livre d’Hélène Cixous, au titre choc : Homère est morte. Le récit des derniers mois de sa mère, cette mère si centrale dans l’œuvre et dont les livres portent, depuis plusieurs années, l’angoisse de la disparition. Intervenue en juillet 2013, alors qu’Ève Cixous avait 103 ans : « Le 1erjuillet 2013 quelque chose d’invisible, inaudible, illisible est passé entre nous dans la chambre. » (10) et aussi datée par l’écrivain du 16 juillet 2013, cette formule bouleversante : « J’écris pour me consoler à toi. » (27)
Très forte aussi cette découverte par la fille, Hélène, des carnets sur l’accouchement sans douleur tenus par sa mère, Ève, sage-femme de son métier (une reproduction des Carnets dans le livre).
C’est une belle et terrible méditation sur la « fin de vie ». Car, les lecteurs le savaient déjà depuis plusieurs livres, Ève souffrait en particulier d’une terrible maladie de la peau qui transformait son corps en plaie. Et il se pourrait bien que ce livre, par une sorte de malentendu comparable à celui autour du L’Amant de Marguerite Duras, gagne à Hélène Cixous des lecteurs qui ne la lisent pas. I would prefer not to… : je voudrais la garder pour moi !
Saisissant contraste établi par Hélène Cixous entre les jambes de sa mère et ses mains : « Les jambes ballent. Les mains ne se rendent pas. Elles témoignent de la grandeur qui fut jusqu’au dimanche 30 juin. Dans ces mains des centaines de têtes de nouveau-nés ont laissé la trace de leur passage, à travers le détroit qui mène à la lumière. » (33)
De la vie (Ève Cixous)
« Ma mère associe un certain nombre d’arts et de sciences dont le flux métonymique n’est autre qu’une fabuleuse recette pour la vie humaine mondiale. » (34)
Et bien émouvante cette scène relatée par H. Cixous où l’on voit la mère lire le si beau livre Le Garçon qui voulait dormir [de Aharon Appelfeld] : elle le lit en hébreu : « elle suit chaque mot pas à pas, je vois que les mots marchent lentement devant elle, l’attendent ». (38)
→ et moi de penser à Appelfeld, aux racines juives d’Hélène Cixous, à Philippe Jaffeux et à mon apprentissage de l’allemand.
→ oui, je pense à Philippe Jaffeux, à mon échange, bref, avec Françoise Favretto sur le fait qu’on ne peut le lire que lentement. Et je devine que pour lui, écrire, matériellement, est loin d’aller de soi. D’où la lettre ? D’où le colossal travail qu’il a entrepris, qui pourrait faire penser, mutatis mutandis, à cet homme atteint d’un locked-in syndrome et qui a dicté un livre lettre à lettre à partir de battements de paupières.
Etre(s) au pied de la lettre.
De l’anarchie, Philippe Jaffeux
Bien que la tonalité soit sombre, il me semble y avoir chez Philippe Jaffeux des traits d’humour, un côté ludique, jeux avec les mots bien sûr, pas dans le sens du lourd calembour adulte mais toujours plutôt en rapport avec la façon dont les enfants jouent avec l’intrigant des mots. Humour aussi parfois un peu grinçant, dans le registre de l’auto-dérision. Mais il y aussi une forme de jubilation combinatoire. 26 lettres, 26 lignes, des phrases jetées sur la page, que le lecteur peut parfois éprouver, très concrètement, comme un jeté qui revient en boomerang ou un petit caillou qui n’en finit pas de faire des ricochets à la surface de la page. Une petite tendance des Courants à exploser quand on ne s’y attend plus ! Écriture qui suscite quelque chose chez le lecteur, là encore concrètement : vertige, résistance, questionnement, mimétisme : « il faisait fi de toutes les frontières depuis qu’il voyageait dans l’univers d’une parole anarchique. » (n° 13 p. 17)
→ quelle importance attribuer à ce « parole anarchique » ? Anarchie, absence de pouvoir, de commandement. Parole qui n’admet pas le pouvoir du sens, ni celui de la rhétorique ou de la syntaxe ?
Mère-fille (Hélène Cixous)
« À ce moment-là, je n’ai pas encore commencé à penser qu’un peu de mère entre dans la composition de ma fille, mais je sens comme un indice, une substance fine comme une poussière d’aile de mère se répandre, fine poudre de maternel, sur les plaies que nous partageons » (Hélène Cixous, Homère est morte, p. 52)
→ Sans cesse j’oscille dans ce livre de Cixous, autour de cette question de savoir si c’est un livre comme ses autres livres. Parfois l’impression d’un récit, fort, qu’elle ne pouvait éviter, vital pour la continuation de son écriture mais qui n’est pas tout à fait de son écriture. D’où peut-être mon bonheur à relever ce qui relève de ce qui me semble être son écriture, comme ici. Je retrouve ces expressions étranges qui établissent de nouveaux contacts entre des zones différentes de la psyché.
Je sens aussi être dans l’inquiétude pour son écriture. Va-t-elle cette écriture surmonter la disparition d’un de ses grands foyers d’énergie ? On peut penser que Cixous étant Cixous, elle va traverser cette épreuve essentielle pour en ressortir encore plus puissante, encore plus pythie à certains égards (car cette femme est selon moi une sibylle : on lira sans doute, beaucoup plus tard, notre monde dans ses livres de façon transparente, alors qu’à tant de ses contemporaines, elle semble hermétique).
Cette traversée avec elle, inconnue si présente : « la mort ! je ne savais pas. Cet égarement, cette hagardise du temps, cette goutte qui tombera, la dernière fibre de la corde qui est en condition de rupture fibre à fibre depuis des années, la dernière fibre et c’est encore toute la vie et c’est déjà la mort, une minime oscillation, et l’on sent chacune des milliers de dernières secondes non pas passer, mais éclater, se briser. [...] c’est en moi la formation d’une ténèbre, c’est ça la mort en moi. Je comprends de moins en moins l’avancée imperceptible de l’impuissance, la prise de pouvoir par les armées du Roi Néant. Ainsi, je faisais avec maman l’expérience du processus de la mortalité, je me rends compte que j’y pensais abstraitement, je croyais au théorème de la finitude, extérieurement à mon corps, à mon cœur, comme à une loi de physique mathématique que je n’aurais pas su appliquer à ma vie. » (61)
→ il me semble qu’il y a aujourd’hui une conjonction très particulière entre l’âge, considérablement retardé depuis quelques années, à laquelle disparaissent les parents et celui des écrivains en âge d’en écrire. D’où cette multiplication de récits, de poèmes, de fictions plus au moins autobiographiques sur la disparition d’un père, d’une mère. Il y a chez l’écrivain perdant un parent, du fait de son âge au moment où cela désormais souvent advient, à la fois une lucidité plus grande et aussi une plus grande proximité avec sa propre mort, une interrogation qui a commencé à devenir beaucoup plus prégnante que plus tôt dans la vie et que ce rendez-vous-là ne fait que rendre plus pénétrante : « Avant, je disais à Ève : je suis là. Maintenant je dis : j’arrive. » (73)
Du lire
En fait il y a :
le lire simple
le lire-écrire
le pas lire
Le pas lire matériel, pas de livre, ou psychique (lire sans lire, rien ne se lit de ce qui se lit).
Et de tout cela on n’est pas maître. Il faut se laisser lire.
De l’enfance de l’art (Jaffeux)
« Il écrivait des groupes de lettres plutôt que des mots pour retrouver l’enfance d’un art »
→ une confirmation de plus d’une des sources de sa recherche : aller par l’écriture à l’avant-écriture, à l’avant-amalgame des lettres en mots, au temps de l’étonnement devant les lettres, devant la formation des mots. Me souviens ici du récit d’Yves di Manno (dans Objets d’Amérique), parcourant avec ses yeux le mot boulangerie et soudain le déchiffrant !
→ c’est donc à mon avis à prendre, je le redis, au pied de la lettre. Jaffeux chercherait à retrouver ce rapport de l’enfant avec ce monde si mystérieusement foisonnant des lettres et des mots, que l’on peut expérimenter, adulte, en se confrontant à une écriture pour nous illisible : par exemple caractères hébreux, chinois, cyrilliques, grecs, etc. Et je retrouve aussi l’humour, sous forme d’apparents non-sens, le nonsense à la manière anglo-saxonne : « le génie des bêtes consiste à nous faire croire que nous sommes des animaux intelligents » (Courants n° 16, p. 20)
Une clé possible (Philippe Jaffeux)
« Il écrivait avant de penser » (p. 21)
Il faudrait poser toute la question de l’écriture automatique, devant ces textes de Philippe Jaffeux. Quel est la part d’automatisme ? S’il y a une forme d’automatisme, de roue libre de l’association dans la conscience, quelle en est la source d’énergie (énergie, voire électricité, du texte, autre question importante). Mais écrire avant de penser ne signifie pas forcément écriture automatique, mais plutôt une écriture qui tenterait de se produire, se déclencher, en avant de la pensée, de la conceptualisation. De déjouer le piège discursif.
De l’indivision (Hélène Cixous)
Art de Cixous de reprendre des mots très connotés (ici versant juridique, patrimonial) pour les acclimater tout à fait ailleurs. « Comme nous sommes dans l’indivision, quand elle crie je tressaille de terreur », dit-elle en parlant d’elle et de sa mère et bien entendu il ne s’agit pas de patrimoine ! ¨(76)
→ c’est d’ailleurs un des mystères de cette œuvre et de ce livre, le rapport de l’auteur à sa mère. Banal de noter que ce sont plus souvent les hommes qui ont un rapport aussi fort et dense à leur mère, tandis que celui de maintes femmes est tellement conflictuel, difficile (se souvenir de ce terrible livre de Marie-Magdeleine Lessana, entre mère-fille, un ravage)
D’un processus psychique (H. Cixous)
Ces mots d’Hélène Cixous qui s’appliquent à tant de nos processus internes, peur, angoisse, désir, chagrin… : « Je crains, ne crains pas, crains. Quoi ? Je n’arrête de craindre qu’à l’épuisement de la crainte, puis la crainte reprend son élan. »
Tt tout de suite après, elle écrit et on lui en sait infiniment gré :
« Je pense qu’il faut défendre la Littérature, pays des turbulences et de la disqualification perpétuelle des états d’âme. » (78)
Rédigé par Florence Trocmé le 30 août 2014 à 15h15 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 27 août 2014 à 18h47 dans photomontages | Lien permanent
Comment vivre ? (Marcelin Pleynet)
Je reprends ici cet extrait, malheureusement non référencé, que j’avais cité en 2005 dans Poezibao, dans « l’anthologie permanente » (il est probablement issu de Fragment du chœur). :
« Comment vivre ? Comment parler dans la dimension vive et retrouver en voisinage ce chœur vivant qui nous traverse par éclats ? Quelle mémoire, quelle parole nous séduit et nous cite dans le chant ? Tout ce qui fut écrit, tout ce qui fut dit dans cette langue, notre langue, résonne aujourd’hui en corps. Et notre mesure est cette disposition d’un corps de langue, d’une résurrection, d’un relèvement, d’un parfum, d’un chant, d’un tombeau vide (venez et voyez)…Tout ce que nous entendons et qui fut et qui vient et passe par l’oreille ; et en nous-même tout ce qui se dit dans les livres. Comment ne pas aimer cette partition de la langue, ces variantes que nous éveillons et qui nous justifient en un plaisir toujours nouveau, une lumière tracée dans le temps ? » (Marcelin Pleynet).
Marcelin Pleynet
Curieux comme il semble « absent » des milieux poétiques que je connais (et qui pourtant sont très divers), curieux comme il semble toujours renvoyé rabattu vers Sollers…
Tout ce que je lis et découvre me signale un poète et un critique (de littérature et d’art) extrêmement intéressant et important.
Hier je suis tombée par un de ces merveilleux hasards dont on se demande s’ils en sont réellement sur un livre de lui dans un marché aux livres. Sur le motif, suivi de la Dogana.
J’aime – et je ne commente pas, pour l’instant, suivant en cela Sollers (voir hier !)
Connexion immédiate (J. Risset sur Marcelin Pleynet)
Lecture de l’article de Jacqueline Risset dans la revue Faire-Part consacrée à Marcelin Pleynet, sous le titre « Les noms dans le texte ». Elle tente en effet une traversée de l’œuvre via les noms donnés par M. Pleynet, écrivains qu’il cite (souvent en épigraphe), ceux qui l’accompagnent, ceux qu’il lit et commente. On notera toutefois que Jacqueline Risset s’en tient ici aux écrivains et philosophes alors qu’un livre comme L’étendue musicale montre à quel point les peintres sont aussi présents.
J. Risset insiste sur « l’aspect de “connexion” immédiate des poèmes de Pleynet – appel de regard et de langage, appel fulgurant à travers l’épaisseur de forêt des textes, qui est le mode de communication, de nourriture, si l’on veut de “lecture” d’un écrivain à l’autre, transversalement. » (Revue Faire Part, n° 30/31, p. 84)
Elle égrène donc les noms de l’œuvre Pleynet : Rimbaud, Nietzsche, Hölderlin (et ses Poèmes de la folie, traduits par Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski), Heidegger, Bataille, les textes fondateurs chinois…
→ j’emprunte cela, en passant : « il n’est d’autre véhicule que l’énigme » [accepter de penser que tout n’est pas compréhensible, en tous cas par soi] énigme qui par son absurdité apparente « oblige l’esprit à interrompre son discours linéaire, fait refluer le courant mental et le contraint à travers des couches plus profondes » (c’est dit à propos du Yi-King et repris d’une présentation de Richard Wilhem
Clés transversales (De Pleynet à Jaffeux)
Curieux de voir comme des lectures apparemment très éloignées viennent dialoguer, comme on peut trouver des ressources pour lire les uns chez les autres.
Ainsi dans ce numéro de Faire-Part sur Marcelin Pleynet ces remarques sur Wittgenstein, qui peuvent m’aider dans mes lectures en cours, passionnantes mais difficiles et dérangeantes, notamment de Philippe Jaffeux : « La pensée de Wittgenstein s’exerce avec une tension particulière sur les points limites de la logique : “les propositions de la logique démontrent les propriétés logiques de la proposition en les combinant de manière à produire des propositions qui ne disent rien.” “Cette méthode-là pourrait aussi être nommée méthode zéro”. Dans le langage poétique de Pleynet jouent les figures limites de la logique interrogées par Wittgenstein, tautologie et contradiction, concepts décrits par une sorte de “pâleur” tendue du langage philosophique que Pleynet sentira comme langage poétique modèle – “méthode zéro”. » (Jacqueline Risset, revue Faire-Part, n° 30/31 p. 86)
Et toujours soulignant ce dialogue que les grands lecteurs (mais aussi le modeste lecteur lambda) peuvent établir entre des textes d’origines et d’horizons très différents : « Et, comme il arrive dans les grands rapports poétiques entre les textes, la lecture du deuxième remanie le premier. À partir des poèmes de Pleynet [mais aussi des étranges et étonnantes propositions d’un Jaffeux, d’un Albarracin et de quelques autres contemporains], les analyses de Wittgenstein peuvent être relues “poétiquement”, ce qui n’est pas d’ailleurs les fausser, puisque la limite logique – celle de la tautologie ou de la contradiction – concerne directement le langage poétique : “La tautologie et la contradiction sont les cas limites de la connexion des signes, soit sa dissolution.” »
→ à noter et retenir cette belle notion de grands rapports poétiques entre les textes, cette histoire parallèle de la lecture par les écrivains. Et donc la fécondité potentielle d’une lecture transversale.
Du déconditionnement
Car toujours, récurrente, cette question du déconditionnement le plus généralisé possible : contrer les enchaînements automatiques, les appariements obligés (se souvenir des bi-mots d’une Michèle Grangaud), ce que nous fait faire et dire la syntaxe, déconnecter les signes et en-deçà, les opérations de pensées préétablies, les réflexes conditionnés. Sans parler de tout le terrible formatage des esprits par les techniques politiques et marketing les plus éprouvées.
Ces réflexes conditionnés qui font de nous des aveugles, incapables de voir ce qui est devant nos yeux ! Rappeler ici la fonction de voyant soulignée par Rimbaud et tant d’autres poètes, l’extraordinaire acuité perceptive d’un Michaux. Prendre conscience des chemins tout tracés entre la perception ou la sensation et son analyse / interprétation : ce mot représente…, ce bruit est le signe de… Tenter de revivifier le « noyau d’expérience, anti-discursif ». (Se) redire que la poésie, écriture et/ou lecture est un des outils les plus pertinents pour cela !
Poésie et critique (J. Risset)
Il y a « ce geste d’impatience piaffante caractéristique de l’écriture de Pleynet : mais ce geste est aussitôt suivi, et comme entouré, d’une volonté de développement calme, poursuite d’une idée [...] la critique intervient comme instance retardante et apaisant de l’acte de dévoration qu’est le poème. Ce qui fait qu’un parcours littéraire poésie-critique peut être lu suivant cette alternance de rythme : l’urgence et le retardement – ou aussi : la manducation et l’offrande. » (ibid. p. 87)
Lire par fragments
Pratique de plus en plus éclatée (mais sans doute pas d’autre possibilité) d’une lecture fragmentée, fragmentaire, qui pourrait parfois donner l’impression d’être affolée. Une lecture en réseau, peut-être rhizomatique, où l’un appelle à l’autre, où l’autre fait signe vers ailleurs et ainsi de suite. Rejets, boutures, hybridations. De caractère injonctif. La conscience de lecteur comme seul fil d’Ariane, mais étrangement performant. Comme s’il y avait une polarisation intérieure, susceptible d’attirer à la conscience ce dont elle a besoin, à un moment donné. Pistes induites par les lectures multiformes (livres, articles, correspondances & dialogues avec les uns et les autres, journaux, etc.) et par tout ce qui passe dans le champ de la conscience. Flot fou mais qui ne submerge pas, peut-être en raison de ce câble sous-marin ? Ou du flot-oir ?
Du confort (Denis Roche)
Toujours relevé dans ce numéro de la revue Faire-Part, à propos de Marcelin Pleynet, cela, essentiel, de Denis Roche : « L’originalité de la poésie est tout de même bien de rendre le lecteur aussi inconfortable que possible. » (91)
Du monde comme un sphinx (Giacometti)
« Notre activité n’est qu’une question continuelle à l’univers, qui est aussi nous-même. Pour chacun de nous, le monde est bien un sphinx devant lequel nous nous tenons continuellement, un sphinx qui se tient continuellement devant nous et que nous interrogeons. Nous ne pouvons le faire que dans une attention soutenue, même physique de tout notre être, au guet, et dans une disponibilité aussi grande que possible sur tous les plans… Et nous enregistrons ce que nous entendons ou même ce que nous croyons entendre. »
Alberto Giacometti, Écrits, Éditions Hermann, 2007, cité ici
Au foyer de cet aveuglement (Marcelin Pleynet)
« Tout ce qui s’obscurcit brille maintenant de l’intérieur pour éclairer le foyer aveugle et voyant – il importe peu qu’il se dise le silence en conforte la vie silencieuse et le vent qui le traverse rafraîchit le visage et tout ce qui brûle – je ne suis pas là plus avant mais immobile dans la vision qui reste – au-delà du monde qui m’échappe souverainement s’impose tout entier et brille au foyer de cet aveuglement » (Marcelin Pleynet, Sur le motif, p. 37)
→ il semble y avoir une question récurrente sur la distance, l’étendue, les plans chez Marcelin Pleynet. Le loin et le près, l’en-deçà et l’au-delà : frontières et repères sont écrasés. Peut-être l’influence profonde de la pensée taoïste ?
« il y a aussi une onde noire
le choc lumineux d’un retour dans la clarté »
→ a-t-on parlé, chez lui, d’une dimension mystique ? Ces deux textes me semblent relever complètement de l'expérience des grands mystiques!
Rédigé par Florence Trocmé le 27 août 2014 à 18h20 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
De la poésie (Marcelin Pleynet)
Oui, je reste dans l’aura du choc reçu en lisant Pleynet mardi soir et j’ai donc ressorti de ma bibliothèque la revue Faire-Part, qui lui a consacré un numéro en 2012
À l’origine de toute la recherche de Marcelin Pleynet, « l’expérience pratique, existentielle, du langage poétique tel qu’il occupe et rythme en corps la parole, la musique, le cinéma, la peinture, la sculpture, la danse – séparément et tous en un. » (p. 46)
« Le poème devenant le lieu de cet affrontement, par où, comme le disait Bataille, la poésie ne peut se pratiquer que dans la dimension de l’impossible qu’elle est et qu’elle se doit d’être. [...] Il s’agit d’élaborer une écriture où vienne jouer, chiffrée qu’elle est alors aux aléas d’une parole singulière, l’essence fictionnelle du langage en tant que tel. » (46)
« À la limite (et dans le franchissement de cette limite réside l’enjeu), chaque émission de signe, chaque inscription d’une notation a pour vocation de renvoyer (d’ouvrir) à son autre en écho qui la nie, la réfléchit, la détourne, en prolonge la relance pour de nouvelles altérations »
Le mot comme est à la fois le signe de la métaphore mais représente aussi la charge négative de l’opération.
Il y a ce « battement du sens qui touche le cœur »
→ c’est un bon article de Jean-Louis Houdebine dont je reprends ici des extraits. L’aspect le plus singulier, dit encore ce dernier est que le sujet de l’écriture s’y pratique en effet simultanément comme sujet de la lecture de ce qui est en train de s’écrire, ce qui génère une structure textuelle intrinsèquement dialoguée.
Et il y a aussi cette adresse au lecteur : « et ce qui parle ici cesse et demeure avec vous sans vous lisant dans ce qui s’écrit ce que parler veut dire » (Marcelin Pleynet, cité p. 46)
De la lecture fragmentaire
Certes on écrit, surtout depuis un siècle, beaucoup par fragments. La revue l’Étrangère ne vient-elle pas de consacrer un beau numéro au fragment ?
Mais si on lisait aussi par fragments ? Par prélèvement dans le tout du livre.
Il me semble que ma pratique va de plus en plus dans ce sens….
Courants blancs, Philippe Jaffeux
J’entame ici un journal de lecture de ce livre de Philippe Jaffeux.
Des pages de 26 lignes (lettres de l’alphabet ?)
Pour l’instant je n’ai pas trouvé si les versets obéissaient à une contrainte en ce qui concerne le nombre des syllabes ou des mots ou des lettres.
Pour les trois premières lignes de la première page, je relève :
14 mots 72/85 signes (blancs compris ou non)
15 74/88
12 66/77
Donc rien de particulièrement significatif.
Péguy ?
Devant ces longs vers(et)s, je songe soudain à Péguy, car je sais que j’ai rencontré une double occurrence de son nom ces jours-ci, or Péguy n’est pas précisément quelqu’un dont on parle beaucoup de nos jours. Serait-ce Pleynet qui aurait parlé de lui ? En tous cas la seconde occurrence, c’est la revue Europe qui lui consacre son dernier numéro. « Péguy remonte » dit d’ailleurs Badiou dans ce numéro.
Des lettres (Jaffeux)
« Il se noya dans un cercle lorsqu’il confondit l’eau avec une quinzième lettre solaire. »
et peut-être surtout :
« il dessinait le silence avec des lettres afin de voir sa voix » (n° 1)
Comme un retour à la lettre, à l’avant-mot, au matériau du mot, typographie, ligne, empan de la ligne, comme autant de briques. Peut-être un geste de l’enfance. ? Ne parle-t-il pas du dessin enfantin en cette première page : « nos paroles sont des images parce que nous avons dessiné avant de savoir écrire » ?
→ Pour regarder souvent faire une enfant qui en est à ce stade, ces paroles sont lumineuses. L’enfant commence par s’emparer de l’espace de la page. Il gribouille et crayonne mais déjà il arpente. Il cherche à ne pas dépasser. Il fond son espace sans limite dans l’espace limité de la feuille, apparemment anarchiquement encore. Gestuelle : la main n’est pas contrôlée (certains mouvements de la main d’aujourd’hui, intempestifs, peuvent faire songer à ces mouvements comme sismographiques : quelque chose d’autre que la conscience et la volonté arrimées contrôle la donne)
Les portes de toile (Tardieu)
Et voilà donc, au milieu de mes autres lectures en cours, Jean Tardieu et il se peut que cela ne soit pas si incongru que cela : « à coup sûr, ce qui nous attire et nous fascine, devant cette procession de clameurs gelées, d’instants éternisés dans leur fuite, c’est leur ambiguïté, inépuisable réservoir de significations. » (Jean Tardieu, Œuvres, Quarto Gallimard, p. 959)
Je relève aussi la phrase suivante : « parvenus à ce point où son œuvre [celle du peintre] nous parle immédiatement, sans le secours des mots, avec une telle abondance, un tel don de persuasion et de surprise que nous en avons souvent le souffle coupé [...] »
Vient alors un long développement sur le commentaire : « ils arrachent les arts plastiques à leur superbe et apparent mutisme [...] là où s’échangent les produits, précieux ou dégradés, de la désignation générale » (quel art de dire les choses !)
Et bien sûr comment ne pas souscrire à cela : « parmi les nombreux aspects du commentaire, il en est un qui, renonçant à expliquer, s’oriente vers une interprétation tout à fait libre et tout à fait subjective, n’ayant d’autre but que de créer des objets d’expression par rapport à telle œuvre, exactement comme l’artiste lui-même revendique le droit de s’exprimer librement à partir de sa propre exigence. »
→ N’est-ce pas encore une fois tout l’enjeu et tout le pari du flotoir ?
Et plus loin, cela, magnifique : « Souvent, en effet, il m’a semblé que je voyais et entendais ce qui frappe nos sens sous une forme fugitive, étincelante, mais fragmentaire, comme si les objets de ce monde n’étaient que des épaves en flammes, un instant apparues, aussitôt disparues, emportées par un torrent dont je percevais la rumeur en moi et hors de moi. » (960) (tandis que s’éteint, presqu’hallucinée, la sonate pour piano et contrebasse de Sofia Gubaidulina)
→ magnifique ponctuation chez Tardieu.
« Quant aux mots de notre langue, ils me parvenaient éclatants et sonores, mais souvent vidés de toute signification et toujours prêts (même les plus simples) à exprimer autre chose que l’usage : poreux et disponibles, ils étaient faits pour être traversés, beaucoup plus que pour contenir, beaucoup plus pour l’explosion que pour la fixation des sons – bref, des fluides en mouvements plutôt que des “termes” imposés. » (960)
Et il faut encore recopier cela, tellement cette poignée de pages introductives à Les Portes de Toile me parait indispensable en tant que clé pour ma propre recherche dans ce flotoir : « Quand l’ensemble mouvant des choses créées appelle en nous, à tous les étages du savoir, tant de questions et tant de réponses, comment cet univers second surgi du cerveau des artistes ne serait-il pas à la source d’une interrogation plus pressante encore et plus diverse ? Comment ne serait-il pas destiné à susciter un vocabulaire dérouté, déplacé à dessein, qui corresponde à l’infatigable naissance de l’invention et qui pourtant puise ses éléments dans la masse des termes admis. » (961)
Et enfin cela, qui pourrait me servir de viatique au seuil de certaines œuvres : « Pour faire ainsi passer les œuvres dans la communication et leur donner le prolongement qu’exige tout dialogue, sans pour cela dévaluer leur caractère secret et inentamable, il me fallait chercher un discours différent de celui qui nous sert à comprendre. Ni description, ni analyse, ni nomenclature, ni explication, ni classement (ou déclassement) historique. Des amalgames verbaux formés d’allusions, de plongée dans l’en-deçà de la signification, dans les circuits d’anti-langage, d’un presque-dire ou même d’un rien-dire, qui serait comme la racine de nos paroles, comme un retour balbutié au non-sens originel ». → et j’en viens à me demander si je ne devrais pas tenter de composer de nouveau ces pelotes de réjection qui un temps, furent chargées de traduire le dépôt du jour, des heures et des œuvres en moi.
Pour la musique (Jean Tardieu)
Belle suggestion pour l’écoute de la musique et qui sait, une part de « traduction » de cette écoute : « Après m’être remémoré (ou avoir revu ou ré-écouté avec la plus grande attention) les créations d’un peintre ou d’un musicien, j’attendais que la voix des œuvres eût déposé dans mon esprit des sédiments d’images, spontanément issus de cette concentration, ou plutôt de cette sorte d’absence personnelle : je me voulais désert et transparent afin de devenir un piège pour les mots » (Jean Tardieu, Paris, 1969, Avant-Propos de Les Portes de Toile, p. 961)
Conditionnement
Dans quelle mesure nos émotions, voire nos perceptions, à nous lecteurs, amateurs d’art ou de musique, sont-elles façonnées par la fréquentation des œuvres ?
De la poésie (Sollers, Pleynet)
Sollers à Pleynet dans les années soixante, au moment où ils font connaissance et s’échangent mutuellement des livres (bon article de Philippe Forest dans la revue Faire-Part) :
« Voilà longtemps que j’avais cessé de lire de la “poésie” dégoûté que j’étais par une impression d’abus de confiance général. Ici, chez vous, je retrouve tout : mon goût – et mieux que lui – une science et une perfection synthétiques, simples, qui bien sûr ne sauraient admettre de commentaire » (revue Faire-Part, 30/31 p. 61) [dommage pour le commentaire !]
Philippe Jaffeux
Série 2 des Courants blancs
Comme des aphorismes, nombre ayant trait aux lettres et à l’alphabet. Il y a aussi un aspect de critique sociale (souvent en rapport avec le langage)
« Il est possible de tout dire puisqu’il est de toutes façons impossible d’être compris » (n° 2, p. 6)
« Il était une production de l’alphabet » : autoportrait ? Nous, constructions purement fictionnelles, faites des lettres des mots tout autant que des atomes des molécules ?
Certaines assertions ont une logique à la limite de l’absurde.
L’absurde remonte, comme Péguy (c’est Badiou qui dans le dernier numéro d’Europe emploie cette curieuse expression « Péguy remonte »). Il y a des régimes différents pour ces assertions : faux aphorismes, réflexions sur le langage, constat sociologique, éléments probablement autobiographiques plus ou moins masqués.
Le plus souvent une principale et une subordonnée introduite par lorsque, depuis que, dès que, tant que, parce que, car. Beaucoup de conjonctions de temps et de cause, donc.
De l’enfance (P. Jaffeux)
Il semble qu’il y ait chez lui une forme très masquée de nostalgie de l’enfance, non pas du tout le vert paradis éculé mais plutôt le pré-verbal, l’état antérieur à la parole et donc à l’élaboration de la fiction que nous sommes : « l’alphabet est grand s’il aide à raccourcir la distance avec la force de notre enfance » (n°4, p. 8) et « Sa réalité fut mise en doute lorsqu’il fut certain de se cacher derrière des paroles fictives » (n° 4, p. 8)
De l’animal (P. Jaffeux)
Beaucoup de choses aussi sont chez lui déduites de la comparaison avec l’animal, de l’observation de l’animal : « Les yeux des animaux nous apaisent car ils reflètent notre angoisse de savoir parler. » (n° 3, p.7)
Des êtres énigmatiques (J. Tardieu)
Tardieu parlant de la couleur, propos que j’annexe pour parler de Jaffeux : elle « offre à notre prise des êtres inconnus, énigmatiques, cependant solides et persuasifs » (962)
→ n’est-ce pas exactement cette contradiction que l’on éprouve en les lisant l’un comme l’autre. Ils offrent à notre prise des êtres énigmatiques, leurs phrases, leurs assertions, et pourtant cela ne suscite pas un rejet méprisant comme souvent devant ce genre de constructions mais une forme d’adhésion, certes très inconfortable [mais lit-on pour être confortés ?] car ces êtres sont persuasifs. Quelque chose nous dit que ce n’est pas pur jeu de l’esprit ou « abus de confiance » selon la formule de Marcelin Pleynet
De l’oubli
Rôle fondamental de l’oubli, en des temps où tout en en remettant toute la tâche aux ordinateurs, nous considérons que la mémoire est une machine insuffisante, défaillante, peu performante. Et si sa performance consistait précisément dans sa capacité d’oublier, ou, la science le dira peut-être un jour, à opérer un tri et un « rangement » très savant, avec des strates de classement neuronal distinctes, en fonction des nécessités et de la dynamique générale de l’appareil psychique. ?
De ma liberté de lectrice
Antoine Emaz y insiste constamment et j’y tiens mordicus : le lecteur est totalement libre de sa lecture. Je suis libre de m’emparer de ce qui est écrit ! Pas inutile de redire ce droit du lecteur, un peu dans le sillage de ce que fit jadis Daniel Pennac et contre la lecture contrainte des doctes !
De la joie de lecture
Difficile de vivre la joie de lecture deux fois de suite. Parce qu’on s’attend à un retour, celui d’une certaine forme de joie et qu’on ne sait pas la reconnaître sous une autre forme : on est en état déceptif, enfermé dans le désir mortifère de répétition. Ce n’est que lorsque la joie première s’estompe qu’une autre joie retrouve son droit de citer.
Rédigé par Florence Trocmé le 24 août 2014 à 11h10 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 19 août 2014 à 17h49 dans photomontages | Lien permanent
Du fragment (Jean-Paul Michel)
Très beau titre et contenu à la hauteur, même si parfois un peu difficile en sa formulation, pour la contribution que Jean-Paul Michel a donnée à la revue l’Étrangère sur la question du fragment.
« Nos facultés de dire tiennent aux puissances de symbolisation du langage, augmentées de la ressource des compositions d’effets sensibles qui sont la matière de nos arts. Ces opérations paradoxales donnent un bord désirable à nos mondes. Les bienfaits qu’elles prodiguent aux mortels sont une provende sans prix. »
→ sans fin souligner l’immense chance de l’art pour l’homme et la nécessité de son accès au plus grand nombre, dès l’enfance. Pour cela même, cette provende sans prix. Sans prix justement alors que tout s’achète, se paie, se monnaye. Parce que c’est une nourriture (provende) aussi indispensable à la vie de l’esprit que la nourriture terrestre au corps. Banal mais clou à enfoncer.
« Un jour vient où, après que de s’être évertués à franchir par tous les moyens, dans l’écriture, les limites qui vont avec l’écriture, limites qui, en vérité, font, et même sont l’écriture, on doit admettre buter sur les possibilités internes de son acte. – A ceux qui n’auraient pu prendre le laconique parti suggéré par Wittgenstein : “Ce qui ne peut se dire, il faut le taire”, il resterait par paradoxe, l’issue finement proposée par Derrida : “Ce qui ne peut se dire, il faut l’écrire.”.
Mais écrire ce qui ne peut se dire ne peut signifier que deux choses : ou bien rêver l’écriture la voie d’un surcroît d’être à ce point sorcier qu’il fut en puissance de dessiner dans les espacements du lisible, au-delà du réel, du réel non moins réel que le réel donné antérieurement aux inscriptions humaines, ou bien rêver l’écriture la voie d’une effraction, non moins sorcière, des clôtures du déjà-là ; d’un passer-outre le champ figural par la trouée miraculeuse que paraît pouvoir procurer, par extraordinaire, la mise en jeu de certaines ressources du langage. » (L’étrangère, n° 35/36, p. 155 et 156)
De l’étendue musicale (Marcelin Pleynet)
J’avais raison de ne pas fermer tout de suite le livre, ou la porte du livre, de Marcelin Pleynet, L’étendue musicale. Non seulement, je me suis laissé prendre par la deuxième partie du livre, mais de surcroît, j’ai repris une partie de la lecture de la première partie qui m’avait si peu retenue hier.
« Pour ordonner le vivant, mon être doit s’appliquer à en capter les ultimes profondeurs. Mon esprit doit s’efforcer à s’emparer des éléments humains, du goût, des instincts, de leur âme, avec tout ce qu’elle a d’insaisissable, d’inconscient, d’involontaire.
Voilà pourquoi ma volonté, ma conscience, mon esprit (dans la mesure même où ils dépassent les limites ordinairement humaines du savoir et de l’action) se perdent eux-mêmes et deviennent objectifs.
Ce que je veux donner, je dois le trouver. En revanche, l’élément objectif rend un son d’autant plus pur, plus profond, que mon âme est ouverte, du fait que agissant par l’esprit je me donne au sens particulier comme au sens général » (73)
→ il me semble entendre ici comme un écho de la pensée de Claude-Edmonde Magny adressée à Jorge Semprun « nul ne peut écrire s’il n’a le cœur pur, s’il n’est dépris de soi. »
Il faut dire aussi que si Pleynet parle constamment de l’art, les peintres vénitiens, Bellini, Le Titien, Giorgione, l’architecte Palladio aussi, il parle presqu’autant et magnifiquement de la musique :
« Leonardo da Vinci… Il suffit de lire ses considérations sur la peinture et sur la poésie pour constater qu’il était hanté par les comparaisons musicales. “La peinture, écrit-il, éveille une harmonie de rapports qui satisfont le sens de l’ouïe au point de laisser les auditeurs dans une extase d’admiration”… J’en ai fait l’expérience. »
→ on est de nouveau ici dans cette liaison forte entre le voir et l’entendre. Une liaison que contrairement à M. Pleynet je ne crois pas avoir expérimentée. Certains sont, parait-il, doués de cette capacité de confondre les sens, la synesthésie : lettres de l’alphabet colorées (Rimbaud), sons engendrant des couleurs (Messiaen). J’apprends qu’il existerait plus de 150 formes de synesthésie différentes, mais ce qui m’importe ici, c’est le rôle, évident, qu’elle joue dans l’art.
Plus loin, Marcelin Pleynet écrit aussi : « je vois avec les oreilles et j’écoute avec les yeux ». Il relate alors une expérience très fort de vide habité, dans la nuit vénitienne « il me semble qu’un autre temps surgit dans ce vide qui me tient immobile ou marchant plus léger que jamais » (92)
Il avait juste auparavant relaté une conversation avec un jeune architecte féru de pensée chinoise et ils avaient évoqué ensemble ce livre qui compte aussi beaucoup pour moi, le (en fait les) livre(s) de Jean-François Billeter.
Une vie (Marcelin Pleynet)
Remarque émouvante : « Il faudrait, avant qu’il ne soit trop tard, que je dise ce que fut ma vie… non pas la relation comptable du dégagement politique et social, mais l’engagement physique, intellectuel, vécu dans son occupation essentielle, en corps, de la dynamique et de l’intelligence sensible… »
→ et il faudrait ajouter dans l’intense compagnonnage des artistes, il suffit de lire la bibliographie de Marcelin Pleynet : de Rothko à Giorgone, de Lautréamont à Motherwell, de Rimbaud à Giacometti et j’en laisse de nombreux de côté. Peu de musiciens il est vrai, alors que la musique est si présente dans le livre.
→ je me sens tellement plus proche en cette seconde lecture de Marcelin Pleynet, tellement plus concernée par ce qu’il écrit !
→ je ressors d’ailleurs de ma bibliothèque le numéro que la revue Faire Part avait consacré, en 2012, à Marcelin Pleynet.
Question lancinante
Et donc une fois encore cette question lancinante autour de cette bascule qui se fait, le plus souvent en sens inverse au demeurant, à savoir une première lecture enthousiaste, puis une certaine retombée lorsque j’y reviens, quelque chose de déceptif. Ici l’inverse exactement, une sorte de lecture ratée un premier soir et une forte adhésion, presqu’éblouie, le second soir. Tout cela est-il de mon fait, simplement dû à un état de la réceptivité et de la dynamique intérieures ? Pourquoi soudain suis-je à même de percevoir comme Pleynet creuse profond : « J’attends et je n’attends pas ce qui peut à tout moment survenir. Mais ce qui peut survenir n’est-il pas déjà là ? La fraîcheur de la nuit ne me promet rien d’autre que cetet attente vive et quasi solennelle d’un surgissement vide dans l’immobilité du présent. » (92)
Je peux tenter une explication sur ce double mécanisme. Dans le cas enthousiasme puis déception, peut-être le choc de la nouveauté à la première lecture et un sentiment de déjà-vu dès la seconde lecture, preuve peut-être que l’affaire ne tient pas si bien la route ? Dans le cas contraire, comme une sorte de préparation, à mon insu, la lecture apparemment ratée ouvrant la voie à un accueil beaucoup plus engagé ensuite ? Quelque chose que je ne peux, ne sais encore recevoir mais dont la lecture défriche le terrain de telle sorte que très vite, à mon tour de pouvoir déchiffrer !
Oui, pour finir, un bien beau livre que L’étendue musicale où vibre quelque chose que j’ai sans doute fini par percevoir. Comme si mon récepteur personnel avait réussi à faire l’accord sur la bonne longueur d’onde (le vumètre des vieilles radios Schaub Lorenz ou Telefunken d’autrefois, comme ces deux lèvres vertes qui tentaient de s’unir pour la musique ou la parole, émises depuis Hilversum, Sottens, Beromünster…, ces petites lèvres animées, minuscule incarnation de la grande désincarnation !)
Dois-je donc avoir honte de ce que j’ai pu écrire hier sur ce livre ? Non, sans doute, mais peut-être dois-je en rabattre sur ma capacité à lire. La savoir très conditionnée. La reconnaître telle. Elle peut parfois se déployer en toute réceptivité et compréhension, parfois même un peu singulière. Mais elle peut aussi passer complètement à côté d’un texte. C’est un mystère, je le répète. Et cette question n’a pas un aspect strictement personnel et individuel, conjoncturel, car je pense qu’elle permet aussi d’examiner, in vivo, les processus de lecture et de réception de l’art.
Le roi vient quand il veut, dit Michon. La reine, aussi.
De la lecture comme dévoilement
Réfléchissant à cette question, m’est soudain revenu le souvenir de ces petits livrets qu’on recevait parfois dans l’enfance. Il y avait là des pages vierges où passer un crayon à papier pour faire surgir le dessin caché, des pages remplis de petits traits et de numéros : dans certains cas il fallait relier les numéros pour reconstruire une figure, dans d’autres, c’est par le coloriage des cases qu’on la faisait surgir. Il y avait aussi toutes les images cachées dans l’image.
L’expérience de lecture n’a-t-elle pas parfois à voir avec ces pratiques enfantines ? Chercher à découvrir, par une forme d’action, la lecture, le motif caché, la trame, la structure, l’élan à la base du projet du livre ?
Écoute (Wyschnegradsky)
Ivan Wyschnegradsky: 24 Preludes in quarter-tone system (excerpts) (1934/1970) (source)
magnifique !
On songe un peu aux pièces pour piano préparé de Cage.
Josef Christof et Steffen Schleiermacher, pianoforti.
Il me semble avoir entendu parler de Wyschnegradsky par Alain Bancquart.
Il y a indéniablement dans ma recherche musicale quelque chose qui a à voir avec le temps perdu. Je ne crois pas que Proust évoque de relations entre un son et un souvenir lointain. Lui ce sont le goût et les sensations du corps surtout qui déclenchent les irruptions envahissantes et bouleversantes du passé. Et pourtant il a écrit des choses admirables sur la musique.
Il y aurait comme une première empreinte, venue de la toute petite enfance, peut-être même du monde utérin comme le stipule le Pr Tomatis. Ces premières empreintes conditionneraient étroitement nos goûts musicaux ultérieurs ? Et nos premières lectures, quel rôle jouent-elles ? Et tout cela ne dit-il pas l’importance fondamentale de ce qui nous imprègne en premier. Je me souviens de ce titre de ce best-seller de F. Dodson « tout se joue avant six ans »
Sofia Gubaidulina, Glorious percussion.
Notes d’écoute :
Effets de lointains, d’étendue musicale (M. Pleynet), sons qui vont cueillir au plus profond de soi sans que l’on sache exactement pourquoi. Des « battements », pulsation presqu’organique du rythme, le « rythme du sang anonyme » dont parle Rilke. Parfois des réminiscences de Bartók (La musique pour cordes, percussions et célesta) ou de Varèse.
L’a-t-on jamais sollicitée pour des musiques de film ? (question qui est tout sauf dévalorisante)
Pour l’allusion à Bartók, il y a bel et bien un celesta dans les instruments de Glorious Percussion ! : piccolo, 2 flutes, oboe, 2 clarinets, E-flat clarinet, bass clarinet, 4 horns (= Wagner tubas), 2 trumpets, 4 trombones, 2 tubas, timpani, percussion (wood blocks, sleigh bells, drum, bass drum, cymbals, suspended cymbal, and tam-tam), celesta, 2 harps, strings, and solo percussion (wood blocks, glass chimes, bamboo chimes, cabaza, hand drums, darabuka, bass drums, crotales, xylophones, marimbas, flexatones, triangles, suspended cymbals, drums, tambourine, agogo, and Javanese gongs) source
Et joie de trouver sur Youtube une version vidéo complète de l’œuvre par les Percussions de Strasbourg
Rédigé par Florence Trocmé le 19 août 2014 à 17h32 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 18 août 2014 à 15h42 dans photomontages | Lien permanent
Gubaidulina & Ustvolskaya
Les compositrices Sofia Gubaidulina puis Galina Ustvolskaya (1919-2006), sur suggestion de Jean-Paul Louis Lambert.
Magnifiques compositrices, deux musiciennes qui, la seconde particulièrement, furent proches de Chostakovitch.
Disque : Eastern European Piano Music, avec des concertos pour piano de S. Gubaidulina, G. Ustvolskaya, Górecki ainsi que d’un certain Pélecis.
Chez les deux femmes, je retrouve les mêmes sonorités extraordinaires, souvent nées d’alliages d’instruments plus ou moins inédits ou répandus.
Le concerto de Pélecis est plus que banal et anecdotique, presque salonnard et sur Gorecki, j’ai plus de mal à me prononcer, une musique très motorique, musclée, endiablée même, mais dont je ne suis pas sûre qu’elle soit, ici en tous cas, très profonde.
Des sons
Rêvé d’un Didi-Huberman des sons ! Quelqu’un qui travaillerait sur les sons comme lui sur les images.
Mais pensant cela, réalisé soudain que l’on possède des sons du passé que depuis un siècle et demi environ (le phonographe d’Edison, 1877).
On ne sait rien de l’intonation et de la voix en-deçà du mur du son de l’enregistrement ! On ignore quel était le son de la voix de l’homme de la Renaissance, de la femme du XVIIIème siècle. Silence radio !
Or il n’est que de comparer des « actualités » des années quarante, comme on en entend beaucoup en ce moment et nos journaux télévisés contemporains, pour voir que l’intonation a complètement changé. Les deux facteurs qui marquent le plus peut-être le passage du temps quand on regarde ces films d’il y a cinquante, soixante, soixante-dix ans, ce sont les voix et les coiffures. Ce qui a semblé tellement normal et naturel à un moment donné, nous semble aujourd’hui risible, incongru. Daté. Cela donne à réfléchir.
Des images on en dispose depuis la nuit des temps et les cavernes. Les sons, seulement ceux de la musique mais telle que nous la jouons, avec notre oreille d’aujourd’hui. Et cela quelles qu’aient pu être les recherches des musicologues, notamment « baroqueux ».
Il n’y aura donc pas de Didi-Huberman capable de mettre en regard les mondes sonores, sauf à petite, très petite échelle temporelle
Encyclopédie des sons
Me souviens de cette brève tentative, de noter quotidiennement un phénomène sonore et un phénomène lumineux.
Un exemple de septembre 2005 :
« son 15 : cacophonie en sol piqueur :
Au bistrot, hier matin. Polycacophonie du marteau piqueur dans la cave (“on refait le carrelage”), du moulin à café, de la buse à vapeur dans le pot métallique, des voix haut émises pour couvrir ce vacarme. Au milieu de tout cela, lecture (signifiante dans ce contexte), d’un article sur le poète Christophe Tarkos : « mouvement par reprise, avec des boucles et du feed-back, par tourbillons ; en spires qui n’ont ni sujet, ni début, ni fin puisqu’en tout cela il n’est question que du parler lui-même, du parler comme acte, du parler sans sujet et sans distance » (Philippe Castellin, in Action Poétique n° 179, voir article dans Le matricule des Anges, n° 63, p. 10) »
Du goût (après la lecture de Handke)
Il serait intéressant de comprendre pourquoi un livre, dont on peut penser par divers recoupements, qu’il n’est sans doute pas un mauvais livre ne nous plait pas.
Il en est ainsi du dernier livre d’un auteur que j’admire, Peter Handke, La Grande Chute. Je l’ai trouvé lourdement allégorique. C’est une sorte de conte désincarné où rien ne me semble vivre, pas plus le narrateur (aussi appelé le Comédien) que tous ceux qu’ils rencontrent, réels ou imaginaires, tous écrasés de symboles, plaqués de signification comme d’or de petite qualité. Tout cela me semble terriblement abstrait alors que d’autres entités autrement abstraites pourtant me semblent aussi matérielles, concrètes, tangibles, voire brûlantes qu’une braise dans un feu.
Du poème (Auxeméry)
Auxeméry m’envoie un texte pour un projet à venir dans Poezibao. Et il m’écrit :
« Vous savez, cette ultime version est le résultat d'une bonne dizaine d'années de mâchouillage du texte, et je crois que ça n'a plus rien à voir avec Lucrèce lui-même.
Il s'agit avant tout de faire un poème dans ma langue...
[...]
Cette façon de faire: poématiser, puis prendre le large (en apparence) en ressassant sur le mode de la glose un discours qui éloigne et demande en même temps le rapprochement, je pense que Valéry devait faire ça aussi... au moins dans le dedans du cabinet intérieur... il y a la Parque, ou le Cimetière, et puis il a Alain, et derrière Alain qui fait le malin en triturant afin d'extraire un sens voulu obvie qui se dérobera toujours, je pense que Valéry devait bien rire... d'un rire démocritéen, ou nietzschéen, un peu... Valéry faisait du poème selon des modes particuliers, éprouvés, polis, affinés à l'infini, et puis dans le cahier la scolie décrivait le processus, mais toute cette industrie était sans aucun doute un "exercice", c'est son mot... une expérimentation des possibles humains (voir la citation de Pindare, "épuise le champ du possible") ... et le balourd savant qui analyse ne fait et ne fera jamais que remuer le sable sans que l'or à la fin se manifeste... l'or est déjà là, mais il faut apprendre à le voir en dansant, pas en remuant le sable... la différence entre Nietzsche et Valéry c'est que l'un penche vers Apollon quand il danse (mais revu par Degas, quand même, c'est-à-dire bien tordu, bien de biais), l'autre en tient pour Dionysos... mais ça ne porte pas vraiment à conséquence : c'est un dieu qui dicte, c'est un homme qui se hausse à son niveau... la langue est l'instrument, le poème est le jeu divin de la langue, l'acte par excellence... qui nous débarrasse du "trop humain" en nous... »
De la trame de correspondances nouvelles (Caillois)
« Dans les sonnets des Chimères, Nerval dissimule ainsi les confidences les plus intimes de sa vie sous une forêt de symboles empruntés aux diverses mythologies. Il croit le couvert impénétrable. Les biographes, les érudits se mettent à l’œuvre. Chaque allusion devient transparente.
Cette clarté conquise ne nuit pas au poème. Elle l’enrichit. Dans la sensibilité du lecteur, une trame de correspondances nouvelles peu à peu s’établit. »
→ Je reprends ici, dans ce flotoir, cette note de Roger Caillois proposée par Jean-Paul Louis Lambert pour la rubrique « Notes sur la création » de Poezibao, car cette notion de « trame de correspondances nouvelles » me parait essentielle. Elle désigne sans doute bien le travail du flotoir, mais au-delà le travail de toute lecture, entendue ici au sens très élargi de toute lecture du monde, de toute avancée dans une connaissance artistique, littéraire, musicale, philosophique. Chaque pas enrichit la marche antérieure. La trame de correspondances ne cesse de se développer, elle finit par faire partie de soi, nous devenons ce réseau de correspondances qui enchantent et éclairent (lumière et compréhension) tellement un monde donné par ailleurs comme si sombre, si noir, si déchiré.
De la création (Sofia Gubaidulina)
Visionné un documentaire de la BBC, 1990, signé Barrie Gavin, sur la compositrice russe Sofia Gubaidulina (en trois parties sur Youtube)
Ainsi que le début, mais le début seulement (car l’accès aux vidéos du Philarmonique de Berlin est payant, sur abonnement seulement et on ne peut pas acheter une vidéo unique) de Glorious Percussion, époustouflant (on peut sinon voir du moins entendre l’intégralité de l’œuvre ici.) C’est une grande œuvre pour percussions de Sofia Gubaidulina, qui semble bien illustrer son approche du son. Approche sans doute très fortement mystique, si l’on croit les propos qu’elle tient dans le documentaire (et aussi d’après ce que m’en a dit Jean-Paul Louis Lambert, qui connait bien son œuvre).
Elle dit que l’on peut se servir du son pour concentrer l’esprit (using sound to concentrate the mind) et que pour un compositeur une approche sur le mode de la méditation du son est important (for a composer the meditational attitude to sound is important).
Le film alterne les temps d’une interview, chez elle, en Russie (elle habite aujourd’hui près de Hambourg en Allemagne) et des extraits de ses œuvres, par exemple une étude pour violoncelle seule interprété par Vladimir Tonkha. (Je veux explorer plus avant ces études pour violoncelle seul, dont je me suis demandé à un moment si, mutatis mutandis, elles n’étaient pas une sorte d’équivalent des suites pour violoncelle seul de Bach – en tous cas superposition des images de Rostropovitch à Vezelay et ici de Tonkha, qui joue également dans une église).
Rétablir les liens : legato versus staccato (S. Gubaidulina)
Sofia Gubaidulina dit aussi qu’elle entend le mot religion dans son sens littéral, ce qui relie, elle parle d’un rétablissement du legato et des connections, dont elle dit qu’elle est totalement convaincue que c’est une tâche primordiale pour l’artiste : recréer des connections alors que la vie toute entière est fragmentée : « daily life takes place in a kind of stacccato » et nous n’avons pas le temps de créer de la continuité dans nos vies. « But culture helps us draw a line », mais la culture nous permet de tracer une ligne.
→ cela me parait essentiel et je ne suis pas loin de ce que j’écrivais à propos de la trame des correspondances.
Alors même que je suis plongée dans le très remarquable numéro de la revue l’Étrangère consacré au fragment !
→ je note aussi l’extraordinaire beauté et inventivité de tous les gestes musicaux dans ce documentaire : mains sur les cordes avec des manières très particulières de les jouer, de les faire jouer, vibrer, doigts sur les touches de l’accordéon (une surprise !), archets utilisés partout (par exemple pour faire sonner le bord d’une cymbale). J’ai même eu l’impression que le violoncelliste Vladimir Tonkha avait six doigts !
Le documentaire se termine sur une citation d’Eliot dont Gubaidulina a beaucoup parlé dans son interview.
and all shall be well and
all manner of thing shall be well
when the tongues of flame are in-folded
into the crowned knot of fire
and the fire and the rose are one
(« The Little Gidding », toute fin des Quatre Quatuors)
Et toute chose sera bien
toute manière de chose sera bien
Lorsque les langues flamboyantes
S’infléchiront dans la couronne
Du nœud ardent et que le fu
Et le rose ne feront qu’un
(Traduction de Pierre Leyris, in T.S. Eliot, poésie, édition bilingue, Seuil, édition 1976, p. 220)
Après (Armand Dupuy)
Un petit livre paru dans la collection Lampe de poche de Contre-Allées. Une poésie dense, de grande qualité, entre Emaz et Demangeot. Quelque chose de très authentique qui fait penser au titre d’une symphonie de Gubaidulina Stimmen verstummen ce qui signifie être juste se taire.
Le dernier mot du livre, rejeté, seul, sur la page finale n’est-il pas : « chut ! »
De la pratique citationnelle
À propos des romantiques allemands (Schlegel, Novalis), dans son bel article « Montages fragmentaires » dans la revue L’Étrangère, n° 35/36, Olivier Schefer écrit : « Leur pratique de la philosophie comme de l’écriture est profondément citationnelle et intertextuelle, autrement dit plurielle et combinatoire ». (11)
→ comme je me reconnais là-dedans : « citationnelle », « intertextuelle », au point que je peine à composer une écriture qui ne naisse pas d’un texte d’autrui. Limitation et richesse. La dépendance mais aussi l’ouverture, la possibilité d’hybridation, de bouturage dont on sait bien que dans le domaine botanique elles peuvent aboutir à des résultats réjouissants.
Mais il faut aussi lire et accepter la suite : « [cette pratique] relève avant tout de l’association et du raccord entre des morceaux (idées, affects, images et, bien sûr, citations qui, par elles-mêmes, sont déjà des fragments), ce qui n’exclut pas une certaine violence exercée sur l’original. Car il y a de la déchirure et de la fragmentation dans les fragments romantiques. » (11)
→ conscience qu’il peut y avoir « détournement de fonds ». Spoliation ou bouturage ? Appropriation ou recyclage ?
De l’étendue musicale (Marcelin Pleynet)
Livre de Marcelin Pleynet. Beau titre. Contenu ? Décevant, en partie. Quoi de neuf, là-dedans ? Venise, la passion de Venise, de longs séjours à Venise. L’emprise de la ville. Un projet de livre non mis en œuvre semble-t-il sur Palladio. Un carnet de voyage…. oui mais, quoi de plus ? J’avoue une forme de déception, manifeste là où j’en suis, une bonne moitié du livre. Le principal intérêt est pour moi seule, la réminiscence de moments très anciens et très précieux, à Venise précisément. Dont je ne parlerai pas et où je ne retournerai pas, pour les préserver.
Pourtant dans l’incipit, cela qui m’avait retenue, plus que retenue : « Travail intense qui travaille (musique aussi). C’est confusément que je me sens engagé par ce qui excède toute possible spéculation, toute possible pensée spéculative… Le corps lui-même pris, engagé dans ce qui multiplie et se multiplie dans l’écoute (la lecture), hier, aujourd’hui et, oui, je le sais, demain. ». (13)
→ La lecture comme écoute.
Mozart, Celibidache
Mais je devrais à Marcelin Pleynet d’avoir retrouvé cette citation que faisait Celibidache à propos de l’expérience mozartienne de la composition, citation qui, il me semble, n’était pas complète chez lui : « En voyage, en promenade, ou la nuit quand je ne puis dormir, c’est alors que les idées me viennent le mieux, qu’elles jaillissent en abondance. Celles qui me plaisent, je les garde en tête…. lorsque j’ai tout cela bien en tête, le reste vient vite, je vois où tel ou tel fragment pourrait être utilisé… mon âme s’échauffe, l’idée grandit, je la développe, tout devient plus juste et plus clair, le morceau est presque achevé dans ma tête, de sorte que je peux, d’un seul regard, le voir en esprit comme un tableau. Je veux dire qu’en imagination je n’entends nullement les parties les unes après les autres, je les entends toutes ensemble à la fois. »
(cité p. 23)
Et le plus extraordinaire, c’est que cherchant dans mes archives ces propos de Mozart que je crois rapportés par Celibidache, je me rends compte que je les avais déjà relevés en… 2001 (des années avant de lire le livre de Celibidache, La musique n'est rien) ! Et c’était alors dans le livre de Sollers sur Mozart, Mystérieux Mozart :
« Mozart écrit dans une lettre (ici, Heidegger fait erreur, il s'agit d'un propos rapporté, mais très vraisemblable) :
“en voyage, par exemple, en voiture, ou après un bon repas, en promenade, ou la nuit quand je ne peux pas dormir, c'est alors que les idées me viennent le mieux, qu'elles jaillissent en abondance. Celles qui me plaisent, je les garde en tête et sans doute je les fredonne à part moi, à en croire du moins les autres personnes. Lorsque j'ai tout cela bien en tête, le reste vient vite, une chose après l'autre, je vois où tel fragment pourrait être utilisé pour faire une composition du tout, suivant les règles du contrepoint, les timbres des divers instruments, etc. Mon âme alors s'échauffe, du moins quand je ne suis pas dérangé ; l'idée grandit, je la développe, tout devient de plus en plus clair, et le morceau est vraiment presque achevé dans ma tête, même s'il est long, de sorte que je peux ensuite, d'un seul regard, le voir en esprit comme un beau tableau ou une belle sculpture ; je veux dire qu'en imagination je n'entends nullement les parties les unes après les autres dans l'ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en œuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe, très lucide. Mais le plus beau, c'est d'entendre ainsi tout à la fois.” »
→ On a un mal fou à s'imaginer à quoi peut correspondre cette sensation si ce n'est à rapprocher ce que Mozart en dit de ce que rapportent les gens qui ont frôlé la mort et qui racontent avoir vu toute leur vie défiler en un instant. La description de Mozart donne l'impression que tout est comme replié en une seule image. C'est saisissant.
Et magnifique commentaire de Sollers à propos de cette citation de Mozart : « Heidegger le pointe justement : entendre c'est voir. Constatation qui paraîtra de plus en plus folle dans un monde d'idolâtrie de l'image, où l'on ne voit que par miroitements saccadés en n'entendant rien puisque, la plupart du temps, rien ne se dit ». (ibid, p. 50) »
Du conflit intérieur du photoreporter (Gilles Caron)
Très touchée par les propos du commissaire d’une exposition (Michel Poivert, journal d’Arte, ce lundi 18 août 2014) consacrée au grand photoreporter à Tours. Propos tenus devant une photo représentant Raymond Depardon filmant au Biafra un enfant en train de mourir de faim. Très juste appréciation, respectueuse et bouleversante, de l’impasse représentée par cette photo. Comment tolérer de filmer cela ? Comment tolérer de ne pas filmer cela ?
L’exposition s’appelle Gilles Caron, le conflit intérieur
Je relève ce beau commentaire de Shakila Zamboulingame sur le livre de Michel Poivert qui porte ce même titre :
« C’est aussi au cœur de ce même conflit du Biafra, que Gilles Caron éprouve de la manière la plus âpre la « conscience malheureuse du photographe. » ([...] Il n’est pas le seul à connaître cette « crise morale du photojournalisme » mais il est sans doute un des rares à traduire ce malaise, non seulement par ses écrits et interviews, mais dans son travail photojournalistique même. C’est alors en “retournant l’appareil contre lui-même” et en devenant l’objet de son reportage que Gilles Caron trouve une issue à ce drame intérieur. Il éprouve le besoin d’exposer les ambiguïtés voire la cruauté de son métier. Ainsi, cette image terrible qui montre Raymond Depardon filmant l’agonie d’un enfant biafrais s’inscrit dans une allégorie du photographe en “charognard” pour reprendre une expression de ce dernier. Or, ce photojournalisme qui s’observe dans le miroir est, selon Michel Poivert, le signe même de son “obsolescence”. Ainsi, l’œuvre de Gilles Caron marquée par la volonté d’intégrer son vécu d’ “homme-photographe” pour apaiser sa “conscience malheureuse” annonce le changement de regard sur le photojournalisme dans les années 1970 et l’émergence de la photographie d’auteur.
Rédigé par Florence Trocmé le 18 août 2014 à 15h18 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent