Redessiner la carte du pensable (Rancière)
Échos et emprunts mutuels souvent avec Fred Griot, bien des thématiques et des réflexions nous rapprochent, ce qu’a confirmé une fois encore une récente conversation.
Ce matin je relève dans ses notes cette citation de Rancière :
« Je ne dis jamais ce qu'il faut faire ni comment le faire. J'essaie de redessiner la carte du pensable afin de lever les impossibles et les interdits qui se logent souvent au cœur même des pensées qui se veulent subversives.
(…)
Mais la condition pour que la poésie existe comme technique absolue, c'est que la poésie, par ailleurs, existe, latente en tout. »
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens.
De la pluralité des mondes (Rancière)
Et lue également chez Fred Griot cette autre citation :
« J'ai toujours essayé de dire qu'un être supposé fixé à une place était toujours en réalité participant à plusieurs mondes, ce qui était une position polémique contre cette théorie asphyxiante des disciplines, mais aussi une position théorique plus globale contre toutes les formes de théories identitaires. Il s'agissait de dire que ce qui définit les possibles pour les individus et les groupes, ce n'est jamais le rapport entre une culture propre, une identité propre et les formes d'identification du pouvoir qui est en question, mais le fait qu'une identité se construit à partir d'une multitude d'identités liée à la multitude des places que les individus peuvent occuper, la multiplicité de leurs appartenances, des formes d'expérience possibles.
Jacques Rancière, La méthode de l'égalité (p 113). Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan
→ Évidence pour moi de cette diversité. Et crainte forte, toujours, du spécialiste monomaniaque.
De l’obsession (Fred Griot)
Toujours de Fred Griot, cette belle pensée, par quelqu’un qui semble s’y connaître !
« Les pensées obsessionnelles :
-leur fonctionnement (cycles fermés, boucles, répétition, récurrence, etc…)
-la façon de les désamorcer, les ouvrir ?
-leurs avantages (en termes de puissance de travail), leurs inconvénients
ici
→ J’aime qu’il souligne le côté positif de l’obsession. Dans le domaine de l’étude, qu’il s’agisse de musique, d’une langue, d’un champ comme la poésie, ou de tout autre objet, une forte dose d’obsession est indispensable, c’est le meilleur moteur pour l’entretien quotidien, pour la répétition de l’effort. C’est le moteur à répétition ! Ce qui n’empêche pas d’être conscient que le fonctionnement obsessionnel est aussi une des plus belles défenses de l’inconscient ! Une de ses plus distinguées parades !
De la métaphore commune (Stéphane Bouquet)
Ce petit aparté théorique dans le livre de Stéphane Bouquet et Amaury da Cunha, Les Oiseaux favorables : « d’une certaine manière, le fleuve est une métaphore commune. Qu’est-ce qu’une métaphore commune ? Une métaphore cliché si on veut, banale et pas inventive, et aussi une métaphore qui est à tout le monde, qui est le lot commun. Si je m’intéresse aux fleuves, c’est précisément au nom de cette idée que l’art (au sens large, un photographe, aussi, un cinéaste, un poète) doit utiliser les métaphores qui sont à tout le monde. C’est une sorte de parti pris esthétique : contre la singularité, pour le collectif. Contre les artistes qui ont un imaginaire ; pour ceux qui n’ont que le réel commun à partager. Contre les reconstructeurs de monde ; pour ceux qui l’enregistrent. Contre l’idée d’un art qui fait l’éloge des singularités, pour l’idée d’un art qui travaille avec le matériel partagé, avec le lieu commun. » (51)
Une œuvre-oursin (Antoine Emaz)
Cela me semble résonner assez fort avec le travail d’Antoine Emaz. Cette sorte d’enregistrement hyper-fin de soi dans le monde, mais sans recherche de singularité.
Antoine qui réagit aux notes du Flotoir, notamment celles sur Rilke et qui m’écrit : « ce que tu cites de Rilke sonne vraiment vivant, provoque la pensée, bouge les limites. Sur le fond, je suis d'accord avec lui en ce qui concerne le créateur; effectivement, il doit se trouver lui-même, certainement pas se mettre à la remorque de la critique ou d'une autre œuvre poétique, d'ailleurs. Pour le lecteur, c'est différent; la critique peut servir d'aiguillon à la curiosité ou de seuil pour entrer dans un œuvre difficile, hérissée, rébarbative... une œuvre-oursin. Une sorte de léger coup de main ou d'épaule pour initier le mouvement d'entrer dans l'œuvre et s'en faire une vraie opinion personnelle. Car c'est toujours la même question, au bout, bien moins la "grandeur" de l'œuvre que : "en quoi est-ce que cette œuvre me regarde, ou pas ?" »
→ Antoine Emaz a raison, il faut nuancer sans doute le propos très radical de Rilke et donner au critique ce rôle potentiel de facilitateur, de relai, de passeur. À condition que le critique soit lui-même dans une position humble par rapport à l’œuvre, qu’il ne prétende pas détenir sur elle la vérité, qu’il n’utilise pas de ressources académiques pour exclure le potentiel lecteur non initié par une critique savante et souvent très destructrice pour l’œuvre. C’est sans doute à cela que fait allusion Rilke. La critique des doctes, qui ont tout en tête sauf le « partage du sensible ».
Des « sages-femmes » (Anne Malaprade)
dans une note pour Poezibao, à propos d’un livre d’Angela Lugrin, Anne Malaprade écrit :
« L’écrit comme pharmakon : remède certes, poison, certainement pas. Il y a des voix et des paroles qui guérissent de la maladie de la mort en approchant toujours plus près d’une folie qu’elles n’ont pas la prétention de résoudre ni de dépasser. »
et un peu plus loin, cette autre idée, magnifique :
« Angela et Marie sont des sages-femmes qui donnent la vie par les livres, qui transmettent le désir par la lecture. »
Yoshimasu et Waldman
Je trouve un étonnant écho entre les deux derniers textes publiés dans l’anthologie permanente de Poezibao, Gôzô Yoshimasu et Anne Waldman. Autour de la trace, de l’archive, de la présence du disparu dans le présent et dans les choses.
Musique (Gubaidulina)
Le début du disque Repentance de Sofia Gubaidulina et notamment la pièce éponyme : vraiment très intéressant, avec un travail sur le son magnifique. Des alliages de sonorités entre le violoncelle et les guitares tout à fait surprenants et délectables.
Dans la notice du disque sont décrites différentes méthodes pour produire des sons nouveaux avec un instrument à cordes, comme la guitare. Notamment avec des balles de caoutchouc que l’on fait rebondir sur les dites cordes.
J’ai pensé à la fois à Bach et à ses suites pour violoncelle, à Chostakovitch et à Cage en écoutant cette pièce.
Le disque comporte aussi une pièce très récente Sotto Voce qui me séduit beaucoup. Plus de mal en revanche avec la sonate pour piano.
Du pouvoir d’écrire (Claude-Edmonde Magny)
Très impressionnante cette lettre que la philosophe et critique littéraire Claude-Edmonde Magny écrivit à Jorge Semprun en 1943, avant sa déportation à Buchenwald. Il ne lira d’ailleurs cette lettre que deux ans plus tard, à son retour de Buchenwald et au seuil d’une longue « aphasie » de survie (l’écriture ou la vie) qui le tiendra éloigné de l’écriture des années durant. (La lettre sera publiée une première fois en 1947 et a été rééditée en 2012 chez Climats.)
Claude-Edmonde Magny (1913-1966) fut membre du groupe Esprit et elle a participé à la fondation des éditions du Seuil.
Elle aborde ici tout ce qui concerne la nécessaire maturation de l’écrivain. Elle parle de l’écriture comme d’un « exercice si dangereux, qui mesure si implacablement le degré de réalité spirituelle auquel il a été donné à l’homme de parvenir ». (56).
S’appuyant sur une immense culture littéraire, comme on n’en trouve sans doute plus beaucoup chez les critiques d'aujourd'hui, elle donne aussi des clés pour appréhender les œuvres, les mesurer au sceau de cette authenticité profonde, gagnée de haute lutte sur toute prétention, voire tout existence, du moi.
Parlant de petits pastiches habiles que Semprun lui avait montrés, alors même qu’il était conscient de ce qu’il leur manquait, elle répond : « vous n’êtes pas encore sorti des limbes de la création littéraire : rien de ce que vous pouvez faire n’a de gravité au sens quasi physique du terme. Ceux qui n’ont pas reçu ce baptême de l’authenticité ne peuvent faire illusion que momentanément, quelle que soit leur habileté. On les reconnaît à cette subtile et indéfinissable impression qu’ils donnent de toujours pasticher vaguement quelqu’un ou quelque chose, là même où l’on serait le moins capable de nommer l’écrivain imité [...] On ne rencontre rien que des gribouillages qui font semblant d’être un dessin, des phrases de singes dactylographes auxquelles parfois l’ingéniosité humaine croit découvrir un sens. [...] mais trop souvent le lecteur s’y laisser prendre : il regonfle de sa propre sincérité ces oripeaux que lui tend le faux poète ; il croit naïvement avoir reçu en don ce qu’il a lui-même apporté à l’œuvre. » (pp 23 et 24).
Claude-Edmonde Magny manifeste un très haut degré d’exigence et lie la qualité de l’œuvre littéraire à cette vérité profonde que l’écrivain ne peut faire surgir qu’au terme d’une vraie ascèse. Elle parle de Balzac et de cette « énigme de la critique littéraire [...] : le brusque génie de Balzac » : « Pourquoi s’est-il mis soudain à écrire de bons romans, après en avoir fait si longtemps, avec tant d’obstination, de médiocres. » (27)
Et Semprun dira souvent comme cette phrase « nul ne peut écrire s’il n’a le cœur pur », a été fondamentale pour lui. Claude-Edmonde Magny ajoute : « c'est-à-dire s’il n’est assez dépris de soi – et ceci vaut pour les parties considérées comme les plus humbles, les moins créatrices de la littérature : la critique par exemple. Pas plus qu’ils ne peuvent être bons, les gens trop encombrés d’eux-mêmes ne peuvent être clairvoyants. Narcisse ne peut se voir tel qu’il est, ni connaître les autres. Son reflet fait écran entre le monde et lui, entre lui et lui. ». (42)
→ Je compte garder ce livre à portée de main pour le relire souvent. Et me renseigner un peu sur l’œuvre de Claude-Edmonde Magny.
Alain Frontier
Surprise de ce livre autobiographique, Le Compromis, le récit d’une recherche autour de la figure de son père Gaston. Gaston qui avait en fait un secret, celui de son penchant homosexuel, dont il s’ouvre à sa femme à la faveur des évènements, le début de la guerre. Il lui écrit et parvient, dans ses lettres, à enfin exprimer ce qui minait leur relation depuis plusieurs années. C’est un récit très prenant, émouvant.
Des Fantômes, de la mémoire, de l’Atlas (Aby Warburg)
J’ai pu enfin aller voir l’exposition de Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger au Palais de Tokyo « Histoire de fantômes pour grandes personnes ».
On débouche dans une très grande pièce qui a la forme d’un tuyau coudé, avec une sorte de coursive sur un côté. Au sol, visibles donc depuis la coursive, mais aussi en se promenant directement en bas, dans cette partie, des projections de différents films. Les écrans sont un peu comme des tapis. Côte-à-côte, selon le principe de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, qui est le sujet de l’exposition en fait. Ce très grand historien d’art, méconnu en France et que G. Didi-Huberman contribue à faire connaître avait composé une sorte d’Atlas, dans lequel il rapprochait des reproductions d’œuvres d’art, les faisant dialoguer, un peu selon le principe d’affinités électives qui présidait au classement de sa fameuse bibliothèque (il semble qu’il y ait une polémique en ce moment au sujet de ses archives dont si j’ai bien compris une partie est à Londres depuis la guerre…)
« Né à Hambourg en 1866, Aby Warburg est héritier d’une puissante famille de banquiers. A treize ans, il cède son droit d'aînesse à son frère Max à condition que celui-ci lui achète tous les livres dont il aurait besoin (dont le nombre avoisinera les 60 000 volumes). Il s’éloigne de l’orthodoxie juive pour se consacrer à l’étude des images et se forme à la philosophie, à la psychologie et à l’anthropologie. Après une thèse sur les sources antiques de Botticelli (1893), il part étudier les rituels des Indiens Hopi (1895). Il s’installe à Florence en 1898, travaille sur le portrait renaissant et, en 1912, fonde la discipline iconologique avec une interprétation révolutionnaire des fresques du Palazzo Schifanoia à Ferrare. Il fonde à Hambourg une bibliothèque interdisciplinaire qui deviendra mythique par sa richesse et son organisation originale, fondée sur une classification par affinités électives.
[...] à Hambourg, il s’attache au projet Mnemosyne, grand atlas d’images destiné à rendre visible les survivances de l’Antiquité dans la culture occidentale par la force du montage d'une histoire de l'art sans texte. [...] Il reprenait ainsi la forme du fragment qui avait marqué son enfance : sa mère avait pour habitude de tapisser sa chambre et celle de son frère de dictons et de citations. Sur une porte : une petite feuille où était écrit "carpe diem", une autre dissimulée "tu vois comme c'est beau que des frères vivent en harmonie entre eux". [...] L'atlas, selon ses mots, était une "histoire de fantômes pour adultes" où les images étaient réordonnées dans un ensemble de relations totalement différentes du contexte qui les avait vu naître. Il comparait l'historien de l'art à un nécromancien capable de ressusciter des siècles plus tard les gestes de l'Antiquité dans l'art de la Renaissance. Les disparités manifestes entre les images étaient réduites en constellations, par la vertu d'une Nachleben, une vie posthume, dessinant des liens entre détails infimes. Nulle continuité temporelle ici. Car, selon les mots de Philippe-Alain Michaud, "Au grand récit téléologique instauré par Vasari, Warburg oppose d'emblée la fertilité des anachronismes : il met en vis-à-vis des procédures païennes comme le moulage des visages et les chefs-d'œuvre de l'art florentin ; l'astrologie de l'Antiquité orientale et la Réforme luthérienne : les fêtes maniéristes et les danses sacrées des Indiens d'Amérique. Écrire l'histoire de l'art, c'est non seulement confronter des objets hétérogènes, mais repérer dans l'œuvre même les lignes de fracture, les tensions, les contradictions, les énergies au travail : le tableau est la mise en suspens de facteurs incommensurables".
Mais n'importait pas seulement le montage des images et la manière dont elles étaient montrées ensemble. Pour Warburg, le vide qui les séparait comptait tout autant. Il décrivait d'ailleurs l'atlas comme un travail sur l'"iconologie de l'intervalle"" où le vide est un Denkenraum, un espace de pensée dans lequel il est possible de faire vivre un lien entre le présent et le début de l'histoire. » (source)
Dans l’exposition, j’ai été très sensible à la dimension sonore. En effet, sans que je sache s’il y a là-dessus un travail très concerté et très élaboré, toutes les bandes-sons des films (il y en a au moins une vingtaine) ne semblent pas diffusées en même temps, mais sembleraient composer elles aussi une sorte de grande nappe sonore structurée. En tous cas, cela donne des choses très prenantes. Cela peut induire, je l’ai expérimenté moi-même, le cheminement entre les différents écrans.
Le tout est axé surtout sur la question de la mort et des lamentations, avec un film sur des rituels en Afrique, des extraits de Godard, de Farocki, du Cuirassé Potemkine, de Pasolini, de Glauber Rocha, etc. En hommage à la planche 42 de l’Atlas Mnémosyne de Warburg qui s’attachait à ces questions des « gestes de lamentation. » : « L’idée était simple : projeter verticalement au sol, depuis le plafond de la nef, une gigantesque planche d’atlas. Prendre — parce que j’y reviens souvent dans mon travail en cours depuis quelques années — la quarante-deuxième planche de Mnémosyne, consacrée par Aby Warburg au motif de la Pietà et des lamentations que les vivants murmurent, profèrent, hurlent ou chantent devant leurs morts » (Georges Didi-Huberman, ici) On sort de cette exposition bouleversée de questions, d’idées et d’émotions. Et tout particulièrement en ces temps où sont diffusés tant de récits d’horreur, sans images (Irak, Syrie, Palestine, Ebola), imag/inées seulement avec effroi, comme on dit invaginées.