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Rédigé par Florence Trocmé le 30 septembre 2014 à 18h22 dans photomontages | Lien permanent
Lichtenberg, donc
Car en effet j’ai acheté un petit livre publié chez Allia et portant sur la couverture : Jean-François Billeter, Lichtenberg. (je respecte ici l’usage pour la citation d’un livre, auteur en romain, titre en italique.)
Je pensais donc avoir acheté un petit essai de Jean-François Billeter sur Lichtenberg. Jean-François Billeter dont j’ai beaucoup apprécié deux précédents livres, chez le même éditeur Allia, Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie d’une part, Un paradigme d’autre part.
Or, ouvrant ce livre je découvre qu’il s’agit en fait d’un petit corpus de textes extraits des Cahiers de Lichtenberg, dans une traduction et avec une introduction (courte) de Jean-François Billeter. Donc en rien un livre de Jean-François Billeter mais un livre composé et traduit par Jean-François Billeter. Je considère donc que la façon dont ce livre se présente est abusive et cela m’étonne de quelqu’un d’aussi exigeant que Gérard Berréby, l’éditeur (je me souviens l’avoir interviewé il y a plus de dix ans à l’époque de la parution de la traduction intégrale du Zibaldone de Leopardi et que je m’étais trouvée en face d’un homme pas facile, mais extrêmement cohérent et exigeant).
Lichtenberg
Lichtenberg m’a toujours attirée, voire fascinée, et je suis contente de voir que dans sa note liminaire, Billeter écrit à propos de ses Cahiers (Südelbücher en allemand, sudeln voulant dire gribouiller) qu’il n’y voit en fait d’équivalent que le Zibaldone de Leopardi et les Cahiers de Valéry, autant dire deux figures tutélaires surplombant de toute leur hauteur, inaccessible, ce flotoir. Je me rappelle avoir fait des recherches sur ces entreprises phénoménales, ces écrits-fleuves d’une vie entière. Il y avait Valéry, Leopardi, Lichtenberg mais aussi Joubert.
Pour Lichtenberg ce sont donc des Cahiers tenus de 1764 à 1799, de sa 22ème à sa 59ème année, soit 1600 pages environ (Valéry, il me semble qu’on tourne plus autour de 30 000 pages !) : « un document où l’on voit un esprit d’une qualité rare s’interroger et se parler à lui-même sur tous les sujets qui l’intéressent.) (p. 7)
Autre remarque de cette note liminaire qui ne peut me laisser insensible : « Lichtenberg disait lui-même que c’est ainsi qu’il faut lire les auteurs : en les résumant pour son propre compte » (note F 1222, citée page 8) [il faut savoir que les Cahiers de Lichtenberg sont répertoriés par une lettre et les fragments qu’ils comportent, numérotés). Il y a eu notamment une édition, Aphorismes, chez Denoël en 1985, traduction de Marthe Robert et une autre, Le Miroir de l’âme, chez Corti en 1997, traduction de Charles Le Blanc. [Je donne dans les « notes sur la création » de Poezibao cette note F 1222 dans les traductions de Charles le Blanc et de J.-F.Billeter, avec l’original allemand].
Je note enfin cela qui fait comprendre pourquoi J.-F. Billeter, surtout connu pour ses livres sur la pensée chinoise s’intéresse à Lichtenberg : « je ne suis pas loin de penser que les passages que j’ai réunis ici contiennent en filigrane une sorte de Discours de la Méthode qui montre non point, comme celui de Descartes, comment parvenir à la certitude, mais comment se maintenir dans l’incertitude, celle qui rend la pensée mobile, curieuse et féconde. »
De cela, un bon exemple (Lichtenberg)
« B. 264. Notre habitude de lire tôt et souvent trop, qui nous amène tant de matériaux dont nous ne tirons pas parti fait que c’est notre mémoire qui devient la maîtresse de maison plutôt que la sensibilité ou le goût, de sorte qu’il faut ensuite une philosophie profonde pour rendre à notre façon de sentir son premier état d’innocence, pour nous extraire de cet amoncellement de choses étrangères et commencer à sentir par nous-mêmes, à parler nous-mêmes et, dirais-je presque, à exister une bonne fois nous-mêmes. » (p. 24)
→ il me semble que Michaux tient quelque part des propos semblables : attention à ces savoirs, ces lectures que vous accumulez, vous aurez du mal à vous en défaire !
Et je retrouve, en effet, dans Poteaux d’angle, comme je le pensais, cela : « N’apprends qu’avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences. » (Henri Michaux, Poteaux d’angle, L’Herne, 1971, p. 7)
→ et dans le même temps où j’adhère à ces vues de Lichtenberg et Michaux, quelque chose en moi les réfute. J’aime sans doute trop les livres, et j’estime que je ne lirai jamais assez. Donc sûrement pas trop. Peut-être que la règle ici serait au contraire cette multiplicité des lectures qui mithridatise contre la vue unique, la soumission à un seul auteur, à un Maître à penser ? Peut-être qu’aussi ma manière, de plus en plus singulière, de lire, de mettre en regard les livres et les auteurs sert-elle d’antidote contre ce risque.
En marge (Lichtenberg)
« Beaucoup de choses me font mal qui ne font qu’un peu de peine aux autres » (B. 389, p. 31)
→ et parfois vice-versa (je pense très précisément à ces torrents de larmes versés sur telle défaite sportive ou sur la disparition de telle actrice…) !
Jugement (Lichtenberg)
Sur cette question du jugement qui n’en finit pas (et ne finira sans doute jamais) de me tarauder. « C. 194. J’ai très souvent réfléchi à ce qui distingue le grand génie des gens communs. [...] L’esprit médiocre se conforme toujours à l’opinion dominante et à la mode du moment, il tient l’état où tout se trouve présentement pour le seul possible, il est passif en tout. Il ne lui vient pas à l’idée que tout, de la forme des meubles jusqu’à la plus subtile hypothèse, se décide dans la grande assemblée des hommes dont il est membre. [...] Le grand génie se pose à tout propos la question : ceci ne serait-il pas également faux. » (p. 33)
→ il y a en effet chez Lichtenberg une étonnante mobilité de l’esprit, un côté non conventionnel, très personnel qui parle directement à notre époque. Je repense aussi à ces mots de Montaigne cités hier : « je ne peins pas l’être, je peins le passage ».
Et en plus, il ne se prive pas de petites piques, dont certaines font penser à celle de la Bruyère : « ce qui importe à ce bavard de philosophe est moins la vérité que le tintement de sa prose » (D. 153, p. 39)
Raisonner ou résonner ?
« D. 273. [...] Le premier coup d’œil que je jette en esprit sur quelque chose est très important. Notre esprit saisit obscurément la chose par tous ses côtés, ce qui est souvent plus précieux que de la saisir clairement par un seul ».
→ Cela n’entre-t-il pas formidablement en résonance avec l’incompréhension compréhensive d’André Hirt, telle que je la présentais dans ce flotoir tout récemment ? Cette faculté que nous avons de saisir intuitivement beaucoup de la réalité, lorsque notre appareil à raisonner est court-circuité, peut-être bien d’ailleurs par notre appareil à résonner ?
Cela renvoie aussi bien sûr à l’écoute flottante de l’analyste et à cette idée de lecture flottante qu’il m’arrive parfois de développer, ne sachant aucunement si j’en ai la primeur ou si d’autres déjà l’ont prônée.
Anticipation (Lichtenberg)
Plus d’une fois, lisant ces courts fragments, je suis frappée par ce qu’ils semblent anticiper des découvertes scientifiques ultérieures.
« D. 314. Là où un corps se meut, il y a espace et temps. Le plus simple des êtres sensibles serait donc ce qui mesure les angles et le temps. Déjà notre ouïe et peut-être aussi notre vue sont faites d’un comptage de vibrations. »
Mise en garde salutaire (pour moi) (Lichtenberg)
« E 410. Il ne faut pas trop séparer, trop abstraire. Les coupeurs de cheveux en quatre ont fait le moins de découvertes je crois. C’est justement l’avantage de la machine humaine qu’elle donne des sommes. » (p. 53)
Retour à l’alphabet (P. Jaffeux)
Lecture flottante qu’il est bon par exemple d’appliquer pour appréhender un livre-fleuve, un texte-flux comme cet Alphabet, de A à M, de Philippe Jaffeux. Chacune des lettres de cette première moitié de l’alphabet générant son propre système d’élucidation. Chansons-poèmes pour A, par exemple, et ici, dans B, « suite » de doubles lignes, ouvrant par un point, fermant par un point, articulées en deux phrases. Un dispositif qui semble bien établi, qui donne presque l’impression de ronronner quand advient soudain comme un léger trouble. En fait un blanc, un manque, qu’on pourrait très bien ne pas voir à première vue. Un trou dans la trame de la page, comme un trou dans un filet, qui aspire le lecteur dans une sorte de suspense. L'expansion d'un trou qui se fraye une voie de pionnier sur du papier désuet. Le texte alors donne l’impression d’accélérer et de se dramatiser.
Et soudain à l’horizon de cette démarche de Jaffeux, la page marbrée et plus encore la page noire de Tristram Shandy, évoquées par Peter Szendy. La page N de la section B est ainsi ressentie comme un vrai champ de bataille.
Ponctuation sans texte (Szendy)
Peter Szendy dont je continue la lecture et sous la plume de qui je découvre cette belle formule à propos de Tristram Shandy : « le magistral récit stigmatologique de Sterne ». (Coups de points, p. 50)
Pages intéressantes sur la ponctuation sans texte (formule de Lacan) avec allusion à des textes de Michaux, notamment ceux écrits lors de l’expérimentation de la mescaline : « envolées / phrases sans les mots, sans les sons, sans le sens » ; « qu’est-ce qui resterait alors ? Les montées et les descentes de la voix (sans voix) ou de l’expression (mais sans expression) comme quand on passe de l’aigu au grave, de l’affirmatif à l’interrogatif, etc. Phrases abstraites de tout, sauf de cela. » (cité p. 59).
Et Szendy de conclure « il ne reste que la phrase sans teneur sémantique ou lexicale ».
→ double écho, ici, les propos sur le Lied d’André Hirt, même s’il n’a pas abordé la question ainsi, mais il me semble qu’il y a une proximité avec ce que je ressens de son approche et puis toute l’immense question de la lecture à haute voix de la poésie.
Musique et phrase (Szendy)
Et moi depuis un moment, dans ce chapitre, de ne plus entendre phrase mais phrasé ! Je pense aussi à cette anecdote de l’enfant à qui on demande de réciter la table des 7 et qui se met à chantonner, disant « je me souviens de l’air mais j’ai oublié les paroles » !
Bien sûr, Szendy y arrive et en vient à évoquer « ces rares penseurs qui ont anticipé l’horizon d’une stigmatologie générale depuis l’écoute musicale. Outre quelques considérations chez Adorno, je songe surtout à Nietzsche, qui ne fut pas pour rien le premier à introduire en philosophie la pratique de l’auscultation » (61)
→ et nous revoici donc revenu à la fonction centrale : l’écoute.
Wolowiec
J’avais entrepris de monter dans ces notes du flotoir un journal de lecture du livre À Oui de Boris Wolowiec commencé en septembre 2013. À l’époque, l’auteur, je m’en suis expliqué, m’avait envoyé son manuscrit mais avec interdiction de faire état du livre et de ma lecture et d’en donner ni le titre, ni le moindre extrait. Ce fut d’ailleurs une vraie épreuve pour le flotoir tant les lectures et les expériences se répondent, s’emmêlent. Il fallait à chaque publication en ligne effacer soigneusement toute la masse de ces notes liées à la lecture, problématique, complexe, difficile, de ce livre. Et même toutes les allusions contenues dans des notes qui ne concernaient pas directement A oui.
Il y a quelques jours, j’ai cru que je pourrais les transplanter, aujourd’hui, les mêler, ces notes, à celles que j’écris aujourd'hui. Eh bien, il s’avère que non, cela génère une vraie gêne (gêne technique à l’égard de ces fragments !!!) en plus de me donner un travail considérable (accru encore quand j’essaie de mettre en regard de mes propres commentaires ceux qu’ils ont suscité chez l’auteur. Le flux d’aujourd’hui rejette ce flux d’hier, refroidi ! Je renonce donc à ce flash-back, mais le livre étant toujours en cours de lecture potentielle, il se pourra, maintenant que le véto est levé par la mise en ligne de l’ouvrage, que j’y revienne.
Labyrinthe
Sentiment par moments de me perdre dans un vrai labyrinthe de textes touffus, obscurs, broussailleux, de Jaffeux à Hirt, de Szendy à Lichtenberg… On pourrait parler d’un monstrueux zapping suscité par la pulsion de citer, elle-même adossée à celle d’absorber, boulimiquement, toujours plus de texte, de le capter, de l’engranger (barrage contre le pacifique de l’oubli) et parfois, question déjà posée, de le détourner à ses propres fins.
Et néanmoins… N’y-a-t-il pas un ou des axes qui font que ce sont ces textes-là qui viennent s’agréger au naissain et pas d’autres, rejetés, mis de côté (je pense par exemple au livre d’entretiens de Bergounioux, à peine entr’ouvert que refermé, même s’il est probable que j’y reviendrai).
Quel serait le chef d’orchestre de toutes ces pulsions, lire, citer, donner à lire, voir, entendre ? Qu’est-ce qui fait que même chaotique et labyrinthique, le parcours a une certaine cohérence et que malgré le vertige souvent ressenti et évoqué, il me semble tenir mon fil, ne pas le lâcher, même si comme tout bon chemineur cheminant (chem cheminée, chem, chem cheroo), je chais pas où j’va !
Rédigé par Florence Trocmé le 30 septembre 2014 à 18h04 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 29 septembre 2014 à 17h28 dans photomontages | Lien permanent
Les accords de Bruckner
Les accords de Bruckner, la manière extraordinaire dont, une fois posés, ils s’ouvrent de l’intérieur… pour peu qu’on entre dedans, ils dilatent l’esprit et le cœur.
De la vie à l’écriture (Szendy, Sterne, Lacan)
Peter Szendy, dans Coups de points, se lance dans l’exploration de la ponctuation très spécifique (et spectaculaire !) du Tristram Shandy de Sterne et note à propos du décalage entre la vie et l’écriture de la vie : « entre le galop ou la course du signifiant et le cours de la vie, il y a un glissement, un perpétuel décrochage que rien, aucune ancrage ne pourra combler ou résorber dans une coïncidence avec soi dont le narrateur serait l’objet. » (Coups de points, p. 35). Accordant une place centrale à ce livre, Tristram Shandy, dans ce petit traité de la ponctuation qu’est Coups de points, il ajoute : « La ponctuation de Tristram Shandy relèverait ainsi d’une incessante poursuite de ce qu’on pourrait nommer l’ancrage, ou mieux le point de capiton de l’autobiographie. » (p. 36). En note l’auteur explique reprendre cette expression du point de capiton à Lacan qui écrivait : « ce que nous avons appelé le point de capiton c’est ce par quoi le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification ». « Je ne puis [...] piquer en plein sujet » fait dit Sterne à son narrateur ! [je souligne]
La page marbrée de Tristram Shandy
Plus loin Szendy parle de « la célèbre double page marbrée » du livre de Sterne, une page non lisible, couverte de bariolages et de marbrures (emblème jaspé de mon œuvre, dit Sterne), et cela suscite chez moi un nouvel écho avec le travail de Boris Wolowiec, disant vouloir écrire comme Pollock peint. Giclures du peintre, bariolages et jaspures de la page chez Sterne, lancers de phrases chez Wolowiec…. une même saturation de l’espace, une même confrontation désespérée à la surabondance inatteignable du possible et du sens donnés inextricablement à chaque instant de vie ? « La page est remplie plutôt que vidée, noyée sous le bruit plutôt qu’abandonnée au silence. » (note de Roger B. Moos, cité par P. Szendy, p. 45)
D’Auxeméry, sur Artaud, via Claude Minière
(mail d’Auxeméry du dimanche 28 septembre 2014), reproduit avec son autorisation) :
« Je ne sais pas où va Minière avec sa méditation sur Artaud, mais c’est … gratifiant, d’une certaine façon : ça évite de s’attarder sur des tas de déchets poétiques qui s’auto-célèbrent si régulièrement …
Artaud, au moins, n’a jamais été tenté par la contemplation de sa propre grandeur ; il connaissait trop bien toutes les sentes par où se faufile la déchéance, toutes les laies et les venelles par où s’infiltre la ruine de l’être même, tous ces chemins lumineux où l’on se rencontre, parmi des amas de pierres brûlantes, et des lacs de braise, fils du soleil et parent de la crasse, de la déjection, de l’avarie…
Artaud est un être d’avant le langage ; il tente de mettre de l’ordre dans ce magma de sons évadés du chaos (la grande bouche noire universelle dont, en fait, la plupart des êtres ne sortent jamais, tant leur échappe leur propre corps vivant) ; il sait que c’est atroce, ça, d’essayer de parler, et que le sang gicle là de partout ; Artaud est l’étymon de toute parole aspirant à la santé et clouée à cette évidence – que la parole est d’abord et avant tout balbutiement, et que l’être parvient très difficilement à sa maturité, et que la fleur de l’arbre est aussi sa mort heureuse – ; c’est un être-racine : tout lui dit que ce qui doit naître est déjà embrayé sur son propre anéantissement… Le tragique à l’état pur, combiné au dérisoire absolu. Et à une sorte d’extase dont l’accomplissement tarde toujours… Il faut frapper longuement sur l’enclume pour forger un son qui soit en cohérence avec le centre solide de l’être. Et on en meurt… On n’a qu’un pressentiment de ce qui devait advenir lorsque le souffle passe. »
Le garde-manger poétique (Natacha Michel)
« Je garde dans mon garde-manger poétique un certain nombre de livres qui doivent me faire l’année », dit Natacha Michel dans cette vidéo mise en ligne par remue.net.
→ Je me souviens avoir comparé le flotoir à un potager, au sens de garde-manger, le potager au sens ancien, le lieu où l’on garde ses potages en jouant aussi sur le sens moderne, le lieu où l’on fait pousser ses légumes, ses fruits et ses fleurs, donc lieu où l’on prépare ses potages en quelque sorte.
Ontake / Pompéi
Comment ne pas penser aux lettres de Pline en voyant ces images du volcan japonais Ontake, ces nuages de scories, en écoutant les récits des rescapés, étouffés par les cendres, bombardés par les pierres, asphyxiés par les gaz et ce linceul gris anthracite sur tous ces corps, arrêtés vifs comme jadis les habitants de la cité romaine.
Sur la lecture (Alain Mascarou)
Dans une note sur un livre de Silvia Baron Supervielle pour Poezibao : « l'expérience de la lecture, non pas comme un processus d'identification, d'accumulation, mais de soustraction, de renoncement à soi, d'ascèse : à la condition d'abdiquer de son savoir, de voir ses attentes déjouées, le lecteur atteint ce niveau quasi médiumnique où, quitte à dériver, pressentant le sens, il s'affranchit de ses laisses, pour saisir l'occasion du passage. » (source)
→ il y a en effet une approche véritablement ascétique dans ce mode du lire, qui consiste à renoncer à ce qui a motivé cette pulsion (car c’en est une) dès l’enfance et si souvent encore aujourd’hui, le désir d’identification, le « se lire soi-même ». Il me semble moins difficile, plus accessible de pratiquer ce détachement de soi avec l’écoute. Abordant une œuvre de musique contemporaine, on n’a finalement pas de choix autre que se laisser aller à cette musique, attente remisée, savoirs en marge.
Saisir l’occasion du passage, depuis un terrain connu mais parfois figé, sans surprise, sans désir vers un monde inconnu. Alain Mascarou a d’ailleurs placé en épigraphe de son article cette remarque de Montaigne : « je ne peins pas l’être, je peins le passage ». On verra qu’on retrouve aussi cela dans certaines remarques de Lichtenberg.
Une formule vraie (Claude Minière)
« Le risque d’une formule vraie, qui tire et tend, et happe. La galerie de mine qu’elle a forée et qui a fleur de sang. »
dans le feuilleton de Poezibao, aujourd’hui.
Me fait songer à ma lecture de quelques fragments de Lichtenberg, choisis et traduits par Jean-François Billeter, sur lesquels donc je reviendrai un peu plus tard.
La langue (André Hirt)
Je lis, à partir d’un manuscrit pour l’instant, car je peine à en trouver un exemplaire, un livre qu’André Hirt a consacré au Lied, sous le titre, Le lied, la langue et l’histoire.
J’y retrouve, dans les premières pages, des réflexions qui me font songer aux propos d’un Georges-Arthur Goldschmidt sur le rapport à la langue française, qui ne fut pas pour l’un comme pour l’autre, la langue première. André Hirt fut confronté enfant à un mélange de français et de dialecte germanique propre au village où il est né. Cela lui a donné comme une fragilité vis-à-vis de la langue française, qui le rend aussi extrêmement attentif à elle, à l’usage qu’il en fait, à la différence de ceux pour qui la langue semble si naturelle, donnée. Et pourtant ! : « la langue est cette porte qui s'ouvre pour nous. Toutefois, loin de nous ouvrir à un monde, de nous y faire pénétrer comme dans un séjour, elle nous envoie plutôt un monde qu'on dira fait de significations, de nominations et de dénominations. Mais, en vérité, rien de plus trouble à la réflexion, puisque ce n'est pas un monde que nous détenons là, mais juste ce qu'on pourrait appeler les moyens d'un monde, sa touche ou son air, sa lumière et ses couleurs. Sans doute sommes-nous depuis toujours avec ce monde comme le spectateur d'une peinture du passé qui nous fait voir un certain type d'espace et de scène dont nous ignorons le foyer ou le regard qui l'a produit. » (André Hirt, in Le lied, la langue et l’histoire)
→ la fin de cette phrase fait bien sûr penser à la caverne de Platon, mais ce que je retiens surtout ici c’est ce soupçon par rapport à la langue. Il s’agit de se déloger de l’évidence de la stricte conformité des mots et des choses, rien de moins. De comprendre, et en cela la poésie est un puissant outil, en quoi nous sommes piégés par les mots dans notre rapport existentiel au monde.
Le lied (André Hirt)
Déjà glané au fil des quelques premières pages des choses très éclairantes sur le lied. Je tente simultanément de retrouver le fil des émissions que l’excellente Stéphane Goldet a consacrées au Lied sur France Musique et ce n’est pas facile !
« Chez Hugo Wolf le Lied atteint ce point où la musique instruit le texte tout comme le texte instruit la musique »
→ Hirt me semble en ces pages, il me faudra approfondir ce point, aller un peu à l’encontre de ce que me disait le compositeur Alain Bancquart sur l’incompatibilité irréductible entre le texte et la musique.
« Le Lied est comme la conscience du poème, partant, comme la conscience d'un corps de la subjectivité, du moins un signe vers cette conscience, ce qui présuppose un déchirement, une souffrance que cet art aurait pour fonction, toute imaginaire en première approche, d'épancher et de dénouer. »
Et comment ne pas le suivre en ce constat que les grands compositeurs de lieder ont, à l’exception de Richard Strauss, toujours échoué à composer un opéra.
Langue et lied (A. Hirt)
Je suis profondément intéressée et troublée par une remarque d’André Hirt. Il relate cette expérience, entendre un poème dans une langue qu’on ne connait pas du tout, et il écrit alors : « Ce que j'ai découvert, jeune adolescent, en lisant de la poésie (mais comment donc m'est-ce venu?), c'est une expérience de l'incompréhension compréhensive. » Il met en rapport les deux expériences, la lecture, difficile pour un tout jeune homme, de la poésie et la lecture d’un poème dans une langue qu’on ne connait pas.
L’incompréhension compréhensive ! magnifique formule, d’humilité et de désir, et puissant sésame pour oser aller de l’avant vers ce qui vous est opaque, hermétique, fermé, dans un premier temps. Faire confiance à cette autre part de soi, en dehors de la raison, de l’intellect, qui a capacité à être touchée par ce texte qu’on ne comprend pas encore mais que sans le savoir on entend ? N’est-ce pas aussi l’expérience bien souvent de celui qui écoute un opéra, un oratorio, une cantate, dont le texte lui échappe en son mot à mot, mais qui lui parle néanmoins ?
En ce sens, et pour l’instant en ce sens seulement, je me sens prête à accepter l’injonction de Boris Wolowiec dans une de ses lettres : « Il est inutile d’essayer d’interpréter À Oui. Essayez plutôt d’y répondre, même de manière fragmentaire. N’essayez pas d’y déchiffrer un sens, jouez plutôt à répondre à sa forme » (voir ici)
Mémoire, oubli (Wolowiec)
[Suite de mes notes, parfois commentées par l’auteur, à propos de À Oui, de Boris Wolowiec, livre qui, je le rappelle, est entièrement accessible sur son site.]
« Le hasard de la mémoire dissèque le désert de l'amnésie. » (Boris Wolowiec, À Oui, p.19)
→ Nous ne cessons de lutter pour “retenir” alors que sans doute l'hygiène mentale imposerait de laisser l'oubli faire son boulot. Un des nœuds, peut-être, en chacun de la création. Le précipité des fragments, des sensations, perceptions, pensées, assimilations en tous genres et de toutes sortes qui finissent, mélange de traces altérées et de spectres défigurés, par constituer une forme de for intérieur voire d'identité.
« la chose de l'oubli a la forme d'une masse intime sans identité. »
Oubli toujours (Boris Wolowiec)
Les pages sur l'oubli me semblent d'une très grande justesse et profondeur. Elles font résonner les mondes et les lectures. Ce qui me semble très intéressant et prenant, c'est qu'elles mobilisent ainsi des ressources ou réveillent des présences intérieures mais sans forcément que cela impose, comme trop souvent, une sorte de vain et ridicule name dropping. Ces pages donne forme passagère, éphémère à « la masse intime sans identité », dans laquelle semble soudain surgir quelques lignes, très fugitives, qui aussitôt disparaissent, comme les fresques dans ce film de Fellini (?), que le contact avec l’air efface immédiatement de la paroi.
Retour encore à l'oubli chez Boris Wolowiec.
Réfléchir à la notion de chute dans À Oui. Qui en fait ne semble pas recouvrir une catastrophe, mais plutôt une descente dans, une incarnation. Quelque chose de positif.
Je note la récurrence d'un vocabulaire, les mêmes mots indéfiniment repris, comme sang, chute, crampe, espace, temps, oubli, solitude, paradis, etc...
Il y a souvent un effet de brassage de données ou d'entités déjà convoquées précédemment.
Comme si en tête de chaque chapitre, sous un nouveau mot, on reprenait les mêmes éléments, pour les assembler différemment.
« À l'intérieur de la nuit la chair touche la nudité immense de l'espace. » (23)
Il y a aussi des bi-mots récurrents comme respiration du sang. Ou comme crampe de l'extase. Beaucoup d'emboîtements de génitifs aussi, en cascade.
Il y a un côté éminemment, peut-être même constitutivement, paradoxal dans les assertions de Boris Wolowiec. Les verbes sont tous à l'indicatif présent et chaque phrase, vers, verset, sonne comme une affirmation. À moins que ce soit un constat. Que cette affirmation résulte donc non pas de la croyance ou de la théorie mais soit le fruit de l'expérience ou d'une expérience. De quelle nature, cette expérience ? Une forme de mystique dont un beau texte de la compositrice Edith Canat de Chizy disait qu'elle n'avait pas à voir avec la religion. Une expérience mescalinienne ?, terme générique pour désigner, en référence à Michaux, tout ce qui sort la conscience de son lit. Se rappeler ici de certains éléments des textes de Ch´Vavar dans Mont Ruflet ou Le Caret. Mais ici il y a une forme de dématérialisation : rien de concret apparemment en tous cas dans ce début.
→ Réfléchir à ces curieux assemblages comme cendres d'excitation ou crampe d'extase. Et à la fonction des cascades de complément de nom, de ce qui en effet complète le nom chef de file d'une petite cohorte.
Que me fait le texte ? Il m'intéresse mais il me démunit. Il y a aussi des néologismes comme scandeur ou le verbe clandestiner (transitif) Les verbes sont quasi tous des verbes d'action : jette, écartèle, calligraphie, catapulte, déshabille, sculpte, etc. pour la page 29.
Des génitifs emboîtés (la réponse de Boris Wolowiec)
Je donne ici la réponse détaillée que me fit Boris Wolowiec sur cette question :
« La question des génitifs emboités. Dans quel sens les lire, se demande-t-on parfois ? Ex. La parabole d'anesthésie de la certitude. Parabole d'anesthésie ou anesthésie de la certitude.
Précisément les deux en même temps. Et plus précisément encore, les trois en même temps. Parabole d’anesthésie, anesthésie de la certitude et aussi surtout parabole de la certitude. Ainsi pour comprendre comment les génitifs s’emboitent c’est très simple. La formule parabole d’anesthésie de la certitude est à lire (à entendre) d’abord comme parabole de la certitude, à l’intérieur de laquelle il y a cependant parabole de l’anesthésie et anesthésie de la certitude. Cette forme d’emboitement aphoristique effectue ainsi une distorsion de la grammaire française. Cela provoque sans aucun doute une difficulté de lecture. Pour lire ces formules, il est nécessaire de les lire de manière instantanée en sauvegardant malgré tout une sorte d’attente nominale au cœur même de cette instantanéité. C’est ce que j’appelle parfois pour rire l’aspect polonais de ma syntaxe. Aspect polonais pour le jeu de mot Pologne-Pôle. L’emboitement des génitifs révèle ainsi un problème de polarité, le problème de polarité nominale de la phrase.
Ce n'est sans doute pas raison qui prévaut mais alliage "insensé" de raison et de déraison, d'instinct et de suite dans les idées, de pensée et de pulsion.
Le par suite ne révèle pas une suite des idées. Le par suite affirme plutôt la suite des pulsions, des intuitions, des sentiments, des sensations qui deviennent des phrases, qui deviennent des phrases sans jamais avoir été des pensées. Le par suite affirme plutôt la pulsion de la phrase en deçà de la pensée, la pulsion de phraser en deçà de la pensée. »
Rédigé par Florence Trocmé le 29 septembre 2014 à 17h17 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 23 septembre 2014 à 15h11 dans photomontages | Lien permanent
Auxeméry, Claude Minière et Patrick Beurard-Valdoye
Auxeméry m’écrit à propos des parutions récentes de Poezibao, notamment le feuilleton de Claude Minière et le texte de Patrick Beurard-Valdoye pour Sur Zone, des choses qu’il me semble nécessaire de préserver de l’aléatoire de la conservation des mails, via une transplantation, un peu plus sécurisée, dans ce flotoir.
« C’est vrai que Minière suit une ligne depuis ses débuts… Il est toujours le partisan du « Cahier » (son livre chez Bedou il y a 30 ans, c’était le « Cahier d’Asni ») et sa réflexion sur Pound, Pindare, les Chinois, Pascal, etc. relève de la course de fond !!! (Et ces sujets de préoccupation sont ceux de tout être affairé à chercher un sens à notre temps (un sens qui doit nécessairement faire entrer en jeu des points de référence aussi divers que ceux qu’il met à l’épreuve, et qui sont ceux qui doivent faire venir la lumière…) !!! Le cahier de Minière est un laboratoire en chambre noire… On tâtonne avec lui : l’interrogation est permanente… La lumière est lente à venir, mais elle est aimée ! Elle vibre…
Beurard-Valdoye : un terrible équilibriste… C’est curieux comme on entre facilement dans son jeu… On ne sait pas forcément où il va, mais on sait qu’il Y va !!! Et l’ensemble fonctionne comme un manège fou qui drague des significations en constellations obscures ou pas (un large spectre de lignes qui s’entrecroisent, se chevauchent, s’éclairent), qui font une marque précise sur la rétine intérieure du lecteur (je veux dire : qu’il y a une lumière vive qui inscrit dans notre souvenir de la lecture ce fil, qu’il déroule pour nous : c’est un fil sur lequel lui-même cherche à se déchiffrer, mais c’est aussi un fil tendu vers nous et une invitation à le suivre… Navigation entre des abîmes, des abîmes captivants ! Le laboratoire de Beurard-Valdoye est à ciel ouvert, lui ! Le vent s’engouffre dans les caves, et ça s’agite là-dedans… la lumière est là, mais c’est une lumière qui balaie à toute allure… et défrise… » (d’un mail du 20 septembre 2014)
Qui peut être plus tendre
Qui peut être plus tendre et plus doux que soi avec le petit enfant qu’il a été ? Qui peut le mieux accueillir ses pleurs et ses rires ? Cet enfant est toujours présent, il faut le prendre dans ses bras, contre soi, et le nourrir jour après jour. Homme ou femme, c’est au sein que nous le nourrirons.
Fragmentistes (Antoine Emaz)
« Je continue de lire avec autant de plaisir le feuilleton de C. Minière. Il a vraiment une façon très particulière d'utiliser la note, et la souplesse de cette forme continue de me donner à penser. Chacun se l'approprie et la façonne à sa manière : on peut dire que toi, Sarré, Minière, par exemple, vous êtes trois "fragmentistes" (terme qu'emploie Sarré au détour d'une page) et pourtant quelles différences dans le maniement, l'arrangement, la visée... ! (D’un mail d’Antoine Emaz, du 21 septembre 2014)
Stigmatologie (Szendy)
Peter Szendy dans son livre A coups de points propose d’étendre considérablement la pensée de la ponctuation et de la nommer stigmatologie : « on y entend, d’une part, les antiques noms grecs désignant le point ponctuant des grammairiens, ces équivalents du latin punctum que sont stigma ou stigmê, dérivés du verbe stizein [...] Mais aussi parce qu’on doit prêter l’oreille à toutes les autres portées de ce verbe qui veut dire piquer, tatouer, marquer d’une empreinte, voire contusionner ou couvrir d’ecchymoses. [...] » (p. 13)
Donc ce que Szendy va étudier, à ce titre, ce seront bien plus que les seuls signes de ponctuation, en sachant qu’au-delà de la ponctuation de phrase, il faudra envisager la ponctuation de page ou d’œuvre, de telle sorte qu’il « sera difficile de décider où s’arrête la ponctuation proprement dite et où commence son usage analogique ou métaphorique ».
→ Deux apartés ici. Le premier pour relever cette merveilleuse anecdote : Victor Hugo s’enquérant des ventes des Misérables auprès de son éditeur. Il lui télégraphie un simple “ ?” et reçoit, en guise de réponse, un “ !” (14)
L’autre pour dire que ces propos me font fortement penser à la musique et à ce qu’en ce domaine on appelle le phrasé. Comment articuler, faire vivre une phrase musicale, qu’est-ce qui définit la phrase musicale, où sont ses points d’appui, etc. Il y aurait aussi la question du rapport de la phrase musicale et du chant.
Quant à l’extension du champ de la ponctuation à toute l’œuvre, elle me fait songer à toutes les remarques du chef d’orchestre Celibidache sur la nécessité pour l’interprète, dès la première note et note à note quasiment, de prendre en compte le développement entier de l’œuvre en ses articulations.
De la barre de mesure au battement de paupière (Szendy)
Et il n’aura pas fallu longtemps en effet pour que Szendy, par ailleurs grand penseur de l’écoute, fasse allusion à la musique. Mais ce que je retiens ici c’est cela : « nous clignons des yeux pour séparer et ponctuer » car « nous devons rendre le visible discontinu, car sinon la réalité perçue ressemblerait à un enchaînement presqu’incompréhensible de lettres, sans espacement entre les mots ni ponctuation ». (Propos de Walter Murch, qui fut monteur de Coppola, cités p. 15)
Après coup (Szendy)
Ce constat d’apparence simple : « la ponctuation ponctue après coup ». (24)
« Le point ponctue rétroactivement (nachträglich, dirons-nous plus loin avec Freud et Lacan). Il inscrit le rythme d’une relecture ou d’une réappropriation. En d’autres termes, le coup de point se produit après coup, ou mieux : dans l’écart de sa répercussion, aussi instantanée ou aussi différée soit-elle. »
Ponctuation (Philippe Jaffeux)
Il me semble d’ailleurs qu’il y a une vraie pensée de la ponctuation, une vraie recherche autour de ce thème dans l’œuvre de Philippe Jaffeux, mais pour la cerner mieux, il me faudra avoir parcouru l’ensemble de la première section publiée de Alphabet, en ses variations aussi nombreuses que les lettres. Mais dans la section B, chaque période de deux lignes est encadrée par un point ouvrant, étrange signe si l’on y songe, puisque en principe le point est dit final, il arrête un développement. On pourrait presque le dire mur, barrière. Il est parfois point de non-retour. Et là Jaffeux nous assène (dirait peut-être Szendy, mais je ne vois chez Jaffeux aucune violence) un point liminaire :
« .Un point final entraîne vingt-six chansons vers une suite qui accompagne le début d’un abécédaire dansant
un nombre agit sur le mouvement d’une image en ponctuant une lettre immobile avec des lignes contemplées. »(incipit lettre B)
→ délimitation de séquences, des figures chorégraphiées de cet abécédaire dansant ?
Je note déjà que dans la section suivante, dévolue à la lettre C, les suites de phrases sont précédées d’une virgule renversée et se ferment par une virgule « normale » :
« ‘une citation centrée du hasart saborde la fin de six cent soixante-seize navigations alors qu’une virgule renversée sauve une respiration manuscrite, »
→ et bien évidemment ce terme de respiration manuscrite interroge.
→ tout cela que rend plus sensible la lecture croisée de Szendy et Jaffeux, y compris via la partie plus historique de son ouvrage où Szendy décrit les pratiques des anciens scribes, des moines copistes du Moyen-Âge, etc. Il y aurait à écrire, sans doute, une passionnante histoire de la ponctuation chez les poètes des XXe et XXIe siècle. On pense par exemple à un Pierre Garnier, aux signes (végétaux ?) dont Caroline Sagot-Duvauroux ponctue certains de ses livres, à l’absence de ponctuation chez Jean-Paul Klée, liste à peine ébauchée qui se développerait sans doute considérablement, au jeu des parenthèses, souvent emboîtées, chez un Roubaud, ou un Auxeméry. Les grands lecteurs des poètes américains, un Demarcq pour Cummings par exemple, ajouteraient certainement un pan entier à cette étude. Qui pourrait prendre la forme d’un simple index… mais qui dit index, dit entrée d’index et alors se pose la question de nommer ces pratiques et ces signes.
Boris Wolowiec
[je compte reprendre ici, a posteriori, certaines de mes notes concernant le livre À Oui, de Boris Wolowiec. Quand j’ai eu connaissance de ce livre, il y a près d’un an, il m’avait été demandé par l’auteur de ne faire aucun état du livre et bien entendu de n’en rien citer. J’ai néanmoins dès septembre 2013 mené un vrai travail sur cette œuvre très difficile, voire problématique pour le lecteur, mais passionnante, et le livre ayant été mis en ligne récemment par l’auteur sur son site, je me trouve délivrée de cette interdiction à faire état de ma lecture.
« L’univers du langage spectralise les choses » (B. Wolowiec)
[Plongée donc dans ce livre (que l’on peut découvrir ici, se rendre sur la page d’accueil, cliquer sur À Oui, puis sur « Table des matières » puis sur chaque « chapitre »]
« Le monde survient comme le miracle incroyable d'une terreur à l'abandon. Le monde survient comme une catastrophe de grâce. Le monde survient par le scandale de grâce du ça tombe à oui. »
→ Le texte semble construit à partir d'une série de courts chapitres, à partir de mots comme monde, comme gravitation, comme inhumain sensation et autour de chacun de ces mots ou groupes de mots, il y a une approche par cercles successifs sur un mode lancinant.
« Dans l'univers du langage, chaque objet est enveloppé à travers une scintillation de sens qui anéantit sa présence. L'univers du langage spectralise les choses en tant qu'objets esclaves de la pensée. » (7)
→ Dans ces premières pages du livre, forte évocation intérieure de Mathieu Brosseau avec étonnantes analogies, et pensées aussi autour des grands scientifiques, notamment Einstein.
On se dit que le texte pourrait bien décrire des expériences peu communes, car trop loin de la perception humaine, mais correspondant à des réalités scientifiques, souvent paradoxales, telles que décrites précisément par Einstein.
« Les choses sculptent l'espace comme aura d'explosion de l'exactitude. »
« La sensation rencontre la chose comme un tas de formes. »
« Chaque chose provoque une prolifération illimitée de formes » (chapitre « Inhumain Sensation »)
Le ballon de son âme (Boris Wolowiec)
[Avec l’autorisation de Boris Wolowiec, j’introduis dans cette reprise progressive de mes notes, certaines remarques que me fit alors l’auteur, en écho à ma lecture, que je lui ai soumise en temps réel ou presque.]
« Ce que je tente globalement ce serait d’inventer une forme de rythme aveugle, l’avalanche d’un rythme aveugle. Quelque chose de proche de la peinture de Jackson Pollock. Je dis toujours que j’aimerais écrire comme Jackson Pollock peint. C’est-à-dire écrire un livre qui ressemble à ce que Ivar [Ch’Vavar] a très bien appelé « une muraille cyclopéenne ». Il est inutile d’essayer d’interpréter À Oui. Essayez plutôt d’y répondre, même de manière fragmentaire. N’essayez pas d’y déchiffrer un sens, jouez plutôt à répondre à sa forme. Voilà, j’ai le sentiment que la manière la plus efficace de lire À Oui ce serait de lire comme un enfant qui joue à jeter un ballon, le ballon de son âme, à la fois face et contre la muraille cyclopéenne d’un tableau de Jackson Pollock. » (d’un mail de Boris Wolowiec du 4 septembre 2013)
Temps Espace (Boris Wolowiec)
« Chaque instant possède une volonté particulière cependant séduite par l'apparition des autres instants, c'est pourquoi chaque instant explose à force de subtilité. » (chap. Temps Espace)
« L'espace apparaît par la rencontre face à face de la terre et du ciel. L'espace apparaît par le coma de connivence tactile de la terre et du ciel. ». (ibid.)
→ Cela, il me semble que les photographes le savent.
Oubli (Boris Wolowiec)
[chapitre Oubli – je préfère ici donner comme référence le nom du chapitre plutôt qu’une indication de page, inexistante sur le site Web. Le lecteur peut ensuite faire une recherche en plein texte pour retrouver exactement la citation (touche Ctrl + F)]
« Immense clandestinité de l'oubli. Oubli clandestine le temps en dehors de l'histoire. Un événement oublié ne devient jamais une histoire, un événement oublié devient une forme intime. Une chose oubliée devient un mythe. Oubli donne la forme de l'intimité comme la forme du mythe. L'intimité du mythe survient comme don immense de l'oubli. » (chap. « Oubli »)
→ Est-ce que parfois le battement de la langue entraîne celui de la pensée : « Le tabou de l'oubli adonne la toupie d'utopie du temps. »
Alternance de phrases ou d'ensemble de phrases de 4 ou 5 lignes, souvent ressassantes, commençant toutes ou presque par le même terme repris un peu comme on passe une navette de tissage. Avec de très courtes phrases lancées comme des pics ou des flèches, selon le régime de l'aphorisme mais ce ne sont pas des aphorismes (sans doute parce qu’il n’y a là que du singulier et pas du général ? Doute sur cette idée…)
Bien sûr on pense à Tarkos, à Jean-Luc Parant aussi. La question ici n'est pas celle d'un éventuel mimétisme (dans quel sens se produirait-il d'ailleurs ?), mais plutôt d'une nécessité impérieuse sous-jacente à ces différentes écritures.
« La mémoire ressemble à l'aveugle qui retrouve par miracle la vue et qui malgré tout contemple à jamais le vol de l'oiseau avec ses tympans. » (ibid.)
Rédigé par Florence Trocmé le 23 septembre 2014 à 14h48 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 18 septembre 2014 à 19h44 dans photomontages | Lien permanent
Karl Kraus
Dans une émission un peu ancienne, très intéressante, André Hirt, qui s’entretient avec Philippe Petit (qui fait partie des débarqués de France Culture !), parle notamment de Karl Kraus, amendant sérieusement l’image un peu caricaturale que j’ai de ce dernier.
Il donne à entendre deux documents, l’un où Kraus chante une sorte de lied satirique, le Lied de la Presse (Am Anfang war die Presse) et un autre, terrible, où il imite Hitler. André Hirt dit que chez Kraus, il y a une grande œuvre poétique, méconnue mais de qualité, qui est un véritable « hommage à genou » au langage. Et que Wittgenstein, Benjamin et Alban Berg, parmi d’autres, étaient lecteurs de Die Fakel, la revue de Kraus (dont le premier numéro est paru en 1899).
Kraus qui considéra qu’une parole s’était éteinte quand les nazis avaient pris le pouvoir. Hirt confirme que la langue allemande est une langue blessée à mort qu’on ne peut plus entendre sans y entendre la voix du Führer.
Dans un article de Wikipédia, je retrouve le texte du poème qui comporte cette remarque de Kraus sur la langue allemande :
« En octobre 1933 paraît le numéro 888 de la Fackel. On s'attendait à y trouver les prises de position de Karl Kraus sur les évènements d'Allemagne. Mais la revue, dont la sortie a été différée de plusieurs mois, ne contient, outre le texte du discours prononcé par Karl Kraus sur la tombe d'Adolf Loos, mort en août de la même année, qu'un poème de dix vers :
« Que l'on ne me demande pas
Ce que j'ai fait tout ce temps
Je resterais muet
Et ne dirais pas pourquoi.
Et le silence fait que la terre tremble.
Aucun mot n'a convenu ;
L'on ne parle que dans son sommeil
Et l'on rêve d'un soleil rieur.
Le mot passe,
Puis il s'avère avoir été vain.
Le mot s'est éteint lorsque ce temps s'est éveillé. »
La question de la langue semble au demeurant être centrale dans le travail d’André Hirt, élevé dans un village de Moselle où l’on parlait un dialecte germanique. Ses propos sur la langue française, dont il dit qu’elle n’est pas sa langue maternelle, m’ont renvoyé à mes lectures de Georges-Arthur Goldschmidt et Heinz Wismann.
Bruckner
Immergée dans l’écoute de la 7ème symphonie et du Te Deum de Bruckner (par Celibidache) je découvre qu' « apprenant le décès de Richard Wagner, Bruckner en fut extrêmement affecté et modifia la fin de l'Adagio de la 7ème symphonie, insérant un choral funèbre aux cors, tubas wagnériens et tuba basse juste avant la coda terminale. Cet adagio a été exécuté aux obsèques du compositeur dans un arrangement pour harmonie de Ferdinand Löwe. Il a également été diffusé sur la radio allemande au lendemain de la mort d'Adolf Hitler. » (source)
→ Terrible problématique de l’Allemagne, de sa langue, de sa musique. Langue qui s’est éteinte a dit Karl Kraus quand les nazis sont arrivés au pouvoir, musique détournée, postérieurement à sa composition, aliénée devrait-on dire par les nazis et par eux si intimement mêlée à leurs crimes qu’elle en est peut-être altérée à jamais.
Critique de poésie
D’un mail de Philippe Jaffeux :
« Les notes de lectures sur quelques sites (Poezibao, Libr-critique, Sitaudis notamment) sont importantes pour moi. Les livres perdureront d’une manière ou d’une autre mais les commentaires à leur sujet pourront peut-être prendre une autre forme grâce à Internet. C’est surtout en ce sens, après abonnement à votre newsletter, que votre activité me paraît être déterminante. L’ordinateur renouvelle notre approche des livres. Cette démarche s’installe dans une autre vitesse qui se rapproche peut-être de celle de la parole. Par ailleurs, Il y a aussi le développement des smartphones, véritables ordinateurs de poche, qui intensifient l’effet d’ubiquité lié à Internet. Bref, le travail de critique me semble prendre aujourd’hui un sens différent compte-tenu d’Internet et je vous félicite d’être parvenu à refléter cette réalité. »
Ma réponse :
Il ne faut pas se leurrer, la critique de poésie dans les grands médias traditionnels, déjà en berne, va mourir. Mais il y a une relève remarquable, inespérée peut-être, du côté d’internet, avec un double versant, d’un côté ce qu’on ne peut peut-être pas appeler la critique mais plutôt le commentaire de lecteurs anonymes, pas forcément qualifiés, mais qui sont des lecteurs, d’autre part la vraie critique littéraire. Je crois que les deux pôles ont leur rôle à jouer.
De la traduction
« À mon sens la mission primordiale des enseignements comparatistes, c’est d’abattre les murs, d’une part entre la littérature française et la littérature en général, et d’autre part, dans une certaine mesure entre les disciplines – montrer que se rejoignent dans la littérature mondiale toutes les dimensions de la vie humaine et que l’histoire, la philosophie, la sociologie aident à comprendre la littérature. Que la littérature étrangère soit inaccessible au motif de la non-fiabilité des traductions me semble complètement disproportionné – et significatif de cette sorte de poids de la faute qui repose continuellement sur la traduction, à qui on reproche continuellement de ne pas être l’original. Bref, en supposant même que la perte due à la traduction soit réelle et importante, il me semble pour autant nécessaire de, malgré cette perte, ne pas nous priver d’Homère, Tchekhov, Shakespeare » (Claire Placial, source)
→ abattre les murs, faire dialoguer les disciplines, les langues, les territoires. Et à mon sens, même pour une langue qu’on ne connait pas du tout, toujours avoir l’original sous les yeux, ce que ne propose pas il me semble Claire Placial dans son article. Faire entendre idéalement le texte original, lu idéalement là aussi par un locuteur de la langue concernée.
Apex innommable (Philippe Jaffeux)
Toujours sur le feu, ma lecture de Philippe Jaffeux, Alphabet et Courants.
Avec pour l’heure la lettre B de son monumental Alphabet : « une farandole kaléidoscopique de vocables prêts à se diriger vers un apex innommable »
→ une formule qui condense à mon sens bien des aspects du travail de Philippe Jaffeux : kaléidoscope en effet, où semblent se mêler mille fragments repris dans des « découpes » différentes, insérés différemment dans le tapis et sans cesse en mouvements. Pari difficile, ici souvent tenu, que de mettre en mouvement une écriture, de la faire sortir du figé, de l’arrêt sur page à quoi la contraint sa nature même. Et cette recherche d’un apex innommable, apex qui pourrait bien être la visée ultime de l’œuvre, ce point de fuite, le point nodal de la coquille, tout de suite cependant taxé d’innommable, rendu donc à l’impossibilité de l’appréhender par les mots. N’est-ce pas tout le mouvement de la poésie contemporaine, ce sur quoi elle vient sans cesse déferler ?
Une mer d’octets (Philippe Jaffeux)
Section B, toujours et lettre B, redoublement du B, donc
Il y est question du « poids d’une mer d’octets insondables » qui « interroge notre propension à flotter sur les réponses d’une encre vague »
La dimension contemporaine n’est pas du tout occultée, bien au contraire, chez Philippe Jaffeux. Il y a une réflexion sur l’outil et le support, non plus tant le stylo et le papier (encore que ce dernier soit très présent) mais plutôt ce qu’il y a derrière ou dans la machine, ce flux ininterrompu de chiffres auxquelles nous confions le soin de dire le sens.
Mais cette vision n’est pas que négative, je le pressens, sans pouvoir pour autant le démontrer : « l’alphabet magnétise notre contact avec des octets en rejetant la froideur d’un ordinateur ». Une sorte de retour au plus petit dénominateur commun, au pied de la lettre. De même qu’il y a les quatre lettres des nucléotides de l’ADN. Cela dit, cette formule mer d'octets, me rappelle aussi la réponse reçue, il y a une douzaine d'années, d'un grand acteur du web, alors que je débutais dans cet univers. « Je ne suis pas là pour mettre des octets à la louche sur mon site » fut-il agréablement répondu à l'envoi d'un article sur la peintre Geneviève Asse et ses livres d'artiste exposés à la BNF !
→ Je pense qu’il est bon de rêver, de divaguer, de tenter de penser à partir du texte de Ph. Jaffeux. Pas forcément de l’interpréter, période par période, mais plutôt de se laisser emporter par lui, un peu comme pris dans un flot dont on ne sait pas où il mène, mais qui peut amener à des découvertes, des plus humbles aux plus spectaculaires. Le lire comme on écoute de la musique, par moments.
Et nombreuses sont les formules, souvent alliage d’un mot et d’un adjectif, qui peuvent servir d’inducteurs. « La pente d’un flot de lignes descend une page afin de ponctuer l’éveil d’une limite avec une encre en sommeil. » ou bien encore « une ponctuation cosmique se dévoue au salut d’un second cycle qi attire vingt-six trous vers une suite noire » (section B, lettre C)
Une colère personnelle (Pierre Bergounioux)
J’amorce ma lecture de Exister par deux fois, de Pierre Bergounioux, édité par Fayard, même si j’ai toujours une appréhension en abordant un livre qui est une compilation d’entretiens et pas une œuvre originale. Par ailleurs, je suis très contrariée, car dans ce livre a été repris un entretien qui est paru dans Poezibao et, si le site est bien cité, selon l’usage, personne, ni les auteurs ni l’éditeur, n’a eu la correction élémentaire de me demander mon accord pour reprendre cet entretien. C’est dire le mépris terrible dans lequel trop d’acteurs du monde du livre tiennent Internet, alors même qu’en termes de présence médiatique, c’est sans doute leur seule chance d’avenir (voir mon dialogue avec Philippe Jaffeux). Rares sont ceux qui auront proposé autant de poésie, autant d’entretiens, autant de notes de lectures en seulement dix ans que Poezibao. Mais quand on fait un Lîvre (avec un grand L, n’est-ce pas), on se permet de reprendre le travail suscité et accueilli ailleurs sans même en demander l’autorisation. C’est, pour tout dire, non seulement inélégant mais déontologiquement douteux. Il est vrai que Bergounioux prévient : « Quiconque se mêle d’écrire, s’enfonce, qu’il le veuille ou non, dans une zone disputée, dangereuse. » (Pierre Bergounioux, Exister par deux fois, p. 20)
→ Pour l’instant d’ailleurs mes appréhensions sont justifiées, rien de nouveau sous le soleil, même fonds de commerce, même langue et début d’ennui (que seuls dans l’œuvre et surtout dans les publications de ces dernières années, ont vraiment levé pour moi les merveilleux Carnets de notes).
Ponctuation (Peter Szendy)
J’aborde aussi, en ce temps où je tâtonne à la recherche d’une lecture qui suscite mon désir (je ne parle pas ici de mes lectures au long cours comme celle de Philippe Jaffeux) A coups de points de Peter Szendy. Un livre sur la ponctuation, écrit par quelqu’un, c’est là où cela devient très intéressant, qui est en quelque sorte un philosophe de l’écoute. En cela bien sûr qu’il a retenu mon attention, même si sa langue philosophique est souvent pour moi d’un abord un peu difficile. Le sous-titre, tout aussi intéressant annonce « la ponctuation comme expérience ».
Et ça commence assez fort, avec cette remarque -« l’exercice du pouvoir qui toujours est inhérent à chaque geste ponctuant »- qui me fait me demander si c’est pour cette raison que certains écrivains renoncent à toute ponctuation !
Et comme le français parfois est ambigu : « car la ponctuation n’est jamais qu’une affaire de style ou de rhétorique au sens courant : elle est force, elle est puissance, elle est décision politique. ». Ici, comme en allemand, il faut avancer loin dans la phrase pour comprendre le n’est jamais que, non pas formule euphémisante mais au contraire puissamment affirmative. Le doute s’insinue avec « au sens courant » et se dissout dans la répétition du « elle est ». (Peter Szendy, A coups de points, Les Éditions de Minuit, 2013, p. 10.
Rédigé par Florence Trocmé le 18 septembre 2014 à 19h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 14 septembre 2014 à 12h47 dans photomontages | Lien permanent
De la lecture (Philippe Jaffeux et Sylvie Octobre)
Dans Alphabet, section A, une chanson de Philippe Jaffeux sur les yeux, mais autour du thème de la lecture, du lecteur : « Un lecteur ouvre le chemin / d’un art universel. »
Alors que je viens de lire un article dans Le Monde, à propos d’un livre de la sociologue Sylvie Octobre (beau nom qui mêle la forêt et les saisons !). C’est une étude très documentée « sur la façon dont la jeunesse, précisément les 15-29 ans, ont changé leur façon de se cultiver depuis vingt-cinq ans ». J’en extraie ces lignes:
« La lecture est en chute libre. Un seul chiffre, tiré d'un livre qui en publie des tonnes : seuls 19 % des étudiants lisaient au moins vingt livres par an en 2008, contre 49 % en 1988. Plus grave, dit Sylvie Octobre, c'est l'attachement à la lecture qui se perd. Pourquoi le livre, vécu comme un plaisir de la maternelle au primaire, devient-il un ennemi au collège ? “Parce qu'il est assimilé au manuel scolaire, au savoir contraint, et plus du tout au plaisir et à l'émotion, répond Sylvie Octobre. Le livre est l'arme du professeur pour évaluer, et pas pour savoir ce que l'enfant aime.” Un paradoxe : le livre reste central à l'école et absent dans l'imaginaire des adolescents.
Retour à Jaffeux, pour se consoler peut-être ? : La magie de l’écriture / crée du papier vivant / Au rythme de la lecture / les yeux voient leur élan. (“chanson” « Les Yeux », dans Alphabet, de A à M).
Alphabet (Ph. Jaffeux) : A
Il est vrai que je suis moins à l’aise avec cette première section et ses chansons. Parce que je les reçois au premier degré alors qu’il faut absolument les replacer dans l’édifice global, ce que je ne suis pas encore en mesure de faire. Le côté appuyé, voulu, du stéréotype, les rimes, le rythme (ce sont bien des chansons, avec leur refrain) me heurte, sans doute parce que ma boîte aux lettres est assaillie de poèmes de ce type mais sans 2ème degré, je peux l’assurer ! (avec parfois en prime, des injures comme ce matin ! l’injure suprême alors balancée via le mail étant l’élitisme).
Alphabet (Ph. Jaffeux) : B
Alors que je me retrouve comme chez moi ou presque dès la deuxième section, B, « abécédaire dansant ». « 26 lignes sur 26 pages, 676 lignes ou 338 phrases, chaque page débutant de plus en plus bas…. »
→ il y a donc une forte contrainte, un jeu formel aussi avec le décalage progressif du bloc-texte du haut vers le bas de la page. Je pense à Roubaud bien sûr, aussi féru de poésie que de mathématiques.
Alliage de mots, un nom et un article, très récurrents. Par exemple chaos originel, vibrations géométriques, récit inquiétant, alphabet vertigineux, ordinateur imaginaire, cycle hypnotique.
Autant de couples qui donnent le la du texte, qui en montrent un aspect. Ainsi de cycle hypnotique. Il y aurait une lecture à haute voix à faire en ce sens, une lecture qui rendrait le côté hypnotique, répétitif. Cycle hypnotique un peu sans doute comme dans la musique répétitive d’un Phil Glass.
→ je ne sais pourquoi, je pense à Opalka.
« .Vingt-six grimaces métaphysiques accentuent un jeu entre un alphabet absolue et l’angoisse d’un sens pestiféré »
Je retrouve ici un concentré des thématiques déjà abordées dans les Courants blancs : le jeu, l’alphabet, le sens.
Blanc (Jean-Luc Sarré)
« Ce crayon aujourd’hui n’est qu’une canne blanche. J’avance sans rien voir. » (Ainsi les jours, p. 124) que je rapproche de cette autre note, beaucoup plus loin dans le livre (relevée plus tard, mais je tends parfois à créer une sorte de montage signifiant des extraits notés sur deux ou trois jours de lecture !)
« Je me suis réjoui durant cent soixante-dix kilomètres en pensant, entre deux paysages plus ou moins requérants, aux peintures du Caravage qui m’attendaient dans ce musée, puis, une fois devant, j’ai vu sans rien pouvoir atteindre, “j’ai vu à blanc” comme il arrivait à Jules Renard, disait-il, de penser. C’est au Saint Sérapion de Zurbaran, quelques salles plus loin, que je dois d’avoir retrouvé mon regard qui, décidément, se trouve où je ne l’attends pas. » (ibid, p. 172)
→ une bonne description de certaines de mes soirées de lecture. Attendues, espérées tout au long du jour, 170 kilomètres, et au cours desquelles je ne fais que lire à blanc. Avec aussi l’expérience de cette surprise, évoquée ici par Sarré, qu’un changement de livre soudain ouvre à la qualité d’écoute espérée. Et que le crayon ne se comporte plus en canne blanche, mais ouvre le sens. Donne le tempo. Permette de sortir de l’ornière, de l’enlisement.
Un autoportrait peint par autrui ? (Jean-Luc Sarré)
« Je note, j’accumule les remarques, je fixe (plus rarement), je grappille et je stocke. Aurais-je peur de manquer ? Je dois trouver rassurant d’avoir toujours quelque chose à me mettre sous la plume. Quelle honte ! Et bien entendu, ma paresse y trouve son compte, qui passe ainsi inaperçue. » (134)
Style terminal (André Hirt)
Toutes affaires cessantes, après sa découverte hier soir, je recopie le début d’un article d’André Hirt sur la musique :
« Il y a le style tardif et puis il y a le style terminal. L’un fait état autant d’un savoir que d’un retour presque sauvage à l’élémentaire, à l’immédiateté (c’est presque un recommencement), comme si c’était à elle, désormais et in fine, de médiatiser ce qui préalablement avait constitué la médiation formelle de l’œuvre ; l’autre est perdu, abandonné et délié à la manière d’une prodigalité qui n’attend plus la moindre récompense ni de l’art ni même du public. Ce style terminal fait de l’art sans en faire. Sa préoccupation artistique est minimale. Il se satisfait de sa propre exposition, on ne dira pas naturelle, mais spontanée au sens où Bergson par exemple, et avant lui Leibniz avaient relevé que la liberté consistait dans le déroulé d’une personnalité exhibant de son propre fond ses qualités, ses caractéristiques, et pour tout dire ses attributs. Liberté, donc, mais aussi vérité, une sorte d’aveu en somme (de reconnaissance de soi) qu’on susurre du bout des lèvres, de la plume ou encore des doigts. » source
→ style terminal, comment ne pas être bouleversée par cette notion. A tout ce qui résonne en elle. À l’infini presque. Je pense au livre d’Hélène Cixous, Homère est morte, mais je pense aussi aux propos du pianiste Valery Afanassiev dans son livre Les Notes de pianiste, où il tourne sans fin autour de la dernière sonate de Schubert, la sonate en si bémol qu’André Hirt évoque dans son article : « Si l’on prête patiemment l’oreille aux trois dernières sonates de Schubert, la méditation paraît tourner en rêverie. Aussitôt, comme en un brusque réveil, en autant de reprises et de répétitions, en un ressassement qui n’est pas un simple retour du même, mais une insistance et un effort tant psychique que physique, le courage propre au désespéré – courage, oui, repris et réengagé comme dans le dernier mouvement de l’ultime Sonate en si bémol –, la rêverie retourne en réalité à la méditation. Mais celle-ci ne calcule pas : elle s’enfonce dans la nuit de son contenu. Ce n’est pas (encore) la mort, plutôt le mystère insondable de l’existence qui va sans savoir où. Et l’important, tel serait le courage et avant tout sa conquête, est d’y aller, vers ce lieu, cet espace dont on ne sait rien, parce que c’est le sens même de l’expérience inconnue de chacun que d’y mener. »
Or Afanassiev ! Je cherche le livre, l’ouvre, constate que je n’ai rien souligné même si je sais que je l’ai lu très attentivement, de nombreuses notes du flotoir 2012 le confirment. Un moment de découragement, je pense chercher une aiguille dans une botte de foin. J’ouvre le livre, au hasard et voici où il s’ouvre, exactement ! : « Le clavier où je tape ce texte m’aide à me dégourdir les doigts, mais il ne m’aide pas à reprendre la Sonate en si bémol de Schubert. Je l’ai jouée mille fois et je ne dois pas passer des heures au piano pour m’en souvenir. Mon cerveau et mon cœur s’en souviennent. Comment pourraient-ils l’oublier ? À la fin de la guerre, Heidegger quitte sa ville natale. Il rend visite au philosophe Georg Picht et à son épouse, la pianiste Edith Picht-Axenfeld. Heidegger lui demande de jouer quelque chose pour lui. Elle joue la sonate en si bémol. Il regarde la pianiste et dit : « Das können wir mit der Philosophie nicht » (Nous ne le pouvons pas avec la philosophie.) Dans cette nuit de décembre 1944, Heidegger inscrit dans l’album des Picht : « Anders denn ein Verenden ist das Untergehen. Jeder Untergang bleibt geborgen in den Aufgang.“ (La chute n’est pas une fin. Toute chute reste dans la sûreté de l’émergence). » (Valery Afanassiev, Notes de pianiste, José Corti, 2012, p 201.
Prose et poésie (Jean-Luc Sarré)
Chez Sarré, une séquence un peu inattendue, qui donne presque le sentiment d’avoir été cachée au milieu du livre, avec un bel emmêlement, un entrelacs de paragraphes de prose et de poèmes (142 à 146). Étrange naturel de cette manière de faire. Regrets peut-être qu’ici ou là, chez l’un ou chez l’autre, elle ne soit pas plus courante, comme s’il y avait incapacité (ou interdit ?) à changer de régime d’écriture à même le texte.
Oiseaux (J.-L. Sarré)
« Que ferais-je sans vous les oiseaux. Question stupide / adressée comme toujours à ce qui ne peut répondre ? » (146)
Petite urne
→ Il faudrait chaque soir, au soir, dessiner imaginairement, ou concrètement, une petite urne où recueillir les cendres, déjà, de ce qui a passé dans le jour et qui veut bien passer dans le tamis de la fin de ce jour : pensées, lectures, rencontres, dialogues, écoutes (musique, voix, sons du monde), incroyable métissage (néanmoins très sélectif).
Litanies de noms et de mots, tout simplement. Ce serait [...]
Pas à pas
Il y a peu j’évoquais le titre du livre de René-Louis des Forêts, Pas à pas jusqu’au dernier, et voici Sarré : « je marche avec bien plus de peine qu’autrefois, pourtant c’est à grands pas, je le constate, que se rapproche la destination, et le lambinage auquel je me trouve contraint ne change rien à cet état de fait, au contraire »
→ je note le grand art de la ponctuation de Jean-Luc Sarré, d’autant que la recopie, deux fois, une dans le carnet, une au clavier d’ordinateur, m’y rend encore plus sensible. Je suis le moine copiste de la poésie.
→ et l’usage de ce mot lambiner, si plaisant mais dont je me demande s’il a encore cours. Qui lambine aujourd’hui ?
Promesse
« Je ne tiens que les promesses faites aux amis et je ne suis pas toujours mon ami. »
→ Une de ces brèves formules assassines et délectables qui émaillent ces notes de Ainsi les jours. À propos de quoi ? Du projet d’arrêter de fumer. C’est très ancré dans la réalité tout cela et pourtant de portée bien plus générale.
Et retour à Schubert
dont je note la multiplicité des occurrences, Sarré plusieurs fois avec sa formule « la musique ressuscite ce qui n’a jamais été » et ici encore, André Hirt, Valery Afanassiev.
Jean-Luc Sarré donc : « Impromptu op. 90. Aucun poème, jamais, même autrefois, n’a opéré sur moi une telle impression »
N’est-ce pas exactement ce que disait Heidegger à Edith Pitch-Axenfeld à propos de la philosophie ?
Rédigé par Florence Trocmé le 14 septembre 2014 à 12h44 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent