Les accords de Bruckner
Les accords de Bruckner, la manière extraordinaire dont, une fois posés, ils s’ouvrent de l’intérieur… pour peu qu’on entre dedans, ils dilatent l’esprit et le cœur.
De la vie à l’écriture (Szendy, Sterne, Lacan)
Peter Szendy, dans Coups de points, se lance dans l’exploration de la ponctuation très spécifique (et spectaculaire !) du Tristram Shandy de Sterne et note à propos du décalage entre la vie et l’écriture de la vie : « entre le galop ou la course du signifiant et le cours de la vie, il y a un glissement, un perpétuel décrochage que rien, aucune ancrage ne pourra combler ou résorber dans une coïncidence avec soi dont le narrateur serait l’objet. » (Coups de points, p. 35). Accordant une place centrale à ce livre, Tristram Shandy, dans ce petit traité de la ponctuation qu’est Coups de points, il ajoute : « La ponctuation de Tristram Shandy relèverait ainsi d’une incessante poursuite de ce qu’on pourrait nommer l’ancrage, ou mieux le point de capiton de l’autobiographie. » (p. 36). En note l’auteur explique reprendre cette expression du point de capiton à Lacan qui écrivait : « ce que nous avons appelé le point de capiton c’est ce par quoi le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification ». « Je ne puis [...] piquer en plein sujet » fait dit Sterne à son narrateur ! [je souligne]
La page marbrée de Tristram Shandy
Plus loin Szendy parle de « la célèbre double page marbrée » du livre de Sterne, une page non lisible, couverte de bariolages et de marbrures (emblème jaspé de mon œuvre, dit Sterne), et cela suscite chez moi un nouvel écho avec le travail de Boris Wolowiec, disant vouloir écrire comme Pollock peint. Giclures du peintre, bariolages et jaspures de la page chez Sterne, lancers de phrases chez Wolowiec…. une même saturation de l’espace, une même confrontation désespérée à la surabondance inatteignable du possible et du sens donnés inextricablement à chaque instant de vie ? « La page est remplie plutôt que vidée, noyée sous le bruit plutôt qu’abandonnée au silence. » (note de Roger B. Moos, cité par P. Szendy, p. 45)
D’Auxeméry, sur Artaud, via Claude Minière
(mail d’Auxeméry du dimanche 28 septembre 2014), reproduit avec son autorisation) :
« Je ne sais pas où va Minière avec sa méditation sur Artaud, mais c’est … gratifiant, d’une certaine façon : ça évite de s’attarder sur des tas de déchets poétiques qui s’auto-célèbrent si régulièrement …
Artaud, au moins, n’a jamais été tenté par la contemplation de sa propre grandeur ; il connaissait trop bien toutes les sentes par où se faufile la déchéance, toutes les laies et les venelles par où s’infiltre la ruine de l’être même, tous ces chemins lumineux où l’on se rencontre, parmi des amas de pierres brûlantes, et des lacs de braise, fils du soleil et parent de la crasse, de la déjection, de l’avarie…
Artaud est un être d’avant le langage ; il tente de mettre de l’ordre dans ce magma de sons évadés du chaos (la grande bouche noire universelle dont, en fait, la plupart des êtres ne sortent jamais, tant leur échappe leur propre corps vivant) ; il sait que c’est atroce, ça, d’essayer de parler, et que le sang gicle là de partout ; Artaud est l’étymon de toute parole aspirant à la santé et clouée à cette évidence – que la parole est d’abord et avant tout balbutiement, et que l’être parvient très difficilement à sa maturité, et que la fleur de l’arbre est aussi sa mort heureuse – ; c’est un être-racine : tout lui dit que ce qui doit naître est déjà embrayé sur son propre anéantissement… Le tragique à l’état pur, combiné au dérisoire absolu. Et à une sorte d’extase dont l’accomplissement tarde toujours… Il faut frapper longuement sur l’enclume pour forger un son qui soit en cohérence avec le centre solide de l’être. Et on en meurt… On n’a qu’un pressentiment de ce qui devait advenir lorsque le souffle passe. »
Le garde-manger poétique (Natacha Michel)
« Je garde dans mon garde-manger poétique un certain nombre de livres qui doivent me faire l’année », dit Natacha Michel dans cette vidéo mise en ligne par remue.net.
→ Je me souviens avoir comparé le flotoir à un potager, au sens de garde-manger, le potager au sens ancien, le lieu où l’on garde ses potages en jouant aussi sur le sens moderne, le lieu où l’on fait pousser ses légumes, ses fruits et ses fleurs, donc lieu où l’on prépare ses potages en quelque sorte.
Ontake / Pompéi
Comment ne pas penser aux lettres de Pline en voyant ces images du volcan japonais Ontake, ces nuages de scories, en écoutant les récits des rescapés, étouffés par les cendres, bombardés par les pierres, asphyxiés par les gaz et ce linceul gris anthracite sur tous ces corps, arrêtés vifs comme jadis les habitants de la cité romaine.
Sur la lecture (Alain Mascarou)
Dans une note sur un livre de Silvia Baron Supervielle pour Poezibao : « l'expérience de la lecture, non pas comme un processus d'identification, d'accumulation, mais de soustraction, de renoncement à soi, d'ascèse : à la condition d'abdiquer de son savoir, de voir ses attentes déjouées, le lecteur atteint ce niveau quasi médiumnique où, quitte à dériver, pressentant le sens, il s'affranchit de ses laisses, pour saisir l'occasion du passage. » (source)
→ il y a en effet une approche véritablement ascétique dans ce mode du lire, qui consiste à renoncer à ce qui a motivé cette pulsion (car c’en est une) dès l’enfance et si souvent encore aujourd’hui, le désir d’identification, le « se lire soi-même ». Il me semble moins difficile, plus accessible de pratiquer ce détachement de soi avec l’écoute. Abordant une œuvre de musique contemporaine, on n’a finalement pas de choix autre que se laisser aller à cette musique, attente remisée, savoirs en marge.
Saisir l’occasion du passage, depuis un terrain connu mais parfois figé, sans surprise, sans désir vers un monde inconnu. Alain Mascarou a d’ailleurs placé en épigraphe de son article cette remarque de Montaigne : « je ne peins pas l’être, je peins le passage ». On verra qu’on retrouve aussi cela dans certaines remarques de Lichtenberg.
Une formule vraie (Claude Minière)
« Le risque d’une formule vraie, qui tire et tend, et happe. La galerie de mine qu’elle a forée et qui a fleur de sang. »
dans le feuilleton de Poezibao, aujourd’hui.
Me fait songer à ma lecture de quelques fragments de Lichtenberg, choisis et traduits par Jean-François Billeter, sur lesquels donc je reviendrai un peu plus tard.
La langue (André Hirt)
Je lis, à partir d’un manuscrit pour l’instant, car je peine à en trouver un exemplaire, un livre qu’André Hirt a consacré au Lied, sous le titre, Le lied, la langue et l’histoire.
J’y retrouve, dans les premières pages, des réflexions qui me font songer aux propos d’un Georges-Arthur Goldschmidt sur le rapport à la langue française, qui ne fut pas pour l’un comme pour l’autre, la langue première. André Hirt fut confronté enfant à un mélange de français et de dialecte germanique propre au village où il est né. Cela lui a donné comme une fragilité vis-à-vis de la langue française, qui le rend aussi extrêmement attentif à elle, à l’usage qu’il en fait, à la différence de ceux pour qui la langue semble si naturelle, donnée. Et pourtant ! : « la langue est cette porte qui s'ouvre pour nous. Toutefois, loin de nous ouvrir à un monde, de nous y faire pénétrer comme dans un séjour, elle nous envoie plutôt un monde qu'on dira fait de significations, de nominations et de dénominations. Mais, en vérité, rien de plus trouble à la réflexion, puisque ce n'est pas un monde que nous détenons là, mais juste ce qu'on pourrait appeler les moyens d'un monde, sa touche ou son air, sa lumière et ses couleurs. Sans doute sommes-nous depuis toujours avec ce monde comme le spectateur d'une peinture du passé qui nous fait voir un certain type d'espace et de scène dont nous ignorons le foyer ou le regard qui l'a produit. » (André Hirt, in Le lied, la langue et l’histoire)
→ la fin de cette phrase fait bien sûr penser à la caverne de Platon, mais ce que je retiens surtout ici c’est ce soupçon par rapport à la langue. Il s’agit de se déloger de l’évidence de la stricte conformité des mots et des choses, rien de moins. De comprendre, et en cela la poésie est un puissant outil, en quoi nous sommes piégés par les mots dans notre rapport existentiel au monde.
Le lied (André Hirt)
Déjà glané au fil des quelques premières pages des choses très éclairantes sur le lied. Je tente simultanément de retrouver le fil des émissions que l’excellente Stéphane Goldet a consacrées au Lied sur France Musique et ce n’est pas facile !
« Chez Hugo Wolf le Lied atteint ce point où la musique instruit le texte tout comme le texte instruit la musique »
→ Hirt me semble en ces pages, il me faudra approfondir ce point, aller un peu à l’encontre de ce que me disait le compositeur Alain Bancquart sur l’incompatibilité irréductible entre le texte et la musique.
« Le Lied est comme la conscience du poème, partant, comme la conscience d'un corps de la subjectivité, du moins un signe vers cette conscience, ce qui présuppose un déchirement, une souffrance que cet art aurait pour fonction, toute imaginaire en première approche, d'épancher et de dénouer. »
Et comment ne pas le suivre en ce constat que les grands compositeurs de lieder ont, à l’exception de Richard Strauss, toujours échoué à composer un opéra.
Langue et lied (A. Hirt)
Je suis profondément intéressée et troublée par une remarque d’André Hirt. Il relate cette expérience, entendre un poème dans une langue qu’on ne connait pas du tout, et il écrit alors : « Ce que j'ai découvert, jeune adolescent, en lisant de la poésie (mais comment donc m'est-ce venu?), c'est une expérience de l'incompréhension compréhensive. » Il met en rapport les deux expériences, la lecture, difficile pour un tout jeune homme, de la poésie et la lecture d’un poème dans une langue qu’on ne connait pas.
L’incompréhension compréhensive ! magnifique formule, d’humilité et de désir, et puissant sésame pour oser aller de l’avant vers ce qui vous est opaque, hermétique, fermé, dans un premier temps. Faire confiance à cette autre part de soi, en dehors de la raison, de l’intellect, qui a capacité à être touchée par ce texte qu’on ne comprend pas encore mais que sans le savoir on entend ? N’est-ce pas aussi l’expérience bien souvent de celui qui écoute un opéra, un oratorio, une cantate, dont le texte lui échappe en son mot à mot, mais qui lui parle néanmoins ?
En ce sens, et pour l’instant en ce sens seulement, je me sens prête à accepter l’injonction de Boris Wolowiec dans une de ses lettres : « Il est inutile d’essayer d’interpréter À Oui. Essayez plutôt d’y répondre, même de manière fragmentaire. N’essayez pas d’y déchiffrer un sens, jouez plutôt à répondre à sa forme » (voir ici)
Mémoire, oubli (Wolowiec)
[Suite de mes notes, parfois commentées par l’auteur, à propos de À Oui, de Boris Wolowiec, livre qui, je le rappelle, est entièrement accessible sur son site.]
« Le hasard de la mémoire dissèque le désert de l'amnésie. » (Boris Wolowiec, À Oui, p.19)
→ Nous ne cessons de lutter pour “retenir” alors que sans doute l'hygiène mentale imposerait de laisser l'oubli faire son boulot. Un des nœuds, peut-être, en chacun de la création. Le précipité des fragments, des sensations, perceptions, pensées, assimilations en tous genres et de toutes sortes qui finissent, mélange de traces altérées et de spectres défigurés, par constituer une forme de for intérieur voire d'identité.
« la chose de l'oubli a la forme d'une masse intime sans identité. »
Oubli toujours (Boris Wolowiec)
Les pages sur l'oubli me semblent d'une très grande justesse et profondeur. Elles font résonner les mondes et les lectures. Ce qui me semble très intéressant et prenant, c'est qu'elles mobilisent ainsi des ressources ou réveillent des présences intérieures mais sans forcément que cela impose, comme trop souvent, une sorte de vain et ridicule name dropping. Ces pages donne forme passagère, éphémère à « la masse intime sans identité », dans laquelle semble soudain surgir quelques lignes, très fugitives, qui aussitôt disparaissent, comme les fresques dans ce film de Fellini (?), que le contact avec l’air efface immédiatement de la paroi.
Retour encore à l'oubli chez Boris Wolowiec.
Réfléchir à la notion de chute dans À Oui. Qui en fait ne semble pas recouvrir une catastrophe, mais plutôt une descente dans, une incarnation. Quelque chose de positif.
Je note la récurrence d'un vocabulaire, les mêmes mots indéfiniment repris, comme sang, chute, crampe, espace, temps, oubli, solitude, paradis, etc...
Il y a souvent un effet de brassage de données ou d'entités déjà convoquées précédemment.
Comme si en tête de chaque chapitre, sous un nouveau mot, on reprenait les mêmes éléments, pour les assembler différemment.
« À l'intérieur de la nuit la chair touche la nudité immense de l'espace. » (23)
Il y a aussi des bi-mots récurrents comme respiration du sang. Ou comme crampe de l'extase. Beaucoup d'emboîtements de génitifs aussi, en cascade.
Il y a un côté éminemment, peut-être même constitutivement, paradoxal dans les assertions de Boris Wolowiec. Les verbes sont tous à l'indicatif présent et chaque phrase, vers, verset, sonne comme une affirmation. À moins que ce soit un constat. Que cette affirmation résulte donc non pas de la croyance ou de la théorie mais soit le fruit de l'expérience ou d'une expérience. De quelle nature, cette expérience ? Une forme de mystique dont un beau texte de la compositrice Edith Canat de Chizy disait qu'elle n'avait pas à voir avec la religion. Une expérience mescalinienne ?, terme générique pour désigner, en référence à Michaux, tout ce qui sort la conscience de son lit. Se rappeler ici de certains éléments des textes de Ch´Vavar dans Mont Ruflet ou Le Caret. Mais ici il y a une forme de dématérialisation : rien de concret apparemment en tous cas dans ce début.
→ Réfléchir à ces curieux assemblages comme cendres d'excitation ou crampe d'extase. Et à la fonction des cascades de complément de nom, de ce qui en effet complète le nom chef de file d'une petite cohorte.
Que me fait le texte ? Il m'intéresse mais il me démunit. Il y a aussi des néologismes comme scandeur ou le verbe clandestiner (transitif) Les verbes sont quasi tous des verbes d'action : jette, écartèle, calligraphie, catapulte, déshabille, sculpte, etc. pour la page 29.
Des génitifs emboîtés (la réponse de Boris Wolowiec)
Je donne ici la réponse détaillée que me fit Boris Wolowiec sur cette question :
« La question des génitifs emboités. Dans quel sens les lire, se demande-t-on parfois ? Ex. La parabole d'anesthésie de la certitude. Parabole d'anesthésie ou anesthésie de la certitude.
Précisément les deux en même temps. Et plus précisément encore, les trois en même temps. Parabole d’anesthésie, anesthésie de la certitude et aussi surtout parabole de la certitude. Ainsi pour comprendre comment les génitifs s’emboitent c’est très simple. La formule parabole d’anesthésie de la certitude est à lire (à entendre) d’abord comme parabole de la certitude, à l’intérieur de laquelle il y a cependant parabole de l’anesthésie et anesthésie de la certitude. Cette forme d’emboitement aphoristique effectue ainsi une distorsion de la grammaire française. Cela provoque sans aucun doute une difficulté de lecture. Pour lire ces formules, il est nécessaire de les lire de manière instantanée en sauvegardant malgré tout une sorte d’attente nominale au cœur même de cette instantanéité. C’est ce que j’appelle parfois pour rire l’aspect polonais de ma syntaxe. Aspect polonais pour le jeu de mot Pologne-Pôle. L’emboitement des génitifs révèle ainsi un problème de polarité, le problème de polarité nominale de la phrase.
Ce n'est sans doute pas raison qui prévaut mais alliage "insensé" de raison et de déraison, d'instinct et de suite dans les idées, de pensée et de pulsion.
Le par suite ne révèle pas une suite des idées. Le par suite affirme plutôt la suite des pulsions, des intuitions, des sentiments, des sensations qui deviennent des phrases, qui deviennent des phrases sans jamais avoir été des pensées. Le par suite affirme plutôt la pulsion de la phrase en deçà de la pensée, la pulsion de phraser en deçà de la pensée. »