Lichtenberg, donc
Car en effet j’ai acheté un petit livre publié chez Allia et portant sur la couverture : Jean-François Billeter, Lichtenberg. (je respecte ici l’usage pour la citation d’un livre, auteur en romain, titre en italique.)
Je pensais donc avoir acheté un petit essai de Jean-François Billeter sur Lichtenberg. Jean-François Billeter dont j’ai beaucoup apprécié deux précédents livres, chez le même éditeur Allia, Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie d’une part, Un paradigme d’autre part.
Or, ouvrant ce livre je découvre qu’il s’agit en fait d’un petit corpus de textes extraits des Cahiers de Lichtenberg, dans une traduction et avec une introduction (courte) de Jean-François Billeter. Donc en rien un livre de Jean-François Billeter mais un livre composé et traduit par Jean-François Billeter. Je considère donc que la façon dont ce livre se présente est abusive et cela m’étonne de quelqu’un d’aussi exigeant que Gérard Berréby, l’éditeur (je me souviens l’avoir interviewé il y a plus de dix ans à l’époque de la parution de la traduction intégrale du Zibaldone de Leopardi et que je m’étais trouvée en face d’un homme pas facile, mais extrêmement cohérent et exigeant).
Lichtenberg
Lichtenberg m’a toujours attirée, voire fascinée, et je suis contente de voir que dans sa note liminaire, Billeter écrit à propos de ses Cahiers (Südelbücher en allemand, sudeln voulant dire gribouiller) qu’il n’y voit en fait d’équivalent que le Zibaldone de Leopardi et les Cahiers de Valéry, autant dire deux figures tutélaires surplombant de toute leur hauteur, inaccessible, ce flotoir. Je me rappelle avoir fait des recherches sur ces entreprises phénoménales, ces écrits-fleuves d’une vie entière. Il y avait Valéry, Leopardi, Lichtenberg mais aussi Joubert.
Pour Lichtenberg ce sont donc des Cahiers tenus de 1764 à 1799, de sa 22ème à sa 59ème année, soit 1600 pages environ (Valéry, il me semble qu’on tourne plus autour de 30 000 pages !) : « un document où l’on voit un esprit d’une qualité rare s’interroger et se parler à lui-même sur tous les sujets qui l’intéressent.) (p. 7)
Autre remarque de cette note liminaire qui ne peut me laisser insensible : « Lichtenberg disait lui-même que c’est ainsi qu’il faut lire les auteurs : en les résumant pour son propre compte » (note F 1222, citée page 8) [il faut savoir que les Cahiers de Lichtenberg sont répertoriés par une lettre et les fragments qu’ils comportent, numérotés). Il y a eu notamment une édition, Aphorismes, chez Denoël en 1985, traduction de Marthe Robert et une autre, Le Miroir de l’âme, chez Corti en 1997, traduction de Charles Le Blanc. [Je donne dans les « notes sur la création » de Poezibao cette note F 1222 dans les traductions de Charles le Blanc et de J.-F.Billeter, avec l’original allemand].
Je note enfin cela qui fait comprendre pourquoi J.-F. Billeter, surtout connu pour ses livres sur la pensée chinoise s’intéresse à Lichtenberg : « je ne suis pas loin de penser que les passages que j’ai réunis ici contiennent en filigrane une sorte de Discours de la Méthode qui montre non point, comme celui de Descartes, comment parvenir à la certitude, mais comment se maintenir dans l’incertitude, celle qui rend la pensée mobile, curieuse et féconde. »
De cela, un bon exemple (Lichtenberg)
« B. 264. Notre habitude de lire tôt et souvent trop, qui nous amène tant de matériaux dont nous ne tirons pas parti fait que c’est notre mémoire qui devient la maîtresse de maison plutôt que la sensibilité ou le goût, de sorte qu’il faut ensuite une philosophie profonde pour rendre à notre façon de sentir son premier état d’innocence, pour nous extraire de cet amoncellement de choses étrangères et commencer à sentir par nous-mêmes, à parler nous-mêmes et, dirais-je presque, à exister une bonne fois nous-mêmes. » (p. 24)
→ il me semble que Michaux tient quelque part des propos semblables : attention à ces savoirs, ces lectures que vous accumulez, vous aurez du mal à vous en défaire !
Et je retrouve, en effet, dans Poteaux d’angle, comme je le pensais, cela : « N’apprends qu’avec réserve. Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences. » (Henri Michaux, Poteaux d’angle, L’Herne, 1971, p. 7)
→ et dans le même temps où j’adhère à ces vues de Lichtenberg et Michaux, quelque chose en moi les réfute. J’aime sans doute trop les livres, et j’estime que je ne lirai jamais assez. Donc sûrement pas trop. Peut-être que la règle ici serait au contraire cette multiplicité des lectures qui mithridatise contre la vue unique, la soumission à un seul auteur, à un Maître à penser ? Peut-être qu’aussi ma manière, de plus en plus singulière, de lire, de mettre en regard les livres et les auteurs sert-elle d’antidote contre ce risque.
En marge (Lichtenberg)
« Beaucoup de choses me font mal qui ne font qu’un peu de peine aux autres » (B. 389, p. 31)
→ et parfois vice-versa (je pense très précisément à ces torrents de larmes versés sur telle défaite sportive ou sur la disparition de telle actrice…) !
Jugement (Lichtenberg)
Sur cette question du jugement qui n’en finit pas (et ne finira sans doute jamais) de me tarauder. « C. 194. J’ai très souvent réfléchi à ce qui distingue le grand génie des gens communs. [...] L’esprit médiocre se conforme toujours à l’opinion dominante et à la mode du moment, il tient l’état où tout se trouve présentement pour le seul possible, il est passif en tout. Il ne lui vient pas à l’idée que tout, de la forme des meubles jusqu’à la plus subtile hypothèse, se décide dans la grande assemblée des hommes dont il est membre. [...] Le grand génie se pose à tout propos la question : ceci ne serait-il pas également faux. » (p. 33)
→ il y a en effet chez Lichtenberg une étonnante mobilité de l’esprit, un côté non conventionnel, très personnel qui parle directement à notre époque. Je repense aussi à ces mots de Montaigne cités hier : « je ne peins pas l’être, je peins le passage ».
Et en plus, il ne se prive pas de petites piques, dont certaines font penser à celle de la Bruyère : « ce qui importe à ce bavard de philosophe est moins la vérité que le tintement de sa prose » (D. 153, p. 39)
Raisonner ou résonner ?
« D. 273. [...] Le premier coup d’œil que je jette en esprit sur quelque chose est très important. Notre esprit saisit obscurément la chose par tous ses côtés, ce qui est souvent plus précieux que de la saisir clairement par un seul ».
→ Cela n’entre-t-il pas formidablement en résonance avec l’incompréhension compréhensive d’André Hirt, telle que je la présentais dans ce flotoir tout récemment ? Cette faculté que nous avons de saisir intuitivement beaucoup de la réalité, lorsque notre appareil à raisonner est court-circuité, peut-être bien d’ailleurs par notre appareil à résonner ?
Cela renvoie aussi bien sûr à l’écoute flottante de l’analyste et à cette idée de lecture flottante qu’il m’arrive parfois de développer, ne sachant aucunement si j’en ai la primeur ou si d’autres déjà l’ont prônée.
Anticipation (Lichtenberg)
Plus d’une fois, lisant ces courts fragments, je suis frappée par ce qu’ils semblent anticiper des découvertes scientifiques ultérieures.
« D. 314. Là où un corps se meut, il y a espace et temps. Le plus simple des êtres sensibles serait donc ce qui mesure les angles et le temps. Déjà notre ouïe et peut-être aussi notre vue sont faites d’un comptage de vibrations. »
Mise en garde salutaire (pour moi) (Lichtenberg)
« E 410. Il ne faut pas trop séparer, trop abstraire. Les coupeurs de cheveux en quatre ont fait le moins de découvertes je crois. C’est justement l’avantage de la machine humaine qu’elle donne des sommes. » (p. 53)
Retour à l’alphabet (P. Jaffeux)
Lecture flottante qu’il est bon par exemple d’appliquer pour appréhender un livre-fleuve, un texte-flux comme cet Alphabet, de A à M, de Philippe Jaffeux. Chacune des lettres de cette première moitié de l’alphabet générant son propre système d’élucidation. Chansons-poèmes pour A, par exemple, et ici, dans B, « suite » de doubles lignes, ouvrant par un point, fermant par un point, articulées en deux phrases. Un dispositif qui semble bien établi, qui donne presque l’impression de ronronner quand advient soudain comme un léger trouble. En fait un blanc, un manque, qu’on pourrait très bien ne pas voir à première vue. Un trou dans la trame de la page, comme un trou dans un filet, qui aspire le lecteur dans une sorte de suspense. L'expansion d'un trou qui se fraye une voie de pionnier sur du papier désuet. Le texte alors donne l’impression d’accélérer et de se dramatiser.
Et soudain à l’horizon de cette démarche de Jaffeux, la page marbrée et plus encore la page noire de Tristram Shandy, évoquées par Peter Szendy. La page N de la section B est ainsi ressentie comme un vrai champ de bataille.
Ponctuation sans texte (Szendy)
Peter Szendy dont je continue la lecture et sous la plume de qui je découvre cette belle formule à propos de Tristram Shandy : « le magistral récit stigmatologique de Sterne ». (Coups de points, p. 50)
Pages intéressantes sur la ponctuation sans texte (formule de Lacan) avec allusion à des textes de Michaux, notamment ceux écrits lors de l’expérimentation de la mescaline : « envolées / phrases sans les mots, sans les sons, sans le sens » ; « qu’est-ce qui resterait alors ? Les montées et les descentes de la voix (sans voix) ou de l’expression (mais sans expression) comme quand on passe de l’aigu au grave, de l’affirmatif à l’interrogatif, etc. Phrases abstraites de tout, sauf de cela. » (cité p. 59).
Et Szendy de conclure « il ne reste que la phrase sans teneur sémantique ou lexicale ».
→ double écho, ici, les propos sur le Lied d’André Hirt, même s’il n’a pas abordé la question ainsi, mais il me semble qu’il y a une proximité avec ce que je ressens de son approche et puis toute l’immense question de la lecture à haute voix de la poésie.
Musique et phrase (Szendy)
Et moi depuis un moment, dans ce chapitre, de ne plus entendre phrase mais phrasé ! Je pense aussi à cette anecdote de l’enfant à qui on demande de réciter la table des 7 et qui se met à chantonner, disant « je me souviens de l’air mais j’ai oublié les paroles » !
Bien sûr, Szendy y arrive et en vient à évoquer « ces rares penseurs qui ont anticipé l’horizon d’une stigmatologie générale depuis l’écoute musicale. Outre quelques considérations chez Adorno, je songe surtout à Nietzsche, qui ne fut pas pour rien le premier à introduire en philosophie la pratique de l’auscultation » (61)
→ et nous revoici donc revenu à la fonction centrale : l’écoute.
Wolowiec
J’avais entrepris de monter dans ces notes du flotoir un journal de lecture du livre À Oui de Boris Wolowiec commencé en septembre 2013. À l’époque, l’auteur, je m’en suis expliqué, m’avait envoyé son manuscrit mais avec interdiction de faire état du livre et de ma lecture et d’en donner ni le titre, ni le moindre extrait. Ce fut d’ailleurs une vraie épreuve pour le flotoir tant les lectures et les expériences se répondent, s’emmêlent. Il fallait à chaque publication en ligne effacer soigneusement toute la masse de ces notes liées à la lecture, problématique, complexe, difficile, de ce livre. Et même toutes les allusions contenues dans des notes qui ne concernaient pas directement A oui.
Il y a quelques jours, j’ai cru que je pourrais les transplanter, aujourd’hui, les mêler, ces notes, à celles que j’écris aujourd'hui. Eh bien, il s’avère que non, cela génère une vraie gêne (gêne technique à l’égard de ces fragments !!!) en plus de me donner un travail considérable (accru encore quand j’essaie de mettre en regard de mes propres commentaires ceux qu’ils ont suscité chez l’auteur. Le flux d’aujourd’hui rejette ce flux d’hier, refroidi ! Je renonce donc à ce flash-back, mais le livre étant toujours en cours de lecture potentielle, il se pourra, maintenant que le véto est levé par la mise en ligne de l’ouvrage, que j’y revienne.
Labyrinthe
Sentiment par moments de me perdre dans un vrai labyrinthe de textes touffus, obscurs, broussailleux, de Jaffeux à Hirt, de Szendy à Lichtenberg… On pourrait parler d’un monstrueux zapping suscité par la pulsion de citer, elle-même adossée à celle d’absorber, boulimiquement, toujours plus de texte, de le capter, de l’engranger (barrage contre le pacifique de l’oubli) et parfois, question déjà posée, de le détourner à ses propres fins.
Et néanmoins… N’y-a-t-il pas un ou des axes qui font que ce sont ces textes-là qui viennent s’agréger au naissain et pas d’autres, rejetés, mis de côté (je pense par exemple au livre d’entretiens de Bergounioux, à peine entr’ouvert que refermé, même s’il est probable que j’y reviendrai).
Quel serait le chef d’orchestre de toutes ces pulsions, lire, citer, donner à lire, voir, entendre ? Qu’est-ce qui fait que même chaotique et labyrinthique, le parcours a une certaine cohérence et que malgré le vertige souvent ressenti et évoqué, il me semble tenir mon fil, ne pas le lâcher, même si comme tout bon chemineur cheminant (chem cheminée, chem, chem cheroo), je chais pas où j’va !