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Rédigé par Florence Trocmé le 06 octobre 2014 à 11h46 dans photomontages | Lien permanent
Lied (André Hirt)
Pages extrêmement fécondes pour penser le rapport musique et texte, chez André Hirt, dans ce livre introuvable hélas Le Lied, la langue et l’histoire.
« Le Lied va reconstruire le poème depuis sa possibilité même, en allant du texte au texte. Le poème se fait musique, ou plutôt “musical”, et c'est en ce sens qu'il se ferait poème. La musique, pour autant, n'est pas un adjuvant, ni même à proprement parler une médiation, mais la provenance même du poème. C'est en ce sens que la musique reconstruit le poème. Si le texte est premier, la musique est le principe du texte. Elle est, en somme, cette ouverture du langage à lui-même, ce qui dicte la dictée poétique, à condition de bien entendre que la musique n'est que ce par quoi le poème se rapporte à sa provenance. Dans le Lied se font entendre et le poème et sa provenance. Le poème y est présent pour ainsi dire tout entier, comme son dépliage (qui n'est en rien une analyse, mais une pure exposition de soi). »
André Hirt, Le lied, la langue et l’histoire), André Hirt qui ajoute un peu plus loin : « le Lied, dans son articulation du poème, est l'écoute du poème à l'instant de sa profération. »
Il va même encore plus loin, professant qu’ « Au fond, il n'y a pas de lecture d'un poème qui ne soit sa reconstruction par un Lied. ». Car « il n'y a pas de lecture sans phrasé, sans appropriation physique, sans répartition de la voix et des voix, sans reconstitution par devers soi d'une tonalité (d'une Stimmung). La lecture à haute voix, qui s'est un peu perdue, est la seule lecture, même dans le silence. Le Lied est ce silence rempli amené à la phénoménalité objective. Le Lied est la sensibilisation de la subjectivité. (De même, en allant plus loin, le Lied est le fond de l'image qui vient à l'écoute, comme écoute, la parution de ce fond(s) qui n'est en rien une image, l'imagination même qui fait et la subjectivité et un monde - sans raison susceptible d'être dévoilée. »
→ pensée difficile mais pensée qu’il vaut la peine d’explorer un peu systématiquement, à la mesure de ses moyens et qui invite à aller plus avant dans ce projet de travailler davantage la question du Lied. Terminer le travail entrepris autour du Voyage d’Hiver de Schubert et aborder le continent Wolf qui est en fait à l’origine de la réflexion d’André Hirt sur le Lied.
Instantanéité évanouissante (André Hirt)
« le Lied, comme art vivant, relance sans cesse la temporalité, sa production imaginative de formes soumises à l'instantanéité évanouissante de l'événement. »
→ instantanéité évanouissante, comment mieux définir la musique. Non loin sans doute de l’apparition disparaissante de Jankélévitch.
La forme musicale la moins écoutée (Le Lied, André Hirt)
« Car ce n'est pas sans raison que le Lied est la forme musicale la moins écoutée : tout y est dérouté et déroutant, parce que la subjectivité s'y énonce en s'opacifiant, comme en vérité tout langage soutenu par une parole singulière. Il ne fait qu'un avec le destin de la poésie, d'être toujours au bord de la disparition. Mais le Lied possède cette vertu propre, cette nécessité, par rapport à la poésie qui est pourtant son contenu, de donner au seul texte la chance de son actualisation. Ce n'est plus le texte qui est lu, mais le texte qui se lit, qui se reformule, qui s'imagine en se recourbant sur le réel informulable dont pourtant il provient. »
→ Est-ce vision idéale, quand l’adéquation du texte et de la musique est totale, quand l’art du musicien a su écouter le texte et le tramer avec sa musique, afin qu’ils ne fassent plus qu’un ?
La réflexion est féconde pour toute la question de la poésie, avec ici des allusions à la diction, à la poésie dite à haute voix, avec toutes les difficultés que cela soulève.
Divisions arbitraires (André Hirt)
« Il n’y a « pas de partage des arts au sens soustractif. C'est un leurre tout comme c'en est un que de partager les disciplines dans l'enseignement. C'est encore une autre erreur que de partager l'art et l'existence, et dans l'existence artistique que de partager l'émotionnel et l'intellectuel, le désir et la réflexion. »
Auscultation, écho, résonance (Claude Minière)
En résonance avec tous les passages relevés dans le livre de Peter Szendy, A coups de points et notamment tout ce qui concerne l’usage que fait Nietzsche de l’idée d’auscultation, ces mots du feuilleton en cours dans Poezibao : « Bâton de sorcier, de sourcier. L’intérieur et l’extérieur. Histoire de cannes. Des bâtonnets de divination… Sonder la chance. Une formulation sonde, écoute la réponse, met à l’épreuve. » (Claude Minière, source)
→ ce serait une des méthodes développées dans ce flotoir, pour lire, pour tenter de comprendre, pour élargir les questions : lancer une sonde à l’aide de formules, de citations puis se mettre à l’écoute du retour, une fois que la cible, mais sait-on laquelle, la choisit-on ou bien la trouve-t-on ? a été touchée.
Le battement du cœur
Lisant Peter Szendy écrivant sur Nietzsche et l’auscultation, lisant André Hirt sur le Lied, cette idée que l’origine de tout c’est le battement, la pulsation du cœur. Il y a dans le livre de Szendy un passage que je n’ai pas encore relevé, mais qui m’a beaucoup frappée. Il y est question du punctum saliens. Cette expression latine désigne quelque chose de très particulier : c’est un point pulsant couleur sang qui apparaît dans l’œuf de poule à partir du quatrième jour. À son propos, Szendy cite cette merveille écrite par William Harvey à qui on attribue la découverte de la circulation du sang : «… dans sa diastole, il brille comme une petite étincelle de feu (ceu minima ignis scintillula, effulgeat) ; et aussitôt après, dans sa systole, il échappe complètement à la vue et disparaît. » (cité p. 95)
→ plus encore que le souffle, presque plus universel (les animaux marins n’ont pas de souffle, me semble-t-il) ce battement du cœur, cette fabuleuse petite machine qui s’enclenche in utero, si tôt (quelle expérience plus bouleversante que d’entendre le cœur du fœtus lors d’une échographie !?) et qui cesse inéluctablement, après un nombre x de battements. Enclenchant aussi toute la question du rythme, de la succession des sommets et des creux, de la présence et de l’absence (fort und da), de l’élan et du retrait, du don et de l’accueil, etc. « Ce point pulsatoire où l’ipséité se constitue en se destituant et en se reconstituant sans cesse. » (Szendy, p. 98)
→ mais qui dit un tel rythme, doit aussi parler du hiatus inévitable même si imperçu entre le point bas et la relance de la pulsation. Le blanc, l’intervalle. Il n’y a pas continuité. Il y a rythme.
Mais nous sommes si habitués à nous percevoir autrement : « Je voudrais pouvoir me déshabituer de tout, pouvoir voir à nouveau, entendre à nouveau, sentir à nouveau. L’habitude gâte notre philosophie. » (Lichtenberg, H 21, p. 75 dans le livre de J.-F. Billeter).
→ lire, écrire, voir, écouter une œuvre musicale pour nous permettre de nous déshabituer ? Sentir et penser à contre-courant des apparences et des conditionnements. Lichtenberg en tous cas cherche manifestement souvent à retrouver quelque chose de vrai, de frais, de brut, d’avant le formatage par l’éducation, d’avant le conditionnement par l’habitude. Ne dit-il : « pour réveiller le système qui dort en chaque homme, rien ne vaut l’écriture. Quiconque a écrit a trouvé qu’elle réveille toujours quelque chose que l’on discernait mal jusque-là bien que cela fût en nous. » (J 19)
Humour de Lichtenberg, encore
J 613 : « le plus évolué des singes est incapable de dessiner un singe. Cela aussi, seul l’homme sait le faire. Il est aussi seul à trouver que c’est un avantage. »
Le flotoir
Le flotoir comme vecteur de la subjectivité, du retour à soi. Ce sentiment très particulier, parfois, en l’ouvrant, le matin : retour à la maison, ré-ancrage du bateau à la dérive (paradoxal pour un flotoir !). Conviction d’être « sur Zone ».
Lichtenberg et Wittgenstein
Sort un livre de Rolf Wintermeyer qui compare les deux auteurs. Je lis dans un compte-rendu : « Étincelle de la philosophie du langage moderne, Lichtenberg fait, le premier, apparaître que nous sommes toujours en train de parler déjà quand nous nous mettons à raisonner sur le langage. Nous ne pouvons sortir du langage avec le langage. La théorie ascétique et entièrement descriptive de Wittgenstein constitue une mise en application systématique de la maxime de Lichtenberg : « Toute notre philosophie est rectification de l’usage linguistique. » (source et article complet)
Une lettre de Jean-François Billeter
qui a trouvé, seul, le chemin du flotoir (alerte google ?) et de ces notes sur son livre, ainsi que de mes réserves sur la façon dont il est titré.
« Je suis seul responsable de l’anomalie que vous avez remarquée, qui est de présenter J.-F. Billeter comme l’auteur du livre et Lichtenberg comme son titre. Je me suis permis cet abus pour que cette petite publication reste associée à l’avenir à la suite de mes publications et n’aille pas se ranger ailleurs dans les bibliographies et chez les libraires. Et je l’ai fait parce qu’il y a une relation intime entre ce travail de traduction et tout le reste de ce que j’ai fait. Mon tort, je vous l’avoue volontiers, est de ne pas l’avoir signalé au lecteur. Je corrigerai cet oubli si j’en ai l’occasion. »
Je publie cette lettre comme une sorte de droit de réponse.
Derrida et Hélène Cixous
Très belle évocation par Hélène Cixous de Jacques Derrida alors qu’on célèbre ces jours-ci le dixième anniversaire de sa mort. Ainsi à propos du 11 septembre 2001 : « Heureusement pour nos têtes effarées, Jacques Derrida est là, le veilleur perpétuel. Dans les jours qui suivent, il élabore, sur les ruines, d’autres instruments, il affine le Concept du 11 septembre, allume des secours, à sa façon grave et intrépide. C’est son côté Prométhée : offrir la lumière du sens à l’humanité. Il est par excellence le philosophe en activité mondiale, il pense en même temps les archives et le survenant, il est le lecteur de tous les temps du temps, dans un qui-vive sage et lumineux. » (Hélène Cixous, source)
→ il pense en même temps les archives et le survenant.
Les êtres-sans-défense (H. Cixous et J. Derrida)
« Le premier, Jacques Derrida vient demander des comptes à ce qu’il dénonce sous le mot de phallogocentrisme, cette conjonction des pulsions dominatrices qui démettent tous les « autres » de leurs dignités. Enfant, jeté hors de l’école par les lois anti-juives de Vichy, il a connu la douleur des expulsés, l’humiliation, l’injustice et la stigmatisation. Il restera toujours avec et parmi les êtres-sans-défense. Avec l’enfant, la femme, l’étranger, le rêve, le poète, l’inconscient, le juif, l’animal, l’exilé, le migrant, le banni, il fait souffrance et révolte communes. » (Hélène Cixous, source)
Le col des signes (Laurent Albarracin)
J’aime beaucoup le livre que Laurent Albarracin vient de publier chez Pierre Mainard (Le Déluge ambigu, suivi de Col des Signes.) Et je constate que comme souvent à la lecture de ce poète, j’éprouve un sentiment indéfinissable, comme si la lecture du livre m’installait dans une contradiction, une aporie même. Il y a là un mélange très étonnant d’une forme de lyrisme, puisant notamment dans le répertoire de la nature, oiseaux, pluie, loups, et une abstraction très poussée qui vient se greffer sur le concret et qui pervertit l’image que l’on s’en fait. Il suffit à mon sens d’interroger les titres : Le Déluge ambigu d’une part et d’autre part Col des Signes. On part de réalités tangibles et on les mine, tout en les mimant parfois. En résulte pour le lecteur une forme de déstabilisation à la fois jouissive & inquiétante, l’obligation d’ouvrir en lui-même des voies entre des registres très différents qu’il n’a pas forcément pour habitude de lier : (« C’est ainsi qu’un temps très ancien / remonte par des canules / dans les eaux de l’été », p. 11) Il pleut de l’abstraction et pourtant c’est d’une pluie bien réelle (on songe à Ponge souvent) qu’il est question. Les oiseaux passent partout mais ils sont signes plutôt que cygnes. Il faut ajouter à cela des images étranges, neuves, aux limites du surréalisme, mais sans référence réelle à celui-ci. Ainsi des roses : « Elles naissent sous le pas des loups / et le mufle dont elles sont l’empreinte / est celui d’un goujat délicat. » (27)
Noter enfin cette référence, bien sûr non voulue par l’auteur, qui écrit avant les évènements actuels ; comment en effet ne pas entendre désormais différemment ces mots : « Regardez comme tout vacille tendrement / avant que de sombrer / comme tout s’éclaire de la lueur / du couteau sous la gorge / et comme s’enflamme partout / le confetti de la mort « (18)
Pensée en terme de valeurs
La formule est de Heidegger, citée par Peter Szendy dans son livre Coups de points que je viens de terminer.
Cette notion, très éclairante pour comprendre le monde d’aujourd’hui : « La pensée en termes de valeur, das Denken in Werten, laquelle s’est appareillée en se généralisant au point que notre existence, notre expérience de chaque instant tend à devenir un sondage permanent, une constante évaluation qui, pour cette raison même, sombre aussi et toujours plus dans l’équivalence ou l’indifférence. » (148)
Et cette auscultation sondeuse prend un tour encore plus effrayant, si l’on songe au pistage de nos comportements pratiqué aujourd’hui par les grandes firmes américaines, selon le modèle “vous avez aimé X, vous aimerez donc Y”. Hier écoute d’une émission de France Culture, « Soft Power » (pourquoi ce titre anglais ?) autour des services de vidéos à la demande. Avec opposition de deux modèles : le premier qui enferme le consommateur (il n’est que cela, que ce soit clair) dans ses choix, lui proposant exclusivement du proche, du même ; et celui qui se vante d’une approche « éditorialisée », permettant à partir de ces choix, de proposer de soi-disant découvertes, d’entraîner le consommateur vers des films qu’il n’aurait pas été chercher lui-même. C’est plus subtil, certes, mais cela ne revient-il pas strictement au même, en terme d’aliénation et de conditionnement du sujet.
Lecture toujours (Walter Benjamin)
Avec cette magnifique citation de Walter Benjamin que Peter Szendy donne page 146 (dans sa propre traduction) : « Il y a des hommes – et parmi eux certains possèdent toute une bibliothèque – qui jamais ne s’approchent vraiment d’un livre (niemals recht an ein Buch herankommen), car il n’y a rien qu’ils lisent une seconde fois (weil sie nichts zum zweiter Mal lesen). Et pourtant, c’est alors seulement que l’on sonde une muraille comme en tapotant (wie klopfend ein Gemäuer absucht) pour rencontrer par endroits une réverbération creuse (einen hohlen Widerhall) [...] et tomber sur des trésors que le lecteur précédent – celui que nous avons pourtant été – y a enterrés. »
→ ce qui est à la fois très étrange et troublant, c’est que Benjamin ne dit pas que cette seconde lecture nous fait découvrir des choses que nous n’avions pas vues, mais des choses que nous avons nous-mêmes déposées là. Comme si notre lecture avait le pouvoir d’augmenter, pour nous en tous cas (parfois pour les autres quand il s’agit de très grands lecteurs, comme Benjamin et tant d’autres qui donnent à lire leur lecture), d’augmenter donc le livre. Comme si chaque fois que nous lisions, nous recevions du livre mais aussi lui donnions, y déposions quelque chose de notre lecture. Comment dire mieux qu’un livre est un corps vivant ?
Punctum saliens
Cette tache rouge qui commence à pulser dans l’œuf au bout de quatre jours… rêve que chacun des points que l’on pose soit un minuscule fanal pulsant, ponctuant vivement les phrases, balisant le parcours du lecteur jusqu’à leur terme. Gué, non pas coups de points, assommoir, péremptoires mais ricochet, reconduction tacite, lucioles luminescentes.
Rédigé par Florence Trocmé le 06 octobre 2014 à 11h07 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 01 octobre 2014 à 18h07 dans photomontages | Lien permanent
Mémoire (Michaux)
Avant de ranger dans la bibliothèque Poteaux d’Angle, dont j’ai eu besoin hier, je le parcours de nouveau, ce tout petit livre si précieux et tombe sur cette merveille :
« Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être sans doute.
Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservait, te préparant à autre chose. » (Henri Michaux, Poteaux d’angle, L’Herne, 1971, p. 8)
Le poème et le lied (André Hirt)
Poursuite de ma lecture du petit livre d’André Hirt sur le lied.
Ce livre me touche particulièrement en ce qu’il tente, opère même un rapprochement constructif entre le poème et la musique, un peu a contrario de ce courant qui prétend que le poème n’est que de peu d’importance dans la musique, que les plus beaux lieder sont souvent écrits sur des poèmes médiocres, voire même que le poème est détruit par sa mise en musique ! Bref que l’antinomie poème et musique est totale.
André Hirt me semble aller bien au-delà de ces vues simplistes parce qu’il cherche sans doute à comprendre ce qui relève de la musique dans la langue et ce que la langue peut apporter à la musique.
« Dans le Lied, le poème se rassemble, passe en lui-même, à lui-même. Il se reconnaît, à même son trouble, comme toute subjectivité se “reconnaît”. Le Lied est un événement de vérité. » (p. 9)
Lied et opéra (A. Hirt)
Il en passe notamment par une étude sur le rapport entre le lied et l’opéra qui est éclairante.
« Le Lied a peut-être su très tôt que l'opéra, dans son ambition de se charger de l'Histoire, était une aporie grandiose. L'échec à l'opéra des grands compositeurs de Lieder ne peut être un hasard. Comme si le Lied savait, d'un savoir négatif et de la négativité, que la scène de l'opéra s'illusionnait sur elle-même. C'est pourquoi le Lied habite une autre scène, celle de l'historicité intérieure. »
et un peu plus loin :
« Le Lied, comme l'analyse, est une “traversée de l'imaginaire” de la subjectivité. »
Retour encore sur la comparaison opéra et lied. Qui permet aussi de mieux comprendre les affinités que l’on peut avoir avec un genre et pas avec l’autre. Lesquels, parfois, souvent, je ne saurais dire, s’excluent chez un même mélomane. Si souvent j’ai constaté le peu d’intérêt pour la musique des amateurs d’opéra ! Manifestement séduits par autre chose qu’elle dans cet art, même s’ils ne restent pas insensibles à la musique. Disons pour caricaturer que la diva (ou le castrat !) les troublent peut-être plus que la musique elle-même.
« L'opéra fut un rappel du symbolique. Il a représenté la représentation. C'est dans cette mesure qu'il a si étroitement collé à l'Histoire moderne. Son langage a été reconnaissable. On s'y est vu, entendu et écouté comme des sujets de l'Histoire. En revanche, le Lied fut l'irruption, dès l'origine chancelante, d'un langage de l'insociabilité. Et ce “langage” nous pose non seulement la question d'ordre esthétique du rapport entre langage et musique, mais à travers elle, celle du langage tout court. »
→ N’est-on pas ici sur zone (!), au cœur des questions qui traversent ce flotoir ?
Photo (P. Jaccottet)
« Regard, ne vise pas, recueille seulement l’éclair des plumes entre roseaux et saules. »
Philippe Jaccottet, Et néanmoins, Gallimard, 2001, p. 37
Dans un poème autour du thème du martin-pêcheur, choisi pour l’anthologie permanente de Poezibao de ce mercredi 1er octobre.
Je l’entends cette note en photographe. Je l’entends en photographe qui parfois se soupçonne de manquer l’éclair des plumes entre les roseaux à trop activer son œil cadrant, sélectif. Or ici sélection vaut souvent exclusion. À chercher ce qui pourrait faire photo, voire pire belle photo, trop souvent on manque sa cible. Ce souvenir du retour d’une balade photographique, pas bien féconde et tout à coup, alors que l’appareil était remisé, une scène très simple sur laquelle tombait une vraie lumière… et qui fut la seule vraie photo de ce jour-là.
Labyrinthe (François Huglo)
François Huglo réagit à la fin du flotoir d’hier, ce paragraphe sur le labyrinthe des textes.
« Le fil d'Ariane, c'est la recherche. Pierre Le Pillouër me suggérait que comprendre, c'est aimer, et je songeais aux trois directions que peut prendre ce verbe chez les Grecs : l'Éros, la philia (l'amitié), et l'agapè (plus spirituelle). L'Éros est disponible au charme, la philia à l'altérité (le fameux "parce que c'était lui, parce que c'était moi"), l'agapè au mystère. Trois manières plus ou moins distinctes de dire (et de vivre) l'autre, avec ou sans majuscule : d'aller à la rencontre de l'étonnement. C'est ce qui se passe dans la lecture, qui est une activité supposant une disponibilité critique (oxymore ?). Ce n'est donc pas d'elle que parle Michaux : "ce que naïf, soumis, tu t'es laissé mettre dans la tête", plutôt des savoirs appris et répétés, dégurgités à peine ingurgités, sans rumination. Nous sommes ce que nous mangeons, mais nous choisissons notre alimentation selon nos activités, nos goûts, nos habitudes, notre entourage... Un lecteur n'est pas une oie qu'on gave. "Ce que nous comprenons nous appartient", disait Sartre. Il faudrait ajouter que ce qui nous appartient nous échappe, nous prend au dépourvu, nous étonne. Et que "la prisonnière" devient "la fugitive" ("Albertine disparue"). L'écrit est un oiseau rebelle... (air connu). »
Lecture numérique
Philippe Jaffeux et certains de ses dispositifs textuels me poussent de nouveau vers cette question : quel effet a, très matériellement, la lecture chez le lecteur. Quel effet, très concret, ces trous qui apparaissent soudain dans la texture dense du texte (lettre B) ?
Et de là, dérive vers la question du support de la lecture.
Proust sur liseuse électronique, sur tablette, en livre de poche, dans une belle édition des années 30, en Pléiade : pour moi il y a de profondes différences. Elles interrogent à l’heure de l’entrée massive dans la lecture numérique : ma réception n’est pas la même.
Aujourd’hui j’aurais tendance à choisir la lecture numérique pour son côté pratique (accessibilité, annotations possibles, possibilité de copier/coller des extraits) et je réserverai plus volontiers le livre papier à la véritable expérience de la lecture.
L’idéal sans doute, l’alternance entre les supports. Exemple très concret : Philippe Jaffeux m’a envoyé les fichiers électroniques de Alphabet, lettre par lettre, pour que je puisse lire plus confortablement, le livre papier étant très lourd et particulièrement encombrant… eh bien, j’éprouve le besoin d’aller voir, régulièrement, le livre papier après avoir lu le fichier électronique. D’éprouver en quelque sorte via le papier ce que j’ai deviné, pressenti au-travers de la lecture numérique. De voir l’ensemble de la page aussi, telle qu’elle a été conçue (ici tout à fait volontairement, délibérément, au format d’impression inusuel pour un livre, le 21 x 29,7).
La poésie (Ludwig Hohl)
Un bref échange épistolaire avec Fred Griot à propos de Lichtenberg me fait penser, à nouveau, à Ludwig Hohl, retrouver dans ma bibliothèque le livre, inoublié tant il m’éblouit alors, Notes ou de la réconciliation non-prématurée. Déjà, sur simple ouverture du livre et, il faut le dire aussi, par la vertu de mes soulignements d’il y a près de 25 ans (la traduction française d’Etienne Barilier est parue à l’Age d’Homme en 1989), trois notes engrangées pour la rubrique « Notes sur la création » de Poezibao !
Mais cela, ici, toutes affaires cessantes, si porteur ! :
« le don renouvelé d’un sens à toute chose, telle est la poésie ».
Le geste ponctuant (Peter Szendy)
« Tout geste ponctuant est décisoire »
Certes ! Et de faire bouger la ponctuation peut tout changer du sens d’une phrase. Ne pas oublier le titre du livre A coups de points, livre qui démarre, sans détour, par une scène de boxe. Un point c’est tout, vous dit on !
L’auscultation (Nietzsche)
Très intéressant développement de Peter Szendy sur l’auscultation et l’usage que Nietzsche en fait, reprenant, soixante-dix ans après Laennec, son “inventeur”, le terme d’auscultation pour le sortir du strict champ médical et l’appliquer à « toutes sortes de corps et de corpus, par exemple à des textes, à des concepts, à des valeurs. » (69). Il va ainsi notamment ausculter les idoles (Götzen aushorchen).
Il est aussi question dans ces pages d’un geste qui me semble bien oublié dans la consultation médicale banale d’aujourd’hui, la percussion. Elle était de pratique courante lorsque j’étais enfant, et je revois le geste des deux mains si caractéristique du vieux médecin de famille. Serait-ce parce qu’aujourd’hui des techniques similaires, mais électroniques, ont pris sa place (échographie ?) ? Même idée, envoyer un son et écouter son retour, distinguer les obstacles qu’il rencontre, les corps qu’ils traversent… comme le sonar du sous-marin.
Guillemets (Derrida)
Toujours dans Szendy, une magnifique citation de Derrida à propos des guillemets : « C’est la loi des guillemets. Deux par deux ils montent la garde : à la frontière ou devant la porte, préposés au seuil en tout cas et ces lieux sont toujours dramatiques. Le dispositif se prêt à la théâtralisation, à l’hallucination aussi d’une scène et de sa machinerie : deux paires de pinces tiennent en suspension une sorte de tenture, un voile ou un rideau. Non pas fermé, légèrement entrouvert. ». Laquelle citation est complétée par cette autre allusion : « Dans Signéponge, les guillemets sont décrits comme des “pincettes” ou des “épingles à linge” pour “mettre à sécher” une phrase, “comme font parfois les photographes dans le développement du cliché”. (81)
→ que fais-je quand je mets entre guillemets ? La plupart du temps je cite et dieu sait si je cite souvent. Mais je peux aussi isoler intentionnellement un mot du texte, le marquer d’un petit sceau (estime ou infamie), le décaler (bas ou haut) du contexte. En tous cas lui donner un statut différent et d’une certaine façon m’en désolidariser : ce n’est pas moi, n’est-ce pas, cela ?
→ et aujourd’hui que la voix n’est plus assez éduquée pour savoir ou pouvoir isoler le segment entre guillemets, ces deux horribles pratiques, l’une verbale « je cite », l’autre gestuelle, un petit mouvement crochu des doigts repliés, pour faire comprendre que ce mot-là, on le met entre guillemets, qu’on le prend avec des « pincettes »..
Et j’apprends que les guillemets en allemand se disent aussi petites pattes d’oie, ce qui est bien vu (Gänsefüßchen)
De percussion en répercussion (Szendy)
Retour à l’auscultation, « paradigme de l’écoute comme frayage » (88). « L’écoute fraye sa voie en suivant le fil ténu qui la conduit de percussion en répercussion »
→ n’est-ce pas là la réponse à la question du paragraphe « Labyrinthe » du dernier Flotoir ?
Éducation (Lichtenberg)
Il a des vues très intéressantes sur l’éducation, à l’opposé d’un formatage et plus encore d’une emprise, d’une soumission : « Dieu nous garde que l’homme, dont le maître est la nature entière, ne devienne une boule de cire dans laquelle un professeur imprime son auguste portrait. » (F38, p. 76)
Langues vivantes (Lichtenberg)
Il semble aussi très en avance sur son temps, et même sur le nôtre, quand il prône un vrai apprentissage des langues étrangères. Même si je me désole devant la vérité de cette note : « Les langues vivantes sont en grande partie mortes pour les étrangers s’ils n’ont pas vécu parmi le peuple. Il est si difficile d’apprendre tous les petits rapports dont elles sont faites, et presqu’impossible quand on est âgé. » (F. 161)
L’humour de Lichtenberg
« Dommage qu’on ne voie pas chez les écrivains les organes de leur digestion savante, pour examiner ce qu’ils ont mangé. » (G. 34, p.69)
→ Difficile parfois de s’imaginer que Lichtenberg écrit au XVIIIe siècle et non aujourd’hui. Ses propos ne « datent » en rien et sont même souvent incroyablement actuels (je pense aussi que le tamis Billeter y est pour quelque chose).
Rédigé par Florence Trocmé le 01 octobre 2014 à 17h54 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent