Lied (André Hirt)
Pages extrêmement fécondes pour penser le rapport musique et texte, chez André Hirt, dans ce livre introuvable hélas Le Lied, la langue et l’histoire.
« Le Lied va reconstruire le poème depuis sa possibilité même, en allant du texte au texte. Le poème se fait musique, ou plutôt “musical”, et c'est en ce sens qu'il se ferait poème. La musique, pour autant, n'est pas un adjuvant, ni même à proprement parler une médiation, mais la provenance même du poème. C'est en ce sens que la musique reconstruit le poème. Si le texte est premier, la musique est le principe du texte. Elle est, en somme, cette ouverture du langage à lui-même, ce qui dicte la dictée poétique, à condition de bien entendre que la musique n'est que ce par quoi le poème se rapporte à sa provenance. Dans le Lied se font entendre et le poème et sa provenance. Le poème y est présent pour ainsi dire tout entier, comme son dépliage (qui n'est en rien une analyse, mais une pure exposition de soi). »
André Hirt, Le lied, la langue et l’histoire), André Hirt qui ajoute un peu plus loin : « le Lied, dans son articulation du poème, est l'écoute du poème à l'instant de sa profération. »
Il va même encore plus loin, professant qu’ « Au fond, il n'y a pas de lecture d'un poème qui ne soit sa reconstruction par un Lied. ». Car « il n'y a pas de lecture sans phrasé, sans appropriation physique, sans répartition de la voix et des voix, sans reconstitution par devers soi d'une tonalité (d'une Stimmung). La lecture à haute voix, qui s'est un peu perdue, est la seule lecture, même dans le silence. Le Lied est ce silence rempli amené à la phénoménalité objective. Le Lied est la sensibilisation de la subjectivité. (De même, en allant plus loin, le Lied est le fond de l'image qui vient à l'écoute, comme écoute, la parution de ce fond(s) qui n'est en rien une image, l'imagination même qui fait et la subjectivité et un monde - sans raison susceptible d'être dévoilée. »
→ pensée difficile mais pensée qu’il vaut la peine d’explorer un peu systématiquement, à la mesure de ses moyens et qui invite à aller plus avant dans ce projet de travailler davantage la question du Lied. Terminer le travail entrepris autour du Voyage d’Hiver de Schubert et aborder le continent Wolf qui est en fait à l’origine de la réflexion d’André Hirt sur le Lied.
Instantanéité évanouissante (André Hirt)
« le Lied, comme art vivant, relance sans cesse la temporalité, sa production imaginative de formes soumises à l'instantanéité évanouissante de l'événement. »
→ instantanéité évanouissante, comment mieux définir la musique. Non loin sans doute de l’apparition disparaissante de Jankélévitch.
La forme musicale la moins écoutée (Le Lied, André Hirt)
« Car ce n'est pas sans raison que le Lied est la forme musicale la moins écoutée : tout y est dérouté et déroutant, parce que la subjectivité s'y énonce en s'opacifiant, comme en vérité tout langage soutenu par une parole singulière. Il ne fait qu'un avec le destin de la poésie, d'être toujours au bord de la disparition. Mais le Lied possède cette vertu propre, cette nécessité, par rapport à la poésie qui est pourtant son contenu, de donner au seul texte la chance de son actualisation. Ce n'est plus le texte qui est lu, mais le texte qui se lit, qui se reformule, qui s'imagine en se recourbant sur le réel informulable dont pourtant il provient. »
→ Est-ce vision idéale, quand l’adéquation du texte et de la musique est totale, quand l’art du musicien a su écouter le texte et le tramer avec sa musique, afin qu’ils ne fassent plus qu’un ?
La réflexion est féconde pour toute la question de la poésie, avec ici des allusions à la diction, à la poésie dite à haute voix, avec toutes les difficultés que cela soulève.
Divisions arbitraires (André Hirt)
« Il n’y a « pas de partage des arts au sens soustractif. C'est un leurre tout comme c'en est un que de partager les disciplines dans l'enseignement. C'est encore une autre erreur que de partager l'art et l'existence, et dans l'existence artistique que de partager l'émotionnel et l'intellectuel, le désir et la réflexion. »
Auscultation, écho, résonance (Claude Minière)
En résonance avec tous les passages relevés dans le livre de Peter Szendy, A coups de points et notamment tout ce qui concerne l’usage que fait Nietzsche de l’idée d’auscultation, ces mots du feuilleton en cours dans Poezibao : « Bâton de sorcier, de sourcier. L’intérieur et l’extérieur. Histoire de cannes. Des bâtonnets de divination… Sonder la chance. Une formulation sonde, écoute la réponse, met à l’épreuve. » (Claude Minière, source)
→ ce serait une des méthodes développées dans ce flotoir, pour lire, pour tenter de comprendre, pour élargir les questions : lancer une sonde à l’aide de formules, de citations puis se mettre à l’écoute du retour, une fois que la cible, mais sait-on laquelle, la choisit-on ou bien la trouve-t-on ? a été touchée.
Le battement du cœur
Lisant Peter Szendy écrivant sur Nietzsche et l’auscultation, lisant André Hirt sur le Lied, cette idée que l’origine de tout c’est le battement, la pulsation du cœur. Il y a dans le livre de Szendy un passage que je n’ai pas encore relevé, mais qui m’a beaucoup frappée. Il y est question du punctum saliens. Cette expression latine désigne quelque chose de très particulier : c’est un point pulsant couleur sang qui apparaît dans l’œuf de poule à partir du quatrième jour. À son propos, Szendy cite cette merveille écrite par William Harvey à qui on attribue la découverte de la circulation du sang : «… dans sa diastole, il brille comme une petite étincelle de feu (ceu minima ignis scintillula, effulgeat) ; et aussitôt après, dans sa systole, il échappe complètement à la vue et disparaît. » (cité p. 95)
→ plus encore que le souffle, presque plus universel (les animaux marins n’ont pas de souffle, me semble-t-il) ce battement du cœur, cette fabuleuse petite machine qui s’enclenche in utero, si tôt (quelle expérience plus bouleversante que d’entendre le cœur du fœtus lors d’une échographie !?) et qui cesse inéluctablement, après un nombre x de battements. Enclenchant aussi toute la question du rythme, de la succession des sommets et des creux, de la présence et de l’absence (fort und da), de l’élan et du retrait, du don et de l’accueil, etc. « Ce point pulsatoire où l’ipséité se constitue en se destituant et en se reconstituant sans cesse. » (Szendy, p. 98)
→ mais qui dit un tel rythme, doit aussi parler du hiatus inévitable même si imperçu entre le point bas et la relance de la pulsation. Le blanc, l’intervalle. Il n’y a pas continuité. Il y a rythme.
Mais nous sommes si habitués à nous percevoir autrement : « Je voudrais pouvoir me déshabituer de tout, pouvoir voir à nouveau, entendre à nouveau, sentir à nouveau. L’habitude gâte notre philosophie. » (Lichtenberg, H 21, p. 75 dans le livre de J.-F. Billeter).
→ lire, écrire, voir, écouter une œuvre musicale pour nous permettre de nous déshabituer ? Sentir et penser à contre-courant des apparences et des conditionnements. Lichtenberg en tous cas cherche manifestement souvent à retrouver quelque chose de vrai, de frais, de brut, d’avant le formatage par l’éducation, d’avant le conditionnement par l’habitude. Ne dit-il : « pour réveiller le système qui dort en chaque homme, rien ne vaut l’écriture. Quiconque a écrit a trouvé qu’elle réveille toujours quelque chose que l’on discernait mal jusque-là bien que cela fût en nous. » (J 19)
Humour de Lichtenberg, encore
J 613 : « le plus évolué des singes est incapable de dessiner un singe. Cela aussi, seul l’homme sait le faire. Il est aussi seul à trouver que c’est un avantage. »
Le flotoir
Le flotoir comme vecteur de la subjectivité, du retour à soi. Ce sentiment très particulier, parfois, en l’ouvrant, le matin : retour à la maison, ré-ancrage du bateau à la dérive (paradoxal pour un flotoir !). Conviction d’être « sur Zone ».
Lichtenberg et Wittgenstein
Sort un livre de Rolf Wintermeyer qui compare les deux auteurs. Je lis dans un compte-rendu : « Étincelle de la philosophie du langage moderne, Lichtenberg fait, le premier, apparaître que nous sommes toujours en train de parler déjà quand nous nous mettons à raisonner sur le langage. Nous ne pouvons sortir du langage avec le langage. La théorie ascétique et entièrement descriptive de Wittgenstein constitue une mise en application systématique de la maxime de Lichtenberg : « Toute notre philosophie est rectification de l’usage linguistique. » (source et article complet)
Une lettre de Jean-François Billeter
qui a trouvé, seul, le chemin du flotoir (alerte google ?) et de ces notes sur son livre, ainsi que de mes réserves sur la façon dont il est titré.
« Je suis seul responsable de l’anomalie que vous avez remarquée, qui est de présenter J.-F. Billeter comme l’auteur du livre et Lichtenberg comme son titre. Je me suis permis cet abus pour que cette petite publication reste associée à l’avenir à la suite de mes publications et n’aille pas se ranger ailleurs dans les bibliographies et chez les libraires. Et je l’ai fait parce qu’il y a une relation intime entre ce travail de traduction et tout le reste de ce que j’ai fait. Mon tort, je vous l’avoue volontiers, est de ne pas l’avoir signalé au lecteur. Je corrigerai cet oubli si j’en ai l’occasion. »
Je publie cette lettre comme une sorte de droit de réponse.
Derrida et Hélène Cixous
Très belle évocation par Hélène Cixous de Jacques Derrida alors qu’on célèbre ces jours-ci le dixième anniversaire de sa mort. Ainsi à propos du 11 septembre 2001 : « Heureusement pour nos têtes effarées, Jacques Derrida est là, le veilleur perpétuel. Dans les jours qui suivent, il élabore, sur les ruines, d’autres instruments, il affine le Concept du 11 septembre, allume des secours, à sa façon grave et intrépide. C’est son côté Prométhée : offrir la lumière du sens à l’humanité. Il est par excellence le philosophe en activité mondiale, il pense en même temps les archives et le survenant, il est le lecteur de tous les temps du temps, dans un qui-vive sage et lumineux. » (Hélène Cixous, source)
→ il pense en même temps les archives et le survenant.
Les êtres-sans-défense (H. Cixous et J. Derrida)
« Le premier, Jacques Derrida vient demander des comptes à ce qu’il dénonce sous le mot de phallogocentrisme, cette conjonction des pulsions dominatrices qui démettent tous les « autres » de leurs dignités. Enfant, jeté hors de l’école par les lois anti-juives de Vichy, il a connu la douleur des expulsés, l’humiliation, l’injustice et la stigmatisation. Il restera toujours avec et parmi les êtres-sans-défense. Avec l’enfant, la femme, l’étranger, le rêve, le poète, l’inconscient, le juif, l’animal, l’exilé, le migrant, le banni, il fait souffrance et révolte communes. » (Hélène Cixous, source)
Le col des signes (Laurent Albarracin)
J’aime beaucoup le livre que Laurent Albarracin vient de publier chez Pierre Mainard (Le Déluge ambigu, suivi de Col des Signes.) Et je constate que comme souvent à la lecture de ce poète, j’éprouve un sentiment indéfinissable, comme si la lecture du livre m’installait dans une contradiction, une aporie même. Il y a là un mélange très étonnant d’une forme de lyrisme, puisant notamment dans le répertoire de la nature, oiseaux, pluie, loups, et une abstraction très poussée qui vient se greffer sur le concret et qui pervertit l’image que l’on s’en fait. Il suffit à mon sens d’interroger les titres : Le Déluge ambigu d’une part et d’autre part Col des Signes. On part de réalités tangibles et on les mine, tout en les mimant parfois. En résulte pour le lecteur une forme de déstabilisation à la fois jouissive & inquiétante, l’obligation d’ouvrir en lui-même des voies entre des registres très différents qu’il n’a pas forcément pour habitude de lier : (« C’est ainsi qu’un temps très ancien / remonte par des canules / dans les eaux de l’été », p. 11) Il pleut de l’abstraction et pourtant c’est d’une pluie bien réelle (on songe à Ponge souvent) qu’il est question. Les oiseaux passent partout mais ils sont signes plutôt que cygnes. Il faut ajouter à cela des images étranges, neuves, aux limites du surréalisme, mais sans référence réelle à celui-ci. Ainsi des roses : « Elles naissent sous le pas des loups / et le mufle dont elles sont l’empreinte / est celui d’un goujat délicat. » (27)
Noter enfin cette référence, bien sûr non voulue par l’auteur, qui écrit avant les évènements actuels ; comment en effet ne pas entendre désormais différemment ces mots : « Regardez comme tout vacille tendrement / avant que de sombrer / comme tout s’éclaire de la lueur / du couteau sous la gorge / et comme s’enflamme partout / le confetti de la mort « (18)
Pensée en terme de valeurs
La formule est de Heidegger, citée par Peter Szendy dans son livre Coups de points que je viens de terminer.
Cette notion, très éclairante pour comprendre le monde d’aujourd’hui : « La pensée en termes de valeur, das Denken in Werten, laquelle s’est appareillée en se généralisant au point que notre existence, notre expérience de chaque instant tend à devenir un sondage permanent, une constante évaluation qui, pour cette raison même, sombre aussi et toujours plus dans l’équivalence ou l’indifférence. » (148)
Et cette auscultation sondeuse prend un tour encore plus effrayant, si l’on songe au pistage de nos comportements pratiqué aujourd’hui par les grandes firmes américaines, selon le modèle “vous avez aimé X, vous aimerez donc Y”. Hier écoute d’une émission de France Culture, « Soft Power » (pourquoi ce titre anglais ?) autour des services de vidéos à la demande. Avec opposition de deux modèles : le premier qui enferme le consommateur (il n’est que cela, que ce soit clair) dans ses choix, lui proposant exclusivement du proche, du même ; et celui qui se vante d’une approche « éditorialisée », permettant à partir de ces choix, de proposer de soi-disant découvertes, d’entraîner le consommateur vers des films qu’il n’aurait pas été chercher lui-même. C’est plus subtil, certes, mais cela ne revient-il pas strictement au même, en terme d’aliénation et de conditionnement du sujet.
Lecture toujours (Walter Benjamin)
Avec cette magnifique citation de Walter Benjamin que Peter Szendy donne page 146 (dans sa propre traduction) : « Il y a des hommes – et parmi eux certains possèdent toute une bibliothèque – qui jamais ne s’approchent vraiment d’un livre (niemals recht an ein Buch herankommen), car il n’y a rien qu’ils lisent une seconde fois (weil sie nichts zum zweiter Mal lesen). Et pourtant, c’est alors seulement que l’on sonde une muraille comme en tapotant (wie klopfend ein Gemäuer absucht) pour rencontrer par endroits une réverbération creuse (einen hohlen Widerhall) [...] et tomber sur des trésors que le lecteur précédent – celui que nous avons pourtant été – y a enterrés. »
→ ce qui est à la fois très étrange et troublant, c’est que Benjamin ne dit pas que cette seconde lecture nous fait découvrir des choses que nous n’avions pas vues, mais des choses que nous avons nous-mêmes déposées là. Comme si notre lecture avait le pouvoir d’augmenter, pour nous en tous cas (parfois pour les autres quand il s’agit de très grands lecteurs, comme Benjamin et tant d’autres qui donnent à lire leur lecture), d’augmenter donc le livre. Comme si chaque fois que nous lisions, nous recevions du livre mais aussi lui donnions, y déposions quelque chose de notre lecture. Comment dire mieux qu’un livre est un corps vivant ?
Punctum saliens
Cette tache rouge qui commence à pulser dans l’œuf au bout de quatre jours… rêve que chacun des points que l’on pose soit un minuscule fanal pulsant, ponctuant vivement les phrases, balisant le parcours du lecteur jusqu’à leur terme. Gué, non pas coups de points, assommoir, péremptoires mais ricochet, reconduction tacite, lucioles luminescentes.