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Rédigé par Florence Trocmé le 18 novembre 2014 à 16h42 dans photomontages | Lien permanent
Duras, la musique
« La musique, la plus haute instance de la pensée, à son stade non encore formulé – à son stade presque millénaire, archaïque – la pensée dans ses premiers et derniers instants, mêlée à la sensibilité, pas dégagée encore du magma de la sensibilité »
Marguerite Duras, source audio, ici. (merci à Fred Griot de m’avoir signalé ce document !)
Lire (Christian Prigent)
P.O.L. réédite un ensemble d’études de Christian Prigent, publiées en 1989 aux éditions Cadex et composées entre 1975 et 1988. La Langue et ses monstres reparaît donc dans cette édition « revue et corrigée », que l’auteur annonce dans sa préface moins crispée sur les polémiques d’époque, en partie réécrite, pour, dit-il « alléger » et « clarifier ». Mais ce qui retient tout de suite l’attention, ce sont les noms des œuvres étudiées, celles de Burroughs, Cummings, Khlebnikov, Maïakovski, Gertrude Stein, Lucette Finas, Hubert Lucot, Claude Minière, Valère Novarina, Marcelin Pleynet, Jean-Pierre Verheggen… : « elles n’ont pas fini de solliciter ceux pour qui la littérature n’est pas que fable distrayante, confession en style académique, sociologie romancée ou supplément “poétique” à la rudesse des vies. »
Il poursuit : « mais une expérience qui touche au fond de ce qui nous parle et nous assujettit. [je souligne] Et qui n’a d’intérêt que si des voix excentriques traversent les représentations couramment admises pour composer de nouveaux accords avec le désir des hommes, leur angoisse, leur sensation d’un monde vivant. (Christian Prigent, La langue et ses monstres, p. 8)
Et devant ce monde que notre « outillage verbal » est incapable de dire car « inadéquat aux façons sensorielles dont [il] nous affecte », nous éprouvons le « besoin de littérature », la littérature qui refuse « le donné nommé pour former en langue quelque chose qui à la fois désigne l’inadéquation, à la fois la résorbe dans l’utopie d’une possible représentation – une représentation stricto sensu inouïe, à même de faire défaillir toutes les représentations déjà stabilisées ». (ibid.)
→ chaque mot ici est important et pourrait être glosé, surtout pour qui est à la recherche d’outils pour mieux appréhender l’importance d’une oeuvre. Les plus remarquables seraient donc celles qui se trouvent déchirées par cette contradiction entre le refus de ce qui a déjà été dit et la claire conscience que le langage sera toujours en manque par rapport à la représentation… mais que l’on peut tendre toutefois à proposer une représentation non encore donnée, même partiellement, même à toute petite échelle. Et de se trouver ainsi à la fois en position critique et créatrice par rapport aux « représentations déjà stabilisées »
→ Plus pragmatiquement on pourrait dire que l’importance d’une œuvre pourrait être mesurée au degré de déstabilisation qu’elle induit. Et ajouter que les très grandes œuvres continuent longtemps après leur naissance à déstabiliser, presqu’infiniment, les représentations.
Elles nous emmènent alors « au bord des limites où toute compréhension se décompose » (formule de Georges Bataille cité par Prigent, p. 9).
→ au bord, oui, comme au bord du trou noir, c'est-à-dire à l’instant T avant le basculement qui fera que plus rien, plus aucune représentation ne sera possible. Lieu de tous les dangers, faut-il le préciser ?
Nous ne savons pas lire (C. Prigent, G. Stein)
Tel est le titre du premier des essais de ce livre, essai dédié à Gertrude Stein, qui nous dit Prigent « fait du sur-place ». Il va nous entraîner dans une magistrale traversée de l’écriture de Stein et dans une démonstration des plus concrètes de l’effet de cette écriture sur notre lecture. Prigent se regarde lire Stein et ce qu’il en déduit est de grande portée quant à ce que nous faisons, vivons, éprouvons quand nous lisons. C’est, il ose le mot, une lecture « handicapée », parce que la façon d’écrire de Stein « frappe d’impuissance » notre technique de lecteur : « je sens, dit Prigent, grumeler une physique, celle que lisse et estompe d’ordinaire la coulée “naturelle” (rapide, progressive) de ma lecture. Dans cette circularité “blanche”, atone, labyrinthique et tramée sans drame, qu’est un paragraphe de Stein, ma lecture s’embourbe, sa coulée s’épaissit et se fige. »
→ forte idée que de considérer notre lecture d’un texte comme un flux, un écoulement, soumis à la mécanique des fluides. Ce qui amène d’ailleurs à penser qu’il y aurait un double mouvement, le mouvement induit par le texte avec ses accélérations et ses décélérations et le mouvement induit par notre lecture qui peut plus ou moins épouser ou entraver le mouvement du texte. Un peu comme le chant d’une mélodie peut l’épouser parfaitement ou la briser, la hacher, la dénaturer.
« La force de l’écriture de Gertrude Stein, c’est d’opérer ce détachement, de forcer à ce dédoublement schizoïde : le lecteur se lit lisant. [...] De quel handicap souffre la lecture devant ce type de textes ? Et, plus direct : la lecture handicapée, qu’enseigne-t-elle à toute lecture ? » (13)
Lire, toujours
« Lire ne dévore plus, mais mastique ».
→ formidable formule, que l’on pourrait sans doute varier selon les modes du lire. Oui, il y a cette lecture boulimique, dévorante, qui fuit en avant, mais il y aussi la lecture chaotique, qui bute, tombe, s’acharne, celle qui mastique et rumine, celle qui file d’un trait et celle qui revient en arrière…: « ce que ça force à remâcher, c’est la compétence anatomico-intellectuelle (la gestion du souffle et de l’intelligence) dont la lecture fait d’ordinaire sa règle non dite. » (14)
Il y a alors « incorporation aux corps de la lecture, par enkystement fibreux, de la conscience de ses propres limites » : impressions si fortes, lisant ces mots, de revivre maintes expériences de lecture, avec la mise en cause de sa capacité à lire, à comprendre, à être à la hauteur. La compétence du lecteur vs la compétence de l’auteur… la nécessité de muer cette opposition contre-productive en une collaboration confiante. Ne dit-on pas « s’appuyer sur le texte » ?
→ ces remarques interrogent autant la lecture dit silencieuse, que la lecture à haute voix et les arts poétiques, chers à Patrick Beurard Valdoye.
Pratiquant par intermittences la lecture à haute voix pour une personne mal-voyante, je ne cesse d’être à l’écoute du flux de ma lecture, et surtout de ses à-coups. Il y a bel et bien différents régimes du moteur de la lecture, liés à l’état physique et psychique du lecteur et au texte bien sûr. Pourquoi certains jours tout « coule de source » et pourquoi parfois la langue bute-t-elle sans arrêt, même sur des mots simples ?
Stein, en tous cas, nous dit Prigent « se contente d’empêcher de lire comme en croisière, elle produit, en crabe, du non-lisable [...] Elle fait du texte un délit feutré qui engendre à l’infini des coupables, des qui ne sont pas capables, qui n’en peuvent plus avec les bibliothèques, qui ne savent plus lire et qui, du coup commencent vraiment à lire. »
→ de même qu’il faut pouvoir se souhaiter de parfois ne plus savoir écrire, pour peut-être commencer vraiment à écrire !
Tempo, maintenant (Prigent, avec Stein, toujours)
Autre question centrale que Stein permet à Prigent d’aborder, celle du tempo, posée en premier lieu par Barthes à propos des lectures de Lucette Finas, par exemple 500 pages pour les 20 pages de Madame Edwarda de Bataille… : il y aurait une modification du rythme, une sorte de « prolifération volumineuse de la lecture [résultant] d’un tempo de lecture ralenti par la résistance du texte ». Ce que Prigent appelle un « freinage durci », parlant aussi de « pointes de vitesse folle » posant que « ce tempo anormal donne sa chance à la lecture comme fiction ».
→ intuitivement, sans savoir ici encore le développer, impression que le mode de lecture reflété par ce flotoir a quelque chose à voir avec cette manière de conduire ! (Il faudrait ajouter aussi le non-respect du code de la route, une prédilection pour les chemins de traverse, souvent hasardeux, une tension permanente entre le recours à et le refus du GPS, etc.).
Cela implique que « s’ouvre devant la lecture un champ énigmatique, celui des forces abstraites, des “décharges de matières”, des “formidables ébullitions” (Artaud), de la concentration, dans certains textes, de l’énergie qui pousse à écrire et qui produit des rythmes, une scansion, une “musique”, une intensité infixable des occurrences verbales. » (19)
Prigent conclut que « sans l’utopie d’un tel type de lecture, pensée comme mesure de quanta d’affect, comme diagramme des intensités, comme épreuve des forces qui travaillent physiquement l’arraisonnement sémantique, lire les “modernes” n’est pas possible ». Et en note il ajoute, cela, essentiel : « “utopique” parce que faisant tendanciellement l’économie de l’incontournable question des significations. »
→ donc ici posées tant de questions essentielles à toute lecture qui se veut, même modestement, critique : la question taraudante du sens, celle du rythme, de l’élan en somme, de la puissance. Tant de livres dégonflés et spongieux, comme soufflés retombés, tant de livres mous et déprimés, l’énergie créatrice si souvent proche du degré zéro.
La langue de Prigent
est à la fois très inventive et souple. Ici le lecteur ne s’embourbe pas, il a plutôt envie d’accélérer pour suivre l’affaire rondement mais profondément menée. Avec en prime quelques formules magnifiques comme celle-ci : « L’œil de Gertrude Stein est dans la tombe des langues » Et il n’oublie pas de faire la part des choses, de reconnaître que parfois, à la lecture de Gertrude Stein « le bruit de hochet vide du sens effraie un peu » et que « quant au théâtre de la grammaire, Cummings, c’est quand même beaucoup plus fort » ; etc. (23)
Sibelius, Tapiola
Ecoutant cette œuvre, (ici par Karajan), une des toutes dernières écrites par Sibelius, avant ce silence de trente ans qu’interroge Richard Millet dans son Sibelius, impression à la fois abstraite et concrète, celle de ressentir (entendre et toucher, épouser même) l’immense respiration d’une sorte de corps géant mythique.
Là s’étendent du Nord les vieilles forêts sombres
Mystérieuses en leurs songes farouches
Elles abritent la grande divinité des bois
Les sylvains familiers s’agitent dans leurs ombres.
(texte de Sibelius, écrit à la demande de l’éditeur de l’œuvre ; « Tapio est ce dieu mythique des légendes finnoises regroupées dans le Kalevala. Il est ainsi décrit : “ruminant des rêves farouches, tandis que des esprits des bois ourdissent des arcanes magiques dans les ténèbres” » (source : ce beau texte de Gil Pressnitzer)
Et si tout cela, « retour au même » ?
comme dit Marcelin Pleynet, citant Proust : « Comme si tous n’étaient que des épreuves un peu différentes d’un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un, depuis le commencement du monde, dont la vie intermittente, aussi longue que celle de l’humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles que nous appelons vie de Baudelaire, ses heures sereines et laborieuses que nous appelons vie de Hugo, ses heures vagabondes et innocentes que nous appelons vie de Nerval… » (cité in Marcelin Pleynet, Le Savoir-Vivre, p. 93 ; on peut aussi lire tout ce passage, ici, sur le site de P. Sollers)
Rédigé par Florence Trocmé le 18 novembre 2014 à 16h32 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 17 novembre 2014 à 17h50 dans photomontages | Lien permanent
L’image et la musique (André Hirt)
Poursuite de l’échange avec André Hirt autour de la question image et musique. Il m’écrit cela, que je reproduis ici avec son autorisation :
« Quant à la musique, il ne peut être question d'image au sens strict (telle forme, telle plasticité, ni même, j'y insiste, telle scène, parce qu'elle fait toujours écran). Je veux dire que la musique nous rattache toutefois, lorsqu'elle y parvient – c'est-à-dire lorsqu'elle nous requiert – à une scène, dans un dispositif de regard qui rassemble et convoque, sans que nous sachions comment ni pourquoi, la subjectivité. Il y a donc une image, que nous voyons et ne voyons pas, que nous regardons et qui surtout nous regarde. Cette image est nous, et la musique en est le flottement. Dans la musique, cette image nous vient. À propos de l'image au sens strict, Roland Barthes parlait de punctum, ce point qui nous interpelle en elle. Il en va de même dans la musique. Parfois et par chance, ce punctum nous saisit. Alors il y a image. Mais il est impossible de s'en faire une image. C'est en effet la loi de la musique: elle nous donne ce qu'elle interdit ».
→ propos non seulement magnifiques mais émouvants et de très longue portée pour l’écoute et la réflexion sur la musique. Et qui renvoient à cette remarque relevée il y a quelques mois chez Jean-Luc Sarré : « la musique ressuscite ce qui n'a jamais été. »
Feuilletant les livres
Il est tellement évident que je ne peux pas lire tous les livres reçus, même tous ceux que je voudrais lire et je n’ai toujours pas trouvé une méthode pour en prendre tout de même connaissance.
Peut-être, chaque semaine, consacrer un petit temps, souple, libre, sans trop de contraintes, à parcourir les livres listés le samedi précédent. Pour les rencontrer une fois, au moins.
Lisant Roubaud sur le rythme
Lisant Roubaud sur le rythme (y revenir), tapant un texte d’Éric Houser pour l’anthologie de Poezibao, cette question : y a-t-il un mouvement rythmé possible, lié aux mots, lors de la frappe des caractères sur le clavier ? Question annexe, suivre et respecter un rythme intrinsèque à la langue pourrait-il faire baisser le niveau, élevé, de fautes de frappe ?
Frappe, quel mot ! Taper, pas mieux. Écrire, un peu âcre (j’ai désormais l’Ècre de Nicolas Pesquès en tête !). Usage violent du clavier, usage doux de la plume. Regarder les deux mots, clavier, plume. Penser au clavier du piano, on enfonce les notes, on tente surtout de les toucher et ce toucher est essentiel. Alors, toucher le clavier. Parfois fermer les yeux en tapant certains textes si forts que les mains même….
Jacques Roubaud & son Projet
J’ai un peu patiné dans le livre Description du projet de Jacques Roubaud. Pour une raison idiote, dont je m’attribue la moitié de la faute et l’autre à l’éditeur. Je me suis lancée tête baissée dans le livre, attirée par ce seul mot de Projet, dont je sais l’importance capitale dans l’œuvre de Roubaud (notamment dans tout le cycle « Le Grand Incendie de Londres »). Sans lire la préface (je ne lis jamais la préface avant de lire le livre). Mais en ayant à deux ou trois reprises, perplexe, été voir la date du copyright du livre : 2014, sans aucune ambiguïté.
Or, or… ce livre est la reprise d’un livre de 1979 et il est vrai que la préface ouvre quasiment sur ce constat : « Description du projet parait pour la première fois en 1979 ». Cela dans une revue, Mezura, numéro 9, totalement introuvable depuis des années.
Tout s’éclaire alors et je retombe sur mes pieds. Alors que je me suis trouvée très déstabilisée dans ma lecture, pour la seule et bonne raison que j’avais très largement lu et suivi l’œuvre après la date de 1979, que je retrouvais des éléments connus, que je ne comprenais pas pourquoi d’autres étaient absents.
Donc sur le livre lui-même, maintenant, dire que j’ai eu beaucoup de mal avec toute la partie consacrée, de façon très technique, bien moins accessible que ce ne sera le cas plus tard dans Mathématiques : à de questions pointues d’algèbre. Pas d’équation quand même, mais cela ne change pas grand-chose !
En revanche, toute la partie qui a trait à la poétique, essentiellement la question du vers et celle du rythme, est passionnante. Et on mesure l’ampleur du projet de Roubaud, même si quelque 35 ans plus tard on fait le constat de ce qui s’est développé de ce projet fou, de ce qui a avorté mais aussi de ce qui a surgi en marge du dit projet. Il y a là une construction de l’esprit fascinante.
Rythme (Roubaud)
Cette très belle définition du rythme : « le rythme est la combinatoire séquentielle hiérarchisée d’évènements discrets considérés sous le seul aspect du même et du différent » (Description du projet, p. 89)
Retour à Pleynet
dont je lis Le Savoir-Vivre, le livre né après l’épreuve de l’opération du cancer, livre publié chez Gallimard, dans la collection l’Infini, en 2006. Réflexion atypique, surprenante, forte et belle, sur la vie et la mort, avec en toile de fond la colline du Mont Valérien que Pleynet voit de sa chambre d’hôpital et la présence de ses compagnons habituels, dont Giorgione, Nietzsche et bien d’autres. Je trouve une analogie entre Claude Minière et Marcelin Pleynet dans la manière d’inclure les faits, les citations et réflexions de et sur ces figures tutélaires à même le texte, parfois sans délimitation nette.
L’expérience, Pleynet
Dans ce livre, Marcelin Pleynet rapporte ce qu’il faut bien appeler une expérience : « je devais avoir quinze ou seize ans… Je n’ai découvert que beaucoup plus tard ce qui m’associait au portique de « L’Instant » que commente Nietzsche. C’est bien d’une porte qu’il s’agit. Je suis inexplicablement arrêté et sans la moindre pensée, sans le moindre sentiment, au troisième étage d’un immeuble sur le palier d’un appartement dont j’ai les clefs… et brusquement des deux côtés de la même porte et de cet « Instant » fixe,…où tout est franchi… conviction immédiate sans pensée : « Cette porte est une porte sans porte, sans serrure et sans clef… » Immobile, frappé par je ne sais quelle évidence, je n’ai plus d’autre perception que cette totalité, cette disposition, la mienne sans doute, infinie dans tous les sens et où je suis compris sans autre identité que d’y être cette non-identité. [...] » (Le Savoir-vivre, p. 59)
Écho Roubaud / Pleynet
Pleynet qui parle du mètre : « D’où vient-il spontanément ? Les mètres qui se transforment en oiseaux aux corps composés de syllabes… Rien que de très naturel, disposé comme la grande colline et sa partition chromatique… d’une très ancienne expérience… la parole parle spontanément depuis toujours, et elle se calligraphie sur la portée. » (p. 62)
Ce couple qui...
Incident sérieux dans le métro, déflagration forte et éclair à l’arrière de notre rame. Flash intérieur, bref mais net : attentat. Flash visuel, presque subliminal, ce couple qui s’étreint. Flash spectral : formes s’accrochant les unes aux autres dans les chambres à gaz.
L’Instant (Pleynet)
Belle méditation sur l’instant, chez Pleynet, une méditation où passe certainement quelque chose des philosophies de l’Orient.
« Alors que l’Instant est une chambre d’écho. »
et un peu plus loin
« Je suis encore très faible… les insomnies, le passage, les rivières des romans, et le changement de traversée m’ont pourvu d’une autre émotivité qui voyage… et jusqu’aux larmes… l’Instant d’une très grande délicatesse incommunicable…. une partition à ciel ouvert » //
« L’"Instant" une position imprenable » //
« Dans l’ouverture des deux infinis qu’il noue, et dans le pêle-mêle des sensations, l’"Instant" implique, au lieu de l’intention de négation, l’implicite intention de renforcement comme intensification. »
[...]
« L’Instant, comme conflit, en position imprenable, enfermé et caché dans son jeu, dans son goût, dans sa solitude, incommunicable et non communicative… l’Instant décline, pour lui seul, la portée musicale des deux infinis… la bibliothèque bruissante pour l’oreille… les pensées, en corps libre d’intention, en partitions érotiques, en figures sculptées et peintes sur la rétine, les yeux fermés. Qu’y a-t-il dehors ? La cellule : le dedans et le dehors, la pluie, la houle, le chemin, le plaisir, la fortune, la chance. »
(Pleynet, 90, 91 et 93)
→ L’Instant comme point d’intensité, subsumant toute l’histoire en lui. Cela peut-être qui retient si puissamment dans la musique ?
→ force de cette prose en marche de Pleynet, qui embarque à bords toutes les réminiscences littéraires et philosophiques, les peintures et les musiques, qui avance se chargeant de mémoire, se rassemble pour faire un pas de plus, aller vers son but, qu’elle n’atteint jamais mais continue à viser.
Rédigé par Florence Trocmé le 17 novembre 2014 à 17h45 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 04 novembre 2014 à 18h26 dans photomontages | Lien permanent
Claude Minière
« Fonction de l’écrit : passionner le débat de l’être »
Temps et art
Dans un article (Le Monde, 8 octobre 2014, p. 21) sur le film de Frederick Wiseman « National Gallery », ce commentaire d’un conservateur de musée présent dans le film : « un tableau doit raconter une histoire en une seule image. Rien à voir avec le livre que l’on mettra six mois à lire. Un tableau, lui, n’a pas le temps. »
→ Même si certains de ces propos peuvent être discutés (le tableau raconte-t-il une histoire par exemple ; six mois pour un seul livre, un peu longuet, non ?), cette remarque m’a fait prendre soudain conscience du rapport différent au temps pour chaque domaine de l’art. Temps de la lecture en effet, long ou court, mais supposant une forme de continuité ; temps du tableau, de la sculpture, que l’on appréhende en un regard, en un instant (mais ici se dresse la figure du curieux personnage de Thomas Bernhardt dans Maitres anciens, qui revient tous les deux jours s’asseoir devant la même œuvre, des années durant…) et surtout, temps de la musique. La musique demande votre temps, elle prend votre temps, on lui donne son temps. La musique commerciale a d’ailleurs imposé des critères temporels de brièveté qui en disent long : 3 à 5 minutes pour une chanson. Bruckner, lui, un peu plus de trente minutes pour le seul Adagio de la 9ème symphonie, inachevée.
Formation de l’auteur (Sénèque)
Je reprends de manière un peu aléatoire le livre de Paul Audi, Créer. Il ouvre d’ailleurs au lecteur, dans son avant-propos, la possibilité de le lire non pas de manière strictement continue, mais par chapitres. J’aborde celui qui s’intitule « De la re-fondation du sens ».
Et j’y relève cette belle citation de Sénèque, qui n’est pas sans faire écho à certains propos de Michaux notés récemment : « Digérons la matière : autrement elle passera dans notre mémoire et non dans notre intelligence. Adhérons cordialement à ces pensées d’autrui et sachons les faire nôtres, afin d’unifier cent éléments divers, comme l’addition fait de nombres isolés un nombre unique en comprenant dans un total unique des totaux plus petits et inégaux entre eux. Voilà comment doit travailler l’esprit : qu’il cèle tout ce par quoi il a été secouru et ne produise que ce qu’il en a fait. » (Lettre à Lucilius, citée p. 447)
→ et c’est là aussi, peut-être, où ce que nous appelons l’oubli joue son rôle ? Effarée, consternée, il y a peu, relisant un cahier pourtant relativement récent du Flotoir, de voir à quel point j’avais déjà oublié, oublié des lectures qui pourtant sur le moment me furent très importantes. La flotoir est certainement aussi une manière de lutter contre la disparition de ces pans entiers qui s’effondrent dans la nuit de l’inconscience. La question, passionnante, encore très peu résolue, étant de savoir ce qu’il advient de ce qui nous advient. Je veux dire ici, très précisément, sur le plan cérébral, neuronal. Je ne peux croire à une disparition complète de ces données de la conscience. Y a-t-il des opérations comme celles qu’évoque Sénèque, une sorte de creuset où la pluie des données se concentre, se fond, où tous ces corps étrangers, auxquels nous avons donné notre adhésion cordiale (oh, oui, si cordiale souvent !) et parfois une véritable hospitalité, risquée, finissent par se fondre en un ensemble unique, devenu nôtre ?
Intention et expression (Merleau-Ponty)
Dans ce chapitre, des réflexions fécondes pour penser la question de la poésie : « pour que l’intention donne lieu à l’expression, c'est-à-dire, selon les mots de Merleau-Ponty, pour que l’intérieur se révèle au-dehors ou que la signification descende dans le monde, il faut du vide [...] : il faut ce vide, cet écart entre le “vouloir dire” et le “dit” qui se donne chaque fois à l’intention signifiante sous la forme d’un manque ou d’une privation et qui fait, dans tous les cas de figure, que l’expression “n’est jamais totale” ».
→ Et toujours à la lecture de telles remarques, je pense au travail herculéen de Nicolas Pesquès devant la Face Nord de Juliau. Cette exposition à la colline, ce seul « motif » inlassablement repris, le courage de l’affrontement à ce vide, à cet écart entre le vouloir dire et les possibilités d’un dire sans cesse travaillé, remanié. Cette tentative qui de la parole relève « la béance au moment même où elle s’essaierait à la combler. »
Mais « face au vide, au manque et à la privation de ce qui ne se sait pas encore, voilà que l’intention significative va s’efforcer de se donner une matière [...] en recherchant, dit Merleau-Ponty “un équivalent dans le système de significations disponibles que représentent la langue que je parle et l’ensemble des écrits et de la culture dont je suis l’héritier”. » (in Paul Audi, Créer, pp. 454 et 455)
Musique
Pourquoi certaines mélodies nous vont immédiatement au cœur, pourquoi d’autres y accèdent petit à petit (ce qui est encore plus mystérieux si on y songe, sauf à dire qu’elles ont créé un chemin en nous, qu’elles le retrouvent et que cela signifie une profonde jouissance intérieure ?) et pourquoi d’autres ne « nous disent rien ». La musique ne suscite que très rarement des images en moi. Je crois même que je l’aime autant, et de plus en plus au fur et à mesure que ma vie avance, parce qu’ici pas d’images. J’ai de plus en plus de mal avec les images, alors même que je suis avec passion le travail de Didi-Huberman, que je fais pas mal de photographie en essayant de réfléchir à ce que je fais, à ce que cela veut dire photographier… il y a là quelque chose de paradoxal. Je ne peux quasiment plus aller au cinéma parce que je n’ai aucune défense devant les images dans ce contexte. Je les prends de plein fouet, sans être capable d’opérer une distanciation. Elles me font violence et quand elles sont violentes, c’est insoutenable.
Butor
Je prends grand plaisir à lire le livre, une sorte de tiré à part en fait, Improvisations sur Michel Butor, de Michel Butor, lequel retrace ici la genèse de ses différents livres et les grands principes de construction, souvent extraordinairement complexes et élaborés qui les régissent. Ce qui est particulièrement intéressant c’est de voir la raison d’être des systèmes, non pas pure construction gratuite pour le plaisir du jeu, mais édifiée pour tenter d’exprimer quelque chose d’une réalité. Qu’il s’agisse du chemin de fer, du plan d’une ville, des degrés de l’éducation, etc.
Du spectral, Antoine Emaz sur Alexis Pelletier
« La question du “spectral”, c’est-à-dire de toutes les résonnances levées par une œuvre, qu’elle soit musicale ou poétique. La position de Pelletier est intéressante : schématiquement, elle consisterait à dire qu’une œuvre n’existe qu’illusoirement en soi ; elle ne vit qu’avec ses “spectres”. Verticalement, elle a une genèse particulière, elle est déjà un palimpseste ; horizontalement, elle entre en échos multiples avec d’autres œuvres. »
[dans une note d’Antoine Emaz sur Alexis Pelletier, ici.]
[...]
« Lire, écouter, c’est donc bien saisir une œuvre présente, mais tout autant entrer dans un ballet de “références” : « elles sont les spectres qui nous accompagnent jusqu’à la mort » (p.47).
[...]
« Autrement dit, si une œuvre, poésie ou musique, naît du silence et y retourne (p.61), elle ne s’impose pas seule : elle convoque toute une kyrielle de souvenirs, d’échos, de “références”, de fantômes, qui participent de sa réception, l’enrichissent en l’éclairant ou en la rendant plus énigmatique, mystérieuse. De même avec les mots et leur épaisseur historique, étymologique, « cet autrefois du mot » qui reste vivace, même à l’état spectral. »
De la lecture (Saul Friedländer)
Dans le dernier Monde des Livres, un article émouvant, un entretien avec Saul Friedländer, le grand historien de la Shoah.
« Dans Quand vient le souvenir (Seuil, 1978), bouleversante autobiographie reconstruite à partir d’une mémoire incertaine, l’historien a tenté de braver les « murailles » échafaudées autour de ses souvenirs les plus oppressants. De ses années « d’une incoercible nostalgie », il ne garde aucune image de la synagogue, pourtant très proche de la maison. Il revoit en revanche très nettement son père, assis dans la bibliothèque, un livre à la main : « C’est l’image que je garde de lui. » Ballotté sur les routes de l’exil, Hans Friedländer ne s’était jamais séparé de ses livres praguois. Comme protégé par un « écran magique », il recomposait son monde perdu. Le Golem, quelques lettres éparses, c’est tout ce qui reste à son fils et c’est sans doute ce qui explique sa passion compulsive de la lecture : « Le livre est devenu tout pour moi. Je n’ai fait que lire. »
→ mutatis mutandis, je ne suis pas loin de penser qu’il en va de même pour moi, que le livre a eu et a encore cet effet d’écran entre le monde et moi-même, que la lecture a profondément contribué à ma résistance.
Victor Klemperer
J’ai entrepris, avec une bonne dose d’inconscience sans doute, de lire en allemand les Journaux de Victor Klemperer, sans aucun recours à une traduction. L’auteur de LTI la langue du Troisième Reich a aussi tenu un journal, de 1933 à 1945, au péril de sa vie, pour se faire le témoin de tout ce qui se passait au quotidien alors dans la vie d’un juif allemand. Je lis très lentement cette fois, car les observations du linguiste Klemperer portant sur les atteintes portées à la langue -mortelles pour beaucoup, Celan l’a si bien démontré-, chaque mot compte et doit être compris le mieux possible. J’en tire aussi un lexique qui n’a encore qu’une petite cinquantaine de mots mais qui en dit déjà très long….
Regardant des photos de lui, sur Wikipédia, je note une expression similaire à celle de Paul Valéry et de Walter Benjamin, dans leurs deux portraits accrochés au-dessus mon bureau. Des visages à l’écoute, celui de Klemperer toutefois peut-être plus tourné vers l’écoute du monde que vers l’écoute intérieure, qui semble caractériser davantage Valéry et Benjamin. Les Kurtág, eux, me tournent le dos, assis devant leur petit piano droit, je ne vois pas leurs visages, et ils sont un peu cachés par l’écran de mon ordinateur.
Laisser du temps à l’œuvre (Marie-José Mondzain)
« Je crois que l’on reconnaît la puissance d’une création à ce qu’elle mobilise, à chaque fois, notre propre capacité d’inventer. Si l’on a du mal à déplacer sa pensée face à une œuvre, alors il faut accepter de prendre du temps et avoir la patience d’attendre que surviennent les nouvelles formes expressives susceptibles de l’accueillir, soit pour la saluer, soit pour la refuser. »
Marie José Mondzain, entretien avec Xavier Boissel, Hélène Clemente et Isabelle Rozenbaum, source (site D. Fiction)
→ le mouvement de recul ou de rejet que je peux avoir en présence d’une œuvre peut être de natures très différentes et il importe d’arriver à bien analyser ce rejet. Est-ce que je referme immédiatement le livre parce que je sais, très vite, qu’il n’est pas du côté d’une vraie création, mais d’une reproduction, peut-être honnête, mais qui n’engendrera rien chez moi. Il peut arriver aussi, aspect plus personnel, que l’œuvre vienne toucher en moi des zones trop sensibles pour que je l’accepte. Mais et c’est l’hypothèse de Marie-José Mondzain, il se peut que l’œuvre soit tellement nouvelle, tellement perturbante, qu’il est de fait impossible que je l’accueille d’emblée. Il faudra du temps, comme il a fallu du temps depuis toujours aux hommes pour faire place à un mouvement artistique nouveau, à une nouvelle forme musicale. Inutile ici d’évoquer les scandales à répétition, en concert ou dans les expositions, par exemple au début du 20ème siècle (aujourd’hui, tristement, on peut penser qu’il n’y a plus de place pour le scandale ? Il n’y a plus place pour le scandale esthétique mais pour le scandale lié au religieux, aux fondamentalismes de tous bords. On conteste, violemment souvent, une œuvre non pas parce qu’elle dérange esthétiquement, mais parce qu’elle aborde un sujet considéré comme intouchable par certains.
Nouage du sensible et de l’intelligible (Marie-José Mondzain)
Découverte de cette femme philosophe par le biais de cet excellent entretien, de haute tenue (réalisé il est vrai par écrit).
« Je crois que la situation des femmes fut toujours à la mesure de la menace qu’elles représentaient pour les figures traditionnelles de la domination. Cela dit, dans les débats actuels sur l’égalité dans la relation faite avec les théories du genre, il me paraît manquer une réflexion fondatrice sur la nature fictionnelle de toute pensée de l’égalité. Il en va de l’égalité comme de la liberté, on peut et il faut se battre sur des droits et contre des abus et des injustices, mais en n’oubliant jamais qu’en amont de tous ces combats, il faut construire un champ axiomatique et/ou fictionnel qui ne doit sa tenue que des opérations imageantes. Liberté et égalité sont, à proprement parler, invisibles et ne doivent leur consistance opératoire que de la création d’une zone imageante où se joue le nouage du sensible et de l’intelligible pour parler comme Platon. [...] Changer l’image, c’est changer le monde, ce qui est infiniment plus difficile que de changer les choses car, c’est l’ « invisible » qu’il faut modifier et c’est le champ, qui conditionne toute transformation, qu’il faut inventer. »
Écoute
Je note ce « résumé » d’un article en ligne car il m’aide à réfléchir sur la question de la nature de l’écoute musicale. De plus en plus centrale pour moi.
« On définit l'audition musicale comme le processus par lequel l'oreille tente d'édifier une unité de l'œuvre au fil du temps (au fur et à mesure donc de son déroulement sensible), c'est-à-dire tente d'en dégager une Forme.
On fait ensuite l'hypothèse que l'opération musicale d'audition s'apparente à l'opération mathématique d'intégration : l'oreille élabore l'unité de l'œuvre en intégrant celle-ci.
On s'appuie alors sur la théorie mathématique de l'intégration (qui distingue les intégrales de Riemann, Lebesgue et Kurzweil-Henstock) pour catégoriser trois types d'audition musicale : l'audition spontanée, l'audition perceptive et l'audition réflexive.
On éclaire ainsi le travail musical d'audition d'une œuvre comme passage cumulatif et ordonné de l'une à l'autre.
On en déduit cette proposition : il convient d'écouter une œuvre au moins trois fois (dont la seconde, partition en mains) pour pouvoir en saisir l'unité selon le cours de son temps propre. » (Présentation d’un article de François Nicolas, source)
Le poème
Toujours, chez Anne Malaprade, dans ses notes de lecture, ces passages qui me touchent profondément. Ainsi, repris ici autant pour ses propres propos que pour les deux citations, admirables :
« Puis viennent les faits et méfaits : deux séries de poèmes, le plus souvent des tercets (38 pour la première, 23 pour la seconde), cadrés par deux citations. Ingeborg Bachmann : « Du silence avec moi, comme toutes cloches sont du silence ! », à l’aube. Au crépuscule, Peter Sloterdijk, « Être-là dans l’instant signifie s’être survécu jusqu’ici à soi-même ». Le poème, donc, fragile objet verbal frôlant le silence, feuille, surface ou glacis de parole stupéfiée sur la vie : la prolongeant, la frôlant, la protégeant. »
À propos d’un livre de Norma Cole, source
Vocabulaire typographique (Butor, États-Unis)
« La seule étude du vocabulaire typographique américain nous donne déjà une analyse spectrale des États-Unis et de leur histoire. » (Improvisations sur Michel Butor, p. 133)
→ et d’une sorte de compression temps/espace dont Butor parle ailleurs dans ce même livre, passionnant parcours, rédigé par lui-même, dans l’élaboration de son œuvre : « le travail sur des structures temporelles et spatiales met en évidence le fait que l’espace et le temps sont perpétuellement débordants. » (p. 94)
Pour en revenir très récemment, je sais que l’on passe rapidement de Montpelier (sic) à Hanover, de Syracuse à Portsmouth, dans les seuls Vermont et New Hampshire, tout en croisant des rivières qui portent presque toutes des noms indiens : Winooski, Missisquoi, etc.
Sibelius, avec Richard Millet
Entraînée par Richard Millet et son si beau livre Sibelius, Les Cygnes et le silence, j’écoute la 4ème symphonie en la mineur op. 64, par Esa Pekka Salonen (YouTube, ici).
Un début inouï, molto moderato, un long vibrato de violoncelle, comme si les notes s’extrayaient du chaos. Il s’agit en fait d’une phrase construite sur le fameux intervalle de triton (quarte augmentée ou quinte diminuée, ici do-fa#, trois tons exactement, le diabolus in musica) et jouée par les violoncelles, les contrebasses et les bassons. Longue nappe presqu’étale. Puis « ce qui finit par chanter le fait par frottements, dissonances, contrastes timbriques, dans la solitude du violoncelle » (R. Millet). Un mouvement de près de dix minutes suivi par un mouvement plus allant puis par un extraordinaire mouvement lent, un tempo largo qui est selon Richard Millet, « une des plus profondes méditations musicales qu’il nous soit donné d’entendre » [...] « interrogation sans réponse sur l’ultime et l’irréversible ». Avec toujours ces thèmes étranges construits autour de tritons repris par les violoncelles, la clarinette en la (sonorité un peu plus sombre que celle en si bémol), voir les bassons. Ce mouvement, en ut # mineur, fut joué lors des funérailles de Sibelius en 1957.
La pulsation invisible que nous appelons la vie (R. Millet)
Le livre de Richard Millet est non seulement un très beau livre sur Jean Sibelius, et à mon sens une porte d’entrée magistrale pour celui qui ne connait pas ou peu l’œuvre, mais aussi un livre sur la musique. Non pas un livre savant, un livre de spécialiste, de ceux qui tout en nous apprenant beaucoup, ne nous émeuvent pas. Non un livre sur la musique comme seul un écrivain peut en écrire, de même que sur la peinture ou la sculpture seuls les écrivains nous touchent en profondeur (je pense à Dupin sur Giacometti par exemple). Rares, trop rares, je m’en suis souvent ouverte, sont les écrivains qui s’intéressent vraiment à la musique, non pas en techniciens mais néanmoins en connaisseurs : c’est le cas d’un André Hirt, d’un Christian Tarting, c’est aussi le cas de Richard Millet. Approche qui touche parce qu’elle ne craint pas de mêler des vues personnelles aux faits, parce qu’elle fait état surtout de ce que cette musique nous fait, nous dit. Il fait remarquer au tout début de son livre que le suicide est rare chez les compositeurs « comme si, bien plus que le verbe, la musique retrouvait le mouvement qui nous relie à la pulsation invisible que nous appelons la vie ». (Richard Millet, Sibelius, les Cygnes et le silence, Gallimard, 2014, p. 13).
Richard Millet qui au détour d’une page nous assène aussi quelques vérités : « Nous ne goûtons en autrui que la somme d’à-peu-près et de songes dont nous le constituons, n’étant nous-mêmes que la somme de nos illusions, pour ne pas dire des erreurs dont nous tirons un masque, une figure sociale. » (22)
Le silence de Sibelius (R. Millet)
« Qu’est-ce que le silence ? Du secret qui a figé, scellé entre le jour et la nuit. Une bouche qui s’entrouvre pour retenir ce qui chante dans le for intérieur. Le chant de la réticence. Une prière qui ne demande rien. Ce qui se lève dans le taire des langues et résiste au social autant qu’au psychologique. »
Silence dont il dit aussi qu’il est « le bruire ininterrompu de tout ce qui nous a précédés » (22 et 23)
Le prétexte du livre étant une interrogation sur le silence de Sibelius, mis en regard de celui d’un Rimbaud, d’un Rossini, d’un Elgar ou d’un Ives. « Il y a chez Sibelius, cet accueil du silence, qui est tout autre chose qu’un consentement ou une résignation. Aucun vœu de silence, pour autant, du moins formulé comme tel, mais le silence même, c'est-à-dire le taire comme destin de l’œuvre. » (14) Sibelius passera les trente dernières années de sa vie dans le silence. Silence qui s’articule tout entier « sur une mythique huitième symphonie qui ne verra pas le jour et dont on peut se demander si elle n’est pas la figure même du silence. » (16)
Et au fil des pages, on se rendra bien compte que Richard Millet interroge aussi, en lui, la tentation & la crainte du silence. Le silence de l’écrivain.
Des thèmes musicaux (Richard Millet)
Voici un bel exemple de cette pensée sur la musique que Richard Millet exprime en contrepoint de sa méditation autour de l’œuvre de Sibelius. À propos des thèmes du si beau concerto de violon de Sibelius, que je viens de retrouver sous l’archet magnifique de Christian Ferras (dont Millet m’apprend qu’il s’est suicidé) : « ils ouvrent en moi des espaces que j’ose dire naturels, non seulement ceux du paysage finlandais que déploient ses trois mouvements, mais encore ces territoires intérieurs où la musique règne comme vérité de la mémoire la plus profonde, en même temps qu’elle décide d’une temporalité singulière qui ne recoupe pas tout à fait le temps physique. » (40)
→ c’est par hasard (un peu dirigé tout de même par l’intuition et certaines connaissances préalables !) que j’avais choisi Ferras et Karajan pour retrouver le concerto de violon de Sibelius, et cela avant même de lire les pages que Millet consacre à ses deux interprétations préférées, Ferras précisément et Ginette Neveu, disparue dans le fameux accident d’avion d’octobre 1949 qui coûta aussi la vie à Marcel Cerdan.
La radio
Comme la radio a compté pour moi, comme elle fut, avec la lecture et l’écoute de la musique, mon principal maître ! Je l’éprouve par exemple en lisant ce livre sur Sibelius où je trouve évoqué, plusieurs fois, Marc Vignal que j’ai tant entendu sur France Musique, notamment si je me souviens bien dans une immense série d’au moins 50 épisodes sur Haydn et une fois au moins Régis Boyer, dont je me souviens avoir entendu de passionnantes émissions sur le Kalevala, la grande épopée mythique nordique, composée au 19ème siècle par le folkloriste Elias Lönnrot (source d’inspiration sans fin de Sibelius).
Sur la 4ème symphonie de Sibelius, encore
Ces mots de Richard Millet : « comme la littérature magnifie radicalement le sens ou le ruine pour le rendre à un ordre de signification plus pure, la musique élève l’arroi du sonore contre le chaos. Elle combat le désordre intérieur d’où elle vient ou qu’elle suscite pour mieux en prendre la mesure et le rendre à l’ordre du monde. Dans un cas comme dans l’autre, l’art échoue, et c’est la trace de cet effort vers l’impossible qui nous émerveille ou dont nous tirons leçon : d’où pour paraphraser Blanchot, une musique du désastre. Elle nous rappelle que nous sommes pauvres et nus, pour peu que nous ne croyions qu’en l’homme. Elle nous habille de nous-mêmes, dans la nudité de la lumière ou au cœur des ténèbres. Elle est tout à la fois vertige et joie, le chantant et muet syllabaire de notre néant. » (90).
Ce qui chante en nous, ce que nous pouvons chanter
Récemment je me suis fait cette remarque. Il y a une distinction entre ce que j’entends intérieurement, loin et près, mais que je ne peux chanter, chantonner et ce qui est là, à fleur de voix et que je parviens à chanter. Un peu comme quand on sort du concert, la tête envahie de musique et la voix fortement sollicitée en quelque sorte.
Comme s’il y avait aussi différentes strates de présence de la musique en nous. Et c’est aux strates les plus profondes que s’adressent les musiques, les thèmes qui immédiatement nous requièrent et nous bouleversent très profondément.
Or je lis, a posteriori, cela, chez Richard Millet, à propos du troisième mouvement de la 6ème symphonie : « il s’achève dans un climat d’une étrangeté extrême qu’accroît le dernier mouvement, le plus vaste de l’œuvre, dont aucun motif ne se retient pour chanter en nous, quoiqu’ils chantent lorsque nous écoutons la symphonie, comme si le chant se proposait dans un autre espace que celui de la jubilation immédiate : au plus profond de nous, là où les peurs, les hantises, les joies se nouent et se défont sous la forme d’abstractions ». (106, je souligne)
Rédigé par Florence Trocmé le 04 novembre 2014 à 18h18 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent