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Rédigé par Florence Trocmé le 18 décembre 2014 à 10h07 dans photomontages | Lien permanent
Le dépliage (avec André Hirt)
Bref extrait d’un dialogue par mail avec André Hirt.
Je lui écris, hier :
« Avez-vous senti à quel point votre phrase « le mouvement est le dépliage de l’essence d’une chose jusqu’à son terme » se prêtait merveilleusement à la musique ? Par le jeu du musicien, le texte musical se déplie petit à petit jusqu’à son terme et surtout s’accomplit et se révèle totalement dans cette étrange opération. »
→ et en fait en lui répondant cela, j’ai en tête de nouveau les développements de Celibidache dans son livre : « si je perçois le commencement, le chemin vers le point culminant et la fin à chaque instant de la progression évolutive, alors seulement je puis parvenir au vécu du devenir (Werdegang) entier » (Sergiu Celibidache, La Musique n’est rien, Actes Sud ; 2012, p. 219)
Ce qui me renvoie aussi à une brève discussion sur le futur antérieur, à partir d’un article de Thierry Laisney dans le dernier numéro (1118) de la Quinzaine Littéraire.
L’auteur de l’article part d’une citation de Jankélévitch : « Le sens de la musique se prête uniquement aux prophéties rétrospectives ; la musique ne signifie quelque chose qu’au futur antérieur ». Partant de cette citation, Thierry Laisney démontre comment le « futur antérieur réalise ce prodige : exprimer un présent éternel en semblant conjuguer le futur et le passé »
André Hirt, à qui je communique l’article, enchaîne : « La plus belle chose du futur antérieur est dans Baudelaire, “À une passante”. [...] Ce qui m'intéresse et ce avec quoi j'ai pour ma part croisé cette question, c'est avec le "en même temps*". Cela me fascine, que quelque chose se passe en même temps qu'autre chose, et qu’une pensée, un regard abritent en même temps autre chose. C'est le temps de la poésie. »
→ n’est-on pas aussi proche de ce que je décrivais tout récemment à propos de la poésie de Marie de Quatrebarbes, cet empilement, au même endroit, des temps, des espaces, voire même des identités.
(* ce "en même temps" fut théorisé par André Hirt dans son livre Baudelaire – Le monde va finir, Kimé 2012.)
Une gare, un nœud (Christiane Veschambre)
Lecture de Versailles Chantiers, récemment publié par Christiane Veschambre aux éditions Isabelle Sauvage. (Le livre n’est pas paginé, je ne peux donc indiquer les numéros de page des citations)
« Je laisse affleurer. C’est un travail d’écoute. L’espace, c’est la vue. Le temps c’est l’ouïe) »
→ Bien entendu, je pense immédiatement musique. Musique et temps. Et à l’importance de l’écoute, notamment au sein, au cœur, au creux même de la lecture. Lire n’est pas tant voir qu’entendre, n’est pas tant suivre des lignes avec les yeux, mais percevoir, parfois, une voix. La musique s’écoute mieux, pour moi, yeux fermés : sommes-nous vraiment capables de faire deux choses en même temps ? Et écouter n’impose-t-il pas de mettre le regard en veille.
Le dispositif du livre Versailles Chantiers : un texte, un entrecroisement de dates, des personnages désignés toujours par leur prénom et l’initiale seulement de leur patronyme. Autour de la gare de Versailles Chantiers où l’on arrive, d’où l’on part et qui se trouve érigée petit à petit comme le point nodal où se concentrent les différents fils du récit, les destinées des personnages. Jeux de recoupements, de traverses et de rails. Il y aussi les photos de Juliette Agnel, très allusives elles-mêmes, qui viennent ponctuer les pages de ce livre très bien mis en page et en œuvre par l’éditrice Isabelle Sauvage. Et parfois, brefs éclats, des récits de rêve qui ressemblent à des poèmes. Et que l’auteur intitule Traverses.
Il y a aussi une sorte de coupe dans le temps du lieu, puisque sont évoqués les Chantiers, en fait le lieu où furent extraites à partir de 1661 les pierres du château de Versailles, mais aussi le moulin à farine qui est toujours en activité. On suit ainsi divers personnages, certains déjà bien connus des lecteurs de Christiane Veschambre, Robert et Joséphine, mais aussi André A, père de Sophie A, musicienne, avec qui Christiane V. un jour, donne une lecture. Ce qui est très puissant dans ce récit, c’est la manière dont les différentes histoires apparaissent les unes après les autres, comme séparées, non reliées et comme doucement elles convergent pour se fondre en ce lieu nodal du réseau, la gare.
Il se trouve que ce travail est lié à une résidence de l’auteur, preuve une fois encore que parfois ce cadre convenu de la résidence peut donner le jour à des expériences et à des écrits tout à fait remarquables. Lorsque l’auteur parvient à rencontrer en profondeur le lieu où il « réside » et à l’insérer, sans le dénaturer, bien au contraire, dans son propre travail.
Évoquant une lecture qu’elle fit le 12 mars 2010 de son livre Robert et Joséphine, à la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en Yvelines, avec Sophie A. qui improvise sur un piano à queue, Christiane V. écrit : « La lectrice est un lieu de passage : / entrent en elle le monde sonore / déployé par Sophie A. sur les cordes / le bois, l’ivoire du piano devenu / navire, et Robert et Joséphine dans / leur temps retrouvé. Elle est / – la lectrice – comme un hall de gare / construit pour ce qui la traverse. »
Et l’autre lectrice, celle qui lit le livre, ne se vit-elle pas alors aussi comme ce lieu de passage où se croisent, se fondent les musiques, les mots, les histoires, les livres des autres. Construite pour ce qui la traverse ?
Rédigé par Florence Trocmé le 18 décembre 2014 à 10h01 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 16 décembre 2014 à 16h56 dans photomontages | Lien permanent
Schumann, Horowitz
Je sors assez bouleversée de la rediffusion du dernier concert à Vienne d’Horowitz, en 1987 (Arte). Il y a l’admiration bien sûr, pour la prodigieuse habileté des mains, les gestes inouïs, que j’apprécie à ma très modeste place de pianiste amateur. Mais il y a aussi ce qu’il a donné à voir, à la toute fin des Scènes d’enfants de Schumann, un visage et un regard complètement absorbé et ailleurs, qui remue jusqu’au tréfonds de l’âme. Et qui me fait songer à cette autre « fin », Abbado laissant la 9ème de Mahler disparaître dans le néant, baguette repliée sur le cœur, ailleurs lui aussi. Ou bien encore à ce que j’entends dans l’interprétation de l’Oiseau prophète, de Schumann toujours, par Clara Haskil. Le voile qui se déchire sur un autre monde.
Et j’entends cette phrase d’André Hirt, dans ce qui sera sa dernière chronique sur le site Le Strass de la philosophie : « La musique est originellement en partance, portant comme un Wanderer (un voyageur) sous son bras son objet. Plus originellement encore, faire de la musique, écrire de la musique, la composer, certes, mais d’abord chanter, tambouriner, souffler dans la tige d’un végétal, parler d’une certaine manière furent et sont toujours les manières dont l’existence se joue elle-même, dont elle se représente les origines et les pertes autant que les projections, aspirations et désirs. »
→ dans ces Scènes d’enfants jouées par Horowitz, il y avait tout cela, les origines et les pertes, l’enfance et la mort, la présence et l’adieu, l’au-revoir peut-être.
→ et se souvenir de Jean-Luc Sarré : « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été ».
La musique, l’adieu (André Hirt)
« La musique n’est pas d’essence proprement humaine, elle fend plutôt l’essence de l’existence et en exprime la césure. Sa présence en nous, au sein de la différence que nous éprouvons dans notre être, et sa présence parmi nous, là où nous pouvons l’entendre, dans la nostalgie et l’espérance, nous fait pressentir sa loi, à défaut de son identité, à savoir qu’elle dit non seulement l’Adieu, mais qu’elle est l’Adieu, nécessairement. » (Sur le site remarquable, Strass de la philosophie, de Jean-Clet Martin)
Ondulatoire ou vibratoire (André Hirt)
« Cette aura de l’existence qu’il faut accorder à la musique, en son annonciation comme dans son départ, a pour présence, c’est-à-dire pour modalité de mouvement de la manifestation la teneur ondulatoire ou vibratoire de ce qu’il faut bien nommer une lumière, aussi faible et chancelante soit-elle. » (ibid)
Journaux de lecture de Pierre Vinclair
Je lis, hautement intéressée, tant la démarche recouvre nombre de mes préoccupations et questions, les « journaux de lecture » que Pierre Vinclair publie sur son site. Le plus récent, autour d’Opéradiques, de Philippe Beck. Il s’agit, en gros, d’explorer la manière de s’y prendre avec un texte qui semble à première vue incompréhensible. C’est tout une réflexion, très féconde, sur la question de l’illisibilité, des références, du traitement poétique, etc.
« Dans ces billets, dit Pierre Vinclair, j’essaie de prendre au sérieux – en espérant la déconstruire – l’objection (de sens commun ?) selon laquelle le poème contemporain n’est pas compréhensible. » (voir ici) ? Noter aussi que le premier feuilleton de cette série a porté sur Hölderlin au mirador d’Ivar Ch’Vavar.
Legato nerveux (Claude Minière)
« Il faut un long apprentissage du legato nerveux des pensées et des sensations. » (Grand Poème Prose, p. 85)
→ C’est sans doute là que tout se joue, dans ce legato des pensées et des sensations, un véritable art. Avec prééminence du sensible sur l’intellect.
Un présent
Claude Minière toujours : « L'enthousiasme, les paroles ailées, l’esprit de décision, ils s’entretiennent dans les lettres [...] L’incarnation nous fait un présent. »
→ Évidente et magnifique polysémie de cette dernière phrase, qui en devient presque vertigineuse. À chaque instant donné, le seul présent, celui qui se vit et passe instantanément. Mais quel cadeau !
Beaucoup d’élan à recueillir dans ce livre, en ces temps où la chape de plomb du négatif, de la dépression, de l’impuissance pèse de plus en plus lourd. J’aime trouver là les mots de ferveur, d’enthousiasme, de plénitude, et sous la plume de quelqu’un qui est tout sauf un naïf. Et qui sait aussi parfaitement rendre compte de la noirceur du monde et des hommes.
« Les cris assagis de l’écrit, les rites d’écriture, ce qui pousse ainsi toujours plus avant, pas à pas, pourquoi ? Pour apprendre. Pour tourner entre les doigts, en boucles accroche-cœur, en tourbillons, en vent de sable, à pleins et déliés la plénitude et ses libérations. La ferveur ! Pour savoir depuis Ève et Adam le fabuleux trajet. « (94)
Et en coda : « Je chante sans raisons apparentes [...] je réponds oui à des instants miraculeux qui font la vraie chaire inoubliable de l’existence ; j’ouis, je ouïe. [...] le plaisir bondissant d’attaquer une pensée, qui m’est venue et prometteuse, irrespectueuse… »
Avec cette note importante pour mieux comprendre le projet : « Je vous livres les informations en temps réel ». (103)
→ présent et présent ! Qui donne envie de répondre : « présent ». Au livre mais aussi à la vie.
La vie moins une minute (Marie de Quatrebarbes)
Tel est le titre du livre de Marie de Quatrebarbes récemment paru chez Lanskine. Ce livre procure à première lecture un grand sentiment, un peu paradoxal, d’étrangeté familière. Comme si se mêlaient là du langage enfantin, des propos d’adolescence, des matériaux droits sortis de l’inconscient, du rêve sans doute. Un matériau très mélangé qu’on ne peut « fixer »
Il y a comme des airs, fredonnements d’enfants, bribes de chansons ou de comptines, avec un évident travail sur la rythmique si particulière de ce répertoire-là, la comptine, la chanson enfantine. Avec aussi, comme explicité, l’arrière-fond souvent érotique de ces chansons en apparence très innocentes (comme les contes). Il y a du sauts et gambades, du patchwork, du démontage, du montage, une approche essentiellement sensible et sensuelle sans doute entée sur cette masse informe des sensations qui traversent le petit enfant et qu’il ne peut éclaircir faute de mots pour le faire. Mais ces mots souvent corrompent ces sensations, on ne le sait que trop, ils les figent, les enferment et le travail de Marie de Quatrebarbes semblerait de passer la barrière qu’ils constituent. Pour cela elle mêle les registres, recourt volontiers à l’argot le plus cru, merde, enculer, etc. Il y a un immense élan dans cette poésie, une véritable énergie, qui ramasse dans son grand balaiement tout ce qui traîne. Parce que rien n’est anodin, tout parle et fait signe. Écoutant Mozart en écrivant, je songe soudain aux lettres de ce musicien, si facétieuses et irrespectueuses de tout. On serait un peu dans cet univers-là ici. Mais pas d’angélisme non plus, c’est une poésie informée qui semble parfois charrier en douce toute la poésie : on sent passer ici ou là Rimbaud, Apollinaire, Breton, Cendrars peut-être. Il y aurait ainsi une sorte d’hybridation permanente, des greffons partout, des boutures. Une intimité avec un monde de sensations non hiérarchisées, non jugées. Acceptées, regardées, exprimées comme on exprime le jus d’un citron (et parfois ça agace les dents !). « J’exagère toujours les coups de dents / je ponds entre les lignes / m’affaire ailleurs et puis tout le temps / j’exagère souvent. » (p. 25). Le monde animal est proche aussi : « on était des animaux et on ne le savait pas » ou bien ces quelques vers formidables sur l’araignée : « les araignées tissent des rêves fantômes / il faut bien qu’elles se nourrissent / qu’on ne leur reproche pas la beauté de leur toile / l’expérience d’y être pris n’est pas regrettable / et quand elle s’y emmêle les pédales, la bête est risible. » Cette araignée fait songer soudain à une autre analogie, avec, peut-être, l’univers de Louise Bourgeois. Il y a bien ici une « conscience aigüe de ses sensations », une expérience concrète, sensitive et sensuelle, j’y reviendrai, du monde. Une véritable coagulation entre des sensations sans doute parfois débordantes et les mots convoqués non pour les dompter mais pour en jouir mieux encore, avec les ressources neuves de l’adulte. « Dans les livres en train de s’écrire, sur la paume de la main / Doudou met des chausson-lunes pour jumper l’escabeau / elle grille sa clope au milieu des fées cordeaux / et ronge son frein qui rime avec l’essence. » et de dire, haut et clair dans le même poème « j’ai fait tomber ma pudeur aux oubliettes. »
C’est une véritable voix qu’on entend ici, très singulière, in-ouïe, en fait. Avec sa rythmique très prégnante et particulière, rapide, directe, ses interjections, peuh, clac, ouste, son langage parlé et son argot, un incroyable méli-mélo fortement tenu.
Le livre se compose de trois parties : « ça caille les belettes », « looping » et « sinon violette », aux titres bien emblématiques de la manière de faire de Marie de Quatrebarbes, désinvolture et gravité, humour et tendresse.
Et comment ne pas souscrire à cette assertion : « il n’y a pas de critère autre que la musique » (34) qui atteste bien de l’importance de cette dimension. Cette poésie vient réveiller des rythmes enfouis au fond de soi, des petits lambeaux cadencés toujours agissant à notre insu. Qui pourraient bien être une part de notre impulsion à vivre.
De la peau et des ouvertures (Marie de Quatrebarbes)
Tout un programme peut-être dans ce vers de Marie de Quatrebarbes : « mon visage existe / il n’est rien que de la peau et des ouvertures ». (54). Interface sensible, porosité extrême au monde. Tout est appréhendé ainsi, par le corps, qui perçoit et laisse pénétrer. Et toujours cette impression que des temporalités différentes sont liées ensemble, constituent d’une façon presqu’hallucinatoire un nouveau corpus.
Avec cette prééminence sensuelle et sexuelle, affirmée constamment, mais presque sur le ton parfois des provocations d’adolescente, en une approche impliquée et passionnée. « le monde est sexe si j’avais su ». (p. 88) : « plus que toxique, la situation / plus que vénéneuse : intarissable / mon corps ébranlé venant à bout / petite glissante, roule ta bosse / on s’en fiche d’être décente / vis ta vie à petits bouillons [...] (p. 89).
Il y a ici une destruction subtile car très informée des codes, en une tentative passionnante de création d’un autre langage, d’une autre poésie. Oui « on s’en fiche d’être décente », on dit les choses telles qu’elles se formulent si souvent dans le for intérieur, si loin de la correction hypocrite recommandée aujourd’hui et qui masque si mal la violence des affects qui nous traversent tous.
Contre les machines à décerveler
Parlons-en des affects, avec l’intéressant livre de Philippe De Georges dont j’ai déjà rendu compte ici, Les mères douloureuses. Après avoir fait le récit détaillé de trois cas, présenté trois figures féminines très diversement (insister sur ce mot) douloureuses, l’auteur ouvre une partie plus théorique, mais toujours parfaitement accessible, sans aucun jargon et surtout va se livrer à un beau plaidoyer pour la psychanalyse, opposée ici à l’approche épidémiologique et scientifique de la psychiatrie d’inspiration contemporaine (et américaine, façon DSM, le fameux « manuel diagnostique et statistiques des troubles mentaux !). Qui n’aurait de cesse que de classer, et surtout de normaliser, de rendre apte, au mépris de l’entière, irréfragable singularité de toute personne humaine. L’auteur montre bien qu’avec ces programmes de recherche-là : « il ne s’agit plus de “surveiller et punir” mais de suspecter et contrôler sans cesse. » Et de citer ces enfants de deux ou trois ans déjà étiquetés et dûment drogués : « ce qui ne peut nous échapper, c’est la puissance de feu formidable des deux lobbies qui nous préparent cet avenir radieux : l’empire pharmaceutique apporte l’argent, l’université, la matière grise ». Et il ajoute : « disons-le aussi clairement et simplement que possible, la psychanalyse se tient à rebours de cette pensée du soupçon et de la menace » car « l’expérience accumulée par la psychanalyse comme par la diversité et la richesse infinie des existences humaines montrent que le lien causal linéaire ne convient pas pour le comportement des hommes : il y a au contraire rupture entre la cause et l’effet. Le hasard des situations concrètes bouleverse les prévisions et le choix de chaque sujet multiplie les réponses possibles." » (p. 110)
Il note aussi que « chacun de nous a une place, bien avant de naître, dans le discours qui se transmet en amont de lui et le désir de ceux qui le précèdent. C’est ce qui fait de la vie de chaque personne un condensé anthropologique. Chaque moment crucial est le croisement entre des relations qui s’établissent dans l’instant, l’ici et maintenant, et une chaîne où cheminent tous les mots qui ordonnent notre rapport à la vie et au désir. On pourrait le dire autrement : l’inconscient est transindividuel. ». Il faut donc « rejeter la tentation de cette fausse science qui se veut prédictive et ne peut que renforcer l’aliénation dont souffrent les sujets » (111)
→ et lisant ces mots, je pense à ce terrible article lu dans la Quinzaine Littéraire, (n° 1118) compte rendu, par Georges-Arthur Goldschmidt du livre de Götz Aly, Les anormaux ou l’archipel de l’euthanasie, livre d’histoire qui relate la terrible affaire de l’extermination systématique par les nazis de tous les handicapés, anormaux, malades mentaux, la destruction de ces vies « considérées comme lebensunwertes Leben (vies indignes d’ être vécues). »
Terrifiants ravage de la norme et de ce qu’à la fin de son livre Philippe De Georges appelle l’enfer des déterminations.
Et aujourd’hui, dit De Georges, « rien ne justifie d’écouter le détail du récit du patient [...] il suffit de poser un diagnostic à l’aide d’une grille statistiquement établie. »
→ grille !, oui, grille d’enfermement.
Et l’auteur de parler de ces logiciels que l’on vient de mettre au point et qui permettent au patient de s’auto-diagnostiquer ! Il apprendra ainsi à « gérer » son trouble. Et à rebours de cette tendance de fond, voilà dit-il ce qu’apportent les psychanalystes : ils « font partie de ces grains de sable qui grippent les machines à décerveler » (p. 123)
Rédigé par Florence Trocmé le 16 décembre 2014 à 16h39 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 14 décembre 2014 à 18h12 dans photomontages | Lien permanent
Arcanes et archives (Claude Minière)
J’aborde le « petit » livre de Claude Minière, Grand Poème Prose, paru chez Tarabuste. Et je ne peux cacher un certain éblouissement.
« Ce qui n’a pas été compris des arcanes le sera dans les archives » (10)
→ la prévision, la prophétie versus l’exégèse ? Le double ancrage temporel à partir du point irréel et instable du présent. Les racines et le devenir. Et la place du poète : arcanes et archives ? Vision potentiellement anticipative, prophétique et fonction mémorielle ? »
C’est là (Claude Minière)
Cette page bouleversante et magnifique. Je trouve parlant le voisinage sur ma table des livres, petits aussi par le format, de Jean-François Billeter et de Claude Minière.
« D’un seul coup, c’est là. Le ciel s’ouvre, la Terre se fend. Et tout reste stable. En place. En lieu et place de soi-même. Les allées, l’arche, les bancs. Un site sans référence, immédiat. N’avez-vous jamais dans la nature, sur le Campo Santo, au bord d’un ruisseau, murmuré c’est là. Quelque chose, tout, est là. Le murmure, intérieur et extérieur à la fois, ne veut pas dire “je suis ici” mais bien “c’est là”. C’est. Les mots les plus simples vous arrivent sur les lèvres, à travers le ventre, ils vous arrivent du fond des temps, et voici le début de l’éternité : il y a quelque chose plutôt que rien et c’est un rien à l’évidence de justice. Comme enfoncer une porte ouverte. »(17)
→ je prends conscience soudain qu’il y a différentes manières de saisir un texte au clavier ! Depuis l’ennui jusqu’au respect, presqu’au recueillement. Il m’est arrivé, tapant certains passages, de fermer les yeux, exactement comme lorsque j’écoute de la musique. Ou parfois, très rarement, lorsque je joue du piano : pouvoir fermer les yeux et ne faire qu’écouter, débarrassée des contraintes techniques.
→ et devant cet « enfoncer une porte ouverte », comment ne pas penser à cette scène saisissante relatée par Marcelin Pleynet :
« Cette porte est une porte sans porte, sans serrure et sans clef… » Immobile, frappé par je ne sais quelle évidence, je n’ai plus d’autre perception que cette totalité, cette disposition, la mienne sans doute, infinie dans tous les sens et où je suis compris sans autre identité que d’y être cette non-identité. [...] » (Le Savoir-vivre, p. 59) (voir ici)
Une rayure (Claude Minière)
« On entre par le milieu des choses : l’application à la lecture, les rayures bistre des champs, émeraude de la mer, blanches du ciel, elles font un tissu. Comme souvent des artistes hachurent une zone de la toile ou du papier et créent un espace dans l’espace. La première lettre d’une phrase est une rayure et un départ ». (18)
→ profonde attirance pour cette manière qu’a Claude Minière de tisser des liens entre des domaines différents de l’expérience et souvent d’y associer la lecture. Oui l’application à la lecture, comme un savoir-vivre (Pleynet), un et néanmoins (Jaccottet). Je pense aussi au titre du livre de Christa Wolf qui vient de paraître, toujours dans une traduction d’Alain Lance et de son épouse, Lire, écrire, vivre.
La fraiseuse (Claude Minière)
« une fraiseuse qui grignote bloc après bloc la masse obscure, vers le bout du tunnel », (21), c’est aussi cela lire, et c’est aussi cela écrire.
→ et résonnance forte de ce thème : le tunnel, le tunnelier, les passages secrets (Étretat, Amboise), les gouffres et les cavernes, les troglodytes (hommes ou oiseaux). Tout cela enté peut-être sur les souterrains du collège de l’enfance ? Cette bouche d’ombre, si mystérieuse et inquiétante….
La vallée de l’ombre de la mort
Allusion à un psaume (page 29), qui laisse deviner l’arrière-fond judéo-chrétien de la pensée de Claude Minière (je songe ici à cet autre écrivain trop rare, Bernard Collin). Et je n’oublie pas ma propre culture. Pour moi, LE psaume c’est le 23ème, et sa si prégnante Vallée de l’ombre de la mort.
En langage simple (Claude Minière)
« Quand je ressens et pense réellement, je bégaie en langage simple » (35).
→ n’est-ce pas le propre même de l’opération poétique, l’au-delà du pré-formaté, pensée ou sensation, accéder à autre chose, peut-être au c’est là, évoqué plus haut. Ces réflexes conditionnés que sont en immense part les mots mis en échec : bégaiement, vacillement, il faut ânonner.
Le présent
Et ne pas croire que Claude Minière s’abstraie du présent. Plusieurs textes sont tout à fait précis, tel celui-là sur la Bourse et la pauvreté qui se termine par ces mots : « Oh, poème, tu interroges la civilisation ». (46)
Les mères douloureuses (Philippe De Georges)
Voilà bien longtemps que je n’ai plus lu de livre de psychanalyse. Celui-ci est très abordable et émouvant et permet d’envisager un point de vue souvent peu abordé : qu’en est-il de la souffrance de certaines femmes par rapport à leur enfant. C’est un classique livre de récits de cas avec un support interprétatif discret mais qui élargit grandement le champ de sa propre réflexion et cela bien au-delà du seul contexte psychanalytique. Me frappe notamment, après toutes ces années assez loin de cet univers de l’analyse, l’attention à la personne qui se manifeste ici, à la personne et surtout à l’entière singularité de sa souffrance. Avec une remise en cause de certaines pressions sociales, par exemple celle exercée par les modèles dominants décrivant la maternité comme un bonheur parfait, la jeune mère devant systématiquement se sentir comblée, épanouie, quels que soient les sentiments inconscients qui l’agitent. Et qui dans certains cas peuvent l’entraîner très loin dans la dépression, la dévalorisation d’elle-même.
Belle anecdote dans l’introduction toute en finesse et mesure du livre : « Un collègue qui dirigeait un centre de soins pour toxicomanes, Francesco Hugo Freda, racontait un jour sa rencontre avec un jeune consultant. Celui-ci s’assied face au spécialiste auquel on l’a adressé et se présente : « Je suis toxicomane ». L’analyste répond tout à trac : « Qui te l’a dit ? » Voilà quelque chose qui déconcerte, qui prend à contre-pied l’évidence annoncée. Certes, ce jeune homme est là parce qu’il prend des drogues. Ceux qui l’ont adressé dans ce centre savent de quoi il retourne. Il est donc là, et attend sans doute que son vis-à-vis donne suite et réponde, en toute logique : « Oui, tu es toxicomane et, moi, je suis le spécialiste de la toxicomanie… » Or, ce qui lui revient alors de l’autre, c’est ce surprenant : « Qui te l’a dit ? » Quel est l’Autre qui te nomme, t’étiquette, te baptise ? Auprès de qui, pour qui, es-tu à cette place, rangé, épinglé comme un papillon chez l’entomologiste ? Dans quelle pièce de théâtre joues-tu ce rôle ?
La réponse de l’analyste – qui n’est pas un truc, une recette – rompt le jeu établi, barre la route à la répétition, à l’automatisme des places, au mécanisme du « tout est écrit ». Le sujet qui est là est convoqué, du coup, à nommer ses partenaires de jeu, à dire quel scénario le guide, quels signifiants l’agissent à son insu. » (Philippe De Georges, Mères douloureuses, Navarin / Le Champ Freudien, 2014, p. 15)
→ cette réplique inattendue fait tellement penser à celles de certains maîtres zen…
Ne pourrait-on aussi l’adresser à des poètes. « Je suis poète », « qui te l’a dit ? ». Cela pourrait fonder de riches entretiens.
Et sur la quatrième de couverture du livre, cette citation de Lacan : « le propre des impasses, c’est qu’elles sont fécondes ».
Rédigé par Florence Trocmé le 14 décembre 2014 à 18h10 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 11 décembre 2014 à 14h37 dans photomontages | Lien permanent
Des mots ensevelis qui nous choisissent
Anne Malaprade, dans une note pour Poezibao sur le Garçon cousu de Liliane Giraudon écrit :
« Cette langue ou cette « parole d’ombre », elle vient du noir et elle y retourne, elle se détache d’un présent qui fait naufrage mais ne chavire pas pour autant. Elle provient du corps, des cadavres quelquefois, pour voyager jusque sur la scène, un espace vide que ces textes habitent, hantent, envahissent, excèdent. Scène théâtrale, scène radiophonique, scène, plus blanche, que constitue aussi la page sur laquelle se découpent ces textes patchwork, morceaux de tissus et de peaux qui disent de quels fils, de quels liens, de quels nœuds est constituée la mémoire : éclats du désastre et obscurités lumineuses, ce sont des mots ensevelis qui nous choisissent alors que nous pourrions croire être (à) l’origine de notre parole. »
Lire
« Lire c’est être ailleurs, [...] c’est créer des coins d’ombre et de nuit dans une existence soumise à la transparence technocratique. » (Michel de Certeau, cité dans un article de Philippe-Jean Catinchi, dans Le Monde du 6 décembre 2014, dans une note à propos d’un livre de Michèle Petit, Lire le monde. Expériences de transmission culturelle aujourd’hui.)
Les larmes ou l’investissement (prix Nobel)
Les prix Nobel ont été remis hier. La silhouette émouvante de Patrick Modiano, le souvenir des larmes de sa femme à la fin de son discours, si prenant, l’avant-veille ; et en contraste total, la réflexion de la femme du Nobel d’économie, Jean Tirole, à qui un journaliste demande si elle est fière de son mari et qui répond qu’elle a beaucoup « investi sur son mari et que c’est un retour sur investissement ».
Et en contrepoint combien signifiant, la petite silhouette de la jeune pakistanaise Malala Yousafzaï, prix Nobel de la paix. Ainsi va notre monde.
L’oubli rend le temps ineffaçable (Jean-Jacques Viton)
Nait à la lecture de ça recommence de Jean-Jacques Viton (qui vient de paraître chez P.O.L.) tout un monde, à la fois étrange & onirique mais aussi très attachant. Ses mots ont cette vertu, peu répandue en fin de compte, de faire surgir de façon quasi hallucinatoire toutes sortes d’images composites, réminiscences de scènes -films, théâtre, cirque, rues, on ne sait-. « On s’attaque aux représentations de l’enfance » : cette phrase pourrait être une sorte de clé pour mieux comprendre de quoi il est question ici. En fait une sorte de mille-feuilles de souvenirs, de sensations et de pensées, puisant sa matière dans toutes les dimensions temporelles, de l’actualité la plus dure à l’enfance et sans doute même en-deçà dans le temps. Les poèmes, leur assemblage, semblent subsumer ces dimensions temporelles, parfois les écraser l’une sur l’autre.
Chaque poème est composé de dix vers, non comptés, mais de longueurs à peu près équivalentes. Ils sont assemblés en trois suites, ouvrant chacune par une photo de Marc-Antoine Serra, une chaise, un clavier de piano déglingué, un vieil escalier. Les souvenirs personnels de Jean-Jacques Viton, très estompés, se mêlent à des incursions dans l’histoire, avec un aspect évident, quoique discret, de critique sociale et politique : ici par exemple on devine une allusion aux naufragés de la Méditerranée et aux champs de bataille d’autrefois : « ici ou là les cadavres sont roulés en fagots d’histoire » (58)
Et « de tout ça on retient une suite de petits récits ». Petits récits certes mais sombres et très lourds de sens, surtout dans la partie médiane, intitulée « le pleur des veaux dans l’abattoir ». Il s’agit de retenir, de garder trace, de passer le témoin. Par le biais de croquis brefs de ruines, de désastres, d’images de guerre, pour ne pas oublier et « savoir que le pire s’avance toujours d’un pas différent ».
On pourrait sans doute placer toute cette recherche et tout ce livre sous cette citation que fait J.-J. Viton : « l’oubli rend le temps ineffaçable » (et Eric Houser dans sa belle note sur le livre de Jean-Jacques Viton rappelle que cette citation vient de Bernard Noël et du Livre de l’oubli : « n’oubliez pas l’oubli est ce qui rend tout le / passé latent oui tout s’efface avec le temps / mais l’oubli rend le temps ineffaçable »
Marc Dugardin et sa Table simple
Puis je pénètre dans cet univers bien différent, déjà côtoyé quelques heures auparavant pour composer l’anthologie permanente de Poezibao : le tout nouveau livre de Marc Dugardin, Table simple, paru chez Rougerie. Univers différent mais où je retrouve le retrait de la personne et la dimension politique relevés chez Jean-Jacques Viton. Ici l’expérience qui domine le livre, même lorsqu’il n’en est pas directement question, c’est le génocide du Rwanda. Marc Dugardin s’est en effet rendu à Kigali et depuis, ce thème hante son travail. Mais il trouve la juste place et la juste voix, ce qui est si problématique quand il s’agit pour un poète d’aborder un de ces grands drames historiques auxquels il n’a pas été mêlé dans sa chair. Ce que donne à lire Marc Dugardin, dans une très grande économie de moyens, ce serait au fond la trace de l’effroi dans une conscience et en cela tout lecteur est intimement concerné. « Il y a peut-être une langue pour ce que j’écris là » dit-il en osant se mettre dans cette situation quasi intenable et qui se montre si peu sûre d’elle. Car se taire est impossible et dire est impossible. On n’a pas le droit de, on n’est pas à la place pour… mais en même temps on ne peut déserter cette place-là qu’on a parce qu’on s’est approché de très près. Il s’agit, eu égard aux victimes, de « ne pas couvrir leur silence de paroles d’imposture. » (60).
Après la séquence d’ouverture consacré à ce thème, de belles variations, au sens musical, sur le mot-thème amadou.
Certains poèmes de ce livre sont très brefs, allusifs, font songer à l’univers du haïku. Partout des renvois aux souvenirs si prégnants et fondateurs de l’enfance.
Puis le thème Kigali revient, repasse et Marc Dugardin cite cela, terrible : « un génocide n’est jamais parfait ». (en fait une citation de Scholastique Mukasonga).
En définitive ce qu’on lit ici, au travers de poèmes fragiles, comme hésitants, jamais sûrs de leur légitimité à être, c’est l’expression d’une conscience trois fois douloureuse. Trois fois parce que impliquée dans l’horreur du monde approchée de très près lors de ce voyage à Kigali ; parce que conscience critique impitoyable envers elle-même, taraudée par sa propre détresse mais refusant absolument de l’associer à la détresse du monde ; et parce que conscience déchirée entre le silence et la parole. Mais qui au retour de Kigali atteste de la force d’un « malgré tout » : « y entendre ce qui reste possible d’humain, malgré tout, malgré tout, fut-ce seulement dans le fait de faire porter par une langue humaine la charge de ce qui semble à ce point inhumain » (60)
Il faut noter enfin que la poésie de Marc Dugardin est nourrie de celles de Paul Celan, Alejandra Pizarnik et János Pilinszky qui l’aident à trouver son chemin, dans une très grande économie de mots et de moyens, seule capable de conjurer tout pathos.
Ce que permet le roman
Plusieurs conversations avec Jean-Paul Louis-Lambert, en ce moment, autour de Modiano. Il rédige en effet un véritable feuilleton, très documenté, sur l’œuvre de Modiano, pour le site Brasilazur.
Dans un mail, il m’écrit :
« Ces romans "sur" l'occupation et la collaboration permettent de faire sentir au lecteur ce qu'on peut comprendre intellectuellement dans les essais historiques, mais qu'on a du mal à ressentir tant il faut assimiler les extraordinaires contradictions dues à l'époque »
Lisant ces mots, je pense au livre que je suis en train de lire, Terminus Allemagne, d’Ursula Krechel : l’histoire d’un homme juif qui a quitté l’Allemagne en 1933 ou 34 pour se réfugier à Cuba, sans sa femme, sans ses enfants, qui revient en 1948 en Allemagne, qui retrouve sa femme, qui tente de renouer avec ses enfants qui ont été accueillis/recueillis en Angleterre… toute la complexité du tissu social, un beau portrait de Philipp Auerbach, la peinture des villes dévastées et les conditions de logement et relogement, etc.
Le roman d’U. Krechel, qui a reçu le Prix du livre allemand en 2012, fait prendre conscience à quel point on est naïf de penser que ces victimes-là, les Juifs qui purent s’exiler à temps, furent accueillis à leur retour à bras ouvert. On voit comment la société est restée très profondément nazie en réalité et comment les ex-nazis tentent de se reconvertir. C’est terrible.
Pas si loin de ce que dépeint Modiano.
Et si près de la lecture, en allemand, des Journaux* de Victor Klemperer, qui lui est dans la nasse ou presque, en 33 et 34 et qui décrit la destruction de la langue et des valeurs par la propagande nazie. Oui, c'est terrible.
*ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten: Tagebücher
Rédigé par Florence Trocmé le 11 décembre 2014 à 14h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 02 décembre 2014 à 11h03 dans photomontages | Lien permanent
Gift ?
En allemand, poison, en anglais cadeau. En français, ne parle-t-on pas de cadeau empoisonné ?
Savoir vivre (Marcelin Pleynet)
Très belle conclusion du livre Le Savoir-vivre de Marcelin Pleynet :
« Et je m’y retrouve, ce dimanche matin, dans la grande allée, dans l’air qui enveloppe la ville… C’est un sentiment qui passe tous les sentiments… De bonnes solitudes dans les yeux et le noir fumé des troncs d’arbres sur lesquels se détachent et tranchent les groupes de marbre et leurs allégories vivantes, posées, çà et là, sur le quadrilatère lumineux des pelouses… Sous le ciel étendu, l’évocation pétrifiée et toujours vivante des saisons, des légendes, des dieux, des déesses, des rivières et des fleuves… le temps, la présence, le cœur profond, l’expérience, l’espace unique et toujours recommencé d’un “départ dans l’affection et le bruit neufs ! ”… et je sais aussi, comme jamais, que cette invite, cette musique savante… Giorgione, Titien… Picasso, Manet, L’autoportrait à la palette… ce monde-là, ces esprits libres… avec qui vivre et rire, se taire et bavarder… je les vois venir et revenir lentement… et je sais maintenant que cette jouissance-là, en perspective, elle fait œuvre… et encore que cette voluptueuse ouverture, ce savoir-vivre partagé, ces sciences de la vie en certitude, en stimulation, ne sont ni de tout repos, ni sans danger… mais qu’est-ce que ça change ! »
(Marcelin Pleynet, Le Savoir-vivre, Gallimard, 2006, p. 164)
→ ce commerce essentiel, vital, qui sustente versus l’autre commerce, celui notamment des dites « industries culturelles ».
Régime de lectures
Je reprends le livre de Christian Prigent, La langue et ses monstres. Chapitre consacré à Cummings, « Le Poids de la langue, Lyrisme / formalisme ». Et de nouveau cette idée, relevée dans le premier chapitre du livre, consacré à Gertrude Stein, de quelque chose qui entrave le « tempo de lecture traditionnel ».
« L’œuvre de Cummings trace une expérience radicale de l’individualité et de la liberté. Dans ses poèmes, un sujet s’affirme, irréductible à la pression sociale et pensant le travail de langue comme résistance à l’“immonde” et “multiplicateur d’entités unes et inconfondables”. » (44). Dans l’œuvre de Cummings, dit Prigent, il s’agit de « prendre le corps de la langue pour lui faire la peau et montrer son écorché. » (46)
→ cette formule, pour le moins percutante, pourrait résumer à elle seule toute une part du mouvement contemporain de la poésie ou même de la littérature dans sa part la plus exigeante et audacieuse.
C’est ainsi que le poète va « anamorphoser la lecture frontale ». (47). Opérant un « coup de force contre la grille grammaticale » et organisant une « sorte de connexion désarticulée. »
Il en vient ensuite à la question qui me préoccupe en ce moment, question déjà mise en évidence donc dans le chapitre sur Gertrude Stein, celle du « régime » de lecture, comme on dit régime d’un moteur. La lecture vue en termes de dynamique, voire même de mécanique des fluides. À propos de Cummings, Prigent attire l’attention sur le « mélange de vitesse désinvolte et d’épaisseur ankylosée qui caractérise le tempo [des] poèmes. ». Il y a là une « violente hétérogénéité à l’habituel ectoplasme fluide dit “poésie” » (48). Ces poèmes « forçant la lecture, dénaturalisée, à une épreuve (une autre vitesse de déroulement) qui lui fait toucher au poids de la langue, sortie du sac de peau mort qui l’annulait en discours ou en pure jactance lyrique. »
Avec cette définition possible de la poésie comme « traversée matérielle des langues ». (48). La lecture se trouve « lestée et ralentie » et ce qu’elle met en évidence c’est le « poids négatif d’un réel qui résiste à la résolution amincie et alanguie des “phrases” et du “phrasé” poétiques. » (49)
Et sur cette question du régime de la lecture, je relève dans une note d’Antoine Emaz ces mots, à propos des poèmes de Crâniennes d’Emmanuel Laugier
« Laugier alterne le vers libre court, staccato, et une prose liée quasiment non ponctuée : cela produit une alternance entre une vitesse (qui reste l’allure dominante) et des plages plus lentes avec cette phrase en volutes et méandres jusqu’à une chute souvent détachée, sèche » (Antoine Emaz, note pour Poezibao
→ la lecture critique doit donc se rendre toujours plus attentive à ces questions, qui seraient peut-être le lien le plus probant entre la musique et la littérature, question de rythmes, de tempo. Ce qui emballe, entraîne, accélère et ce qui freine, bloque, détourne.
→ elle doit se rendre attentive à la matérialité de la langue, de ce qui est assemblé, composé là et à l’effet de ces choix sur la lecture.
Jean-François Billeter
Un beau portrait dans « Le Monde des Livres ». Un auteur que je juge important, qui m’accompagne, avec ses tout petits livres, si faciles à porter sur soi, livres pour une poche près du cœur. Il écrit d’ailleurs cela à propos de la collection dans laquelle il édite ses livres chez Allia : « Écrire toujours dans la même collection est une manière de contrainte formelle, c’est un peu comme composer des sonnets. » (Le Monde des livres, 28 novembre 2014). Je relève aussi cette très belle formule : « nous avons assez bu de cette mélancolie critique ».
→ ce désir de toujours, que je retrouve en fait dans la grande citation de Pleynet, un peu plus haut, de célébrer plutôt que de dénigrer. Sortir de la mélancolie critique, par la fréquentation intense de la création artistique de tous les temps. Matisse, Bach, Schubert, Bruckner… chez qui la mélancolie n’est pas absente mais surmontée ou plus exactement intimement englobée dans un élan vital toujours recommencé. À opposer à la terrible stase dépressive ou mélancolique.
Rédigé par Florence Trocmé le 02 décembre 2014 à 10h59 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent