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Rédigé par Florence Trocmé le 29 janvier 2015 à 11h47 dans photomontages | Lien permanent
L’apprenti sorcier (Philippe Jaffeux)
[Je continue à explorer l’entretien entre Philippe Jaffeux et Emmanuèle Jawad] Passionnante lucidité sur le processus créatif : « L’Apprenti Sorcier me semble être la seule histoire qui pourrait illustrer une partie de mon activité. Je jette souvent des mots en l’air sans savoir où ils vont retomber. Lorsque l’enchantement opère, ces vocables s’entrechoquent et ils deviennent incontrôlables. Mon écriture alors s’emballe d’autant plus qu’elle est électrisée et toujours accompagnée par de la musique, le plus souvent, frénétique… parce que tout est question de rythme et de rien d’autre, à mon avis. Je suis ensuite entraîné par mon intuition, par mes pulsions et peut-être par une forme d’autosuggestion qui se combine à un déluge de corrections irrépressibles ; mes divagations, digressions, improvisations prennent dès lors toute leur envergure. Lorsque je n’ai plus aucun ascendant sur moi-même ni sur le monde, il me semble que j’écris enfin pour m’attacher à mes peurs et pour leur donner un sens. »
Modalités de l’écriture (Philippe Jaffeux)
Je relève aussi ces mots qui pourront être précieux pour un futur entretien sur écriture et mouvement et par amitié aussi pour Philippe, pour garder trace de cela, ici : « J’écris peut-être tout cela grâce à mes déficiences neurologiques, qui ne me permettent plus d’écrire à la main depuis quinze ans, ni avec un clavier depuis deux ans. Dans le même ordre d’idée, ce sont d’abord mes longues et indispensables séances de verticalisation dans mon fauteuil électrique qui m’ont permis d’écrire (avec un dictaphone et un logiciel de reconnaissance vocale) mes deux séries de 1820 courants. En ce sens, la maladie a certainement été utile à mon travail d’écriture. »
Une expérience de lecture
À la question sur sa méthode de lecture posée tout récemment dans ce flotoir, Philippe Jaffeux me répond :
« Lorsque j'ai écrit la phrase que vous citez, j'ai essentiellement pensé à Proust dont j'ai lu toute l'œuvre en un temps record, en me nourrissant et en dormant très peu. J'étais alors complètement sous l'effet d'une suggestion comme pour Céline d'ailleurs. […] Mes séances de lectures, à l'époque, ressemblaient à de véritables performances qui me procuraient un immense plaisir ; j'essayais toujours de lire de plus en plus de pages par jour. C'est à ce moment que j'ai commencé à éprouver une admiration démesurée pour les écrivains que je lisais. […] si j'ai commencé à écrire c'est parce que j'ai arrêté de lire ou l'inverse. J'ai l'impression que j'ai converti l'énergie que je dépensais en lisant dans mon travail d'écriture. L'alphabet de l'écriture s'est substitué à celui de la lecture. Quoiqu'il en soit, il y a certainement eu une forme de transmutation d'énergie d'autant que j'écris dans un contexte qui est tout à fait comparable à celui dans lequel je me trouvais lorsque je lisais ; limites de temps, performance, concentration voire tension, mise à l'épreuve de mon corps, solitude absolue...et avec de la musique. »
Le poème de circonstance
Même si l’émotion (ou plus largement une expérience de nature très concrète, physique même), est à l’origine du poème, elle ne doit pas rester seule. Ce n’est tout au plus qu’un germe à nourrir et faire grandir avec tout autre chose, cet « autre chose » pouvant peut-être, pour simplifier, être nommé culture au sens le plus large et le plus diversifié du mot.
Le poème de circonstance est un poème qui le plus souvent ne repose que sur l’émotion immédiate, brute, non médiatisée par l’art poétique et son arrière-pays. C’est pourquoi il est généralement si peu intéressant, si soluble dans le temps.
Le moment et le poème (Jean-François Billeter)
Eu envie de revenir à Billeter, toujours à portée de main. Ici Trois Essais sur la traduction. Et je lis d’emblée ces mots qui me renvoient à mes réflexions sur le poème de circonstance.
« La poésie chinoise classique, écrit-il, n’exprime pas d’inconsistantes rêveries, comme on l’a souvent cru, mais des moments ou des évènements dont le poète a fait l’expérience et qu’il a su rendre indéfiniment accessibles dans leur fraîcheur première. Il y est parvenu en reproduisant leur complexité par les moyens du langage. Un évènement qui frappe a l’air simple sur le moment, mais il frappe parce qu’il est complexe en réalité – parce qu’il est une sorte d’accéléré dans lequel s’unissent ou s’articulent, en un instant ou en une succession rapide d’instants, un nombre inattendu d’éléments du réel. L’art du poète est de ressaisir cet évènement t de faire ressurgir en nous le réel. » (Jean-François Billeter, Trois leçons sur la traduction, Allia, 2014, p. 13)
→ et lisant ces propos et d’autres dans ce livre, je pense avec insistance à la poésie d’Antoine Emaz.
Rumination, poésie (J.-F. Billeter)
Étonnants échos aussi avec ce que je notais hier sur la rumination du texte : « Nous concevons la lecture comme un exercice obéissant à un temps linéaire. Tout nous y porte : notre écriture, la syntaxe de nos langues, la notion même de discours, mais aussi les genres et les formes prosodiques que notre tradition a privilégiées. La “savouration” chinoise est plutôt soumis à un temps circulaire : elle demande que l’on s’arrête au poème, qu’on y revienne et s’y arrête à nouveau pour en approfondir peu à peu la compréhension, pour l’enrichir d’un part toujours plus grande de l’expérience enfouie dans notre mémoire. Le poème est une sorte d’agencement nucléaire destiné à être développé par une savouration récurrente. La puissance de ce noyau se mesure aux effets qu’il déploie à la longue. Dans l’esprit d’un amateur qui a pris le temps de le goûter profondément, ces effets peuvent finir par prendre l’ampleur d’une symphonie. « (ibid. p. 25 et 26)
→ la référence musicale me touche évidemment. Je pensais précisément qu’il peut en aller de certains poèmes comme de certaines œuvres musicales, que nous pouvons les pratiquer comme nous pratiquons la musique, en les reprenant « en boucle ». Les voyant toujours développer quelque chose d’autre en nous, selon les heures, les jours… Oui la puissance de l’œuvre se mesure aux effets qu’elle déploie en nous.
→ noter aussi que c’est une affaire de rapport entre deux entités, l’œuvre et le lecteur ou l’auditeur. J’en veux pour preuve, fragile, la façon différente que nous pouvons avoir d’aborder les œuvres au fil du temps. Pourquoi certaines œuvres nous sont essentielles à certains moments de notre vie, l’adolescence, la jeunesse par exemple et ne sont plus d’aussi longue portée plus tard, pour nous ? C’est très mystérieux. Il y a bien sûr l’enrichissement constant de notre expérience de lecteur ou d’auditeur qui nous rend plus sensible à la grandeur réelle de l’œuvre. Nous pouvons avoir aimé des œuvres qui nous stimulaient alors que nous étions tout jeunes, mais qui ultérieurement nous semblent superficielles. D’autres n’ont pu trouver où aller se loger, se ficher en nous à cette époque-là, qui plus tard vont se révéler cruciales. Peut-être que le noyau nucléaire est resté logé quelque part dans le for intérieur et qu’il a continué d’irradier à notre insu. C’est pourquoi je me suis toujours spontanément élevée contre cette remarque imbécile entendue dans ma jeunesse, à savoir qu’il ne fallait pas lire Stendhal, Balzac ou Proust à 13, 14, 15 ans …. car on n’était pas capable de les apprécier à leur juste valeur.
→ Jean-François Billeter précise qu’il emprunte le néologisme savouration à François Jullien, qui, dit-il, « le propose dans Le plaisir du texte : l’expérience chinoise de la saveur littéraire, in Extrême-Orient Extrême Occident 1, Université de Paris VIII, 1982. »
Bruit et son
Il faut approfondir cette question, qui me semble importante, de leur différence. Allons aux dictionnaires !
*Bruit :
TLFI : Ensemble de sons, d'intensité variable, dépourvus d'harmonie, résultant de vibrations irrégulières.
Littré : mélange confus de sons
Académie, 9ème édition, Déverbal de bruire, d'après brugitum, participe passé de *brugere
Son ou ensemble de sons qui se produisent en dehors de toute harmonie régulière.
Et dans le Larousse :
Vibration des particules d'un milieu présentant un caractère erratique, statistiquement aléatoire. (À la différence des sons musicaux, les bruits peuvent être considérés comme résultant de la superposition de nombreuses vibrations à des fréquences diverses, non harmoniques les unes des autres.)
*Son :
Le TLFI distingue le point de vue subjectif, à propos duquel il écrit :
Sensation auditive produite sur l'organe de l'ouïe par la vibration périodique ou quasi-périodique d'une onde matérielle propagée dans un milieu élastique, en particulier dans l'air; p. méton., cette onde matérielle; ce qui frappe l'ouïe, avec un caractère plus ou moins tonal ou musical, par opposition à un bruit.
et le point de vue objectif
Mouvement vibratoire, périodique ou quasi-périodique, simple ou composé, de fréquence fondamentale et de timbre déterminé, consistant en une perturbation dans la pression, la contrainte, le déplacement ou la vitesse des ondes matérielles qui se propagent ensemble ou isolément dans un milieu élastique, et capable de provoquer une sensation auditive.
Distinction faite aussi par le Larousse
Sensation auditive engendrée par une onde acoustique.
Toute vibration acoustique considérée du point de vue des sensations auditives ainsi créées.
Je vais m’en tenir là. Son me semble une unité plus élémentaire et bruit un mélange de sons, dont est souligné en général le caractère aléatoire et souvent déplaisant.
André Hirt dans son bel article de « Strass de la philosophie » le dit bien « un son s’isole, il possède la qualité de s’individuer tout comme il produit notre individuation. Il dit aussi qu’il « possède la qualité très singulière de précéder l’évènement qu’il annonce »
→ je m’interroge sur cette seconde assertion. Dans une explosion, par exemple, il me semble que le son et l’évènement sont strictement concomitants ? Mais aussi qu’on entend des bruits de pas avant de voir apparaître la personne qui vient.
Écoute et attention (A. Hirt)
« La conscience possède la faculté de tendre l’oreille et de tisser avec le bruit, comme autant de fils, toute une partition lorsqu’elle lie, dans un moment de vigilance les sons que l’environnement propose. Au fond, toute conscience est déjà musicienne et elle ne peut l’être que par là. Davantage : elle est dialectique en ce que d’une part elle élève le bruit au son, mais surtout, d’autre part, parce qu’elle construit par différenciations l’unité de la présence du monde et au monde. » (source)
→ cela implique que l’écoute soit liée à cette autre faculté essentielle et qui aujourd’hui semble remisée comme accessoire et surtout déboussolée par des excitations qui excèdent sa capacité : l’attention. Attention et écoute seraient parfois quasi synonymes. Celui qui n’entend plus bien souffre à la fois d’un déficit physiologique mais très vite aussi d’un déficit de l’attention. Peut-être parce qu’il se lasse de solliciter à l’excès celle-ci pour compenser le trouble auditif ? Nombre de malentendants se replient sur eux-mêmes, ne font plus attention.
→ sur le thème musique et attention, cela aussi. Les moyens techniques de reproduction, qui se sont développés d’une façon fulgurante depuis le milieu du siècle dernier, nous mâchent tellement la besogne que nous avons trop souvent tendance à « consommer » la musique, comme un bruit de fond. Autrefois, qui voulait entendre de la musique, devait la produire en la jouant ou trouver des musiciens pour l’interpréter. Aujourd’hui, tous nos appareils, y compris les plus petits et transportables la mettent à disposition permanente et immédiate. Serions-nous trop gâtés ?
Sons et spectres
Et en bel écho à mes questions d’hier sur le mot spectre, ces remarques d’André Hirt, dans une de ses formulations dont il a le secret où se mêlent la réflexion philosophique la plus fondée et un je ne sais quoi d’infiniment sensible, presque romantique, quasi toujours en référence à la musique et qui me bouleverse : « d’un côté on reconnaît dans le son la présence d’un langage et de l’autre on ne sait comment le traduire. Il en va ainsi des spectres et des fantômes : on les reconnaît, on les devine, on les sent, mais la perception elle-même ne capte en définitive que des fumées et des ondes évanescentes et inconsistantes. C’est ainsi que passe la musique. »
Une chaîne sonore (André Hirt)
Cette formule, un peu technique : « La chaîne signifiante de ce qu’on appelle un sujet est préalablement une chaîne sonore » et A. Hirt enfonce le clou : « De toute évidence, la dimension proprement scopique n’est pas celle de l’origine » et avant même de lire la suite, je sais qu’il va être question de ce que l’enfant entend dans le ventre de sa mère, mis en évidence depuis des années et notamment par les travaux du Pr Tomatis qui a pu soigner le bégaiement chez certains en leur faisant entendre, à nouveau, une équivalence aussi proche que possible de ce qu’ils entendaient dans le ventre de leur mère…. « le fœtus et encore le petit nourrisson entendent. Ils sont une oreille, une plaque vibrante, un ébranlement, une secousse, un bercement » (A. Hirt). Tous ces termes essentiels à qui tente de comprendre l’indéniable et si profond effet de la musique sur soi ! Oui, « le petit d’homme est un instrument de musique qui est joué avant de savoir jouer ».
Une seconde fois, je suspends ma lecture de cette chronique car je vois apparaître d’autres thèmes essentiels auxquels je veux réserver une attention aigüe. Mais je reprends cette anecdote déjà évoquée dans le flotoir : mon enfant, tout bébé, auprès de moi au piano et soudain alors que je change de « morceau », dans le petit transat une agitation joyeuse, un changement très manifeste... Je réalise alors que le morceau que je viens de reprendre est une pièce que j’ai travaillée alors que je l’attendais ! Il ne fait aucun doute que le bébé a reconnu cette musique.
Rédigé par Florence Trocmé le 29 janvier 2015 à 11h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 26 janvier 2015 à 14h32 dans photomontages | Lien permanent
Penser par soi-même
Que cela est difficile, comme il est difficile d’arriver à penser un peu par soi-même, noyés que nous sommes dans un flot d’avis contradictoires, eux-mêmes se contredisant intrinsèquement la plupart du temps. Autrefois, on employait ce mot d’examen de conscience qui maintenant n’est pas beaucoup plus utilisable que le mot âme. Mais pourtant il s’agit bien de cela parfois, examiner ce que, en conscience, là où nous sommes, avec notre éducation, notre inscription dans un temps, un lieu, un contexte social précis, nous produisons, qui souvent n’est pas de la pensée, mais peut-être être examiné soigneusement pour devenir un germe de pensée, un « grain de pollen ». Pauvre, connue comme pauvre, limitée mais présente.
Les certitudes, sans doute pires que tout. Et la bonne conscience, aussi, un péril permanent. Mais il ne faut pas verser pour autant dans le doute de soi qui paralyse.
Dans ce difficile et parfois douloureux travail de construction, il me semble que la littérature est une aide puissante, elle qui sait tout envisager, tout décrire, tout dire, du plus magnifiquement humain jusqu’au plus profondément abject. Nous montrer l’ampleur du monde, sa complexité inouïe, aussi qui nous rendent bien démunis.
Et précisément, mon chemin croise celui de cette citation d’Alberto Manguel, donnée dans la brochure trimestrielle du Musée d’Art et histoire du judaïsme et qui sonne particulièrement en ces jours : « le véritable pays d’un lecteur est en fait, celui des écrivains dont il lit les livres ».
Elfriede Jelinek encore
dont je cherche, sans en trouver la possibilité, à réécouter les entretiens avec Christine Lecerf donnés en 2007 sur France Culture. Les « 1000 jours » pendant lesquels la réécoute en ligne est possible, sont malheureusement écoulés. Peut-être une future « Nuit de France Culture » ?
Entretiens dont je retrouve, ici, cet extrait :
Christine Lecerf : Walser n'est pas seul, il appartient pour vous à une famille. C'est ce que vous décrivez dans ce recueil consacré à vos affinités littéraires, vous placez Walser aux côtés de Celan, Trakl, Hölderlin ou Sylvia Plath. Tous ces écrivains ont en commun, dites-vous, de ne pas être sûrs d'eux-mêmes et surtout de ne pas être chez eux.
Elfriede Jelinek :"Wer ist denn schon bei sich, wer ist denn schon zuhause". Ces vers sont extraits d’un poème d’Elfriede Gerstl. Qu’est-ce qu’être soi-même ? Les écrivains qui crient constamment au « je » en se désignant eux-mêmes ne m’intéressent pas. Seuls m’intéressent ceux qui connaissent la vulnérabilité du moi. Ceux qui disent « je » mais désignent autre chose qui n’est ni leur ça ni même leur sur-moi mais tout ce qui les traverse en écrivant, et je veux me compter parmi eux. Ce sont des écrivains de l’écriture chiffrée. Des écrivains qui, lorsqu’ils écrivent, cessent d’être vraiment eux-mêmes.
Une route, quelque part (Ludovic Degroote)
Très beau texte de Ludovic Degroote, ancien, repris chez un nouvel éditeur, Le Phare du Couseix. Une route, entre Llanover et Blaenavon, au Pays de Galles. Texte qui a pour fonction et effet de dé-payser, tant par sa structure, sa manière de procéder à la fois déterminée -il y a un but, on est sur une route- et rêveuse, que par tout le contexte évoqué où les noms propres, si étranges parfois, jouent pleinement leur rôle (Craig yr Allt, Dan-y-graig, Castell Fferwynt). La route traverse une lande et le texte semble s’engendrer lui-même, non pas au hasard mais selon une logique particulière, peut-être inspirée par les taillis, par les talus « érodés, ravinés, qui ont défait la terre de leurs souches », mettant « à nu la lente idée de l’érosion qui lutte pour aider à mourir celles des choses qui ne sont pas encore émerveillées ». Car « la lande ne vit pas, elle est ; peut-être pour cela qu’elle offre cette impression de ne pouvoir qu’être traversée ». Certains textes, petits par le volume, ouvrent de grands espaces intérieurs et donnent le sentiment de traverser des paysages presqu’archétypaux.
Le son (André Hirt)
Superbe chronique d’André Hirt sur le site « le Strass de la philosophie », site que son créateur, Jean-Clet Martin a heureusement renoncé à fermer.
C’est une méditation sur le son que donne cette fois André Hirt, dans sa « Chronique du 16 ».
Je relève par exemple : « Sera philosophe celui qui se crèvera en pensée le tympan de la finitude, cette mince pellicule ou ce film de chair, pour écouter et recomposer la texture infinie du réel. On ajoutera que la pensée est à la condition du sonore, celle de l’aptitude à capter l’émergence, depuis la noise du fin fond de l’univers, de l’origine de la manifestation. Ne pas pouvoir (vouloir ?) penser, c’est en effet avoir l’oreille bouchée. »
Mais aussi cela, terrible, prémonitoire : « Le Moderne a inventé le bruit. Le Moderne : lumière et bruit ; autant dire nuit et vacarme. Cette nuit dans laquelle il s’enfonce comme le train de l’Histoire qui a perdu son conducteur rejoint, dans l’indifférence, la noise primitive de la matière bouillonnante du cosmos, par quoi l’Histoire retourne à la nature ».
Tout ce que nous n’entendons pas (André Hirt)
Cela encore : « Toutefois, il y a tout ce que nous n’entendons pas, que les animaux et sans doute les plantes entendent. Il y a aussi, on doit nécessairement le supposer, ces sons qui nous sont adressés, qui nous traversent et que le spectre, finalement minime, de notre capacité auditive, n’est pas en mesure d’inclure. De cette réalité négative, que la science peut mettre en évidence, il faut nous faire une raison. »
→ ce que l’on nomme si curieusement, le spectre, le spectre sonore, le spectre des couleurs, avec ces infra et ces ultra que nous n’entendons pas, que nous ne voyons pas.
L’autre jour, très prosaïquement, lors d’un court et banal traitement par ultra-sons d’une douleur dans le bras, je m’interrogeais sur le chemin de ces ultra-sons. Ils génèrent des vibrations m’expliquait le kiné, qui vont atteindre les tissus et « décoller » ce qui est figé par l’inflammation.
En termes plus précis, cette explication : « Les vibrations provoquent dans les tissus des compressions alternées à des expansions selon une périodicité correspondant à leur fréquence, ce qui cause des variations de pression. Cet effet mécanique provoque de véritables micro-massages qui peuvent aboutir à une dilacération des fibres du tissu conjonctif. Cet effet est appelé, effet fibrolytique ou sclérolytique, mis à profit dans le traitement des adhérences et des cicatrices. »
Le son soigne, évidence pour moi depuis toujours !
Spectre
Mais pourquoi le double sens de ce mot spectre, à la fois apparition fantastique, fantomatique et image des sept couleurs de l’arc-en-ciel ou graphique donnant la représentation d’une grandeur physique. Cette rêverie si souvent sur les franges du spectre : oui, comme le dit André Hirt, ce que nous n’entendons pas, ces fréquences qui sont écrasées dans les programmes de compression de la musique (mp3), aujourd’hui et qui en appauvrissent tant la perception, que les ORL pensent que cela peut induire à la longue une forme de surdité ! Les explications du Trésor de la langue française n’éclaircissent pas totalement le double emploi de spectre : « Empr. au lat. spectrum, dér. de specere, spicere « voir, regarder », utilisé comme équivalent du gr. « idole » dans la philos. épicurienne pour désigner, au plur., des simulacres, émanations d'objets physiques donnant lieu à des images mentales ou des apparitions. Au sens B pour traduire le terme spectrum empl. par Newton. »
Le sens B aurait-il à voir avec la partie non percevable par l’homme, ces franges du spectre, les infrarouges, les ultrasons, l’ultraviolet, etc. ? Ces rayons qui parfois révèlent l’invisible ? Une radiographie comme un spectre ?
Une demande autant qu’une adresse (André Hirt)
« Et encore, puisqu’il n’y a de son qu’à la mesure de l’attention qui le recueille, il faudrait considérer que cette dernière n’est jamais suffisamment fine, que ce qu’elle surprend parce qu’elle est de fait surprise possède une ressource ou une réserve d’audibilité qu’il convient de prendre en compte. Dans un son réside une demande autant qu’une adresse. »
→ toute la question, cruciale, centrale de l’écoute. Et celle de l’éducation de l’oreille. Cette invalidité, le mot n’est pas trop fort, souvent ressentie de n’avoir pas reçu cette éducation, enfant, de ne pas avoir la musique pour langue maternelle, comme les musiciens professionnels. Cette idée toutefois, pour ne pas désespérer, que quelque chose est perfectible, que l’oreille peut s’éduquer même tardivement. Il y a une « réserve d’audibilité », dit A. Hirt. L’oreille peut apprendre à discriminer plus finement, par exemple en s’exerçant à définir des intervalles entre deux notes ou à développer une capacité d’entendre la polyphonie ou l’harmonie et pas seulement la mélodie dominante, celle que l’on tendrait à chanter. Le son musical est incroyablement profond, en lui-même puisque l’on sait qu’il est composite, riche de multiples harmoniques (que l’on peut aussi apprendre à percevoir) et dans le contexte d’une œuvre, où il n’est qu’une minuscule entité, comme nous-mêmes, incluse dans une masse considérable.
André Hirt fait ensuite l’indispensable distinction entre un bruit et un son, distinction difficile mais qu’il faudrait méditer longuement. Il dit que contrairement au bruit, le son est un « évènement », déjà venu, non encore incorporé à la conscience, quelque chose qui devient et qui peut « se faire langage » s’il est accepté par la conscience.
Je suis traversée périodiquement en lisant ce texte pas cette question, formulée ici dans le langage trivial quotidien « c’est quoi, ce bruit ? » et je réalise qu’il serait plus juste sans doute de dire « c’est quoi, ce son ? ». Renvoi à notre part animale, au cerveau dit reptilien, question où perce la peur bien souvent ? Car suscitée par un son inhabituel, non identifié. André Hirt cite au demeurant, au tout début de son texte, Nietzsche qui « faisait de l’imminence du danger l’origine de la conscience. »
→ je reviendrai sûrement à ce texte d’André Hirt qui est tellement dense et porteur pour moi que je ne puis l’assimiler en une seule fois !
Un Tombeau de Georges Perec (Laurent Grison)
Dans la belle petite collection d’Yves Perrine, La Porte, collection discrète mais donnant souvent des textes de qualité, ce livre Le Tombeau de Georges Perec de Laurent Grison. Cinq parties, des poèmes, brefs, où l’on devine des allusions à toute l’œuvre de Perec, dans ses divers aspects, mais sans doute principalement autour du thème de la disparition. N’est-on pas dans cet exercice bien particulier que l’on nomme un Tombeau, telle la pièce de Ravel, par exemple, Le Tombeau de Couperin. (dont le titre si souvent se mêle en moi avec cette autre titre magnifique de Ravel, et la musique l’est tout autant, Pavane pour une infante défunte).
Dans le livre de Laurent Grison, je retiens notamment ce quatrain, à la toute fin : « le noir est parole / dans la boutique obscure / le recollement des ombres / est un travail de voyant »
Un Tombeau c’est un peu un recollement des ombres, des spectres, des réminiscences, une collecte des traces, des empreintes pour permettre peut-être cela (je cite le dernier vers du livre) : « ls choss rprndront vi ». Le travail de Perec, le travail des écrivains : un travail de voyant.
Nuit Tombée (Christian Bernard)
Autre toute petite collection, distillant de beaux textes, celle de walden n press. Je lis Nuit tombée de Christian Bernard, 2012) : « qui se souvient des constellations de lucioles » et j’entends résonner les considérations de Georges Didi-Huberman sur ce thème, en lien, si mes souvenirs ne me trahissent pas, avec Pasolini.
Je lis aussi : « [...] Tout miroite / à nos alouettes Comment faire pour surnager au lieu / de couler net dans le cours continuel des choses »
La plupart des poèmes sont des sonnets, il y a beaucoup de jeux autour des mots, bienvenus la plupart du temps mais donnant aussi parfois le sentiment d’une virtuosité un peu creuse, qui pourrait être induite par la forme contrainte choisie par le poète ?
Et la réponse à la question posée par ce texte « comment faire pour surnager, je l’emprunte de nouveau à Jean-Michel Espitallier, car il y a, il y aurait bien un élément qui unifierait ce que nous retenons, chacun, dans le cours continuel des choses. Il s’agirait de s’occuper de ce qui nous touche. Sans forcément comprendre, d’emblée, comment cela fait sens avec le reste de nos préoccupations. Et avec aussi cette évidence, qu’il faudrait avoir le courage d’aller vraiment vers tout ce qui nous touche, positivement ou négativement, ne pas retenir que ce qui exerce un attrait sur nous, mais aussi ce qui nous repousse, nous effraie, nous angoisse….
Soudain, cette mélodie
Soudain cette mélodie, un peu maladroite, au piano, lointaine. Larmes aux yeux. Musique des origines. Quelque chose en moi s’est souvenu de ces jours désormais si lointains, ceux des premières notes de musique entendues. Sur un piano ? Elle qui ne jouait presque jamais, aurait-elle, un jour où nous étions seules, elle et moi, née de si peu… ?
Le petit tambour
J’ai commencé à visionner sur medici.tv un très beau documentaire que Leonard Bernstein consacre à Mahler, sous le beau titre « Le petit garçons batteur », « The little drummer boy ». Jamais docte, toujours émouvant, Bernstein quand il « médiatise » la musique, sa connaissance de la musique. Il s’attache ici à analyser une composante qu’il dit très peu explorée de la musique de Gustav Mahler, sa composante juive. Il montre ainsi comment la fameuse marche funèbre sur le thème de Frère Jacques de la première symphonie est coupée, entrecoupée par un autre thème celui d’une noce juive. Avec le recours notamment au mode phrygien, « le seul qui commence par un demi-ton ». (sur les modes musicaux, une bonne page de Wikipédia). Mode phrygien souvent retrouvé dans les musiques tsiganes, andalouses, arabes.
Bernstein souligne le rapport de ce qu’il appelle cette Jüdischlichkeit de la musique de Mahler avec la langue yiddish, « compendium d’influences linguistiques sur fond de moyen-haut allemand ». Alors même que selon lui la musique de Mahler repose sur le langage allemand autrichien, celui de Mozart, de Beethoven, de Brahms, mais qu’il vient parfois s’y mêler des « échos de la diaspora ». Pour lui, les lieder du compositeur sont particulièrement représentatifs de ce mélange de sources, en plus d’être souvent les « graines » ou les « racines » des symphonies. Il s’attarde notamment sur le Knaben Wunderhorn, Le Cor merveilleux de l’enfant, cette anthologie d’un millier de poèmes datant du Moyen Age jusqu’au XIXe siècle et beaucoup exploitée par Mahler. En fait un recueil de chants et textes populaires (Volkslieder) germaniques, rassemblés par les poètes Achim von Arnim (1781-1831) et Clemens Brentano (1778-1842) (voir ce bel article)
Rumination (Pierre Vinclair)
Bonheur à le lire, fierté de le publier dans Poezibao : l’étonnant feuilleton au très long cours que Pierre Vinclair consacre à The waste land d’Eliot.
Préparant la copie de ce lundi, je note la chute du texte : « Mieux que la traduction et que le commentaire : la rumination. »
Sorte de pirouette facétieuse, puisque précisément tout ce Pierre Vinclair vient de faire c’est tenter de traduire et de commenter. Mais à partir d’une posture très particulière : celle d’un non-spécialiste, qu’il s’agisse de la traduction ou du commentaire, celle d’un amateur peut-être, au plus beau sens du mot tels ces « grands amateurs » d’un célèbre concours de piano qui en remontreraient à certains pianistes professionnels. Passionné, passionnant et surtout avec une fraîcheur critique par rapport au texte, ne s’interdisant aucune idée, aucune association mais en cherchant alors à les fonder. Etayant son travail sur sa capacité de chercheur, sans aucune naïveté.
→ La rumination, il me semble que c’est ce que propose toute une tradition exégétique. Ces textes que l’on porte en soi, depuis les textes sacrés jusqu’aux poètes contemporains et qui se révèlent au fil du temps et au fur et à mesure de la vie qui va. Comme si, sur le fixe, l’immuable des mots, l’éclairage changeait, au fur et à mesure que tourne la lumière, du matin au soir. Comme si leur profondeur, leurs résonances, leurs relations n’apparaissaient que progressivement d’être mêlés, confrontés à l’expérience de la vie.
Alphabet (Philippe Jaffeux)
Bel entretien de Philippe Jaffeux avec Emmanuelle Jawad sur le site libr-critique. Philippe Jaffeux dont je suis le travail depuis plusieurs mois avec le plus grand intérêt et que j’admire profondément, en raison de son œuvre et des conditions dans lesquelles il parvient à la construire, atteint qu’il est depuis des années par une maladie neurologique (il y fait quelques allusions dans cet entretien, raison pour laquelle je me permets d’en parler ici). Nous avons d’ailleurs en projet de réfléchir ensemble sur écriture et mouvement.
Je note ces mots qui me touchent d’autant plus que ce matin j’ai recopié ligne à ligne une des pages d’un de ses livres, tout récemment paru, Autres courants, pour « l’anthologie permanente » de Poezibao. Je suis donc vraiment dans l’aura de son texte et de son écriture : « Mes textes sont toujours en devenir, ce sont des processus qui sont surtout liés à une pratique systématique du doute. J’hésite sur chaque mot que je m’apprête à écrire ou à prononcer. Alphabet n’invoque pas d’idéaux ou d’essences, il ne se réfère à aucun absolu. Si j’ai une méthode, elle consiste à essayer de me limiter à n’être rien d’autre que ce que je suis présentement en train de faire. J’essaie d’avoir une relation immédiate, instinctive, pulsionnelle avec des mots qui s’assemblent entre eux grâce au hasard et au chaos, qui est l’unique loi de mon écriture. Les phrases ainsi formées sont imprévisibles et, en retour, ce sont elles qui fabriquent ma pensée : je deviens alors aussi une création de mes textes. »
Et à propos de ce projet sur écriture et mouvement : « L’énergie de mon travail est d’abord électrique car elle émane des ordinateurs. Mes nerfs éprouvent aussi du plaisir à être mis en éveil par le flux électrique de ces machines. Toute la dynamique de mes textes est soutenue par un alphabet électrique qui aspire surtout à être l’incarnation d’un mouvement, d’un élan transcendant et libérateur. »
Lire (Philippe Jaffeux)
Toujours attentive à tout ce qui concerne les modes de lecture pour ne pas dire le régime de la lecture, je suis très intriguée par cette phrase de Philippe Jaffeux : « Lorsque je lisais des romans, toujours très longs, je ne cherchais pas vraiment à m’évader mais à me retrouver dans un état d’hypnose proche de l’extase ou de la torpeur. Mes séances de lecture étaient des performances qui devaient s’effectuer dans des limites de temps. »
Rédigé par Florence Trocmé le 26 janvier 2015 à 14h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 21 janvier 2015 à 18h27 dans photomontages | Lien permanent
Note d'ouverture : la tenue et surtout la publication de ce flotoir ont été gravement perturbées par les évènements survenus en France entre le 7 et le 11 janvier.
Je reprends ici la mise en ligne des notes telles qu’elles se sont, malgré tout, écrites au fil du temps. Avant, pendant et après ces évènements. Raison pour laquelle, exceptionnellement, je conserve l’indication des dates.
Samedi 3 janvier 2015
De la fin d’une œuvre (Alfred Brendel)
Ce livre d’Alfred Brendel (L’Abécédaire d’un pianiste) ne me donne pas le sentiment d’être très accompli. La forme abécédaire lui confère un petit côté bâclé et autorise trop les lieux-communs. Mais il ouvre, ici ou là, des pistes de réflexion qui pourraient être fécondes.
« La fin d’une œuvre constitue sa frontière avec le silence. Elle peut fermer, mais aussi, dans bien des cas, ouvrir le silence, nous y mener pour que nous nous y perdions » (60)
→ Il y aurait toute une réflexion à mener, voire toute une nomenclature à dresser sur les fins en musique. Avec il me semble, dans la musique dite classique, une dominante du schéma accords conclusifs (cadences), souvent forte. Mais il y a aussi ces fins qui n’en finissent pas de surprendre par la manière dont la ligne musicale semble se diluer. Hier, dans une transmission d’un concert de Cecilia Bartoli, sur Arte, lors de la dernière séquence, une première image, où tous les musiciens sont présents, assis sur leurs chaises, avec leurs instruments et une microseconde après, par la magie du montage, les mêmes chaises vides, comme si tous les musiciens s’étaient soudain effacés. On songe bien sûr à la fameuse symphonie de Haydn où les musiciens quittent la scène les uns après les autres… mais aussi à ces fins qui semblent conjuguer rémanence et effets quasi spectraux. C’est encore là, mais ce n’est plus là. La conscience & les lieux portent encore quelque chose de la musique, ils en ont mémoire, ils sont encore aimantés par elle. Ils sont changés à tout jamais d’avoir été empreints de ces sons-là. Écrivant cela, je pense bien sûr à la question si controversée et tellement fascinante de la mémoire de l’eau.
Harmonie (Alfred Brendel)
« Si le chant, le cantabile, est le cœur de la musique, ou s’il l’a du moins été dans le passé – qu’est-ce que l’harmonie ? La troisième dimension, le corps, l’espace, le réseau nerveux, la tension dans l’ordre tonal, mais aussi la tension dans l’apparent no man’s land du post-tonal. [...] L’expérience des transitions, des mutations, des changements de climats musicaux et des surprises n’est pas calculables. » (67)
→ de même que je me sens souvent infirme de ne savoir nommer un arbre, une pierre, un oiseau, je me sens invalide de ne pas mieux percevoir, faute d’une formation sérieuse en ce sens dans l’enfance, toutes ces variations. Percevoir n’est peut-être pas d’ailleurs le terme approprié, car je pense, j’espère, toutefois, être tellement imprégnée de musique depuis l’enfance que je les détecte parfaitement, analyser serait donc plus juste. Modulation, passage du majeur au mineur, transition, marche harmonique…
Interprétation (A. Brendel, encore)
Brendel développe ce point de vue, assez surprenant, peut-être, mais qui a le mérite d’une forme de lucidité : « D’une manière générale, je vois l’interprétation comme une sorte de cabinet de miroirs déformants. Nous percevons quelque chose, et cette perception est déjà de l’interprétation. Quand nous en prenons conscience, nous interprétons – à supposer que nous ayons un peu de curiosité – ce qui est interprété. » (71)
→ il suffit d’écouter, sérieusement, une émission de comparaison d’enregistrements d’une même œuvre, pour comprendre toute la portée de cette assertion de Brendel. Miroirs déformants, oui parfois, tant la musique peut être jouée, donnée, de manière parfois tellement contrastée, voire opposée. Mais il y a aussi des aspects très positifs : les différentes interprétations permettent d’entendre des facettes différentes de l’œuvre, parfois de découvrir telle partie dans le tissu orchestral qu’on n’avait pas encore entendue, etc.
Busoni à propos de Mozart
« Il donne la solution en même temps que l’énigme ». (cité par Brendel, p. 89)
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dimanche 4 janvier 2015
Pierre Vinclair et le blog Brumes
Préparant le début de la publication d’un nouveau feuilleton, cette fois-ci au très long cours (un an sans doute) de Pierre Vinclair, je suis amenée par lui vers ce blog que je découvre et dont j’extrais ces mots qui correspondent tellement à mon point de vue :
« La littérature et, plus largement, la culture ne vivent pas seulement de l’extension sans cesse grandissante de leur production. Elles vivent de leur réception par un public informé ou curieux. Elles vivent de ce que des lecteurs lisent, des spectateurs regardent, des auditeurs écoutent. Elles vivent de ce que l’homme commun (entendu au genre neutre et non masculin) reçoit et restitue d’elles, à la mesure de ses capacités, de sa sensibilité et de sa connaissance. L’Internet offre précisément un espace infini à cet homme commun pour se cultiver et s’exprimer, à tort ou à raison. Malgré tous ses défauts, ce média propose de véritables armes contre la passivité et le désarroi, contre notre passivité et notre désarroi. Je crois au principe d’une vie culturelle spontanée sur l’Internet ; à ceux qui m’opposent le constat de sa médiocrité naturelle, je réponds qu’il ne tient qu’à nous d’être exigeants. J’essaie de l’être, déjà, à mon égard (y parviens-je ? ce n’est pas à moi de répondre à cette question). Nous devons conjurer le péril du quotidien, du cynisme négateur, de l’encrassement petit-bourgeois, des basses préoccupations, des basses aspirations, des basses pensées. Plutôt que de déplorer, comme c’est de nos jours à la mode, le déclin de la lecture, l’effritement de la culture canonique, la dilution des hiérarchies hier indiscutables, nous pouvons, nous qui lisons, écoutons, voyons, admirons, détestons, éprouvons, comprenons, faire vivre, même en mode mineur, pour quelques-uns, ce qui nous est cher. Dans la mesure de mes moyens, de mes capacités et de mes possibilités, c’est ce que j’essaie de faire ici. »
→ j’ajoute que l’auteur du site, s’il ne cache pas du tout son nom, ne le met pas en évidence sur son site. Une belle attitude de retrait qui n’en donne que plus de poids à ces mots.
Mots qui me semblent si bien s’appliquer aussi à tout le projet de Poezibao.
Le vrai lecteur (Novalis)
Et toujours dans ce même blog, un commentaire bien intéressant, pour la citation qu’il donne et que je reprends ici :
« Borges dans son conte Pierre Ménard auteur du Quichotte, évoque ce fragment de Novalis :
« Pflichtenlehre des Lesers : Nur dann zeig ich, daß ich einen Schriftsteller verstanden habe, wenn ich in seinem Geiste handeln kann, wenn ich ihn, ohne seine Individualitaet zu schmälern, übersetzen, und mannigfach verändern kann »
« Je ne puis vraiment démontrer que j’ai compris un auteur que si je peux me substituer à lui dans les démarches de son esprit ; que si je peux, sans altérer son originalité, le traduire et le transformer de cent façons différentes » (J.L. Borges Pléiade O.C. vol. 1, page 1574 et aussi Der Wahre Leser muss der erweiterte Autor sein. L’authentique lecteur, plus vaste que l’auteur… (Novalis Fragmente, 2006)
Autre proposition de traduction, par Mireille Gansel :
«Petit manuel des devoirs du lecteur : Je ne puis vraiment montrer que j’ai compris un auteur que si je peux agir selon son esprit ; que si je peux, sans amoindrir, amenuiser son individualité, le traduire et le transformer de multiples façons »
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lundi 5 janvier 2015
Proust
« Approfondir des idées est moins grand qu’approfondir des réminiscences… L’intelligence ne crée pas, elle ne fait que débrouiller. »
Cette citation de Proust, donnée par Véronique Pittolo dans un bel article sur un livre de Xavier Person dans Poezibao, vient se greffer sur une méditation matinale autour de la différence entre analyser avec son intelligence ou se mettre en présence de quelque chose. J’avais même alors la vision d’une plaque sensible exposée à la lumière, à l’aura de ce quelque chose que je tenterais d’appréhender. Avec tout l’être et par seulement par l’intellect.
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jeudi 8 janvier 2015
Hier
Sous le coup de la terrible attaque qui a décimé le 7 janvier, vers 11h30, la rédaction de Charlie Hebdo, avec la mort notamment des dessinateurs Wolinski, Charb, Honoré, Cabu, Tignous, de l’économiste Bernard Maris, de la psychanalyste Elsa Cayat, de deux policiers, Franck Brinsolaro et Ahmed Merabet, d’un correcteur Mustapha Ourrad, d’un agent d’entretien, Frédéric Boisseau et de Michel Renaud, fondateur de la Biennale du carnet de voyage. C’est tout à fait intentionnellement que je recopie tous les noms des victimes, cela me semble en cohérence avec ce que je ressens et tente d’exprimer ci-dessous.
Veilleur de l’humain
Je ne veux rien « faire » d’ostensible sur Poezibao, mais je suis toute tournée vers la continuité, la continuation de ce travail, qui fait partie de la résistance à la barbarie et à l’obscurantisme.
Il faut continuer à défendre deux choses essentielles et à essayer de les mettre en valeur, et déjà dans nos vies individuelles, plus que jamais, l’amour et l’esprit. Ensemble, complètement liés.
Amour & esprit cela veut dire tenter de faire preuve de tolérance, être infiniment attentif à autrui, mais ne pas céder sur ce qui n’est pas acceptable, le fanatisme, même politique, le désespoir, ce pessimisme qui gangrène tout. Combat sans violence, de l’âme et de la raison, de l’intuition et de l’intelligence. Pour la création et la vie. Un défi continuel. Sans aucune tolérance pour l’antisémitisme, le fascisme ou les extrémismes religieux.
Il y a des puissances de destruction dans notre société qui sont considérables car elles sont à l’échelle, immense, de notre humanité. Mais il y a aussi de véritables puissances de survie. C’est le combat frontal entre la pulsion de mort, les forces entropiques et la pulsion de vie. On peut essayer, à sa toute petite place, de faire peser la balance du côté de la vie, de la création et non pas du côté de la mort et du désespoir.
Mireille Gansel m’a écrit quelque chose de merveilleux, sur le travail de Poezibao, dont elle souligne l’importance dans ce contexte. Je crois que c’est cela, là où nous sommes, chacun d’entre nous, entretenir, envers et contre tout, les valeurs qui nous sont importantes, développer notre lucidité (il ne faut pas en effet qu’il y ait le moindre angélisme, vis-à-vis de quoi que ce soit). Il y a lieu, selon elle, d’être « veilleur de l’humain ».
Et puisque ce sont les dons que nous avons reçus, relayer ou pour certains produire la littérature, la musique, l’art, qui restent pour moi le territoire par excellence, le seul même peut-être de la liberté de penser. Je me suis construite telle que je suis au moins autant par mon éducation que par les livres. Le peu de liberté de pensée que j’ai (c’est si difficile de penser vraiment librement), je la dois aux livres. Quant à la musique, elle m’est vitale et de plus elle est haïe par les fondamentalistes, raison de plus pour la faire résonner le plus possible et la partager le plus possible.
Deux jours plus tard
Noms des victimes de la prise d’otage de Hyper Cacher à la porte de Vincennes : Yoav Hattab, Philippe Braham, Yohan Cohen et François-Michel Saada. Et aussi, hier, la jeune policière municipale, Clarissa Jean-Philippe.
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jeudi 15 janvier 2015
La Question sans réponse (Charles Ives)
En ce temps de tant de questions, cette pièce de Charles Ives, the unanswered question, que je ne connaissais pas et sur laquelle Alexis Pelletier a attiré mon attention. Je reprends cette note du Wikipédia (ma traduction) :
« En opposition avec un fond paisible et lent de cordes, représentant “le Silence des Druides”, une trompette soliste pose “l’éternelle question de l’existence”. Lui répond un quatuor de bois dont les questions vindicatives essaient en vain de fournir une réponse ; elles se font de plus en plus découragées et dissonantes jusqu’à ce qu’elles renoncent. Les trois groupes d’instruments jouent dans des tempi différents et sont séparés sur scène, les instruments à cordes étant même en dehors de la scène ».
On peut écouter cette courte pièce (moins de cinq minutes) ici, sous la direction de L. Bernstein. Ou ici avec la partition.
The unanswered question est aussi le titre de toute une série de conférences de Leonard Bernstein. Je note ici, pour mémoire et pour y revenir si possible (les conférences sont longues et en anglais)
La musique
Inouï ce qu’elle est recours, quand les mots ne le sont plus assez ou pas assez ou pas tout le temps. Il est très difficile de comprendre pourquoi par exemple l’écoute répétée des dizaines de fois du début de la 4ème symphonie de Sibelius répond. Mais répond à quoi, répond quoi, je n’en sais rien. Avec la musique, je ne fuis pas mais je cesse par moments d’être écrasée. Mon désarroi est comme entendu par la musique. Mon sentiment d’impuissance s’atténue et je reprends des forces. Par la musique, c’est absolument incontestable. Étrange mécanisme.
Il n’en va pas de même avec les livres, sauf peut-être à considérer certains poèmes déjà connus, que je lirai comme de la musique.
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vendredi 16 janvier 2015
Heiner Müller, Durs Grünbein
« Ses images sont des radiographies aux rayons X, ses poèmes des ombres de poèmes jetés sur le papier comme provenant d’un éclair atomique. Le secret de sa productivité se trouve dans son insatiable curiosité de l’offre de catastrophes que le siècle tient en réserve sous les étoiles comme sous le microscope »
C’est Heiner Müller qui écrit cela, magnifiquement, à propos de la poésie de Durs Grünbein. (Et je pense à Georges Didi-Huberman, scrutant dans un de ses livres, cette sorte d’empreinte laissée sur un mur, près d’Hiroshima, par une échelle et un corps qui furent là, avant l’explosion).
Ce texte est aussi une manière de contribution à la difficile question de la poésie dite de circonstance. Et elle particulièrement d’actualité.
Je retiens aussi cela, lu dans un bel article du site Le Saute-Rhin :
« Tout l’art de Durs Grünbein, qui est l’un des grands auteurs allemands d’aujourd’hui, est de mettre de la tension narrative, de « l’épopée » dans la poésie, d’en faire un récit », écrit Georges-Arthur Goldschmidt dans sa très belle préface. Il dit encore : « Après les satires est une vaste tentative d’élargissement du flux poétique, hors de ses cadres habituels, comme s’il s’agissait de faire basculer la poésie dans le récit du monde ».
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dimanche 19 janvier 2015
Abdennour Bidar
Reçu hier un très beau texte de ce philosophe musulman. Je pense en effet que dire abruptement "pas d'amalgame" est trop simpliste, entrave la pensée et singulièrement le regard critique que l'on peut porter sur les sources des terrorismes. Trop facile de dire que la religion musulmane n'a rien à voir avec cela. Or vient des rangs même des Musulmans cette réponse très circonstanciée, amicale mais sévère, qui permet de penser un peu plus avant la relation entre l'islam et le terrorisme.
Elfriede Jelinek
Autre lecture éclairante, celle de ces entretiens d'Elfriede Jelinek avec Christine Lecerf parus en 2007 au Seuil et en partie issus d'émisisons diffusées sur France Culture du 28 février au 4 mars 2005.
Je n'ai rien écrit dans les débuts de cette lecture puis j'ai enfin repris mon habituelle manière de lire et travailler, sous la pression du chapitre qui s'intitule "Dans la langue de l'homme" et qui aborde la question des femmes dans la création, du mépris inouï dans lequel on tient leur création. Je note que des références constantes pour E. Jelinek sont Ingeborg Bachmann et Sylvie Plath, ainsi que Robert Walser, dont elle dit merveilleusement quelque part qu’il est « pour ainsi dire une femme ».
À l'écart
Je suis aussi très sensible à cette position de Jelinek : l'écart. Née certainement du fait qu'elle ne s'est jamais senti appartenir à quoi que ce soit, qu'elle s'est toujours vécue en marge, à l'écart oui. Im Abseits, donc, à l'écart, ce fut le titre de son discours du Nobel en 2004.
Je suis, dit-elle, « quelqu'un qui se voue entièrement à la langue, qui saute à pieds joints dans la rivière des mots et qui se regarde faire » (95). Car poursuit-elle « pour écrire on n'a pas besoin de faire grand-chose. Il faut d'abord commencer par poser quelques jalons et puis à un moment ou à un autre, les choses "prennent", pour ainsi dire, comme une vis qui tout à coup se met à mordre dans le mur et qu'on peut enfin visser. Je compare toujours la langue à un chien en laisse qui tire celui qui le tient. Le texte entraîne à sa suite celui qui écrit. Écrire devient alors un processus qui ne se déroule plus dans la conscience. Je n'écris plus mais quelque chose m'écrit et me regarde devenir écriture. Je suis donc de toute part à l'écart : dans mon discours, parce que j'observe les choses de l'extérieur sans jamais y participer, dans mon existence, parce que je mène une vie très à l'écart, mais aussi dans ma langue, parce qu'elle n'est pas mienne, parce qu'un tel langage ne peut se construire que de la déconstruction. »
→ on verra plus loin que si la langue n'est pas sienne, c'est notamment parce que c'est la langue de l’homme (titre d'une partie importante du livre).
Écriture de Jelinek
« Ma langue est à multiples facettes, comme les pièces d'un kaléidoscope qui dessinent sans cesse de nouveaux motifs. Apparaît soudain une courte citation de Heidegger. Elle-même nous entraîne dans les interprétations de la poésie de Trakl. S'ouvre alors un nouvel horizon de significations dans lequel je m'engouffre, moi et ma langue, moi et ma méthode faite d'assonances, de variations et d'amalgames. " (96)
→ assonances, variations, amalgames, n'est-ce pas aussi mutatis mutandis, la méthode même de ce flotoir. Je me sens infiniment en phase avec cette manière de faire.
Dans la langue de l'homme
Elfriede Jelinek qui parle beaucoup d'Ingeborg Bachmann, de Sylvie Plath, mais aussi de Christine Lavant, dont elle dit qu'elle est bien trop peu connue, écrit que les femmes « doivent pouvoir déployer leur propre langue ». Ce qu'elle vise avec ses textes dit-elle, c'est une « subversion du langage masculin ». Et c'est à un instant qu'elle ajoute que « Walser est pour ainsi dire une femme dans la mesure où il a volontairement renoncé à tout ce qui faisait encore de lui un être humain lorsqu'il s'est retrouvé à l'asile » et qu'il est ainsi « devenu in fine l'homme le plus dénué de pouvoir qui soit ». (67)
Toutes les pages sur Walser sont magnifiques ! « Son univers est tout entier contenu dans chaque point. Cette fragmentation fait qu'il est (...) un des écrivains majeurs du vingtième siècle ». Et elle avoue qu'elle cache toujours une phrase de Walser dans chacun de ses livres. « Le langage de Walser est un langage de sens premier, ce que Roland Barthes a appelé la "dénotation". Il y a le langage de la dénotation et le métalangage, langage du sens second, de la connotation. Walser est l'anti-métalangage. Il est pure dénotation. » (68 et 69)
Clarté (Walser)
Jelinek écrit que Walser était « un de ces auteurs qui savent que tout est sombre, mais qui tentent désespérément d'orienter les choses dans un sens positif ». Elle compare Handke à Walser en disant que « ce sont des écrivains qui connaissent la terreur mais qui tentent désespérément de déconstruire cet effroi en positivité » (71)
→ une voie à suivre en ces jours si sombres, où règnent l'effroi et la terreur. Tenter sans fin par la pensée, par la création, par le partage de ces valeurs-là de déconstruire l'effroi en positivité au lieu de l'alimenter, exactement comme l'attendent de nous ceux qui veulent nous terroriser, pas un surcroît de négativité, de désespoir. Cela demande infiniment de sang-froid, de travail, de patience, de ténacité.
Le graffeur de sable
Et surgit ici, et je respecte ce surgissement, l'image de ce jeune homme, Jben, « beach artiste » « graffeur de sable ». Qui « graffe » non pas les murs de la ville, mais le sable des plages à marée basse, en immenses motifs. Ici un arbre, là un mandala, qui sont ensuite photographiés d'en haut, ce qui les révèle littéralement. Avant que la mer ne les efface petit à petit en sa lente et inexorable montée. Le reportage ne le précisait pas, mais je pense que l'artiste se sert d'un drone avec une caméra. Usage positif du drone, qui ne sert ici ni à l'espionnage, ni à l'attaque, ni à la menace.
Jelinek et Internet
Position relativement rare, surtout chez une artiste née en 1946 : Jelinek a des propos très positifs sur l'écriture sur ordinateur et sur l'usage qu'elle fait d'Internet. Ce qui ne l'empêche pas de chanter une vraie ode à l'écriture au crayon, à partir de celle, bien connue, de Walser : « l'écriture était quelque chose de très physique chez Walser (...) le crayon engage le corps tout entier. C'est un geste que l'on extrait de son corps et qui est en même temps très volatil, comme des traces de pas dans la neige. L'écriture au crayon est la matière même de l'écriture. C'est le "ça" qui écrit avec le crayon. L'écriture part du corps et ne trouve son chemin qu'après avoir efface ses propres traces. » (101) Ce qui ne l'empêche pas, un peu loin, de dire « (la) vitesse d'exécution au clavier, que je connais d'autant mieux qu'elle me rappelle la technique du piano, stimule ma façon d'écrire. Je peux taper à peu près aussi vite que je pense. Ce qui est très important pour ma technique d'écriture qui repose sur l'association, les jeux de mots et les jeux de langage (...) tout doit se faire dans un même flux, un peu comme au piano. Au fond, je suis une éternelle pianiste, au sens où je travaille les doigts posés sur un clavier et les yeux face à une page » (101)
→ mes notes se font la plupart du temps au crayon, dans un carnet, de manière que j'aurais jugé jadis salopée ! Mais j'écris l'essentiel directement à l'ordinateur, je me retrouve donc entièrement dans ces propos de Jelinek et bien sûr jusque dans la chute de cette citation, l'analogie entre les deux claviers. Souvent l'impression que si mes doigts restent relativement agiles, malgré le manque total de travail technique au piano, c'est parce que je « tape » à longueur de journée sur un clavier d’ordinateur.
Lang Lang
Et suivant toujours le jeu des associations et le fil de ce qui s'écrit, je repense à cette prestation époustouflante du pianiste Lang Lang lors du deuxième concert d'inauguration de la Philharmonie de Paris. Je l'abordais avec énormément de préjugés, sur le pianiste et sur l'œuvre, le concerto de piano de Tchaïkovski que je n'aime pas beaucoup. Et j'ai été subjuguée. Pour la première fois, j'ai vraiment ressenti qu'un concerto est un affrontement, tantôt combatif, tantôt beaucoup plus apaisé, voire tendre, entre un instrument soliste, parfois terriblement solitaire, et un orchestre, un tutti. Il y a chez Lang Lang une écoute de l'orchestre, qui se traduit par ses attitudes et mimiques mêmes, qui est tout à fait particulière. Il attend que l'orchestre lui réponde. Il lui adresse la parole, il parle avec lui, de manière explicite. Il y aussi une technique très particulière des mains, avec une gestuelle qui relève de la mise en scène, par moments et qui, loin de paraître absurde ou ostentatoire, souligne, donne à voir ce qui se passe dans la musique. On peut se poser, certes, la question de la musicalité, certaines attaques étant vraiment brutales... mais qu'est-ce que la musicalité. J'ai eu l'impression de découvrir une œuvre que pourtant j'ai entendu des dizaines de fois et je me suis presque pris à l'aimer.
La langue maternelle (Jelinek)
E. Jelinek a cette formule, devenue célèbre et si mal comprise : « je suis le père de ma langue maternelle » et elle explique « cette langue est ma langue maternelle mais je ne la possède pas. Parce que la mère n'a pas de pouvoir. Parce qu'il n'y a pas d'autorité maternelle et qu'il me faut lutter pour conquérir cette parole paternelle, ce pouvoir phallique de la parole »
→ D'après I. Bachmann, citée par Elfriede Jelinek « la femme est femme en tant qu'être sexuel et doit se faire homme pour devenir être de parole ». (106) Et Jelinek se fait encore plus précise « d'une certaine manière, j'ai renoncé à ma vie de femme. Du moins ai-je renoncé à y prendre part. » (107)
H.C.Artmann
Et quelle étrange coïncidence ! : Jelinek parle à plusieurs reprises d'un poète du nom d'Artmann que je ne connais pas du tout. Christine Lecerf le décrit comme un fils de cordonnier qui parlait près de vingt langues étrangères. Jelinek dit, elle, qu'il possédait une bibliothèque incroyable, avec d'innombrables dictionnaires. Et que quand il ne pouvait pas apprendre une langue, il l'inventait totalement. (47) Ce n'est pas écrit-elle aussi « tant le contenu de la langue qui nous intéresse que la manière dont les choses baignent dans ses eaux ». (47)
→ admirable formule, qui m'accompagnera dans mon étude de la langue allemande. Peut-être que je poursuis un but de cet ordre, ce qui pourrait expliquer mon obsession d'apprendre du vocabulaire, de m'imprégner littéralement de mots de la langue allemande, tous les jours, sans discontinuer. Goûter cette eau-là et devenir, petit à petit, ô si lentement, plus sensible à la différence des eaux de part et d'autre du Rhin !
→ Or, à propos de textes de Grünbein publiés récemment dans l'anthologie permanente de Poezibao, je suis entrée il y a peu en contact avec un des traducteurs de ces textes, Joël Vincent. Ami de Jean-René Lassalle. Et qui me propose de m'envoyer de temps à autres des traductions inédites de poètes allemands ou autrichiens. Et quelle est sa première proposition : Artmann !!!!
Noter ici aussi l'insistance de Jelinek sur Christine Lavant.
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mercredi 21 janvier 2015
Il touche à tout ce qui le touche (Jean-Michel Espitallier)
→ Belle formule de Claude Ber, à propos de Jean-Michel Espitallier.
Une belle façon de caractériser ce qui peut parfois paraître de la dispersion, quand les sujets embrassés semblent très éloignés : « il touche à tout ce qui le touche. »
La suspension du mépris (Christine Angot)
Bel article de Christine Angot dans le dernier Monde des livres, à propos de Michel Houellebecq. Un vrai article critique, fouillé, argumenté.
Elle écrit notamment : « La littérature travaille, sans passer par l’opinion, le rapport entre le réel et la pensée, la perception que chacun peut ressentir intimement du fait d’être un humain. Le but, à travers la littérature, n’est pas de nier l’humain ni de l’humilier. Le roman c’est la suspension du mépris. »
Rédigé par Florence Trocmé le 21 janvier 2015 à 14h53 | Lien permanent