L’apprenti sorcier (Philippe Jaffeux)
[Je continue à explorer l’entretien entre Philippe Jaffeux et Emmanuèle Jawad] Passionnante lucidité sur le processus créatif : « L’Apprenti Sorcier me semble être la seule histoire qui pourrait illustrer une partie de mon activité. Je jette souvent des mots en l’air sans savoir où ils vont retomber. Lorsque l’enchantement opère, ces vocables s’entrechoquent et ils deviennent incontrôlables. Mon écriture alors s’emballe d’autant plus qu’elle est électrisée et toujours accompagnée par de la musique, le plus souvent, frénétique… parce que tout est question de rythme et de rien d’autre, à mon avis. Je suis ensuite entraîné par mon intuition, par mes pulsions et peut-être par une forme d’autosuggestion qui se combine à un déluge de corrections irrépressibles ; mes divagations, digressions, improvisations prennent dès lors toute leur envergure. Lorsque je n’ai plus aucun ascendant sur moi-même ni sur le monde, il me semble que j’écris enfin pour m’attacher à mes peurs et pour leur donner un sens. »
Modalités de l’écriture (Philippe Jaffeux)
Je relève aussi ces mots qui pourront être précieux pour un futur entretien sur écriture et mouvement et par amitié aussi pour Philippe, pour garder trace de cela, ici : « J’écris peut-être tout cela grâce à mes déficiences neurologiques, qui ne me permettent plus d’écrire à la main depuis quinze ans, ni avec un clavier depuis deux ans. Dans le même ordre d’idée, ce sont d’abord mes longues et indispensables séances de verticalisation dans mon fauteuil électrique qui m’ont permis d’écrire (avec un dictaphone et un logiciel de reconnaissance vocale) mes deux séries de 1820 courants. En ce sens, la maladie a certainement été utile à mon travail d’écriture. »
Une expérience de lecture
À la question sur sa méthode de lecture posée tout récemment dans ce flotoir, Philippe Jaffeux me répond :
« Lorsque j'ai écrit la phrase que vous citez, j'ai essentiellement pensé à Proust dont j'ai lu toute l'œuvre en un temps record, en me nourrissant et en dormant très peu. J'étais alors complètement sous l'effet d'une suggestion comme pour Céline d'ailleurs. […] Mes séances de lectures, à l'époque, ressemblaient à de véritables performances qui me procuraient un immense plaisir ; j'essayais toujours de lire de plus en plus de pages par jour. C'est à ce moment que j'ai commencé à éprouver une admiration démesurée pour les écrivains que je lisais. […] si j'ai commencé à écrire c'est parce que j'ai arrêté de lire ou l'inverse. J'ai l'impression que j'ai converti l'énergie que je dépensais en lisant dans mon travail d'écriture. L'alphabet de l'écriture s'est substitué à celui de la lecture. Quoiqu'il en soit, il y a certainement eu une forme de transmutation d'énergie d'autant que j'écris dans un contexte qui est tout à fait comparable à celui dans lequel je me trouvais lorsque je lisais ; limites de temps, performance, concentration voire tension, mise à l'épreuve de mon corps, solitude absolue...et avec de la musique. »
Le poème de circonstance
Même si l’émotion (ou plus largement une expérience de nature très concrète, physique même), est à l’origine du poème, elle ne doit pas rester seule. Ce n’est tout au plus qu’un germe à nourrir et faire grandir avec tout autre chose, cet « autre chose » pouvant peut-être, pour simplifier, être nommé culture au sens le plus large et le plus diversifié du mot.
Le poème de circonstance est un poème qui le plus souvent ne repose que sur l’émotion immédiate, brute, non médiatisée par l’art poétique et son arrière-pays. C’est pourquoi il est généralement si peu intéressant, si soluble dans le temps.
Le moment et le poème (Jean-François Billeter)
Eu envie de revenir à Billeter, toujours à portée de main. Ici Trois Essais sur la traduction. Et je lis d’emblée ces mots qui me renvoient à mes réflexions sur le poème de circonstance.
« La poésie chinoise classique, écrit-il, n’exprime pas d’inconsistantes rêveries, comme on l’a souvent cru, mais des moments ou des évènements dont le poète a fait l’expérience et qu’il a su rendre indéfiniment accessibles dans leur fraîcheur première. Il y est parvenu en reproduisant leur complexité par les moyens du langage. Un évènement qui frappe a l’air simple sur le moment, mais il frappe parce qu’il est complexe en réalité – parce qu’il est une sorte d’accéléré dans lequel s’unissent ou s’articulent, en un instant ou en une succession rapide d’instants, un nombre inattendu d’éléments du réel. L’art du poète est de ressaisir cet évènement t de faire ressurgir en nous le réel. » (Jean-François Billeter, Trois leçons sur la traduction, Allia, 2014, p. 13)
→ et lisant ces propos et d’autres dans ce livre, je pense avec insistance à la poésie d’Antoine Emaz.
Rumination, poésie (J.-F. Billeter)
Étonnants échos aussi avec ce que je notais hier sur la rumination du texte : « Nous concevons la lecture comme un exercice obéissant à un temps linéaire. Tout nous y porte : notre écriture, la syntaxe de nos langues, la notion même de discours, mais aussi les genres et les formes prosodiques que notre tradition a privilégiées. La “savouration” chinoise est plutôt soumis à un temps circulaire : elle demande que l’on s’arrête au poème, qu’on y revienne et s’y arrête à nouveau pour en approfondir peu à peu la compréhension, pour l’enrichir d’un part toujours plus grande de l’expérience enfouie dans notre mémoire. Le poème est une sorte d’agencement nucléaire destiné à être développé par une savouration récurrente. La puissance de ce noyau se mesure aux effets qu’il déploie à la longue. Dans l’esprit d’un amateur qui a pris le temps de le goûter profondément, ces effets peuvent finir par prendre l’ampleur d’une symphonie. « (ibid. p. 25 et 26)
→ la référence musicale me touche évidemment. Je pensais précisément qu’il peut en aller de certains poèmes comme de certaines œuvres musicales, que nous pouvons les pratiquer comme nous pratiquons la musique, en les reprenant « en boucle ». Les voyant toujours développer quelque chose d’autre en nous, selon les heures, les jours… Oui la puissance de l’œuvre se mesure aux effets qu’elle déploie en nous.
→ noter aussi que c’est une affaire de rapport entre deux entités, l’œuvre et le lecteur ou l’auditeur. J’en veux pour preuve, fragile, la façon différente que nous pouvons avoir d’aborder les œuvres au fil du temps. Pourquoi certaines œuvres nous sont essentielles à certains moments de notre vie, l’adolescence, la jeunesse par exemple et ne sont plus d’aussi longue portée plus tard, pour nous ? C’est très mystérieux. Il y a bien sûr l’enrichissement constant de notre expérience de lecteur ou d’auditeur qui nous rend plus sensible à la grandeur réelle de l’œuvre. Nous pouvons avoir aimé des œuvres qui nous stimulaient alors que nous étions tout jeunes, mais qui ultérieurement nous semblent superficielles. D’autres n’ont pu trouver où aller se loger, se ficher en nous à cette époque-là, qui plus tard vont se révéler cruciales. Peut-être que le noyau nucléaire est resté logé quelque part dans le for intérieur et qu’il a continué d’irradier à notre insu. C’est pourquoi je me suis toujours spontanément élevée contre cette remarque imbécile entendue dans ma jeunesse, à savoir qu’il ne fallait pas lire Stendhal, Balzac ou Proust à 13, 14, 15 ans …. car on n’était pas capable de les apprécier à leur juste valeur.
→ Jean-François Billeter précise qu’il emprunte le néologisme savouration à François Jullien, qui, dit-il, « le propose dans Le plaisir du texte : l’expérience chinoise de la saveur littéraire, in Extrême-Orient Extrême Occident 1, Université de Paris VIII, 1982. »
Bruit et son
Il faut approfondir cette question, qui me semble importante, de leur différence. Allons aux dictionnaires !
*Bruit :
TLFI : Ensemble de sons, d'intensité variable, dépourvus d'harmonie, résultant de vibrations irrégulières.
Littré : mélange confus de sons
Académie, 9ème édition, Déverbal de bruire, d'après brugitum, participe passé de *brugere
Son ou ensemble de sons qui se produisent en dehors de toute harmonie régulière.
Et dans le Larousse :
Vibration des particules d'un milieu présentant un caractère erratique, statistiquement aléatoire. (À la différence des sons musicaux, les bruits peuvent être considérés comme résultant de la superposition de nombreuses vibrations à des fréquences diverses, non harmoniques les unes des autres.)
*Son :
Le TLFI distingue le point de vue subjectif, à propos duquel il écrit :
Sensation auditive produite sur l'organe de l'ouïe par la vibration périodique ou quasi-périodique d'une onde matérielle propagée dans un milieu élastique, en particulier dans l'air; p. méton., cette onde matérielle; ce qui frappe l'ouïe, avec un caractère plus ou moins tonal ou musical, par opposition à un bruit.
et le point de vue objectif
Mouvement vibratoire, périodique ou quasi-périodique, simple ou composé, de fréquence fondamentale et de timbre déterminé, consistant en une perturbation dans la pression, la contrainte, le déplacement ou la vitesse des ondes matérielles qui se propagent ensemble ou isolément dans un milieu élastique, et capable de provoquer une sensation auditive.
Distinction faite aussi par le Larousse
Sensation auditive engendrée par une onde acoustique.
Toute vibration acoustique considérée du point de vue des sensations auditives ainsi créées.
Je vais m’en tenir là. Son me semble une unité plus élémentaire et bruit un mélange de sons, dont est souligné en général le caractère aléatoire et souvent déplaisant.
André Hirt dans son bel article de « Strass de la philosophie » le dit bien « un son s’isole, il possède la qualité de s’individuer tout comme il produit notre individuation. Il dit aussi qu’il « possède la qualité très singulière de précéder l’évènement qu’il annonce »
→ je m’interroge sur cette seconde assertion. Dans une explosion, par exemple, il me semble que le son et l’évènement sont strictement concomitants ? Mais aussi qu’on entend des bruits de pas avant de voir apparaître la personne qui vient.
Écoute et attention (A. Hirt)
« La conscience possède la faculté de tendre l’oreille et de tisser avec le bruit, comme autant de fils, toute une partition lorsqu’elle lie, dans un moment de vigilance les sons que l’environnement propose. Au fond, toute conscience est déjà musicienne et elle ne peut l’être que par là. Davantage : elle est dialectique en ce que d’une part elle élève le bruit au son, mais surtout, d’autre part, parce qu’elle construit par différenciations l’unité de la présence du monde et au monde. » (source)
→ cela implique que l’écoute soit liée à cette autre faculté essentielle et qui aujourd’hui semble remisée comme accessoire et surtout déboussolée par des excitations qui excèdent sa capacité : l’attention. Attention et écoute seraient parfois quasi synonymes. Celui qui n’entend plus bien souffre à la fois d’un déficit physiologique mais très vite aussi d’un déficit de l’attention. Peut-être parce qu’il se lasse de solliciter à l’excès celle-ci pour compenser le trouble auditif ? Nombre de malentendants se replient sur eux-mêmes, ne font plus attention.
→ sur le thème musique et attention, cela aussi. Les moyens techniques de reproduction, qui se sont développés d’une façon fulgurante depuis le milieu du siècle dernier, nous mâchent tellement la besogne que nous avons trop souvent tendance à « consommer » la musique, comme un bruit de fond. Autrefois, qui voulait entendre de la musique, devait la produire en la jouant ou trouver des musiciens pour l’interpréter. Aujourd’hui, tous nos appareils, y compris les plus petits et transportables la mettent à disposition permanente et immédiate. Serions-nous trop gâtés ?
Sons et spectres
Et en bel écho à mes questions d’hier sur le mot spectre, ces remarques d’André Hirt, dans une de ses formulations dont il a le secret où se mêlent la réflexion philosophique la plus fondée et un je ne sais quoi d’infiniment sensible, presque romantique, quasi toujours en référence à la musique et qui me bouleverse : « d’un côté on reconnaît dans le son la présence d’un langage et de l’autre on ne sait comment le traduire. Il en va ainsi des spectres et des fantômes : on les reconnaît, on les devine, on les sent, mais la perception elle-même ne capte en définitive que des fumées et des ondes évanescentes et inconsistantes. C’est ainsi que passe la musique. »
Une chaîne sonore (André Hirt)
Cette formule, un peu technique : « La chaîne signifiante de ce qu’on appelle un sujet est préalablement une chaîne sonore » et A. Hirt enfonce le clou : « De toute évidence, la dimension proprement scopique n’est pas celle de l’origine » et avant même de lire la suite, je sais qu’il va être question de ce que l’enfant entend dans le ventre de sa mère, mis en évidence depuis des années et notamment par les travaux du Pr Tomatis qui a pu soigner le bégaiement chez certains en leur faisant entendre, à nouveau, une équivalence aussi proche que possible de ce qu’ils entendaient dans le ventre de leur mère…. « le fœtus et encore le petit nourrisson entendent. Ils sont une oreille, une plaque vibrante, un ébranlement, une secousse, un bercement » (A. Hirt). Tous ces termes essentiels à qui tente de comprendre l’indéniable et si profond effet de la musique sur soi ! Oui, « le petit d’homme est un instrument de musique qui est joué avant de savoir jouer ».
Une seconde fois, je suspends ma lecture de cette chronique car je vois apparaître d’autres thèmes essentiels auxquels je veux réserver une attention aigüe. Mais je reprends cette anecdote déjà évoquée dans le flotoir : mon enfant, tout bébé, auprès de moi au piano et soudain alors que je change de « morceau », dans le petit transat une agitation joyeuse, un changement très manifeste... Je réalise alors que le morceau que je viens de reprendre est une pièce que j’ai travaillée alors que je l’attendais ! Il ne fait aucun doute que le bébé a reconnu cette musique.