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Rédigé par Florence Trocmé le 31 mars 2015 à 11h32 dans photomontages | Lien permanent
Mémoire du corps
S’il y a, manifeste, évidente, une incroyable mémoire auditive, une tout aussi puissante mémoire olfactive, qu’en est-il d’autres sensations ? Pourquoi ne puis-je en rien renouer avec la petite fille folle de baignade dans l’eau glacée de Bretagne ? Pourquoi ce corps-là me semble perdu, noyé pourrait-on dire à tout jamais ?
Ces réflexions me sont venues en discutant avec des proches sur le spectacle de la marée basse et de la marée haute. Certains préfèrent l’une, certains l’autre. Pour moi, c’est le spectacle de la marée haute qui est le plus fort. Je n’aime que très modérément celui de la marée basse, ces zones découvertes, cet estran désolé, souvent vaseux, gris, qui me prive de l’eau. Et je me suis souvenue qu’il devait en être ainsi enfant, puisque marée basse signifiait parfois devoir longtemps courir jusqu’à l’eau, et pire remonter une grande étendue de plage, lèvres mauves de froid et dents qui claquent, avant de trouver la serviette accueillante propre à réchauffer. Et puis à marée basse, souvent, impossible de « perdre pied ». Peu de vagues aussi.
Musique et temps (Daniel Barenboïm et Tomas Tranströmer)
« La musique est le miroir de la vie car tous deux commencent et finissent dans le néant…Lorsque l’on joue de la musique, il est possible d’atteindre un état de paix unique, dû en partie au fait qu’on peut contrôler, à travers le son, la relation entre la vie et la mort, une faculté qui n’est à l’évidence pas donnée aux êtres humains dans leur vie. »(Daniel Barenboïm, La musique éveille le temps, cité par le pianiste Alexandre Sorel, dans la revue Pianiste, n° 91, p. 43)
→ je ne dirai pas que c’est d’une folle profondeur. Souvent d’ailleurs les remarques des praticiens de la musique sont un peu déconcertantes. Elles enfoncent des portes ouvertes. Mais cette citation peut faire l’objet d’un rapprochement, avec cette vidéo très émouvante où l’on voit le poète Tomas Tranströmer (il vient de mourir, il y a quelques jours) jouer une sonate de Haydn et exprimer tout le bien que lui fait ce moment de jeu. « Allegro ; je joue Haydn après une journée noire et je sens de la chaleur dans mes mains » et un peu plus loin cette remarque très étonnante : « I push down my hands / in my Haydnpockets. » Je ne sais comment traduire ce « my » : j'enfonce mes mains dans mes poches Haydn ?). N’est-ce pas infiniment plus profond que les propos de Barenboïm même si ça les recoupe en partie.
Invariants stiftériens
Je note la passion de la connaissance présente dans plusieurs des livres et récits d’Adalbert Stifter lus jusqu’à présent, notamment L’Homme sans postérité ou L’Arrière-saison. Une connaissance médiatisée par le personnage central de l’homme âgé. Avec, ce qui est infiniment gratifiant, la réussite de celui qui s’initie, que l’on voit progresser pour devenir petit à petit maître dans son art, qu’il s’agisse de géologie ou d’agriculture, d’art ou de littérature. Un apprentissage extrêmement complet qui, il faut aussi le souligner, ne passe jamais par les circuits classiques, professeurs patentés, universités, etc. C’est un chemin où les rencontres, très souvent dues à l’origine à un hasard, sont déterminantes. Rencontre des deux amis dans une calèche dans Les Deux Sœurs, abri demandé par hasard devant l’orage menaçant dans L’Arrière-Saison.
Que nous dit la musique ?
[journal de lecture de Pourquoi la musique ? de Francis Wolff]
« Si L’Art de la fugue, la Cinquième Symphonie, Le Sacre du Printemps, voire A love supreme, nous semblent quelques-unes des plus hautes réalisations de l’art et de l’esprit humain, c’est non seulement par le jeu des sons délectables dont elles nous chatouillent l’ouïe, mais parce que nous sentons bien que ces musiques disent quelque chose d’essentiel et d’universel, qu’il y a en elles non seulement des sensations mais de la pensée – et toute pensée est pensée de quelque chose – et même qu’elles nous apprennent quelque chose d’un monde, qu’il soit réel ou fictif. » (224)
→ Cette formulation est pour moi presqu’une révélation, elle met des mots sur des intuitions de toujours : il y a dans la musique non seulement des sensations mais de la pensée. Une pensée qui est en phase sans doute avec ma propre manière de penser, de tenter de mettre en forme les expériences, les connaissances, les perceptions, les sensations, les impressions. J’écoute ce court solo de cor ou celui-là, de flûte, dans cette œuvre de Zemlinsky (Ballade extraite de la Sinfonietta opus 23. Orchestre symphonique de la radio de Berlin sous la direction de Bernhard Klee), je reconnais quelque chose dans la phrase jouée (on parle bien de phraser en musique, de phrases musicales), je ne sais pas quoi, mais en même temps cela m’est totalement familier. Je n’ai encore jamais entendu cette musique mais elle m’est singulièrement familière et proche.
[Croisements] Sens de la musique (Boris de Schlœzer)
Voici un croisement de remarques qui n’est pas de mon fait, de nouveau, mais de celui de F. Wolff : 1. Dans le langage courant « le rapport du signifié au signifiant est un rapport de transcendance. En musique le signifié est immanent au signifiant. La musique n’a pas un sens, mais est un sens ». (C’est un extrait de L’Introduction à J.S. Bach de Boris de Schlœzer, p. 26).
Rapprochée par lui de cette citation d’Hanslick : 2. « Dans le langage, le son n’est qu’un signe, c'est-à-dire un moyen employé pour exprimer une chose tout à fait étrangère à ce moyen ; dans la musique, le son est une chose réelle, et il est à lui-même son propre but. » (cité p. 225) et enfin de ces mots de Nicolas Ruwet : 3. « Le signifié (l’aspect intelligible du signe), est, en musique, donné dans la description du signifiant, l’aspect sensible. »
Une double approche originale… et prometteuse (F. Wolff)
Et Francis Wolff de proposer : « [au lieu de] replier la sémantique musicale sur elle-même (la musique signifie…la musique), nous la dédoublerons au contraire. La musique dit quelque chose de deux façons distinctes, selon deux modèles : linguistique et iconique. À la manière d’un discours, elle exprime quelque chose, mais cela ne signifie nullement qu’elle l’exprime de la même manière qu’un discours. À la manière d’une image, elle représente quelque chose, mais elle ne le représente nullement de la même manière qu’une image. » (225)
À quoi je peux ajouter, cela, relevé p. 226 : « Si la musique semble à la fois parler et ne rien dire, c’est tout simplement qu’elle exprime quelque chose. ». Et un peu plus loin : « Aucune musique ne dit par elle-même quoi que ce soit, mais telle musique exprime l’amertume ou la tristesse, telle autre la joie, le triomphe, le désespoir. » (227)
→ Sur ce dernier point, il reste toutefois à se convaincre qu’il n’y a pas là projection. Il faudrait faire des enquêtes ! Donner la même pièce à écouter à un échantillon de personnes très variées, de tous âges, de tous pays, de toutes cultures aussi (ce serait une variante dans l’enquête) et leur demander si cela est joyeux ou triste, tout simplement. Je sais trouver infiniment tristes certaines pages de Schubert (dans l’Octuor par exemple) que d’autres trouvent joyeuses. Est-ce seulement parce que je suis infiniment sensible à l’étonnante ambivalence de l’humeur schubertienne ?
Critique assassine
Terrible remarque de Jacques Drillon à propos d’un auteur : « Il s'écoute penser, et l'on n'entend rien. ».
Le livre de mon bord
Je retrouve ces mots de Reverdy à propos de son Livre de mon bord :
«Ces notes que j'accumule depuis trente ans dans le silence et dans l'ombre la plus intime et auxquelles je n'accordais, au début, aucune importance, sont devenues pour moi comme un inestimable trésor - le témoignage de la continuité et de la vie de ma pensée. Grâce à elles, que je peux à tout moment relire, je m'assure, revenant en arrière, que pendant tout ce temps je ne suis pas resté absolument en marge et inactif, que j'ai participé à la vie, gardé un contact sensible avec les êtres et les choses.»
→ mutatis mutandis cela va de soi, j’éprouve le même sentiment vis-à-vis du flotoir. Cette étrangeté aussi parfois, en relisant des pages à quelques mois d’intervalles d’avoir tant oublié de ce qui me retenait si fortement à un instant donné. Cela en soi seul justifierait pour moi cette inscription flottante. Je ne suis pas restée tout à fait inactive et en marge, pendant tout ce temps.
"Cette langue qui reste muette" (Rilke)
En exergue d’un livre de Werner Lambersy, cette citation à serrer ici comme un trésor : « Comment parler cette langue qui reste muette, à moins qu’on la chante éperdument sans aucune velléité de se faire comprendre. » (Rilke dans une lettre de novembre 1925. cité en exergue du livre de Werner Lambersy, Dernières nouvelles d’Ulysse)
Ulysse (Werner Lambersy)
Belle lecture que celle de ce livre de Werner Lambersy. Un vrai souffle, un peu épique, si l’épopée pouvait être construite à partir d’instants, de coupes quasi histologiques. La plupart du temps, alternance de tercets et de distiques, en deux colonnes sur la page. Il y a une dimension à la fois historique et mythique et surtout un écrasement formidable du temps qui fait d’Ulysse un de nos contemporains et de nous des contemporains d’Ulysse. Et ensemble nous traversons toutes les tragédies, de la guerre de Troie à Hiroshima, nous sommes dans la grotte Chauvet ou à Marseille aujourd’hui. Ce serait une sorte d’actualisation d’Ulysse, un peu à la manière de ce que font certains metteurs en scène lorsqu’ils font jouer Wagner en costumes bourgeois des années 50. Son matériau est hétérogène (mais pas hétéroclite), et traité souvent dans une manière que l’on pourrait presque dire baroque (on pense un peu à Du Bartas pas moments, est-ce par ce que Lambersy propose dans le livre une sorte de récit de la Genèse ?) : « Et la minerve du néant // nous la portons autour / du cou sous la fraise / en dentelle des étoiles. ».
Le livre est très bien mis en page, avec une belle typographie, une lettrine rouge marquant le début de chaque nouveau poème.
La musique (Rilke)
Il y a donc cette première citation, celle que Lambersy a mise en exergue de son Ulysse, il y a aussi cette fin admirable de la première Élégie de Duino : « Serait-ce une vaine légende qu’autrefois dans la complainte pour Linos la première vague de musique transperça la rigidité stérile, et que dans l’espace épouvanté, qu’un adolescent presque divin venait de quitter à jamais, le vide se mit à vibrer de ce mouvement qui, aujourd’hui, nous saisit, nous console et nous maintient. »
« Ist die Sage umsonst, daß einst in der Klage um Linos / wagende erste Musik dürre Erstarrung durchdrang / daß erst im erschrockenen Raum, dem ein beinah göttlicher Jüngling / plötzlich für immer enttrat, das Leere in jene / Schwingung geriet, die uns jetzt hinreißt und tröstet und hilft. »
Tardieu et la radio
« Qu’on le veuille ou non, la Radio, comme la Télévision, est en train de nous façonner, par sa présence universelle, lancinante, obsédante, de modifier nos habitudes mentales, notre moi profond aussi bien que notre comportement en société, de modifier dans une certaine mesure l’équilibre de ceux qui créent des valeurs d’art, comme l’équilibre culturel de ceux qui forment la grande masse du public : ce sont ces modifications qu’il nous faut connaître le mieux possible, sans quoi nous courons le risque d’être dépassés par nos propres créations ou, comme l’apprenti sorcier de Goethe, par les forces obscures que nous aurons imprudemment déchaînées. » (Jean Tardieu, cité par Frédérique Martin-Scherrer dans son feuilleton Tardieu à 360° pour Poezibao)
→ Passionnant de voir le rôle joué par Jean Tardieu dans l’émergence de la radio après la guerre et comment il a su trouver les talents et fonder les principes de radios telles que France Culture et France Musique.
De la lecture (Anne Malaprade, Antoine Emaz,)
« Ce qui est mis sur la table, c’est bien “une vie de lecture” » (p.39) ; “j’existe par ce que je lis et lie” (p.41). La formule peut sembler extrême, mais seulement pour ceux qui considèrent la lecture comme un divertissement. Un vrai lecteur lit sa vie, la vie, à travers les livres, et les livres à travers sa vie, continuellement. » écrit Antoine Emaz commentant Lettres au corps d’Anne Malaprade pour Poezibao.
Et de nos livres (Patrick Beurard-Valdoye)
« On ne peut certes pas dire de mes livres : "Ça se lit bien". Il m'arrive de rêver que le livre devienne moins un produit de délassement, plus un medium invitant à de nouveaux rapports aux savoirs. Un livre a du volume. En temps de crise permanente, un poète est le fou sans roi. » répond Patrick Beurard-Valdoye à Emmanuèle Jawad dans un nouveau feuilleton à paraître à partir du mercredi 1er avril 2015 dans Poezibao.
Tel Quel, 4
[Rappel : piocher aussi souvent que possible dans l’édition fac-simile des Cahiers de Paul Valéry et donner quelques lignes à lire.]
« Le problème de la conscience serait très amélioré (dans son énoncé) si on parvenait à décrire précisément une transformation réelle de l’être telle que la mécanique du vivant, moins la conscience, ne pourrait la réaliser – et que cette même mécanique, plus la conscience, la réaliserait.
La difficulté gît en ce que, dans les cas où la conscience s’abolit, autre chose s’abolit avec elle.
La conscience (pour moi) s’analyse grosso modo avec les notions de liberté – (relative) – de localisation – d’intervalle entre ce qui paraît et ce qui est – de distinction toujours naissante – de réponse toujours, – d’invariance contre les objets – de concurrence entre des “mondes” –
mais cette analyse est naturellement vicieuse, circulaire –
Une autre difficulté : les travaux psychiques qui permettent les transformations sus indiquées ne sont pas toujours “conscients” et ne le sont jamais – bien s’en faut, – entièrement. »
Paul Valéry, Cahiers, édition fac-simile du CNRS, volume V, 1913-1916, pp 431 et 432.
Rédigé par Florence Trocmé le 31 mars 2015 à 11h11 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 20 mars 2015 à 19h26 dans photomontages | Lien permanent
Stifter et Bruckner, Croisement
Ce croisement-là n’est pas de mon fait ! Même s’il recouvre maintes préoccupations récentes : « À la mort de Stifter le chœur, pour ses obsèques, fut dirigé par un homme d'une certaine manière “sans histoire” tout comme lui : Anton Bruckner, le grand compositeur moderne alors titulaire de l'orgue de la cathédrale de Linz, et qui ne pensait tellement être un Artiste, mais bien plutôt accomplir un honnête travail et un office religieux. » Claudio Magris, Danube. (source)
→ penser la musique des symphonies de Bruckner sur les paysages décrits par Stifter !
Éclipse
Le ciel commence à s’assombrir légèrement, la lumière à changer et alors que je claironnais haut et fort que cette excitation générale me laissait indifférente, je suis bien obligée de reconnaître que je ressens une étrange émotion. Preuve que la part animale de notre être est bien tapie au fond de nous, que les émotions millénaires sont toujours agissantes. A Paris, on ne verra rien directement en raison d’une forte brume, mais on éprouvera le déclin de la lumière plutôt intense filtrée par cette brume : étranges sensations, très profondes.
Le rythme (Jean Tardieu)
« S’il est vrai que, dans le cercle de la vie, le rythme a pour mission d’organiser un mouvement qui se prolonge, de lui permettre de durer, en lui offrant des points d’appui et de repos, on aperçoit comment le rythme, en organisant de telle ou telle manière l’expression de l’émotion, prend un sens, est lui-même un sens. » Jean Tardieu, cité par F. Martin-Scherrer dans le feuilleton en cours sur la vie et l’œuvre de Tardieu.
Poésie et matière (Stifter)
J’aurai peu relevé de notes dans le gros livre de Stifter, L’Arrière-Saison, qui pourtant ne cesse de me captiver car en vérité, il me faudrait souvent d’abord retraduire ce que je lis… mais je retiens cette belle pensée sur la poésie :
« La musique relève du son et du timbre, la peinture, des lignes et de la couleur, la sculpture, de la pierre, du métal et d’autres matières, l’architecture, des grandes masses de composantes telluriques, ils doivent plus ou moins lutter avec cette matière ; or la poésie n’a presque plus de matière, sa matière est la pensée dans sa plus vaste acception, le mot n’est pas la matière, il n’est que le véhicule de la pensée et tient de l’air acheminant le son à notre oreille. » (Stifter, L’Arrière-saison, p. 268)
C’est ainsi que parle l’homme âgé qui est le propriétaire de la Maison des Roses et qui contribue tant à l’éducation du narrateur. Décrivant la composition de sa bibliothèque, le vieil homme ajoute qu’aux poètes de langue allemande, il a « adjoint des poètes de langues étrangères [qu’il] ne comprenait pas » simplement parce qu’il savait qu’ils étaient de grands poètes. Et que, peut-être, quelqu’un venant un jour en sa bibliothèque pourrait les lire. On imagine bien Aby Warburg faisant fi de la langue en choisissant les livres de sa bibliothèque afin, seulement, de rapprocher ce qu’il pensait devoir rapprocher comme faisant sens.
Beauté (Francis Wolff)
[suite du journal de lecture de Pourquoi la musique ? de Francis Wolff).
Francis Wolff qui ne craint pas d’intituler une des sections de son livre : « Et la beauté ? » (p. 205)
Et bien sûr tout de suite, de commencer à démonter cette idée de beauté et de souligner les confusions dont souffre ce concept : « On confond le jugement de beauté avec l’attribution d’une valeur absolue à une œuvre d’art ; et on confond la beauté d’un objet avec l’émotion esthétique qu’il nous apporte ».
Comme si, continue-t-il, la beauté suffisait à déterminer la valeur d’une œuvre alors qu’elle dépend d’autres facteurs, adéquation à sa fonction propre, puissance expressive, authenticité, etc.
Il pousse donc à bien distinguer les trois concepts de beauté, de valeur et d’émotion, ajoutant que « la beauté n’est pas toujours nécessaire ».
→ Nous sommes sans doute habitués, conditionnés à lier la beauté (telle que nous la ressentons) et la valeur. C’est pourquoi tout jugement est si difficile, j’y reviens encore. L’œuvre forte peut très bien ne pas être belle, ne pas être en tous cas jugée comme telle au moment de sa première manifestation. Elle vient déconstruire une certaine idée de la beauté que nous avions assimilée et il faudra du temps pour que ce qu’elle apporte passe petit à petit dans notre idée de la beauté, toute relative, il faut se le dire et le redire. Qui s’extasie en 2015 devant Impression soleil levant ou Le Sacre du printemps aurait sans doute été profondément dérangé par ces œuvres en 1872 ou en 1913.
Wolff en vient à cette constatation du « rôle de la rationalité dans le jugement du beau : l’économie, le meilleur rendement, la plus grande unité de ta totalité la plus étendue ou la plus riche. [...] On peut donc dire que la beauté est une propriété rationnelle appliquée à des propriétés sensibles. » ou formulée encore plus directement « la beauté, c’est la rationalité aperçue dans le sensible ».
→ Ces développements sont un peu difficiles pour qui n’est pas philosophe, mais j’essaie toujours d’en retenir ce qui me permettra de penser la musique, ma pratique de la musique aussi, écoute ou jeu.
Implication
Wolff n’hésite pas, très ponctuellement, sans en abuser jamais, à s’impliquer dans sa longue et dense démonstration. Ce sont alors de courts paragraphes en italique où il relate une expérience personnelle : « Ma liste est longue de ces musiques belles, oui objectivement belles, dont mon écoute décroche invinciblement ».
→ Et en effet les préférences, fortement liées la plupart du temps à la biographie de chacun, sont chose légitime. J’ai toujours su gré à cet auteur qui par ailleurs ne me retient pas, Daniel Pennac, d’avoir édicté les droits du lecteur, celui de ne pas aimer un chef-d’œuvre, de ne pas finir un livre, de commencer par la fin et j’en passe. Il devrait en aller de même pour la musique et le seul chemin qui vaille, me semble-t-il, c’est celui de la progression personnelle, par écoutes progressives. On peut ainsi être très rebuté par la musique contemporaine et petit à petit entrer dans ce monde à la richesse fabuleuse. Tout comme on peut de prime abord (oui, prime abord, premières rencontres, premières confrontations) ne rien comprendre à telle ou telle œuvre de la littérature contemporaine. Il s’agit toujours de sortir d’un certain confort, celui de ce à quoi nous sommes habitués pour entrer dans des territoires inconnus. Il nous faut donc pratiquer une sorte d’acclimatation à l’œuvre nouvelle. Nous en laisser le temps. Jadis, cette émission de France Musique reposant sur le principe de la double écoute : on entendait l’œuvre une première fois, elle était un peu commentée ou décryptée, et on l’entendait à nouveau et déjà beaucoup avait changé dans l’écoute.
L’œuvre est toujours le fruit de la rencontre de celui qui l’a créée et de celui qui la reçoit.
Il y a dans L’Arrière-saison de Stifter deux scènes similaires. Le vieil homme de la Maison aux Roses a, par deux fois, découvert par hasard des chefs-d’œuvre et nous fait assister, par la relation qu’il fait de cette découverte, à la lente mise au jour de la statue ou du tableau. La description est si détaillée, si forte, si prenante qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’elle a valeur de modèle. Ce serait ainsi que les œuvres essentielles, parfois cachées à la conscience, soudain lui deviennent évidentes. C’est ainsi que son jeune hôte passant pour la centième fois devant la statue, dans la demeure, soudain la voit et s’étonne de ne l’avoir pas encore vraiment vue. Demande à son hôte pourquoi ce dernier n’a pas attiré son attention sur elle et s’entend répondre par son ami qu’il savait très bien que l’heure viendrait où il la verrait.
Que dit la musique ?
Wolff aborde maintenant sa troisième partie, intitulée « La Musique et le monde » : les musiques nous disent-elles quelque chose du monde et en représentent-elles quelque chose ou bien sont-elles purement “abstraites” ? « Écoutez, nous dit-il, le début de la Sonate pour piano n° 8 en la mineur K. 310 de Mozart. Elle semble bien dire quelque chose, nous dire quelque chose d’intime, de douloureux, d’absolument singulier, cela même qu’aucune autre musique, ni même aucun discours, ne saurait dire. Mais quoi ?
→ ce que je retiens ici, c’est l’absolument singulier. Cela que nous ne percevons nulle part ailleurs que dans la musique, cela que nous ne sentons nulle part ailleurs que dans telle ou telle œuvre. Perception et sensation si complexes, si indéterminées, si peu réductibles avec ou par des mots et pourtant si concrètes, si essentielles et surtout irremplaçables enfin pour ceux pour qui la musique compte.
Et pourtant nous dit l’auteur, poser cette question c’est se heurter à une antinomie insoluble. Et lelisant je prends conscience que je tends à rapprocher cette antinomie de ce qu’il m’arrive d’appeler aporie quand je parle de l’œuvre d’un poète, par exemple un Nicolas Pesquès, creusant cette antinomie absolue entre le besoin, le désir, la pulsion de dire et l’impossibilité de le faire.
De la musique comme un langage
Idée souvent très discutée, contestée. Mais Wolff montre que la « musique possède toutes les conditions linguistiques nécessaires à une sémantique ». Elle est « comme un discours » qui suppose « quelques dizaines d’éléments combinables à l’infini selon des règles de composition ». La musique possède une phonétique et une syntaxe. Il y a la note, mais ce n’est pas la plus petite unité musicale, laquelle est l’intervalle (lettre et syllabe ?). Puis il y a une infinité de phrases mais aussi « cette infinité de preformances de la même phrase ou de la même œuvre » qu’on appelle l’interprétation. (222)
Sinon amusie, du moins démusie
Difficulté rarissime, ces jours-ci, avec la musique. Elle ne me dit rien, mais pas au sens qu’elle ne me parlerait pas, non au sens qu’elle ne m’attire pas. Sauf quand elle est assez facile (typiquement le programme de Radio Suisse Classique). Tout enregistement de haut vol (Sokolov, S. Richter, Gulda) qui d’habitude me fascine, me rebute. Was ist passiert, was ist los ? ou plutôt qu’est-ce que cela veut dire ? Dans le domaine de la poésie, de la littérature, je connais bien ce phénomène, ces phases temporaires de rejet qui me poussent à essayer (à manier de manière parfois un peu affolée) dix livres, dix textes avec l’espoir que « ça revienne ».
Valéry alors souvent me sauve.
Mais la musique ?
Bach parfois me sauve.
Et il suffit en fait d’attendre sereinement que « ça revienne » car je suis maintenant instruite de l’étrange allure cyclique de ces pulsions. Le rejet momentané étant presque toujours la conséquence d’une overdose !!! Une phase de passion incontrôlée, de nature boulimique. Il y aurait alors mise en place d’un processus d’équilibration, une très sage économie interne qui permet d’éviter la surchauffe et sa conséquence fatale, le burn-out.
Radio
Cherchant, ne trouvant pas d’ailleurs, le titre exact de cette émission qui permettait d’entendre deux fois la même œuvre de musique contemporaine, je tombe sur une mine, le site Radioscope qui permet notamment de retrouver les grilles de France Culture ou France Musique depuis les années 60 environ. Et je note des kyrielles de noms que je croyais oubliés, Jean Witold, Georges Ribemont-Dessaignes, Armand Panigel, Nadia Tagrine, Roland Manuel, etc. Je n’ai fait qu’entamer cette exploration que je compte poursuivre, tant la radio fut déterminante pour moi notamment dans les années de formation. Que de soirées à écouter, dans le noir, France Culture ou des pièces de théâtre sur France Inter. Je place très haut l’art radiophonique dans lequel s’illustrèrent aussi bien Jean Tardieu (un prochain épisode de feuilleton de Poezibao), que Walter Benjamin et tant d’autres…
Tel Quel, 3
Rappel : piocher aussi souvent que possible dans l’édition fac-simile des Cahiers de Paul Valéry, dans les treize volumes que je possède… et donner quelques lignes à lire, lesquelles sont potentiellement inaccessibles aujourd’hui.
« La netteté (qui est le terme du réel – le réel convergent utilisable) est au sommet d’une foule de machines, de préparations, de coïncidences, - - faut-il dire de falsifications ?
De sorte que les résultats de cette netteté font des degrés dans la pensée – degrés qui vont de l’être à la connaissance.
Mais rien ne prouve que cette netteté n’est pas chose tout humaine (sans que d’ailleurs tout l’humain l’admette)
Et bien des faits font penser le contraire. »
Paul Valéry, Cahiers, édition en fac-simile du CNRS, tome V (1914) ; p. 1279.
Rédigé par Florence Trocmé le 20 mars 2015 à 18h51 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 17 mars 2015 à 11h34 dans photomontages | Lien permanent
Cras tibi
Inscription fréquente sur les tombes
hodie mihi cras tibi
Aujourd’hui moi, demain toi
Flash Bach ou plutôt Chopin
Alors que je faisais tout autre chose, une idée me traverse et me met presque en mouvement : je vais aller au piano et soudain, tout naturellement, je vais jouer magnifiquement cette Polonaise ou cette Ballade de Chopin entendues et réentendues depuis deux jours dans la version de Malcuzynski. Surprise par ce fantasme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est à mille lieux du sentiment que j’ai de mes capacités pianistiques, je comprends que je revis quelque chose de ma jeunesse. Quelque chose qui vient d’être fortement réactivé par la remémoration du temps de la découverte de la musique, du souvenir toujours si émouvant de celle qui m’en fit don et du choc reçu grâce à ce cadeau tellement inspiré qu’elle me fit alors de disques de très grands pianistes… qui firent naître dans mon esprit encore bien innocent ce désir de jouer comme ceux-là qui avaient noms Arthur Rubinstein, Samson François, Witold Malcuzynski… et cette idée, qu’à force de travail, ce serait possible.
C’est cela sans doute que Thierry Martin-Scherrer appelle les musiques originelles, dont il souligne l’importance cruciale. Elles sont empreintes esthétiques, peut-être même matrice des goûts musicaux que nous développerons ensuite. Cela je l’entends dans l’étrange impression de familiarité, que je n’ai plus ressentie depuis des années, qui m’advient lorsque j’entends la fulgurance de certains traits sous les doigts de Malcuzynski.
Traduire est parfois trahir
Poursuivant mon investigation éblouie et enthousiaste de l’œuvre de l’écrivain allemand du XIXe siècle, Adalbert Stifter, j’ouvre ce livre que beaucoup décrivent comme son chef d’œuvre et qui, pour une fois, est un très gros livre de près de 500 pages, L’Arrière-saison.
Mais quelque chose ne se passe pas bien. Je suis gênée, je ne sais pas encore par quoi. Est-ce que j’éprouve une forme de déception, est-ce que le format de cette histoire ne convient pas aussi bien à Stifter que ces courts récits si parfaitement ciselés lus jusqu’à présent ? Tout pèse, tout me semble lourd. Naît alors une première fois le soupçon. Et si c’était la traduction ?
Reprenant ma lecture, je retrouve les mêmes sensations, elle accroche, je peine. Cette fois plus aucun doute, preuves en main, texte original allemand chargé sur ma liseuse, je constate que c’est bel et bien la traduction qui est en cause dans ces impressions pénibles : lourdes les phrases, insupportablement, désuètes les tournures (et je ne pense pas que ce soit un choix délibéré).
Les livres lus précédemment étaient traduits par Bernard Kreiss (Cristal de Roche), Georges Arthur Goldschmidt (Un Homme sans postérité) et Claude Maillard (Les deux sœurs). Et je sais que Les Grands bois est traduit par Henri Thomas qui fait partie des grands admirateurs de Stifter.
Je ne me fais pas assez confiance (les illusions de jeunesse sont loin !) pour me lancer dans la lecture en allemand seul… mais je vais essayer de naviguer entre les deux textes, et sans doute, si ma passion Stifter ne décline pas, relirai-je le livre en allemand, sans avoir à me soucier de manquer quelque chose d’important dans l’histoire même. Que je connaîtrais bien, ce qui me donnera plus de liberté.
Note de passage, fumée
Jadis, hier encore, les hommes n’allaient pas sans fumée (Philippe Seguin (reportage TV), Simone Weil (vidéo d’Alain Paire), Malcuzynski (pochette de disque). Inconcevable aujourd’hui.
Le solitaire (Quignard)
« Le solitaire est une des plus belles incarnations qu’ait revêtue l’humanité, qui n’est elle-même rien par rapport aux paysages des cimes, des lacs, des neiges et des nuages qui surmontent les montagnes »
→ ces mots entrent en profonde résonance avec ces superbes figures d’hommes âgés et solitaires que peint Stifter.
Le lecteur (Quignard)
« Seul on lit, seul à seul, avec un autre qui n’est pas là.
Cet autre qui n’est pas là ne répond pas, et cependant il répond.
Il ne prend pas la parole, et cependant une voix silencieuse particulière, si singulière, s’élève entre les lignes qui couvrent les pages des livres sans qu’elle sonne.
Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs. »
→ C’est un des paradoxes de la lecture, exercice solitaire par excellence, repli, tour d’ivoire, seul en tension vers le livre seul & en même temps relié à tous ceux qui ont lu, lisent ou liront ce livre-là et à tous ceux qui partout, toujours, hier, aujourd’hui et demain ont lu, lisent, liront. Et bien sûr relié à la fois à ce seul écrivain et à l’immense communauté de tous les écrivains.
→ On trouve une curieuse matérialisation de ce paradoxe dans une fonction que personnellement je me refuse à utiliser, alors que ma pratique du flotoir pourrait avoir quelque chose de lointainement analogue : il s’agit, sur certaines liseuses électroniques, de la possibilité de voir, en cours de lecture, les « passages les plus surlignés » par les autres lecteurs. Une trace, une matérialisation.
Mais c’est aussi ouvrir sa lecture au regard de tous et cela je ne peux l’admettre. La lecture est une affaire trop intime (on retrouve d’ailleurs un aspect de cette problématique dans la lecture à haute voix pour quelqu’un – c’est très difficile de partager un livre et sans doute est-il préférable que ce ne soit pas un livre qui vous touche trop intimement).
Ces deux citations sont reprises du blog de Claude Chambard. Il cite ce livre de Pascal Quignard qui vient de paraître, Sur l’idée d’une communauté de solitaires.
Livres « soulignés » (Croisements)
Je croise ici cette possibilité offerte par les liseuses et un très fort passage de L’Arrière-Saison de Stifter. La mère d’un des héros, Gustav, qui ne vit pas avec elle (elle l’a confié à un tuteur, le propriétaire de l’extraordinaire Maison aux Roses où le Narrateur est accueilli à plusieurs reprises) offre au jeune adolescent ses propres livres de Goethe, estimant qu’il a l’âge de pouvoir en lire certains et qu’il saura respecter les interdictions concernant certains autres livres, auxquels il ne pourra accéder que lorsque son âge le permettra. Dialogue :
La mère : « ces ouvrages ne sont pas les livres neufs aux belles reliures que tu attendais peut-être. Ce sont les Goethe que j’ai lus à maintes heures du jour et de la nuit, avec joie et avec douleur mais qui surent bien souvent me prodiguer la paix et la consolation. Ce sont mes Goethe que je te donne. » (195)
Gustav le fils : « mais regarde, mère, nombre de lignes sont soulignées avec un fin crayon, et avec ce même crayon épointé, on a écrit dans la marge des mots qui sont de ta main. Ces choses t’appartiennent [...] et je n’ai pas le droit de te priver de ton bien »
La mère : « Quand tu liras ces livres, tu liras dans le cœur du poète et dans le cœur de ta mère [...] ainsi, les livres tisseront un lien entre nous, où que nous nous trouvions ».
→ Je me suis si souvent interrogée sur le destin de mes soulignements, les voyant la plupart du temps comme quelque chose de très négatif, hors pour moi pour qui ils représentent une incomparable méthode de lecture et de travail (quel étonnement parfois de retrouver ces passages soulignés, des dizaines d’années plus tard, dans un livre jamais ouvert entretemps ! quel enseignement aussi, quel constat parfois, étonné, d’une certaine permanence des goûts, des intérêts !). Mais quid de ces soulignements pour ceux qui hériteront de mes livres ? Je ne les pratique plus guère de ce fait dans les livres qui seront donnés, à court ou long terme.
L’émotion esthétique
[journal de lecture de Pourquoi le musique ? de Francis Wolff]
Après avoir étudié très à fond les fameuses quatre causes aristotéliciennes et en avoir appliqué le principe à la musique, Francis Wolff s’interroge sur l’émotion esthétique : « l’émotion esthétique c’est simplement ce que [la musique] nous fait, parfois, quand nous nous contentons de l’écouter pour elle-même ». Puis il ajoute « il n’y a pas d’émotion musicale sans une attitude esthétique. Celle-ci a deux faces : une négative, la suspension de toute relation pratique à l’égard des choses et du monde ; une positive, une tension perceptive qui se porte sur la pure apparence, autrement dit les sons. L’esprit est toute écoute. »
→ il y a donc comme l’ouverture de quelque chose, en une tension perceptive, l’écoute. Curieusement je la visualise comme l’ouverture des immenses volets des coupoles astronomiques, lorsque la nuit venue, on va pointer la lunette sur la voûte céleste. L’écoute serait cela, pointer ses antennes vers la musique. Francis Wolff continue : « c’est comme si l’attitude esthétique, dans sa tension, était une recherche dont l’émotion esthétique signait l’aboutissement. ». Laquelle émotion n’est pas toujours au rendez-vous et dépend autant de l’œuvre et de son interprétation que des disponibilités et capacités de l’auditeur. De son lent apprentissage donc, je vais y revenir.
Importante précision : l’attitude esthétique ne cherche pas l’émotion, mais « l’attitude esthétique cherche dans le sensible la raison du sensible lui-même » (toutes ces citations, p. 196).
Petite réfutation peut-être (Francis Wolff)
Mais quand F. Wolff écrit que l’attitude esthétique est la première condition de l’émotion esthétique, je ne suis pas entièrement d’accord. J’aime beaucoup cette notion d’attitude esthétique et je la généralise à la lecture du livre, à la contemplation du tableau. Il s’agit bien de disposer son être à ressentir, éprouver, voire comprendre quelque chose. De le mettre en état de… L’attitude esthétique est une des plus belles formes de l’attention. Pourtant l’émotion esthétique advient parfois en dehors de cette attitude volontaire ou semi-volontaire (elle est souvent automatique). Exemple : on écoute en travaillant la radio, ou un disque, et il faut bien reconnaître que c’est tout au plus un fond musical, qu’il n’y a pas d’écoute véritable. Et pourtant il arrive, souvent même, que subitement la musique « tire l’oreille », que l’on n’entende plus qu’elle, que l’on décroche de l’activité en cours. Parce qu’il y a indéniablement émotion musicale. Il peut donc me semble-t-il y avoir émotion musicale sans cette condition que Francis Wolff dit première, l’attitude esthétique. À moins de dire que par moments, attirée par ce qui advient, l’attitude esthétique bouscule tout le reste et ouvre l’être à l’écoute, car il aurait basculé spontanément dans cette attitude esthétique.
Comprendre (Francis Wolff)
« L’attitude esthétique est la première condition de l’émotion. La seconde condition est la compréhension perceptive : de ce qui s’entend dans la musique et de ce qui la meut. Autrement dit : écoutez et vous comprendrez peut-être ; écoutez et comprenez – et l’émotion vous submergera peut-être, de surcroît." (197)
→ de cela, j’ai la quasi-certitude depuis une expérience fondatrice de ma jeunesse. Pendant mes études d’histoire de l’art, nous avions longuement étudié ce que l’on appelle l’élévation d’une église gothique, autrement dit la représentation graphique d’une des faces verticales intérieure ou extérieure d’un bâtiment ou d’un corps de bâtiment (source), arcade, triforium, ouvertures, etc….. J’étais déjà allée plusieurs fois à Chartres et bien sûr j’avais été sensible à la beauté de la cathédrale et en particulier de la nef. Mais après cette étude de plusieurs mois de l’art gothique, ce fut cette fois un véritable choc, inoublié, que je ressentis en entrant dans la cathédrale, l’impression de lire quelque chose de profondément intelligible. En une émotion esthétique décuplée.
Musique et désir
« Il y a deux manières de “traiter le désir humain” : le prendre à la racine, l’empêcher de naître, et garantir par son absence l’absence de toute frustration ; ou, au contraire, le susciter autant de fois que nécessaire pour le satisfaire aussi souvent que possible »
→ je note l’immense portée pour la réflexion de cette remarque, sur le plan philosophique, psychologique. Sur le plan de la conduite des hommes. Sur le plan politique aussi. Il faudrait y réfléchir et développer tout cela longuement.
→ Mais dans le domaine de la musique, explique Francis Wolff, cela correspond à deux types d’œuvres : des œuvres d’où la tension est absente et donc sa résolution non nécessaire, comme certaines « musiques modales, orientales, indiennes, arabes, voire quelques musiques médiévales, comme le chant grégorien » ou encore la musique d’Arvo Pärt.
Et « au contraire, la plupart des musiques occidentales, et aussi africaines (contrairement à l’idée reçue), qu’elles soient tonales ou modales, savantes ou populaires, classiques ou jazz ». Musiques qui ne cessent de susciter le désir, sa tension, pour l’apaiser ensuite. Et il montre ailleurs magistralement que tout le développement de la musique occidentale et de l’invention de la tonalité dite “fonctionnelle” à partir du XVIIème siècle a conduit à changer sans cesse de climat et au fond à exacerber toujours plus ce jeu de la tension et de sa résolution « jusqu’au bord fatal du chromatisme wagnérien ».
→ On peut stipuler aussi que l’auditeur peut chercher à combiner ces deux types de plaisirs musicaux. Passer des heures à écouter les chœurs des moines slavons ou un raga indien, puis se tourner vers une symphonie de Mahler !
Une diète bien courageuse ! (F. Wolff)
Francis Wolff explique comment tout jeune, fasciné par Don Giovanni, il s’était mis à l’écouter sans cesse. « Cette addiction finit par m’effrayer, écrit-il, ne risquais-je pas d’en être bientôt lassé, et de finir par rejeter cette musique que je croyais mienne pour toujours [...] Je pris alors une décision : je n’écouterai plus jamais ce disque afin de conserver intact mon amour de l’œuvre, pour les vrais rendez-vous, ceux en direct, à l’Opéra. Je me suis presque toujours tenu à cette diète. Ma tempérance a payé : mon plaisir est à chaque fois intact. » (203)
De l’imagination
Francis Wolff emploie très fréquemment ce mot. Une capacité à se forger des mondes, dit-il quelque part. Il me semble que c’est une faculté dont on ne parle presque plus. Autrefois, ne disait-on pas d’un enfant qu’il avait « beaucoup d’imagination », de façon alors toujours positive : il avait la capacité de se forger des mondes. Aujourd’hui, souvent, c’est péjoratif, corrélé à une tendance à fabuler. Et puis l’enfant a-t-il encore le loisir (on peut l’entendre de différentes manières cette expression) de se forger des mondes qui lui seraient propres. Les « mondes », aussi appelés « univers » ne lui sont-ils pas servis sur le plateau marketing ? La lecture, quand il y a lecture, n’est-elle pas rarement du texte seul, mais accompagnée d’images, de gadgets, de films (toute le savoir-faire de Disney).
Pensons aussi au jouet, à ce petit bout de bois faisant office de poupée des enfants du Valais ou des Grisons, au début du siècle, tels qu’Eugénie Goldstern les a étudiés et aux Barbies contemporaines, tellement codées (et qui le seront bien sûr prochainement, réellement, codées, au sens programmées, pour agir selon des programmes définis et stéréotypés).
Musique et imagination (F. Wolff)
« Peut-être que votre imagination ne vous sert-elle qu’à reproduire mentalement ce que vous avez une fois perçu au lieu de vous permettre de forger des mondes. [...] Si vous pouviez laisser votre imagination flotter au gré des sons entendus, tisser des liens entre eux [...], votre raison pourrait peut-être ensuite y saisir des relations de causalité ou des lois qu’elle a induites des évènements du monde réel – causes et lois qui vous guident en ce monde. Peut-être votre raison ne se mobilise-t-elle que sur le monde réel et non sur ce monde imaginaire d’évènements purs…Car lorsque notre raison reconnaît son œuvre propre, mais désintéressée, ludique, gratuite, dans les fantaisies sonore de notre imagination, c’est alors que nous sommes émus. » (205)
Invariants stiftériens, suite (classification et transmission)
Je remarque dans les six récits ou livres déjà lus de Stifter quelques invariants : il y a au cœur de chaque récit une grande marche, généralement ascendante. Marche des enfants qui vont voir leurs grands-parents dans le premier récit de Cristal de Roche, marche en forêt et moyenne montagne du grand-père avec son petit fils dans la seconde histoire et enfin marches répétées des enfants avec leur grand-mère vers le pré aux noyers où ils retrouvent la jeune sauvageonne. Puis la grande marche de Victor, le héros de L’Homme sans postérité, jusqu’à l’étrange demeure de son oncle, dans l’île sur le lac. Et dans Les deux Sœurs, la montée vers la demeure de l’ami d’autrefois, dont on n’apprend le nom qu’assez tardivement, dans les dernières étapes du voyage qui le conduit vers lui, Franz Rikar.
Il y a ensuite le rapport des héros, souvent très jeunes, enfants, adolescents, jeunes gens, avec les personnes âgées, les grands-parents, un oncle, cet ami.
Il y a ensuite l’opposition entre une demeure, souvent très soignée, choyée, organisée (celle des parents des enfants dans la première histoire de Cristal de Roche, celle de la famille de Rikar dans son vallon montagneux à l’écart de tout, dans Les deux Sœurs), avec un jardin travaillé, producteur de fruits et de légumes et la nature sauvage, tout près. Il y a bien sûr les paysages, admirablement décrits, de lac, de montagnes, de hauts plateaux.
Ces invariants me semblent jouer un rôle important dans la sorte d’addiction que suscitent ces livres d’Adalbert Stifter.
Dans tous les livres de Stifter lus jusqu’à présent et magistralement dans L’Arrière-Saison, la classification du monde, des espèces, des oiseaux, des graines, des marbres, des bois. Le narrateur parcourt son monde, le décrit, l’inventorie et il est en contact avec des êtres que l’on peut comparer à certains égards à Noé.
Il y a dans tous ses livres comme une sorte d’inventaire. Inventaire avant disparition dans l’optique de la lecture développée par André Hirt dans son essai à paraître à l’automne.
La transmission aussi me parait quelque chose d’essentiel. Les héros jeunes apprennent tout de grandes figures de transmission, souvent des hommes âgés, les parents aussi.
Tel quel, 2
Rappel : piocher aussi souvent que possible dans l’édition fac-simile des Cahiers de Paul Valéry, dans les treize volumes que je possède… et donner quelques lignes à lire.
« La poésie est un excitant autant qu’un produit d’excitation. L’homme excité produit l’excitation, l’excitant, comme l’oiseau chante. Cet homme se devance, la parole qui en sort semble aller plus vite… que le temps de la combiner. Il exprime en moins de temps qu’il n’en faudrait (à lui-même) pour penser ce qu’il exprime.
… mais qui composera avances et retards de la manière la plus puissante ? »
Paul Valéry, Cahiers, édition en fac-simile du CNRS, tome IV (1906) ; p. 166.
Rédigé par Florence Trocmé le 17 mars 2015 à 11h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 10 mars 2015 à 20h11 dans photomontages | Lien permanent
Ode au livre (André Hirt)
Toujours dans le manuscrit d’André Hirt : « ce livre, celui que je tiens là dans mes mains est un objet matériel, un objet qui recouvre une chose, un objet donc qui ne s’épuise pas dans un sens, une direction, un usage, une signification même uniques, un simple objet prêt à être rangé sur une étagère. Cet objet matériel, cette chose donc est au titre de chose la chose la plus mystérieuse qui soit. Il y en elle une présence que l’on peut effectivement décrire comme celle d’un fantôme matériel. D’habitude, les fantômes sont peu matériels, ils sont même très évanescents. Dans notre cas, le fantôme assume la présence matérielle du livre, un esprit planant sur et à travers les pages du volume : une puissance d’exister à disposition. Dans ce contexte, comment les livres font-ils retour ? Comment peuvent-ils même faire retour ? Comment, depuis leur abandon, font-ils ou peuvent-ils faire retour ? Comment sont-ils désormais là pour nous ? C’est toute la question. Et qu’est-ce que les livres disent finalement de nous ? En quoi sont-ils « nous », plus qu’une part de nous, mais ces restes essentiels – des restes, à comprendre aussi et même d’abord comme ce que nous portons de plus essentiel, de plus intérieur – que nous léguons et qu’il est dans une certaine mesure nécessaire de léguer matériellement ? »
→ oui l’immense mystère du livre, le vrai, dont je doute qu’il soit jamais transféré à la liseuse et encore moins à la tablette… qui l’une comme l’autre accueillent indifféremment Proust ou la notice de mon appareil photo. Mystère du livre qui chaque fois nait de son contenu singulier. De sa circulation, de son histoire aussi. Et où son aspect, sa matérialité, son encombrement même jouent leur rôle. A-t-on assez pensé à ce que cela signifie avoir mille livres dans le format d’un seul ouvrage ? Pour jouir depuis toujours, parfois aussi souffrir du contact avec le livre, le vrai, sa manutention, son rangement, son classement, je sais de quoi je parle et de quoi me prive la liseuse. Pratique oui, mais est-ce cela que j’attends d’un livre ? Non, je veux des livres qui me dérangent, qui ne soient pas pratiques, qui me donnent du fil à retordre, matériellement et spirituellement. Qui me tombent dessus !
Un régime de langage (V.Klemperer et A.Hirt)
Où se croisent deux de mes lectures en cours, les Tagebücher (Journaux) de Victor Klemperer et le manuscrit d’André Hirt :
Ce dernier écrit : « Disons les choses sèchement : à l’arrière-plan de mon propos se trouve une analogie entre ce qui est décrit dans LTI de Victor Klemperer sur la dégénérescence d’un régime de langage et notre situation contemporaine qui opère une juridiction sur le langage, qui le transforme à des fins morales, à des fins de correction ou comme on dit de respect (il faut dire “professeure” ou ”écrivaine”, si l’on veut des accroches et des symptômes d’une réalité bien plus large). Il faudrait donc parler et écrire comme on n’a jamais parlé, non plus depuis sa propre parole mais comme on vient de décider comment il faut parler. Il n’y aurait plus que “le langage” dans lequel il s’agirait de s’inscrire comme dans une normativité très ferme. D’une part, le langage que nous avons reçu, nous ne pouvons plus le parler, parce que dans ses contenus et ses manières il est mort ; d’autre part, ce langage qu’on nous fait et nous impose, nous (qui, “nous” au juste ? Qui et combien sommes-nous ? Et chacun de ce nous est-il vraiment à la hauteur de la situation dont les effets, notait Klemperer, furent d’abord si insensibles et parurent si futiles ? ) ne pouvons ni ne voulons le parler. »
Et Klemperer lui, le 31. Mars 1942: « Parfois, quelqu’un cherche à dissimuler la vérité par le discours. Mais la langue ne ment pas. Parfois quelqu’un cherche à dire la vérité. Mais la langue est plus vraie que celui-là. Contre la vérité de la langue, il n’y a aucun remède » et un peu plus loin « Philologues et poètes connaissent la nature de la langue mais ils ne peuvent pas empêcher la langue de dire la vérité ». (ma traduction).
Note de passage
De l’urgence de faire des choix et donc de savoir renoncer. Ce qu’on appelle un choix douloureux.
Note de passage
Entretiens-toi avec les vivants, quand il est encore temps.
Toutes ces langues du monde
D’un mail de Jean-René Lassalle, qui m’envoie une nouvelle proposition pour « l’anthologie permanente » autour d’Avrom Sutzkever (publication à venir), ces mots : « Toutes ces langues du monde qui traversent ma tête avec leur musique de poésie que je creuse dans la traduction me donnent de l’énergie. Le yiddish en est une des moins lointaines, ce n’est pas ma culture mais à cause des racines d’allemand que je reconnais sous la transcription à laquelle on finit par s’habituer. Et cette nostalgie pour cette langue qu’on sent parfois en Allemagne, dans un terrible brouillard.
Et en plus de ces langues de poètes à qui je rends hommage aussi, ma propre écriture de fourmi lente complète ce kaléidoscope de langage, bien que je ne puisse écrire que comme je le peux : c’est une musique bizarre qui ressort, mais je ne sais pas si un musicien peut vraiment tout contrôler de la musique qu‘il produit, malgré les diverses constructions dans la composition. »
→ et j’apprends ce même jour que l’on vient de mettre au jour des milliers de documents en yiddish et en hébreu cachés du temps des Nazis dans le sous-sol d’une église de Vilnius.
Patrick Beurard-Valdoye
Les langues encore, bien sûr ! Belle soirée en effet à la Maison de la Poésie de Paris où je m’étais rendue pour écouter le récital donné par Patrick Beurard-Valdoye. Bonne lecture, deux pupitres entre lesquels il a alterné, il lit bien, de façon plutôt sobre, sans bruitages et autres fariboles caractéristiques de trop de « perf » et qui ne masquent que le vide du texte… Ensuite un temps d’entretien avec Pierre Drogi et Laurent Grisel.
Ils ont posé l’un et l’autre de très fortes questions, mais le temps était mesuré et il y eut un sentiment d’inachevé qui m’a donné l’idée d’une série d’articles qui s’intitulerait « Question(s) à P. B V ». Je suis en train de dresser une liste des personnes présentes pour ensuite lancer l’idée et demander aux unes et aux autres s’ils auraient une question à poser à l’auteur. J’aime bien expérimenter de nouveaux formats pour Poezibao.
Ultima necat
« Vulnerant omnes, ultima necat » :
« Toutes blessent, la dernière tue ».
Devise inscrite sur un cadran solaire : Carpe diem, donc !
Ultima necat est le titre choisi pour le Journal intime de Philippe Muray, 1978-1985, dont Roger Blin donne un beau compte rendu dans le dernier Matricules des Anges (#161)
Constances et variables (Eric Pesty)
Touchée par le très beau portrait de l’éditeur que dresse Le Matricule des Anges dans le même numéro, touchée d’apprendre qu’il fut luthier avant de devenir typographe : « La position du luthier par rapport à la musique est la même que la position du typographe par rapport à l’écriture : on rend possible la pratique d’une création. »
Intéressée aussi par ce qu’il dit d’une revue et à quoi, sans doute, je penserai désormais lorsque je composerai Sur Zone. : « Il y a aussi la revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., dirigée par Jean Daive, que j’édite. C’est une aventure passionnante. Dans une revue, disait Ezra Pound, il faut des constances et des variables : soit un petit groupe d’auteurs qui donnent l’axe, et d’autres qui donnent l’ouverture. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe entre deux textes. Qu’est-ce que devient un texte au voisinage d’un autre ? J’essaie d’interpréter cette jonction, au sens musical, par des changements de typographie… Je me régale. La composition, lettre par lettre, est une façon de lire qui est d’une intensité inouïe. »
De l’oral à l’écrit
« La composition, lettre par lettre, est une façon de lire qui est d’une intensité inouïe ».
→ Le fait de recopier, inlassablement, depuis dix ans, des milliers de poèmes, de textes pour les donner à lire dans Poezibao, ou dans le Flotoir, c’est aussi une façon de lire, de moindre intensité peut-être mais néanmoins très forte. Le texte se compose, se déroule, s’agence lettre à lettre, passe par les doigts, se contrôle avec les yeux, se corrige, s’agrémente typographiquement puis se prépare à son transfert vers l’espace ouvert d’internet. Quelle aventure pour ces petits paquets de mots…
Extraire dit Pierre Bergounioux quand il a fini un livre et qu’il veut en relever l’essentiel dans ses tablettes (qui ne sont pas électroniques !).
Note de passage, l’expiration
Pense-t-on assez que l’on expire à chaque instant ?
Note de passage, la capacité d’appel
La capacité d’appel, d’hameçonnage que peut avoir une sensation présente vis-à-vis d’une impression, d’une sensation passée. Proust bien sûr l’a dit magnifiquement. Ce matin, la corne de brume ou plutôt la bouée sifflante soudain entendue via l’avertisseur d’un camion éloigné.
Musique (Adalbert Stifter)
Ce passage dans Les Deux sœurs de Stifter, alors que le narrateur, en pleine nuit, entend quelqu’un jouer du violon : « Il fallait ici reconnaître l’art le plus haut, le plus noble. Le trait était dessiné avec une précision tout à fait exceptionnelle, sans dévier d’un fil au-dessous de la juste hauteur, d’une clarté et d’une netteté qui lui donnait la dimension d’un objet. » (p. 67)
→ Puissante cette assimilation d’un trait musical, d’une phrase de violon à la matérialité d’un objet, un objet transitoire, halluciné en suspens dans l’air, matérialisation aussi du jeu des ondes sonores. Je me souviens aussi de ce musicien expliquant que pour bien suivre une œuvre musicale on pouvait se suspendre à la mélodie et y rester en quelque sorte accroché, se laissant entraîner. Hors sol, avec la musique pour ligne de vie.
Frontières et nomadisme linguistique (Jacques Darras)
Je reviens un peu en arrière sur ma lecture de La Transfiguration d’Anvers de Jacques Darras, sur la question du passage des frontières qu’il lie très bien à celui de la pratique des langues. Il écrit : « car désormais, je me conçois poète européen. Plus français. Je le dis sans provocation. La transition sera sans doute longue. Ce n’est pas d’un illusoire conflit entre écrit et oral que nous nous nourrirons désormais mais d’une ouverture du champ spatial et linguistique par échanges et croisements »
→ voilà propos que ne démentiraient ni Patrick Beurard-Valdoye ni Jean-René Lassalle !
Et il en vient, naturellement, à la question de l’oral : « l’oral de la poésie ne me semble pouvoir aujourd’hui s’écrire – il est évident que pour moi l’oral s’écrit – qu’au contact de toutes les données spatiales et temporelles qui se croisent et se recroisent pour constituer le massif de notre réalité. [...] Je veux pratiquer le poème comme un art frontalier. Il permet, selon moi, la lecture la plus fine, la plus approchante de la réalité. Parce que, ainsi qu’y invitent dans notre langue les affinités entre lire et lisière, oral et orée, le poème est quasiment le seul art qui enjoigne et conjoigne à l’échange les facultés de l’œil, de l’oreille et de la voix. » (98)
Je note encore sur le même thème, ces deux citations de Jacques Darras :
« Je suis conscient d’avoir appris l’anglais dans la poésie » puis « Le poème en langue étrangère a pour effet de démultiplier la puissance d’énigme inhérente à la poésie » (102) qu’il faut rapprocher de ces mots, un peu plus loin : « Avec le recul et étroitement lié à l’énigme, l’exil me paraît en effet être une [...] condition essentielle de la poésie, de la traduction de poésie. Être poète, c’est s’exiler dans l’étrangeté première de la langue. Donc se vouer au nomadisme linguistique, nécessairement. » (103)
Klemperer, 1942
Chez Klemperer, sentiment qu’on s’enfonce de plus en plus dans l’horreur, chaque jour une nouvelle restriction, une nouvelle directive imposée aux Juifs dans les plus petits détails de la vie, des interdictions de toutes sortes, la réquisition à déneiger quinze jours durant à la pelle, dix heures par jour, la crainte permanente des perquisitions (Untersuchung) dont le résultat peut être un envoi immédiat en camp de concentration. Quelque part il écrit « un couple, convoqué à la Gestapo après une perquisition, a pris du Veronal. » En ce début 42, première apparition dans le texte, à ma connaissance, du mot Auschwitz.
Musique, le seul art
Et si la musique était le seul art qui ait survécu ? Et si à partir de lui pouvaient à nouveau revivre les autres arts, littérature, arts plastiques, photographie ? Une question, simplement une question.
De l’image
Discussion à propos d’un livre qui vient de paraître, un livre de photographies faites par Sylvain Maestraggi sur les lieux même du Lenz de Büchner, à Waldersbach (Waldbach dans la récit de Büchner), là où résidait le Pasteur Oberlin qui accueillit l’écrivain qui venait de traverser la montagne.
Je ressens une hésitation à acquérir ce livre, à regarder ces images par peur en quelque sorte d’un conflit d’imaginaire. Cette crainte qui me fait refuser de voir toute adaptation d’un livre que j’aime. À l’exception de La Captive de Chantal Ackermann et je crois bien que je regrette qu’Albertine ait désormais le visage de Sylvie Testud (alors même que cette dernière est magnifique dans le film).
André Hirt écrit : « je connais le paysage de Waldersbach, il y a le génie du lieu, mais dans les Vosges, en Auvergne, bon nombre de lieux seraient appropriés; ensuite, il y a le texte, la poésie de ce texte qui défie l'image [...] je suis partisan de produire moi-même les analogies et les recoupements, par exemple une image peut me faire songer à Lenz ou à Waldersbach, sans que derrière l'auteur de l'image y ait lui-même songé. C'est une technique de peintre: regarder une image qui n'a rien à voir avec le sujet, ou bien une image qui traînait là, qu'on ne comprenait pas et qui tout d'un coup accède au sens en croisant une autre image ou alors un texte ou une musique. »
C’est ce bel article de Bernard Umbrecht dans son site Le Saute-Rhin qui avait attiré mon attention sur ce livre.
Musique, Malcuzynski
Hommage à celle qui me fit le don inestimable de la musique, il y a si, si longtemps et à qui je pense encore plus en ce jour anniversaire de sa disparition : l’achat d’un coffret du pianiste Witold Malcuzynski car je suis sûre qu’elle m’offrît jadis un disque dont il était l’interprète. Dans mon esprit, les Études de Chopin… mais mes investigations tendraient à me démontrer qu’il n’y a jamais eu de disque dédié à l’intégralité des Études par Malcuzynski. Ce coffret comporte notamment les Valses. Un piano presque nu, sans aucun chichis ou fioritures mais tellement convaincant. Magnifiques mazurkas et en particulier cette mazurka en fa mineur si singulière, que j’ai entendue il y a peu par Perahia, que je retrouve ici, énigmatique. Mazurka n° 7 de Chopin, en fa mineur, op. 7 n° 3. J’ai essayé de l’approcher au piano mais je n’ai pas su, non qu’elle soit difficile, mais parce que de sa première phrase, tellement inouïe et singulière, j’ai l’impression de ne faire qu'un papillon piqué sur une toile, desséché, mort.
Tel quel. 1
L’idée serait de piocher aussi souvent que possible dans l’édition fac-simile des Cahiers de Paul Valéry, dans les treize volumes que je possède… chance inestimable et de (me) donner ainsi quelques lignes à lire. Je sais que nombre des ces pages sont introuvables, que l'édition des Cahiers de la Pléiade n'en a repris qu'une petite partie. Raison de plus.
« Finesse, subtilité parfois mènent au vrai le plus simple et large, parfois égarent et embrouillent. Là où tu vois une chose, j'en compte cent distinctes. J'aperçois le fil et m'évade tandis que tu demeures grossièrement enfermé. Mais il ne faut pas filer trop vite. Il ne faut pas se croire évadé. Il ne faut pas que le fil casse. Il faut aussi quelquefois le savoir casser et se vouloir enfermé. » (T3, p.94, 1903)
→ avertissement pour le flotoir ?
Rédigé par Florence Trocmé le 10 mars 2015 à 19h00 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 06 mars 2015 à 17h20 dans photomontages | Lien permanent
Gefängnis, Strafe (la prison, la peine)
Je suis sous le coup de ma lecture des pages que Victor Klemperer consacre dans ses Journaux (Tagebücher), en l’année 1941, à une incarcération d’une semaine qu’on lui a infligée pour ne pas avoir respecté correctement le Verdunklung (occultation des fenêtres dans le cadre de la défense anti-aérienne). Une semaine terrifiante, pas en raison de sévices physiques mais parce qu’il se trouve totalement livré au temps, à l’Ewigkeit (éternité) du temps, puisqu’on lui a retiré ses lunettes et le livre qu’il avait pris avec lui. Il est seul, 24 heures sur 24 heures. Le journal, qui passe souvent rapidement sur les multiples atteintes à sa vie privée et publique, s’arrête longuement sur cet épisode effroyablement difficile et douloureux. Il permet de prendre conscience, fut-ce dans une toute petite mesure, de ce que peut être la privation de liberté. La seule chose qui l’aidera, à mi-parcours, c’est qu’un gardien a consenti à lui donner un crayon et un morceau de papier.
Croisements (Langues, enquête et Jacques Darras)
Deux occurrences sur ce thème des langues qui me retient tant.
En premier lieu cet étonnant article du Zeit (en allemand) qui montre que le choix d’une action, dans une circonstance donnée impliquant une forme de décision morale, dépend de la langue (maternelle ou étrangère) utilisée dans l’enquête.
La situation, un peu curieuse (expérience oblige) serait la suivante : les freins d’un train ont lâché et il est sur le point de percuter un quai où se trouvent cinq personnes. La seule façon d’éviter la mort de ces cinq personnes serait de pousser sur les voies un homme corpulent qui passe sur un pont, juste avant la gare, pour que son corps stoppe le train. Selon que la question « que feriez-vous ? » est posée dans la langue maternelle du sondé ou dans une langue étrangère qu’il connaît, la réponse sera différente ! Il sera plus enclin à sacrifier la personne sur le pont pour sauver les cinq personnes sur le quai, quand le dialogue se passe dans la langue étrangère. « On dit que l’habit fait le moine, dit l’article, mais les mots aussi ». On passe de 80% de sondés qui ne pousseraient pas l’homme sur le pont à un tiers qui le sacrifierait selon que les personnes sont interrogées dans leur langue ou dans une autre langue (ici des Espagnols interrogés en anglais). « Les sujets d’expérience optent plus souvent pour un point de vue plus utilitaire suivant le principe que cinq vies valent mieux qu’une » lorsqu’ils sont interrogés dans une langue autre que la leur, comme si la charge émotionnelle était un peu mise à distance. « Un I love you ou je t’aime n’est pas du tout équivalent à Ich liebe dich pour l’Allemand ». Testons donc nous-mêmes en faisant la transposition ! L’article explique aussi que des traders sont plus performants quand ils travaillent dans une langue étrangère car moins confiants en leurs intuitions. Voici maintenant un propos de Jacques Darras : « j’habite la Bilinguie. En quoi je suis assurément – autre certitude – le citoyen le plus privilégié au monde, ayant pouvoir de vivre dans une maison où les pièces vont par deux. Jamais dans une symétrie parfaite, bien heureusement, ce qui induirait une insupportable monotonie mais dans l’approximation des clochetons et des recoins. » (voir cet extrait de La Transfiguration d’Anvers dans Poezibao)
→ La question me semble cruciale, même si elle est abordée ici sous deux angles différents et même si, surtout, elle dépasse de beaucoup mes moyens d’analyse. En quoi pouvons-nous être façonnés, puis éventuellement modifiés, intérieurement, psychiquement, par la langue que nous pratiquons ou par celle que nous apprenons. L’apprentissage d’une langue étrangère nous remanie-t-il intérieurement ? Ou pour le dire encore autrement, notre monde s’agrandit-il du fait que nous pouvons le dire dans d’autres langues. Est-ce que chaise,c hair et Stuhl induisent bien la même perception de la chaise ? Jacques Darras semble le démontrer qui dans un autre essai du livre relate comment l’apprentissage de la langue anglaise a été cruciale dans sa maturation, sa structuration et comment il a répondu à certaines problématiques qu’il rencontrait alors, tout jeune homme. « Bien avant de traduire je me traduisis, me convertis, me transformai définitivement le corps, la langue, l’horizon. La poésie américaine baptisa mon arrachement à l’espace natal. » (p. 105)
De la place, de la langue (J. Darras)
Il y a dans ce livre, La Transfiguration d’Anvers, toute une méditation, vivante, pleine d’allant, sur la question de la langue et du pays. Le premier chapitre suit les pas de Descartes, quittant la France pour se rendre dans plusieurs pays du Nord de l’Europe (Allemagne, Danemark, Hollande, Suède) : « Finissons-en avec les lieux de naissance comme s’ils fussent des crus de vins. Nous déporter de nos racines, est, dans l’ordre de la pensée, la condition d’une maturation. » (13)
L’intimité avec les créateurs
J’aime lorsque, page 19, Jacques Darras écrit : « René Descartes veut cependant me rassurer. Nous marchons ensemble dans Kalverstraat à Amsterdam ». (Je souligne)
→ ce « nous » a quelque chose de profondément émouvant. Dans quelle mesure, par la connaissance de l’œuvre mais aussi de la vie de nos écrivains, de nos musiciens, pouvons-nous petit à petit accéder à ce stade où ils deviennent comme des amis, véritablement présents, voire aidants ? Quand Schubert peut-il être là avec son âme si changeante, la main sur notre épaule, alors que nous passons sans cesse de l’ombre à la lumière ? Quand Virginia Woolf peut-elle devenir double de nous-mêmes alors que nous sommes en proie à des sentiments si complexes et ambivalents qu’ils dépassent notre entendement ?
Je me souviens, il y a peu, avoir pensé que ne savait que peu celui qui avait tout appris d’un auteur dans les livres, les articles, par rapport à cet autre qui a passé trente ans de sa vie confronté, ligne à ligne, à son écriture, pour le traduire. Que peu savait celui qui a écouté mille fois la même sonate par rapport à celui qui l’a jouée des dizaines de fois, le matin, à midi et le soir, dans l’intimité du cabinet de travail ou sur la scène du Carnegie Hall. Mais qu’à celui-là, cependant, est également indispensable une connaissance aussi large que possible de la vie du compositeur.
Le monde imaginaire (Stifter, Darras, etc.)
Lorsque je suis entrée, l’autre jour, dans la demeure de L’Homme sans postérité de Stifter, je n’y entrais pas tout à fait pour la première fois. En moi, nettes ou floues, tant d’images de demeures réelles ou imaginaires, nourries de tant de traversées, de tant d’œuvres, littéraires ou picturales. Tant de châteaux, tant de pièces hantées (je viens de penser soudain à cette salle à manger dans les Carnets de Malte Laurid Briggs, si impressionnante pour le jeune homme qui y est reçu. Cette image que je ne savais pas être là et qui a littéralement surgi dans ma conscience. Venue d’où ?) Plusieurs visions : « L’une s’enrichit de l’autre, les deux se réfléchissent. Parce que nous ne savons pas ce qu’il entre de souvenir comme d’imagination dans ce que nous appelons la pensée. Parce que nous ne savons pas si l’imagination n’est pas ce qui donne sa certitude à la pensée. Non, nous ne le savons pas. C’est notre seul doute. Il est de taille, assurément. Le sentiment que j’ai depuis toujours, dont je ne puis m’ouvrir calmement qu’aujourd’hui, devant vous, est que nous aimons d’abord nous inventer. Inventer notre histoire, inventer une histoire à notre propos ». (Darras, 25)
→ l’enfant ne se construit-il pas en inventant des histoires, en s’inventant acteur de situations imaginaires, dans le rêve ou dans le jeu (question subsidiaire, le jeu électronique permet-il aussi cette construction-là ?)
Europe (Jacques Darras)
Vraie bouffée d’oxygène que ce chapitre premier du livre de Jacques Darras, Sa déambulation libre à Anvers ou à Bruxelles… : « Descartes a quitté la France monarchique, nous nous sentons plus près de l’Europe à venir que de notre régime hexagonal. Descartes épouse les découvertes de la science moderne, nous sommes à l’affût de la moindre nouvelle astrophysique [...] Au commencement nous sommes corps, nous sommes dans un corps. Puis nous apprenons à parler. Apprenant à parler nous apprenons à penser. La parole est cette prodigieuse activité de transformation qui se développe à la frontière du corps et de la pensée. De nature double, donc ambigüe. Navettant de la pensée au corps et réciproquement, la parole dit l’inachevé de l’un à l’autre, l’un par l’autre. Elle est l’équilibre instable de leurs échanges, de leurs rapports. [...] Nous sommes cet équilibre fragile, douloureux, incertain d’une langue en mouvement constant entre les visions idéales de notre pensée et les réalités fragmentaires de notre corps. [...] Nous ne coïncidons ni dans la simultanéité ni dans la consécution logique. »
→ il y a à la fois, ici, ce constat de cette faille toujours béante, entre nous et nous, entre nous et le monde dans lequel nous baignons, mais il y aussi cette idée du mouvement, par le déplacement du corps, par l’usage d’une autre langue, la bilinguie, la trilinguie (et peu importe sans doute la compétence en ces autres langues, c’est plus d’une attitude qu’il s’agirait), ce mouvement qui évite la stase mortelle, ce mouvement qui induit une sorte d’oscillation, parfois affolée, parfois enivrante, entre des pôles inhabitables mais structurants. Ce mouvement qui doit être sans cesse relancé par la lecture, par la musique, par la pensée, par la rêverie, la perception des réalités matérielles. « Je n’ai d’autre certitude que de savoir qu’il y a de la transformation. Que de savoir que cette impalpable transformation s’inscrit le plus souvent dans le langage. » (30)
Les machines à reproduire et la vie des créateurs
Je me suis montrée, tout récemment, dans ces pages, bien négative vis-à-vis de ces machines à reproduire. Mais n’ai-je pas passé grâce à elles quelques heures magiques. Machines de Gutenberg puis cette autre, inventée avant-hier, pour lire ces galettes brillantes qu’on appelle Compact Disc. Grâce à elles, n’étais-je pas avec le pianiste russe Sokolov (jouant à Salzburg), avec les Européens Descartes et Darras, le Polonais Chopin, l’Autrichien Mozart. Tous là, présents, dans la pièce. Et ne me dites pas que ces machines les ont tués, leur présence dépend aussi de moi qui la reçois, de l’attention que je leur porte, du souffle avec lequel je les anime en les aimant passionnément, en les considérant comme aussi importants que mes proches. Anges gardiens, cohorte élective. Je suis, à chaque fois, « témoin d’une rencontre exceptionnelle de l’espace et du temps. » (J. Darras, p. 30). Témoin et même lieu focal, donc nécessaire, même très modestement, à l’œuvre.
Tropisme vers le Nord, passion du rivage
Je suis évidemment touchée par ce tropisme dont parle Jacques Darras et qui est mien. Tropisme vers le Nord qui était aussi celui de Glenn Gould. « Au Nord toute ! J’aurai mis toute un vie pour les suivre et monter à Bruxelles, Anvers ou Amsterdam » écrit Jacques Darras.
Oui Glenn Gould ! : "Je rêve depuis des années, et je désespère d'y arriver jamais, de passer au moins un hiver entier au nord du cercle arctique. Tout le monde peut y aller en été, quand le soleil est levé, mais je dis que je ne voudrais y aller qu'au moment où le soleil est couché. Vraiment je le voudrais et je vous dis que j’irai un de ces jours". Le 10 avril 1964, en pleine gloire, Glenn Gould renonce à la vie de concertiste. Il a 32 ans.
Un an plus tard, à bord du Muskeg Express, il franchit les milliers de kilomètres séparant Winnipeg de Churchill, la ville la plus proche en train du cercle polaire arctique. Il réalise alors le documentaire radiophonique The Idea of North, où il confronte, dans un train fictif, les visions de cinq personnes ayant vécu une expérience intime avec le Grand Nord canadien. Pour cela, il choisit la forme de la dramatique radiophonique. "La radio... C'est un média dont je me sens très proche. Depuis l'enfance j'écoute la radio pratiquement sans arrêt ; pour moi, c'est comme du papier peint, c'est comme un bruit de fond. Je dors même avec la radio. En vérité, je suis même incapable de dormir sans elle (...) ", raconte-t-il à Jonathan Cott, journaliste à Rolling Stone. (Le nord, c’est par ici)
Et pour en revenir à Jacques Darras, cette autre passion pour lui, celle du rivage qui lui fait finir en apothéose ce premier essai du livre, où on le voit se faire tour à tour (ou en même temps) limicole, oyat et sable « cette poussière produite par la grande Rémoulerie du temps », le sable qui « nous dit, dans sa granularité âpre, que nous ne pouvons séjourner ailleurs que dans le mouvement. » (34)
De la facilité à l’enfer puis à la musique (Dutoit, Argerich)
Charles Dutoit, dans une interview croisée avec Martha Argerich : « Déchiffrer une sonate de Mozart, c’est facile. Quand vous commencez à la travailler, c’est l’enfer. Ce qu’il faut retrouver au troisième degré c’est cette première chose mais avec toute l’expérience que vous avez faite dans le travail, c’est le cheminement du musicien. » (vidéo youtube signalée par Christine Jeanney).
La poésie (André Hirt)
« Le terme de poésie. Je ne l’entends pas en son sens faible, générique et contemplatif dans l’attitude, qui est aussi le plus courant : “la” poésie, tel poème. J’entends le geste de l’être parlant qui vise à arracher à lui-même et à sa présence au monde des figures et du sens, et à faire existence de cela. Une production d’existence, par conséquent. La poésie à cet égard n’exclut donc aucunement ce qu’on entend noblement par "littérature", mais porte la musique, voire tout l’art, au moins au sens traditionnel, et même la plus grande partie de la philosophie. [...] C’est pourquoi la poésie n’est que la pensée elle-même se saisissant depuis son surgissement. » (Le Col de la Passante, essai inédit à paraître à l’automne 2015, p. 118)
Rédigé par Florence Trocmé le 06 mars 2015 à 17h02 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent