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Rédigé par Florence Trocmé le 30 avril 2015 à 11h47 dans photomontages | Lien permanent
Déni du manque (C. Hubin)
J’ai presque fini ma première lecture de Rouleaux de Christian Hubin. Il en va avec lui comme avec Philippe Jaffeux, il faut revenir sur ses formulations, selon des heures et des humeurs différentes, car toutes ne percent pas (comme la lumière) dans les mêmes circonstances. Il en va du contexte, au sens le plus large, celui de la vie, celui des lectures, celui de l’avancée dans telle ou telle œuvre connexe.
« Retrait sans nom de quelque chose dont manquer même va disparaître ; dont nous manque de ne rien avoir. » (p. 111)
→ Une de ces redoutables formulations qui semblent tromper l’esprit qui croit les comprendre et, les creusant, s’aperçoit qu’elles fuient littéralement. Mais il me semble qu’ici il est question de quelque chose d’infiniment grave, l’effacement programmé du manque. Éteindre le manque, l’idée même du manque, c’est une conduite dictatoriale. Faire en sorte que le manque n’ait plus droit de cité. Je pense à la Corée du Nord, par exemple.
Plus de livres d’abord, puis abolition du manque du livre ensuite. Il s’agit aussi de préjuger de l’existence de tel ou tel manque chez l’autre. La redoutable formule « tu n’en as pas besoin ». Qui a le droit de dire cela à autrui, qui sait ce dont autrui a besoin ou pas ? Toutes choses, je le pressens, que je vais retrouver dans Critique du Jugement de Pascal Quignard que j’aborde tout juste et qui me déborde déjà par sa profondeur et sa richesse.
Du jugement, avec Quignard, en effet
…avec ce gros livre, admirablement édité et imprimé comme toujours chez Galilée, Critique du Jugement.
Dans son introduction Pascal Quignard donne sept définitions, dont on comprend vite qu’elles concernent ceux qui peuvent être vecteurs du jugement : le journaliste professionnel, l’éditorialiste, le critique, le lecteur professionnel, le juré, le professeur.
Il ne s’exonère pas de sa propre expérience : « Partout, pour peu qu’on réclamât mon expertise, je jugeais de tout à partir de je ne sais quelle compétence interne (arrogance) ou en suivant un inexplicable sentiment d’intégration aveugle (surmoi) plus hardi et déterminé qu’assumé et conscient. J’ai tout quitté en 1994. Je commençai une troisième vie qui quitta le jugement. »
Et donc de préciser que ce que l’on va trouver dans ce nouveau livre, ce n’est pas une critique de la presse, des jurys, etc. mais une critique du jugement.
→ Ces propos me parlent très fortement. Je suis obnubilée par la question du jugement à laquelle me confronte en permanence l’existence même de Poezibao. Je me souviens fort bien avoir répondu à des amis qui, connaissant ma passion de la musique et mes quelques connaissances dans ce domaine, me demandaient pourquoi je ne faisais pas de la critique musicale, que je ne me sentais aucune légitimité pour le faire. Peu importe ici le degré de légitimité, souvent relatif, de ceux qui pratiquent la critique musicale, mon opinion quant à ma légitimité n’a pas variée. Tout au plus puis-je m’engager dans le partage de ce que je connais, faire état de mes choix, tout en sachant qu’ils sont à 90% subjectifs. Et je ne fais même pas allusion au terrible conditionnement lié au fait de s’inscrire dans un temps historique déterminé et dans une histoire individuelle.
Mais pourquoi serais-je plus légitime dans l’exercice de la critique littéraire ? Quels sont les critères de ce travail-là ? Je n’ai pas de réponse. La seule et unique que je puisse faire est travail, travail, travail. Il me semble qu’une certaine capacité à juger, très sommaire, s’établit au fil des lectures incessantes, depuis des années. Mais je ne me fais aucune illusion : je serais parfaitement capable de laisser passer un chef d’œuvre ! Et de soutenir des œuvres tout à fait médiocres.
Je suis constamment à la recherche de critères, parfois même de clés presque magiques, qui me permettraient de savoir si une œuvre est importante ou pas, si elle apporte quelque chose. Presqu’à la manière d’une analyse de sang : oui, il y a bien matière à…, à tel dosage !!!! Plaisanterie bien sûr, mais qui exprime bien mon désarroi (et sa composante morale). Car tout choix exposé publiquement est de facto une forme de jugement.
Il y a donc souvent la tentation de quitter le jugement ! Ce qui veut dire fermer Poezibao, c’est évident. Cela viendra un jour. Il restera sans doute le flotoir, avec sa subjectivité clairement énoncée sinon assumée.
Du jeu avec le corps
Mais quand et comment le jugement se met-il à jouer un rôle dans une vie d’homme ? Pascal Quignard se penche sur le développement du petit enfant : « L’homme ne connaît véritablement que ce qu’il rejoue avec son corps. Il rejoue oculairement tout d’abord, puis il rejoue aves les mains, puis il rejoue avec l’ensemble du corps qui se met à répercuter – comme un miroir de chair – ce qu’il perçoit dans le visible. Plus tard il rejoue avec le langage. Puis il rejoue encore dans la mémoire à l’aide du langage. L’enfant en grandissant est une arborescence de ces rejeux. » (p. 18)
→ Autrement dit dès le début il y a imitation et donc modèle. Le petit enfant modèle son être sur celui de sa mère, son père, etc. Il leur fait ce don et ce don est vital : « l’homme reçoit en rendant ce qu’il reçoit. »
D’où cet arrière-fond indestructible, chez tout homme : « restent toujours autour du parleur devenu mûr, adulte, quand il parle, dans l’air qui l’entoure, bien des gestes anciens ébauchés, fossiles, simiomorphes, étranges, fantômes errants qui projettent leur danse elliptique, oubliée, phylogénétique, irrésistible, silencieuse. (Critique du jugement, p. 19)
L’œuvre originale (P. Quignard)
« Dans une société l’œuvre originale est le véritable objet neuf. Il surgit comme un jusque-là jamais vu dans le visible. L’objet sans sujet. C’est ainsi que dans le monde familial, comme dans le monde social, l’écart le plus radical est celui de l’œuvre.
L’œuvre, par rapport à l’objet manufacturé, artisanal, définit l’objet singulier imprévisible.
Ce qui n’est pas attendu et qu’aucune norme n’encadre. » (p. 21)
→ Selon sa méthode habituelle, Quignard procède par petits blocs qu’il donne souvent l’impression de sculpter, très concrètement, comme s’il partait d’un amas, plus ou moins indistinct, fermé, obscur, au sein duquel, par éclats, il va dégager une figure, un sens. Ouvrir une meurtrière dans le mur du temps ou de l’incompréhension. Chaque bloc a son autonomie, mais on se doute aussi que c’est une tesselle de la grande figure en cours de montage.
L’individualisation (Quignard)
Il va donc s’agir pour l’être humain d’accéder à une individualisation, à partir de ce fond commun. « L’individualisation, qui vient à la suite de la socialisation comme une étrange perversion, impose le courage presque "héroïque" de rompre les liens affectueux et incroyablement imprégnants de la bande généalogique. » (p. 21)
→ Fort ce mot de bande généalogique. Comme une harde, une meute ! Si difficile de diverger ! De quitter les rangs ou la chaleur du groupe. De s’abstraire de « la douce morosité de la dépendance », car ce ne sont pas « le vice ou la faute ou la transgression qui sont les principaux tentateurs du désir humain mais la norme. »
→ Et une fois de plus, au risque de se répéter, dire et redire comme la lecture peut avoir, dans les années de formation, ce pouvoir d’aider à diverger, notamment par l’inouïe pluralité des mondes qu’ouvrent les livres. Pluralité qui met en péril la norme donnée localement pour seule viable.
Penser a deux sens
dit ensuite Pascal Quignard. « Le premier sens est pédagogique : c’est s’emprisonner dans le monde linguistique en l’acquérant dans toutes ses règles [...] lier le doxique en faisceaux fascinants. [...] Le deuxième sens de penser [...] suppose que l’on ait franchit l’étape de l’identification linguistique en sorte de pouvoir abroger en partie la domination de la langue sur la psychè. Il suppose l’écriture. »
→ Cette double articulation est bien la clé du travail du poète. Identification linguistique aussi poussée que possible mais pour pouvoir ensuite la démonter, la détruire ou la contester de l’intérieur, la repenser. Et donc cette idée que j’ai toujours eue, que la poésie peut et doit être la fine pointe de la pensée. Il s’agit, dit Quignard, dans sa langue si particulière, pétrie de langues anciennes de « se distancer de l’imperium ». « C’est desceller la fonction "je" de la réversion du dialogue ; c’est éloigner son corps du foyer reproducteur [...] c’est se désolidariser de la bande généalogique, puis de la communauté de bandes, c'est-à-dire la nation, puis de la communauté des morts, c'est-à-dire la religion. » (p. 23)
La prégnance des débuts
Mais c’est une entreprise éminemment difficile tant sont prégnants les affects des premiers temps : « C’est ainsi que l’appartenance, les premières saveurs au fond de la bouche rappelant leurs joies singulières, et pour la plupart, définitives, les premières cadences, les premières mélodies, les premières demeures sont aussitôt constitutives à la mère perdue.
Au contenant perdu.
Le premier paysage, le premier rivage, la première neige, le premier Noël, les mets préférés, le son de la langue natale gagnent toujours sur l’exil. » (p. 25)
→ Ce qui me renvoie aux mots de Thierry Martin-Scherrer concernant les musiques originaires, ces premières musiques qui furent nôtres, très jeunes et qui nous marquent d’un sceau indélébile, qui formatent souvent nos goûts de telle sorte qu’aller dans une autre direction demande un effort d’accommodation parfois considérable. Il y aurait là un mur qui ne peut être entamé que par la puissance de la répétition. Car comme disent les Shadocks, « en essayant continuellement on finit par réussir, donc : plus ça rate, plus on a de chances que ça marche. »
Cas de conscience
Grand dilemme pour la conscience moderne : « tel pays va acheter x Rafales ». Alors, oui, bonheur pour ceux qui vont les fabriquer, mais dans le même temps, recul de fond devant cet oiseau-là, au potentiel de destruction considérable.
Le même dilemme souvent entre ce qui « favorise l’emploi » et ce que cela implique comme atteinte à la nature ou au simple bon sens (barrages énormes, centrales nucléaires, fermes ((et non pas plateau)) de mille vaches), et ainsi de suite, oui, suite, suite, suite, enchaînement fou vers toujours plus haut, plus grand, plus puissant et plus destructeur potentiellement.
Mithridatisation
Tout aussi redoutable pour la conscience contemporaine ce phénomène qui fait que, saturée par l’universelle relation de l’horreur, urbi et orbi, elle en vient à ne plus connaître l’émotion. Elle assiste, dans un sentiment d’impuissance, à l’enchaînement des tragédies et des catastrophes. Un bel article de Sylvie Kauffmann dans Le Monde, le disait il y a peu. Elle faisait un parallèle entre la crise des boat people à la fin des années 70 et les drames de la dite Mare Nostrum aujourd’hui. Relatant la visite à l’Élysée, le 26 juin 1979, des frères ennemis, Sartre et Aron, elle concluait : « C’était il y a trente-six ans. Aujourd’hui, la communauté internationale est confrontée à une crise humanitaire d’ampleur comparable. Cette fois, ce n’est pas le golfe de Siam qui engloutit les naufragés, mais la Méditerranée. La France a-t-elle à ce point changé que ces appels à la solidarité soient inimaginables aujourd’hui ? Où sont les intellectuels ? Les ONG ? Les archevêques ? Les maires ? Les présidents ? » (Le Monde du 24 avril 2014)
La mithridatisation consiste à inoculer ou s’inoculer des doses croissantes d’un poison pour se rendre petit à petit insensible à son effet. Ici l’inoculation n’est pas volontaire (est-ce si sûr ? Quels ressorts humains là-dessous, quelle volonté politique surtout ?) mais l’effet est le même. Désensibiliser.
Les « intellectuels » pourraient aider à prendre au moins conscience de ce phénomène. Mais où sont-ils, que font-ils ?
L’inévitable (Keith Jarrett)
Un bel entretien avec le musicien dans le dernier numéro de la revue Pianiste. A la question « comment décidez-vous de ce que vous allez jouer quand vous êtes seul en scène sans aucun programme préétabli ?, Jarrett répond : « L’inévitable doit advenir et non pas ce qui est évident. Un accord de ré majeur peut littéralement me crier au visage pour être joué. Je dois donc jouer cet accord de ré majeur. Ce que j’appelle l’inévitable, c’est ce qui, quand on se met en situation d’ouverture totale, apparaît comme étant la seule chose possible à jouer. Et vous n’avez même pas la possibilité de porter un jugement sur cette sensation [...] Quand un auditeur est touché par ce qui se joue, c’est que quelque chose de l’ordre de cet inévitable lui a été transmis. » (Pianiste, n° 92, mai-juin 2015, p. 33)
→ n’en va-t-il pas exactement de même en poésie ? Le lecteur est touché quand il sait qu’il n’a pas à faire avec un jeu plus ou moins gratuit de l’esprit, fut-il brillant, mais à quelque chose d’inévitable. Ce que rappelait aussi Veinstein dans le début des Ravisseurs : ce qui a été écrit était-il inévitablement à écrire pour celui qui l’a écrit. Tellement souvent le sentiment que le poète a cherché un sujet, un truc, parfois une contrainte, pour cacher qu’il n’a rien d’inévitable à dire. Simplement l’envie d’écrire, une nécessité plus ou moins grande sans doute et respectable. Mais pas une question de vie ou de mort (de l’esprit, de la conscience, de l’âme).
« Je ne juge plus rien » (Pascal Quignard)
Je suis profondément remuée par les propos de Pascal Quignard sur le jugement, propos qui vont même jusqu’à indiquer une voie possible. « Je ne juge plus rien. J’ai jugé pendant vingt-cinq ans (de 1969 à 1994) puis je me suis désengagé de tous les gages que je recevais des institutions qui m’avaient jusque-là engagé ? Aussitôt j’ai perdu toute hiérarchie (de nature artisanale) à l’intérieur de ce que j’écrivais et j’ai égaré toute anticipation (plus thématique que technique) dans les lectures que je faisais. Tout à coup je lus vraiment. Je veux dire par là que je ne remplis plus un jeu de rôle ni même une fonction dans ma lecture. Ce que je perds en faculté de juger (comparer) je le gagne en capacité à penser (méditer). Il n’y a plus de point de vue dans ma vision. L’idée de tuer, ou de hiérarchiser, ou d’élire, s’est retirée. Même l’idée de guetter. L’affût s’est perdu. [...]
Lire n’est plus une spécialité
Lire "vraiment" ne juge pas
Quand on lit vraiment toute position subjective s’annule et tout habitus social s’anéantit avec l’identité elle-même que la lecture ravage. » (Critique du Jugement, p. 34)
→ selon mon expression, chérie au point d’en avoir fait le titre de la revue littéraire de Poezibao, c’est peu de dire que je suis ici Sur Zone ! Tout y est. Et je sais qu’il me montre le chemin des années à venir, désengagement du jugement, de plus en plus (et cela va loin, car je sais que choisir pour Poezibao est bien entendu déjà juger, ô combien) pour entrer toujours plus profondément dans ma vie de lectrice, mais où lire ne sera plus une fonction, une obligation (de résultat). Il me semble que ma tendance à rédiger de moins en moins de « notes de lecture », et de me concentrer sur cette pratique si différente qu’est le journal de lecture s’amplifie. Le journal de lecture est plutôt le récit d’une expérience et tente de dire comment on vit, on pense, on aime, on perd pied, avec un livre. C’est tout autre chose que le compte-rendu, la recension, la critique, la note qui impliquent comparaison, évaluation, entre ces deux pôles absurdes qui sont l’encensement imbécile et la mise à mort cruelle.
« Assentir au sentir autre » (Quignard)
Quignard dit un peu plus loin « La lecture vraie c’est s’abîmer dans ce qu’on a sous les yeux sans souci du futur. [...] C’est la rotation complète du "se tourner vers l’autre", à la fois dans le décollage de la sidération et dans l’effraction de l’autonomie. Ce n’est plus peser le pour et le contre. Ce n’est plus distinguer entre ce qu’on veut faire sien et ce qu’on entend rejeter. C’est assentir, avec un peu d’angoisse, totalement, au sentir autre. » (p. 35)
→ ce serait le point où tendre, c’est aussi une admirable éthique de la lecture. Non pas s’approprier, non pas se chercher, soi, dans le livre, ne pas trier ce qui convient et ce qui gêne, mais dans un premier temps accepter d’être totalement déstabilisé puis tenter d’entrer, en vérité, dans le sentir autre.
Il se pourrait que l’enfant et le jeune adolescent soient plus proches de cette capacité à sentir autre que l’adulte formaté par le système. Pure nostalgie du fol emportement dans le livre, à en perdre sa propre identité, des années de première jeunesse. Aujourd’hui trop souvent, méfiance et préjugés à l’ouverture d’un livre et ce comportement prédateur, prendre ce qui nous convient, oublier le reste comme une vieille enveloppe sur le bord du chemin. Oui éthique de la lecture, si difficile !
« Le jugement est dans les mots » (Pascal Quignard)
écrit Pascal Quignard. Il est aussi dans les concepts dirait sans doute ici Yves Bonnefoy.
Devant ce constant, Quignard n’a qu’une ressource, un poème :
« Le jugement est dans les mots.
Il ne pousse pas dans la clairière.
On ne le voit pas sur la lande,
à cru sur le cheval qui erre.
Le vent ne le soulève pas au-dessus de la boue et des arbustes sur le sol
ni les galets ne le roulent sur les bords de la mer.
On ne le trouve pas dans les fourrés ni la bruyère,
ni dans les nuées qui passent,
ni sous l’aile de la buse,
ni sous le saule. » (p. 37)
→ le jugement n’est pas dans les éléments, dans la nature, dans les processus vitaux, le système veineux ne juge pas du bon ou du mauvais cholestérol. Le jugement nait dans le groupe humain, par comparaison, le petit, le frêle, le tordu versus le grand, le costaud, le beau, etc. « Filtrer, cribler, vanner, trier sont le même. C’est ainsi que la technique diacritique, en Grèce post-tragique, c'est-à-dire en Grèce philosophique, vient constituer le jugement. » (p. 45)
Une dimension politique
Quignard pourrait parfois donner le sentiment d’être dans sa tour d’ivoire, loin du monde et des hommes. Il n’en est rien et il sait mêler à ses auteurs anciens, aux langues de jadis, aux guerres et querelles antiques ou du Moyen-Âge, une réflexion sans concession sur le monde contemporain. « La pensée n’est pas profitable à la société qui l’exècre. La communauté ne supporte pas la trahison du penseur par rapport à la base religieuse et au stock mythique qui font passer lignages, liens, hiérarchies, frontières, fortunes valeurs, lois, normes. » (p. 45)
Quignard le lecteur ne lit pas que Virgile ou Hadewijch d'Anvers, il lit Husserl, il lit Foucault… et Spinoza, ces trois derniers cités présents dans une même double page : « Il n’y a pas de différence de nature entre la carte d’identité et la liste de proscription. [...] tout est jugement en vue de la mise à mort » (p. 47)
→ même s’il n’en parle pas ici, bien penser la question actuelle des données personnelles que nous semons à tous vents, moi la première. Laissant à d’obscures puissances le soin d’établir, non plus une simple carte d’identité, mais un vrai portulan pour naviguer dans nos passions, nos goûts, nos habitudes, nos pulsions, un vrai portefeuille de cartes d’identités. En vue de la mise à mort, sinon du corps (mais comment oublier la Gestapo, la Stasi, le KGB, pourtant si proches dans le temps !?), du moins de l’esprit. Le système mondial et mondialisé exècre la pensée. Gisèle Berkman l’a bien montré dans son beau livre La Dépensée. Empêcher de penser pour mieux faire dépenser, mais surtout manipuler à satiété, à fin de profit et de pouvoir. Usurper l'identité.
Rédigé par Florence Trocmé le 30 avril 2015 à 11h25 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 28 avril 2015 à 14h34 dans photomontages | Lien permanent
Julien Gracq (avec Christian Hubin)
Belle surprise que celle de rencontrer au détour d’une page de Rouleaux de Christian Hubin, la présence de Julien Gracq dont l’on comprend vite qu’il fut proche de l’écrivain. Là aussi, envie de citer intégralement le passage, car l’attitude de Gracq peut être envisagée comme un modèle : « durant plus de trente ans, dans ses lettres comme lors des rencontres, Gracq m’a suivi sur mon terrain. Sans donner de leçon, sans clés ni herméneutique. Commentant sa physiologie du texte, mes poèmes elliptiques et si denses, leur cristallisation exigeante jusqu’à l’abrupt (son mot le plus fréquent). (p.78)
→ pas vraiment besoin d’ajouter quoi que ce soit ! L’essentiel est dit avec les termes d’elliptique, de dense et la cristallisation ! Et l’abrupt, aussi bien sûr, contre lequel souvent on se casse les dents, mais pas de manière désespérée, car on se dit qu’on pourra y revenir, qu’une nouvelle lecture entamera peut-être ce caractère abrupt, à force de concentration elliptique, du texte.
Musique encore, crin de cheval !
« Et l’apex des fibres heurtées ; la vue faciale, la horde. » (80)
→ on peut penser qu’ici le poète évoque un quatuor. Et me revient de façon quelque peu comique cette information recueillie récemment auprès d’un luthier. Pour les archets, on prend du crin de cheval. De cheval et pas de jument. Pourquoi ? En raison de la façon d’uriner de l’un et de l’autre ! Comprendre que la jument pisse sur sa queue et que la fibre, altérée par l’urine corrosive, devient impropre à façonner une belle mèche.
→ Hubin utilise un vocabulaire très riche, volontiers emprunté au domaine scientifique ou médical (métastase, polype, synapse). Avec lui, souvent, l’impression qu’on ne comprend plus les mots que l’on croyait bien connaître. Il faut alors creuser pour trouver le sens dans lequel le poète les emploie ou pour lequel il les façonne.
Et la méthode : « l’ustensile irremplaçable dégageant, décoinçant, désenchantant. La brosse sur les coprolithes du concept. » (83)
« Une impuissance qui se tourne vers elle-même » (Agamben et Hubin)
« Comme depuis l’enfance, mâchonnant avec mon français les caries et laps d’un mort qui m’aide et me piège.
Comme si, du silence aux ellipses, je marmonnais d’avance.
Agamben : L’acte d’écriture parfait ne résulte pas d’une puissance d’écrire, mais d’une impuissance qui se tourne vers elle-même… » (83)
Usure de la langue
Encore une formulation forte de Christian Hubin : « Langue qui tombe d’usure. Ses mots pour pelade. »
Sur le rêve (Mathieu Brosseau)
Jusqu’à présent j’ai lu Data Transport de Mathieu Brosseau, d’une traite, sans m’interrompre pour noter, comme un roman. C’est une prose, lui l’appelle roman. C’est un très beau texte, dans la lignée d’Ici dans ça. Venant de Christian Hubin qui a aiguisé mon acuité (c’est cela lire, aussi), je pense soudain pouvoir aussi l’annoter. Pas de façon systématique, mais plutôt selon l’envie !
« Les rêves ont ceci de voleur qu’ils vous entortillent le savoir sans que vous vous en rendiez compte. » (Data Transport, p. 65)
Il y a sans doute quelque chose d’onirique dans les procédés de cette écriture, des déplacements, des condensations mais aussi des récurrences qui sont comme les fils rouges emmêlés du labyrinthe. Il y a aussi ce que M. Brosseau appelle très justement la folie logique de sa subjectivité. (87)
Ce livre, ce serait l’histoire d’une pensée, d’un for intérieur, celui de M., un « presque vivant. Soit il vivait dans le noir à bile, soit il faisait et devenait le photon excité, pitre et clown » (81)
Et surtout, cela : « plus le monde s’évaporait, plus il écrivait le monde. »
Le livre mêle des séquences en italique de M. décrivant ce qu’il est, ce qu’il vit et des lettres, à la fois familières et étranges. Ce M, mi-héros, mi-narrateur, autobiographe, est censé travailler dans un centre de tri postal pour lettres égarées. Il doit classer les NPAI (n’habite pas à l’adresse indiquée) et c’est bien sûr tout un programme, le programme du livre, tant la naissance de M. semble avoir été problématique. Il va tenter de se chercher via ces lettres « se chercher hors de soi ou en soi, les requêtes de la conscience ne connaissent pas les frontières de la peau et triomphent de toutes les opacités » (21)
Une communauté de solitaires
Et bien curieusement, ouvrant le petit livre de Pascal Quignard, Sur l’idée d’une communauté de solitaires j’ai l’impression, à certains égards, de ne pas tant m’éloigner de Mathieu Brosseau.
Le livre reprend deux conférences prononcées par Quignard en 2012, sur le thème des ruines de Port-Royal. Dans les deux cas, la parole de Quignard se mêle à la musique. De façon plus appuyée dans la première conférence, qui m’a semblé la plus forte, la plus émouvante.
L’auteur explique ainsi avoir « composé le plan de Villa Amalia » sur la ligne mélodique de Ô, Solitude de Purcell. Il raconte que le poème a été écrit par Katherine Philips et qu’il est d’une extrême beauté et d’une extrême profondeur. Il écrit : « "Nativity of time" veut dire : On a vécu seul dans l’ombre.
Soudain la solitude, et la naissance, et le temps, sont le même – dans le froid, l’air atmosphérique, la première lumière solaire, le cri qui déclenche le souffle.
Seule, dit Katherine Philips, on regrette seule.
On désire seule.
On rêve seule.
On naît seule.
On meurt seule.
Le musicien fut retrouvé seul, mort de froid, devant la porte de sa maison, après l’orage, à la fin de la nuit, en plein été. » (10)
Je n’écouterai plus Ô, solitude tout à fait de la même façon. Et j’associerai la mort de Purcell à celle de Walser. Morts, seuls, dans le froid. « O solitude / My sweetest, sweetest choice! Nativity of time! »
De la manière de penser (P. Quignard)
« Je ne pense pas par arguments ; je pense toujours par images, par débris de rêves, par motions, par é-motions, par départs, par fugues, par extases, par scènes romanesques. » écrit Quignard en évoquant les trois enfants de la famille Pascal qui se retrouvent subitement orphelins.
La musique encore, avec Froberger et Quignard
« Froberger, au milieu du XVIIe siècle, n’employait pas le mot "improvisation" comme le firent les Romantiques. Il parlait de "l’instant extemporaire" qu’il cherchait dans la musique et qui lui interdisait de publier ses partitions. On quitte la ligne. On quitte la partition. On s’envole dans le ciel comme un oiseau qui exulte. On plonge dans la nuit du cosmos comme un plongeur dans la mer Tyrrhénienne. On cesse d’être "contemporain", on devient "extemporain". » (19)
→ Art du temps et art hors du temps, art qui descelle du temps, pour un temps. Je repense à une anecdote concernant César Franck, improvisateur hors-pair à l’orgue, et qui était en conflit permanent avec les prêtres de Sainte-Clotilde, car précisément, il s’envolait dans le ciel ou plongeait dans la mer, hors temps, en apnée temporelle si l’on peut risquer cette étrange formulation. Oublieux des obligations du service religieux.
Grottes en toc
Tel est le titre d’un important article de Michel Guerrin dans Le Monde alors que vient d’ouvrir en Ardèche la réplique de la grotte Chauvet.
L’article est important car il pose la question de l’œuvre originale et de sa reproduction.
Contexte : « Plus de vingt ans après la découverte de la grotte Chauvet (Ardèche) par trois spéléologues, dont un qui lui a donné son nom, le public va découvrir, à partir du samedi 25 avril, les merveilles qu’elle abrite. Enfin, pas la grotte mais sa réplique, conçue deux kilomètres plus loin, qui a coûté 55 millions d’euros. 55 millions pour voir du toc. »
Et M. Guerrin d’ajouter : « Ce que l’on perd, de l’original à la copie, c’est la notion d’aura, que le philosophe Walter Benjamin définit, en 1935, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. [...] Depuis des décennies, des sculptures sont retirées de la rue, des jardins ou des cathédrales pour gagner le musée, jugé plus sûr. A la place ? Des copies. Et puis des copies de livres, manuscrits, ou instruments de musique se sont invitées au musée, gagnant un statut d’œuvre, l’original étant relégué aux réserves pour être encore mieux protégé. Avec la révolution numérique, on voit exploser les visites virtuelles de musées ou monuments sur Internet. Même les expositions temporaires – les vraies – sont contaminées. [...] Tout cela fait dire à Denis Vialou, professeur au Muséum national d’histoire naturelle : « Si le phénomène des fac-similés s’accélère, nous irons vers une confusion entre original et copie, avec un public qui ne sait plus ce qu’il voit. » En 1999, Le Monde publiait une enquête sur un « enjeu » du XXIe siècle, la duplication des œuvres originales. On y lisait ces prophéties de spécialistes de l’art. Jean-Pierre Mohen : « Des copies de sites et d’œuvres vont se multiplier et l’accès à certains originaux sera réservé aux professionnels. » Françoise Choay : « Des Lascaux par mille ? Je crois que cela plaît même si cela doit aboutir à une dysneylandisation. » Deux formules, un condensé des enjeux.
→ Le problème est immensément complexe. Entre deux pôles, répondre à la soif d’un très grand nombre de connaître les œuvres, d’avoir un contact avec elles, mais aussi risquer de les vider de toute substance pour en faire des objets soumis à toutes les lois de la marchandisation et du marketing. Des chopes, des casquettes et des coques de téléphone. Penser aussi, même si je ne parviens pas ici à l’explorer plus avant, à cette pratique de l’inévitable « selfie » devant l’œuvre d’art. Moi devant les Tournesols, moi devant les fresques de Chauvet, moi et la Joconde !!!! Œuvre à peine regardée, plus ou moins invisible derrière un mur de dos, de têtes et de smartphones brandis. Mais on y fut, mieux encore on l’a fait (j’ai fait Chauvet à l’ouverture en 2015)
Les ombres errantes et la quarte de douleur
Magnifiques pages de Quignard sur cette pièce pour clavecin de Couperin (et aussi une très belle analyse, ici, de Jean-Pierre Baconnet, lequel ne parle pas de la fameuse quarte évoquée par Quignard mais d’une autre particularité de cette œuvre, la quinte du loup ! : « cette tonalité [ut mineur] possède un ethos sombre, lugubre, mortel même, car elle contient dans sa gamme la fameuse "quinte du loup" ((mi bémol – la bémol)) qui, dans le tempérament mésotonique, est ténébreusement fausse.)
« Sur la partition des Ombres errantes François Couperin a noté : "Languissamment". Cette pièce n’est jamais jouée au tempo que demandait Couperin. Elle commence sur la quarte la plus triste du monde. Tierce en ut mineur sans cesse retombant à la sensible si – la note si,- si, si impuissant à remonter, à se rehisser à la tonique ut. »
Et Quignard ajoute, ce que dit et redit Francis Wolff (mais en expliquant pourquoi il en va ainsi !) : « Que les mots qui disent la musique sonnent peu ! C’est Schubert, c’est Couperin qui ont le plus usé de cette quarte de douleur. »
Sur le clavecin (Pascal Quignard)
« Songez à ce qu’est un clavecin. Les becs des corbeaux, montés en sautereaux, pincent les cordes, qui alors vibrent.
C’est ainsi qu’ils arrachent le son.
Ce sont des petits cris qui restent des oiseaux. » (Sur l’idée…, 27)
Sur son œuvre (P. Quignard)
La citation est longue mais essentielle et si belle !
« J’ai vécu au Moyen-Âge.
J’ai appris à lire auprès d’un homme qui revenait du camp de Dachau.
J’ai vécu enfant dans les ruines d’un port qui avait été entièrement bombardé, puis entièrement incendié lors qu’un second largage de bombes.
Je roulais, sur un tricycle en fer, dans un square qui était le charnier de la ville où on avait enfoui les marins, les dockers, les pêcheurs, tous les chevaux de grève, tous les petits enfants des morts.
[...] Des ruines. Et telle est cette étrange rive que j’ai reconstituée dans les formes singulières des livres que j’ai imaginées. Non pas une terre, une demeure, une cité, un palais, un temple. Mais un rivage en ruines, un rivage désolé, plein de landes et d’épaves.
Des roues de bicyclettes Peugeot, des vieux pneus, des portes arrachées, des pauvres citations du sanskrit, du latin, du vieux norois, du grec, des cageots, des galets couverts de mazout, des barques crevées, des filets déchirés, la mer. [...] » (p. 33)
Sur la performance (C. Hubin)
Toujours à sauts et à gambades dans Rouleaux, le fort livre de Christian Hubin :
« Performance. Par délégation, son massage tribal, son kyste de vieux spasme collectif. » (89)
Autres rouleaux (C. Hubin)
« Choses que tue leur définition ». (91)
Ou encore, parmi tant d’autres citations possibles :
« Tant de doctrines, soldes psy, qu’à satiété, au choix. Que tout doit disparaître. » (93)
C’est que la pensée est « si contingente, si avide d’axiomes, de confirmations, appropriations. » (95)
→ or l’un des mérites, parmi beaucoup d’autres, du livre de Christian Hubin est de mettre en péril la pensée, de la faire vaciller abruptement dans sa quête de confirmation, de la chasser comme une voleuse lors de ses tentatives d’appropriation (question terrible, le flotoir n’est-il pas qu’un immense radeau d’appropriation ?).
Savoir aussi que « rien voir qu’un vu n’anticipe » (96).
→ Oui, tout a été pensé, ressenti, perçu. Deux voix ou voies alors : le désespoir de l’une et la jubilation de l’autre se dédoublant elle aussi entre communion et recyclage, autres manières d’être.
Réflexion à rapprocher, peut-être de cela : « Carnets d’André du Bouchet. Sur Hölderlin. Et sur – décisif – le discernement. Ce qui, vu d’un dehors, d’une coupure psychique où – à peine : identité et écart. Disparaissant. » (100)
De la solitude (Pascal Quignard)
« Le référent chez les hommes n’est pas le groupe. Dans la nuit où l’on s’apprête à sombrer on est seul quand on rêve. C’est de là que vient la solitude référente dans l’espèce humaine. Car le rêve étalonne le fonctionnement de l’esprit. » (Sur l’idée… p. 48)
→ Tellement important de bien songer que le groupe n’est pas le référent. Peur du groupe, de ces alliages de fanatisme, autour d’un jeu, autour d’idées, autour d’une « cause ». Intolérance contemporaine à la solitude, impossibilité matérielle de la solitude et du silence. Seules peut-être les œuvres musicales, les livres, peuvent-ils nous permettre d’être totalement seuls tout en étant reliés. Oui communauté de solitaires, apparent et superbe oxymore, nous sommes seuls mais reliés à la communauté.
Quignard enfonce le clou, plus loin « Le fond de ce que j’écris est un unique étonnement. Il est étonnant qu’à l’intérieur de tous les groupements humains existe depuis toujours un désir de fuir qu’aucun groupe n’assume. » (65)
En écho à la grotte en toc (P. Quignard)
« Il faut peut-être retourner à une diffusion plus solitaire été plus clandestine de l’œuvre d’art [...] Comme jadis Sainte Colombe. Comme jadis Johann Jakob Froberger et les suites françaises. Comme jadis Esprit, La Rochefoucauld, Madame de Sablé, les portraits, les maximes, les fragments, les romans : à l’écart de Versailles et à l’écart du droit. Réserver une poche à la rareté quand elle est devenue extrême, une loge au cœur de la solitude, une crevasse à la non-reproductibilité. » (67) C’est qu’il s’agit de « désubordonner la production artistique au succès du plus grand nombre, à la récupération nationale, à la censure d’une communauté de croyants. » Et Quignard de rappeler cette tentative dont Veinstein a bien rendu compte aussi dans Les Ravisseurs : « c’est ce que nous avons tenté de faire, Emmanuel Hocquard et moi, en 1971, à Malakoff, autour d’une presse à bras, dans l’amitié. Nous nous interdisions de franchir la dizaine. » (Veinstein raconte comment ces neuf exemplaires étaient attendus et disputés entre les membres de leur petit groupe !)
Solitude et lecture (Quignard)
Où l’on retrouve l’idée de la communauté de solitaires, qui décrit si parfaitement l’expérience de la lecture. Et écrivant cela je pense de manière très précise, quasi concrète, à plusieurs amis avec qui je partage les livres, mais après ou avant le temps de la lecture. Seule la lecture à haute voix, que je pratique aussi, est une lecture non solitaire. « Seul on lit, seul à seul, avec un autre qui n’est pas là.
Cet autre qui n’est pas là ne répond pas, et cependant il répond.
Il ne prend pas la parole, et cependant une voix silencieuse, particulière, si singulière, s’élève entre les lignes qui couvrent les pages des livres sans qu’elle sonne.
Tous ceux qui lisent sont seuls dans le monde avec leur unique exemplaire. Ils forment la communauté mystérieuse des lecteurs. » (70)
[Ce livre de Pascal Quignard, si bruissant de voix et de musique, Sur l’Idée d’une communauté de solitaires m’a été offert par une de celles et ceux que j’évoquais un peu plus haut).
→ Cette impression de refuge que donne si souvent le livre, de chambre à soi¸ de repli dans un abri que personne ne peut forcer.
Note de passage
Si vous êtes fou d’un art, mieux vaut ne pas en approcher le milieu.
Vie spirituelle et vie sensuelle (Beethoven)
« Le mot que Bettina von Arnim prête à Beethoven : "Musik ist so recht die Vermittlung das gestiegen Lebens zum sinnlichen." "La musique est précisément la médiation entre la vie spirituelle et la vie sensuelle." » (cité par Jacques Drillon, Notes de passage, p. 141).
L’œil et le cœur (P.Handke)
Reparcouru plusieurs pages de Images du recommencement de Peter Handke (traduction de G.A. Goldschmidt)
« Ce qui devrait importer dans un texte, l’œil et le cœur – et cela œil et cœur, que cela soit esprit ».
Écrire, non parler (Handke)
Cette phrase pourrait avoir été écrite par Pascal Quignard : « Je ne me reprends qu’en écrivant, non en parlant. » (25)
Le mot-limite (P. Handke)
« Ce qui toujours, nécessairement, est presque sans voix dans l’art, dans l’écriture, dans l’art de l’écriture, cela seul qui dit d’une voix défaillante ce qui est, le mot limite, ce mot-là sera entendu de toute éternité » (29)
→ L’art, l’écriture doivent sans cesse se porter à la limite, jouer avec et sur le tranchant (mortel parfois)de la limite, prendre le risque de basculer au-delà de la limite sans retour. Le reste n’est que singeries.
Un caillou frère
« Quand ce noir apparaît sous l’herbe, naît l’impression de "terre" (seulement en ratissant les feuilles. » (31)
→ Cette impression de terre m’a été donnée, un jour lointain, par un petit caillou bleu qui affleurait dans un chemin du jardin et qui soudain fut visage.
Le mur de la poitrine (Peter Handke)
« N’oublie pas que ce qui est proche, le vert et les feuilles qui bougent, se trouvent de l’autre côté du mur de la poitrine : ce mur est fait de tous les discours qu’on t’a tenus et de tes propres discours à toi. « (31)
→ et dans le vallon près de la mer, il y a peu, ton simple « c’est beau » n’était-il pas un mur fait de discours, d’images engrangées (choisies ou non), de pré-jugé. Il eut fallu se taire, écouter, regarder, se laisser traverser, laisser le vent, les chants multiples des oiseaux, les jacinthes sauvages, les primevères (mais faut-il nommer alors ?) venir doucement s’échouer contre le mur de ta poitrine.
Note de passage
Chacun crée à sa mesure. Il y a les œuvres qui me nourrissent et les autres.
Rédigé par Florence Trocmé le 28 avril 2015 à 14h22 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 27 avril 2015 à 18h44 dans photomontages | Lien permanent
Sensure (Bernard Noël)
Anne Malaprade écrit dans une note sur Le Monologue du nous de Bernard Noël : Elle [la sensure] ne consiste plus à interdire de parler ou de s’exprimer. Il s’agit plutôt de vider de sens toutes pensées, toutes paroles prononcées. La circulation des sens est coupée. Aucune signification ne subsiste, aucune hypothèse n’est reçue : la charge sémantique du verbe est confisquée par les médias et le pouvoir économique, de même que toute direction (tout chemin, tout avenir, toute évolution, tout futur) est barrée à celui qui veut avancer, bouleverser, renverser un ordre des choses qui se confond avec l’ordre économique. »
→ Et c’est encore plus pernicieux et dangereux que de museler les gens, c’est occuper leur temps de cerveau, expression de sinistre mémoire. Ça commence par coca-cola et ça finit par une véritable énucléation mentale. C’est pourquoi la seule mais si difficile et fragile résistance consiste à travailler la possibilité du sens, par tous les moyens et en particulier par ceux de l’art, de la littérature, de la musique. Qui permettent de déjouer cette sensure par une forme de mal-pensance opiniâtre.
→ Et écrivant cela je ne peux m’empêcher de penser à celui à qui je rends visite quotidiennement ou presque, en sa langue, l’allemand, Victor Klemperer ; dont je considère de plus en plus comme héroïque la forme de résistance, dans le dénuement le plus complet, au cœur de l’abjection des mesures anti-juives ne cessant de s’aggraver : noter, au péril de sa vie, enregistrer ce qu’il voyait et surtout ce qu’il entendait, notamment dans la langue employée par les nazis. Il y avait bien alors cette censure de toute intelligence, de toute pensée [découvert hier soir qu’il y avait à Dresde, en 1943, une guillotine électrique et qu’y étaient conduites environ vingt-cinq personnes chaque jour, parfois simplement parce que leur étoile jaune était un peu cachée par le rabat du manteau… ]. Klemperer savait très bien que si le moindre de ses papiers était découvert, ce serait son sort, immédiatement. Et il a continué.
De l’épopée
Très beau développement de Patrick Beurard-Valdoye en réponse à Pierre Drogi sur le rapport entre son « narré » et l’épopée.
« L’epos permet d’inventer moins un récit fait de strates historiques, que d’insolites géographies entrelacées dans la « multité », où le langage joue un rôle majeur de tressage et de ligature. [...] Le narré active des zones mnésiques, il prône l’intuition des origines. La rivalité entre neurologues et psychanalystes montre qu’on est à l’aube des connaissances sur la mémoire. Les mémoires. L’écriture poétique réveille probablement des mémoires enfouies, l’acte ferait remonter des traumas ancestraux, figés dans les cartilages temporels. Ce n’est pas que transmission intergénérationnelle, mais aussi des gestes d’inconnus que l’écriture attraperait au vol. Il faudrait considérer en outre que la mémoire est mobile et plastique. Fini ce schéma des cerveaux gauche et droite. Les arts poétiques sont artistiques et scientifiques, intuitifs et rigoureux. Ils abordent les berges de l’énigme avec arraison et oraison. »
[Je me félicite d’avoir pris l’initiative de ce jeu de questions réponses de Patrick Beurard-Valdoye avec certains de ceux qui étaient présents à son récital du 6 mars à la Maison de la Poésie de Paris !)
Soirée de lecture
Cette magnifique soirée de lecture. Le Monde avait été lu avant et n’est pas venu polluer le temps de lecture, dévolu à la musique (Wolff), à Christian Hubin, à Mathieu Brosseau et à Pascal Quignard. Ce dernier me stupéfie (Sur l’idée d’une communauté de solitaires). J’aime aussi beaucoup le livre, très particulier, de mon ami Mathieu. Et Hubin, quel écrivain de premier plan.
Lu aussi les deux premières pages du nouveau livre de Pascal Quignard chez Galilée, Critique du jugement.
Toujours ce mystère : pourquoi certaines soirées de lecture sont aussi riches, aussi fortes, et d’autres, la veille, le lendemain, avec les mêmes livres, pauvres, plates, tristes ?
Le lieu où je me retire à part moi (Jean Tardieu)
« Le lieu où je me retire à part moi (quand je m’absente en société et qu’on me cherche, je suis là) est un théâtre en plein vent peuplé d’une multitude, d’où sortent, comme l’écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique. […] C’est sur ces échafaudages, tremblants et vides, mais très hauts, comme la voilure des trois-mâts, c’est là que se déroule, nuit et jour, l’inépuisable spectacle, sous les rafales tournantes des phares dont la source inconnue met au monde les fables qui, depuis l’enfance, m’ont nourri sans me consoler. » (Jean Tardieu, Œuvres, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2003, p. 1271, cité par Frédérique Martin-Scherrer dans son beau feuilleton Tardieu à 360°, en cours de publication dans Poezibao.
→ pour moi ce lieu de retrait, de retraite est souvent offert par un livre, un disque, un trajet en voiture ou en autobus…Et si souvent, en autobus, précisément, je pense à Pierre Michon et à ce qu’il raconte du spectacle des gens dans l’autobus, après la nuit où il a enfin pu enclencher l’écriture des Vies Minuscules.
La matière du poème (Pierre Drogi)
Pierre Drogi répond, ici, à Emmanuèle Jawad, cela, que je recopie car c’est une aide pour la lecture des poètes :
« On va chercher loin le matériau, qui peut relever de toutes les zones de la sensibilité ou de la pensée, éléments d’ordre psychologique, réflexions consécutives à des lectures, pensées intempestives, inopportunes qu’on ne peut écarter qu’en les notant, ou obsessions du moment, bribes entendues etc. Tout concourt ou peut concourir au poème. Tout, non plus, n’y entre pas et il s’opère un tri curieux dont je ne suis pas certain que l’opérateur soit le maître ! Le processus se déroule presque seul : on l’accompagne, on l’assiste tout au plus de tout son maigre « savoir », cru acquis. Si le sens se prend aux mots, si le matériau « extérieur » (l’impulsion première) s’incarne par eux, si on sent qu’une osmose est possible, c’est en marche.
Les superpositions de sens, les empilements, les jeux de mots, éventuellement entre plusieurs langues, les associations dites d’idées, les rappels étymologiques, tout ce qui donne une épaisseur à chaque mot pris individuellement puis dans la pâte verbale fait effectivement partie de la panoplie de l’expérimentateur. Et même le mot pris pour un autre, quand on croit que la cible peut être atteinte en visant ailleurs. De ce point de vue, l’interprétation « riche », voire plus que riche, des textes est aussi un écho à la façon de procéder du poème et elle est bien dans la manière de celui-ci, dans la manière de ce qu’a tenté celui-ci. »
Emil Gilels
Chez Emil Gilels dans son magnifique disque d’extraits des Pièces Lyriques de Grieg (qu’André Hirt me suggère d’écouter en lissant Stifter, superbe idée), l’art des fins. Une fin qui ne clôt rien mais qui semble déboucher sur un indicible, l’au-delà du temps présent, le vide non-vide, les présences fantomales, à commencer par celle de cette mélodie qui vient de s’éteindre.
Musique et désir (Jacques Drillon)
Une magnifique citation de Jacques Drillon, dont me fait cadeau Christian Tarting :
« La musique n’apporte pas du plaisir, mais du désir. Un désir sans objet, un désir affolant, un désir dont on ne sait que faire, une tension qui ne peut se résoudre que par une tension plus grande encore. Elle n’agit pas comme une drogue, mais comme l’accoutumance à une drogue. […] Celui qui aime la musique l’aime toujours davantage. Il y est condamné. Il est dans un état de déséquilibre perpétuel. […] La musique est une fuite vers la musique. Elle ne se définit que par soi-même, que par un mouvement vers soi‑même. Elle ignore l’assouvissement, la paix. Elle est escalade, ou dégringolade, peu importe. Dans tous les cas, la mort est au bout. Car la musique interdit le sommeil. Toujours elle vous relève. » (Jacques Drillon, Notes de passage, Paris, Ramsay, 1986, pp. 25‑26.)
Note de passage
Ce livre, médiocre, ne vaut que par ses citations. Flotoir ?
Deux préjugés (F. Wolff)
J’avoue avoir un peu de mal avec le livre de Francis Wolff qui demanderait sans doute une lecture un peu moins chaotique ! La démonstration philosophique est d’une très grande rigueur, bâtie pierre après pierre et parfois je m’y perds un peu.
Mais je veux retenir cela : « Il y a dans le monde un autre type d’entités que les objets physiques existants dans l’espace, ce sont les évènements qui surgissent dans l’ordre du temps ; et ce type d’entités est doté de propriétés que nous ne pouvons pas voir mais entendre. La musique est donc figurative mais elle ne figure pas des choses, mais des évènements purs de toute chose. » (290)
Il poursuit : « La représentation musicale n’est pas "chosique". Et la signification musicale n’est pas nominale. Car les deux préjugés, visualiste et nominaliste sont liés [...] Nous entendons que la musique parle, mais sans noms : elle parle pour ainsi dire un langage purement verbal d’évènements. De là l’impossibilité où nous nous trouvons de désigner ce dont elle parle. Nous entendons bien qu’elle représente quelque chose, mais sans rien d’imaginable visuellement. De là la difficulté à imaginer cette sorte de représentation. La musique a une structure dénotative sans rien pouvoir nommer ; et elle a une structure représentative, sans rien avoir de visuel. » (291)
Image et musique (F. Wolff)
« Il y a dans la musique comme dans l’image, un processus de transmutation du matériel en spirituel. [...] Dans l’image, la chose représentée existe sans sa matière et hors du temps. L’image la fixe, telle qu’en elle-même, dans son instantanéité éternelle » (294)
→ remarque particulièrement féconde en ce qui concerne la photographie.
Francis Wolff en vient à distinguer trois niveaux : « il y a bien trois niveaux, dans l’image, comme en musique. Il y a le sensible, le pur sensible : des couleurs, des sons. Il y a le fait que, parfois, on voit la configuration des couleurs comme une image ou que l’on entend l’ordre des sons comme une musique. Couleurs et sons sont devenus des signes, ils sont alors représentatifs. Et il y a, au troisième niveau, ce qu’ils représentent : des choses réelles ou imaginaires pour l’image ; l’ordre des évènements purs d’un monde imaginaire pour la musique. » (295
Notes amères (C. Hubin)
Je continue ma lecture très concernée et passionnée de Christian Hubin. Et je découvre cela, terrible : « L’écrit, vieil égout collecteur. Une part baptême d’autiste ; une part onguents d’histrions. » (76)
Qu’est-ce que la poésie
et puis, soudain, l’étonnement, le choc presque, au fil de la lecture de Rouleaux de Christian Hubin, d’une page plus dense, plus remplie, s’ouvrant ainsi « Et, me ressassais-je : qu’est-ce que la poésie ? »
La réponse, à reprendre entièrement ici bien sûr :
« Un rapport à l’indistinct. Une minutie sporadique.
Un faux pas gagné sur verglas ludique. Un hoquet à
coefficient variable
Au fond c’est un état. Il survient, cesse. Pourquoi ? (Rouleaux, p. 78)
Rédigé par Florence Trocmé le 27 avril 2015 à 18h35 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 14 avril 2015 à 19h25 dans photomontages | Lien permanent
La semaine sainte (Benoît Moreau)
Remarquable remarque de Benoît Moreau, dans un mail de ce mardi 7 avril 2015 : « Quant à la foi, je dis de plus en plus nettement qu'elle ne doit pas signifier croyance, mais mouvement. Un mouvement en profondeur : la semaine sainte est un condensé de la vie entière. »
→ Très belle cette idée de la semaine sainte rameutant la vie entière en ses sept jours, depuis le triomphe de l’entrée à Jérusalem jusqu’à l’autre triomphe, celui sur la mort. Mais à quel prix ? Avec toute la gamme des sentiments évoqués dans ce drame dont le plus puissant à rendre compte est pour toujours Jean-Sébastien Bach en ses Passions. Qui déchirent l’agnostique ou l’incroyant tout autant que celui qui croit.
De la poésie (Patrick Beurard-Valdoye)
« Qu’est-ce que la poésie, ou plutôt que sont les arts poétiques ? Une île entre continent langage et continent mémoire. Le monde est là, tenu à distance, je n’y suis plus connecté par le langage. Le service de bacs entre ilots étant interrompu, cela encourage l'autonomie d'une nouvelle réalité langagière. Peut-être la mémoire serait-elle en archipel ? Ce qui est en jeu est moins un rapport aux récits, qu’aux savoirs. Aux savoirs d'avant notre insu. Plus précisément, ce qui est en cause d’un point de vue narratif, c’est la possible bifurcation hors de la pensée analytique, l’émancipation du « réalisme » toujours hégémonique, et l'évasion de l’étau du récit historique, quand la pelote des temps se dévide. Les modes formels ouvrent aux sens, au choc émotif ; ils permettent d’accéder aux zones mystérieuses de la mémoire, au désir paradoxal. Ils introduisent la polyphonie dans la mélodie du sens. » (voir le feuilleton de Poezibao, « Au fil du narré »).
Des pronoms (Anne-Marie Albiach)
Dans un bel article sur la bibliothèque d’Anne-Marie Albiach, léguée en 2014 au cipM par Claude Royet-Journoud, Florence Jou écrit : « Si Anne-Marie Albiach dit travailler une « écriture référencée », les pronoms n’officient pas en tant que représentants assignés ou lieux de représentations déterminés. Ils réverbèrent. Ils irradient vers des origines et des références multiples. Réceptacles ou réservoirs de la mémoire des lectures intimes de la poétesse, ils se diffusent et jouent de leurs éclatements dans les cercles infinis tracés par les mots, en perpétuels décentrements au fil des pages. »
Un moment terrible (Alain Veinstein)
Il y a un moment terrible dans Les Ravisseurs d’Alain Veinstein, celui où il rencontre Michel Deguy (il a dit juste avant de relater cette rencontre son admiration immense pour Biefs : « Biefs m’ôte les mots de la bouche. Je suis, à proprement parler, bouleversé. [...] On ne dénoncera jamais assez le danger des grands livres. » (204)
Mais il n’y a pas que cela qui sera terrible pour Veinstein. Un peu plus tard, il rencontre Deguy à qui il a apporté ses « malheureuses pages. ». « Je comprends aussitôt, écrit-il, à sa manière de les feuilleter, qu’elles ne lui disent strictement rien. [...] Pour l’écriture, celle que je m’efforce de pratiquer en tout cas, c’est un coup d’arrêt. »
→ Terrible poids de certains avis. Et qu’ils viennent de personnes compétentes, supposées compétentes, ou incompétentes (où se situe la compétence ?) ne change rien à l’affaire. Je ne voudrais pas avoir à endosser ce rôle, jamais. Je crains de le faire par mon silence souvent (même si ce silence est le fait d’une incapacité à lire tout ce que je devrais lire). Il faut apprendre, petit à petit, à dire les choses, à être dans l’exigence mais pas dans la mise à mort. On est si facilement mis en échec et il est si long et difficile de sortir de ces culs-de sacs là…Un des derniers mots de ce chapitre du livre : « Le sens interdit ».
Lire est une tâche sérieuse (Roger Laporte)
Vient ensuite un des plus beaux chapitres du livre (toutes les rencontres relatées par Veinstein dans Les Ravisseurs ne sont pas aussi belles et riches, pas aussi intenses) : Roger Laporte. Il est question de la boulimie de lecture de ce dernier, « une boulimie de lecture qui l’amènera à lire, pendant de nombreuses années, entre dix et quinze livres par mois. L’étau, bien sûr, se resserrera par la suite, la fascination du nombre laissant place à l’exigence de l’essentiel. »
→ Quel écho à ce que j’écrivais récemment à propos de la tentation encyclopédique et quel éveil de souvenirs d’adolescence et en particulier de vacances, où c’était un, voire deux livres qui se lisaient chaque jour, au point d’en perdre le contact avec la réalité.
Oui, ce sera vite l’essentiel, « autour d’une douzaine de noms selon les Carnets » : Blanchot, Char, Kafka, Hölderlin, Proust, Artaud, croit savoir Veinstein. Car « pas moins que l’écriture, la lecture, pour reprendre le titre du livre de Pierre Madaule sur Maurice Blanchot est une tâche sérieuse. ». Mais chez Laporte, musique et peinture sont aussi importantes que la littérature : « Parmi ceux qui m’ont accompagné pendant toute une vie, Giacometti et Beethoven ont été pour moi aussi importants que Hölderlin et Kafka. » écrit Roger Laporte qui dit ailleurs « Une pure lecture, une lecture qui n’appelle pas une autre écriture est pour moi quelque chose d’incompréhensible [...]. Seules m’intéressent, mais alors violemment, les œuvres qui m’ont donné envie d’écrire. »(211). Le lecteur « ne porte pas sur l’œuvre le regard omniscient, dominateur, de celui qui prétendrait le surplomber. »
→ l’indispensable tendresse envers l’œuvre aimée, la non moins indispensable humilité devant son mystère : savoir que notre lecture n’est qu’une parmi mille, et que c’est une lecture subjective, profondément orientée par ce que nous sommes, et tout autant par notre immersion dans le temps de notre lecture, ses préjugés, sa clôture et son ouverture, ce que chaque époque est capable ou non de comprendre, de lire, dans une œuvre qui la dépasse. Et ce que j’écris là vaut aussi bien pour la lecture savante que pour la lecture profane ! Pour la lecture supposée érudite et la lecture plus naïve.
Lire se constitue comme une expérience
C’est ma plus intime conviction, de plus en plus. Je relève ces mots de Laporte dans son étude sur Le Méridien de Paul Celan, mots cités par Veinstein : « à la fois comme épreuve et comme traversée, comme franchissement, comme tentative de franchissement d’une contrée effrayante, comme un frayable qu’il faut accomplir jusqu’au bout. » (213)
Alain Veinstein conclut : « À la suite de Bataille et de Blanchot, Laporte peut parler de la lecture et de l’écriture comme d’une expérience limite, qui consiste à franchir les frontières du pensable pour tenter l’impossible et se porter à la rencontre de l’inconnu.[...] Roger Laporte, lecteur à destination de l’inconnu, pratique la chasse spirituelle. »
« La lecture de Blanchot ouvre à celle d’Artaud [...] Il condense, désigne une expérience une histoire, oppose un auteur à un autre, voire à un artiste ou un musicien. ». Il s’agit de découvrir « cette espèce de morsure concrète de la sensation vraie. » (216 et 217).
Pas à pas, Hubin
Hubin ne peut se lire vite. Lui semble allonger un tout petit peu le pas, dans la deuxième section du livre, chaque page comportant huit phrases ou petits groupes de phrases, au lieu de sept, rarement six, précédemment.
« Laissons-nous, aux meilleurs moments, nous laver de l’identité. Laissons-nous, émus, nous en remettre. »
Toujours la musique (Musique)
Importance évidente de la musique pour Hubin, importance dans la vie certainement, mais aussi pour l’écriture, j’en suis convaincue. « Dufay. Dans le son sur l’Arno, où d’avant, d’un autre – remontant saecula cuncta, sentant sans lui la diffraction, la jubilante démultiplication de l’amuï dans l’Amen. »
→ Comment mieux dire, alors que c’est tâche presqu’impossible, ce qui se passe en effet dans certaines musiques, ici une polyphonie foisonnante. Tous les termes parlent, la jubilation, la démultiplication, l’amuï… on l’entend intérieurement cet Amen ! Et j’admire le jeu sur le son m, l’écho de l’amuï dans l’amen. Il y a une condensation et une précision qui donnent une image de cette musique.
Le mimétisme
Il faut dégonder le mimétisme, le besoin de reproduire, le faire comme (qui est un faire comme si c’était possible). Dans les deux vantaux de la fenêtre, la lumière. Mimétisme et narcissisme, même piège mortel. Imiter, s’imiter, limiter (militer aussi parfois). Il faudrait au moins tordre « la raquette des associations mimétiques » (C. Hubin, p. 57), à défaut de la briser.
De la mesure
Schmetterling (Grieg, Pièces Lyriques) : croche pointée double, un parfait dosage. Aussi difficile que le café dans la mousse au chocolat. Ni avaler, ni étaler. Mesurer sans compter, la mesure sans le calcul, l’instinct de la mesure et du juste temps
Scelsi
Et confirmation de l’intérêt de Christian Hubin pour la musique ; joie de le voir citer le trop rare Scelsi : « Scelsi. Quatuor à cordes n° 4 (1964). La révération où le vide appelle. Où son presque coma, son Koân myriadique. » (58)
Il y revient d’ailleurs plus loin dans le livre à ce même quatuor (lequel dure 10 mn en tout) : « Giacinto Scelsi. Quatrième quatuor. De siècle en siècle depuis des crins, frottements pariétaux : l’octave à bout, la strie sans chambranle. Le raclement fibral d’apex. » (69)
La musique encore (Hubin)
Il y aurait comme des respirations musicales dans le texte de Rouleaux, de loin en loin. « Comme partant du firmus qu’elles supposent, de chacune d’elles successives qui le précèdent, l’importent – les voix dont chacune séparée, naissant d’absentes, y remontant – qu’est-ce que chacune – cherchée d’elle, striant, qu’est-ce que perdant pour elle, – qu’est-ce qu’on tait, imite. »
Cela me confirme cette intuition que Christian Hubin aurait peut-être trouvé un des rares voies pour dire quelque chose de la musique. Cette phrase, comme il est difficile d’en faire l’analyse et pourtant comme elle rend compte, admirablement, en sa complexité, de ce dont elle parle, la polyphonie, où l’origine et la fin de chaque voix, son individualité, si elles existent bien sont fondues dans la masse, elles-mêmes chacune et toutes, et de plus ajointées au cantus firmus (le motif, le thème).
Et la poésie
Nombreuses notes sur la littérature, la poésie, les arts.
« Poèmes comme des pièces trop meublées. Où on n’entend jamais l’absence de pas. » (61)
A rapprocher, peut-être de ces mots-là : « N’écrire au fond qu’en cette présence qui jamais, – qui ne commence pas. » (62)
Critique (Hubin)
Semées un peu partout au milieu de notes d’esprit très différent, de violentes critiques, parfois très drôles. Drôles et surtout si justes : « Une sorte d’encaustique muséal, moins sur les livres que sur leur rite. Sur le langage même : l’onction ; derrière, le sfumato.
→ il est indéniable qu’il y a une sorte d’idolâtrie, qu’il m’arrive de trouver d’essence bien romantique, autour du livre, de l’écriture, de l’écrivain. Le refuge du sacré ? Le livre substitut du Livre ? Enfumage compris ?
La réalité (Hubin)
C’est bel et bien à la réalité que se confronte l’auteur : « Choses anémiées à forte d’entendre leur nom » et aussi « Ce qu’il y a hors-champ : tout le réel sans point de chute ni concept. Tout le hors-champ seul, frémi. »
→ Propos qui me font songer, une fois encore, à Nicolas Pesquès confronté au jaune de Juliau. Et cette impression qu’il donne parfois de regarder non avec la partie centrale de son œil, aveugl(é)e, mais avec la périphérie, comme ceux dont la macula est atteinte.
→ Oui pâleur, anémie s’aggravant, puis extinction ou disparition de tant d’objets mentaux trop souvent tirés à la lumière, êtres et souvenirs. Sauf à pratiquer un bouche à bouche.
Doppelgräber
Réalité précisément qui parfois vous saute au visage. Cette remarque de Victor Klemperer (dans ses Journaux, année 1942) qu’il y a dans le cimetière beaucoup de « tombes doubles ». Celles de couples qui devant les persécutions incessantes (dont Klemperer rend compte avec une terrifiante minutie) ont choisi le Véronal, autrement dit de mettre fin à leurs jours, ensemble : Ehepaare (couples), die am selben Tage (qui le même jour) geendet haben (ont cessé d’être). Das sind die Selbstmörder (ce sont les suicides) der letzen Zeit (des derniers temps).
Note de passage
Ne pas trop s’approcher du soleil : il brûle les yeux et les ailes.
Faire exister, non pas juger (Pascal Quignard)
Bel article de Bertrand Leclair dans Le Monde sur le livre de Pascal Quignard, Critique du Jugement. Article auquel je suis évidemment très sensible, dans cette interrogation constante qui est la mienne de la capacité mais aussi de la nécessité de juger. Je viens d’ailleurs de commander (chez mon libraire !) le livre de Pascal Quignard. Extraits de cet article que je tiens à serrer ici, dans le flotoir :
Quignard « met la notion de jugement en crise 250 pages durant. Renversant les rapports de force ordinaires, il dresse un acte d’accusation implacable au nom de la création, c’est-à-dire du surgissement de l’inouï, de la génération, du désordre vital et, au bout du compte, au nom d’une puissance de vie irréductible au jugement : l’amour. L’amour, comme la littérature (écrire, lire) réclame l’écart ; aucun échange véritable ne peut advenir sous le joug collectif du jugement de tous sur chacun. [...] Juger un livre, lui mettre ou non des étoiles, c’est le traiter comme un objet, c’est récuser d’avance l’utopie rimbaldienne qui hante la littérature, celle d’atteindre une langue qui serait « de l’âme pour l’âme ».
« On plonge dans ce fleuve mêlant le vécu et la grande érudition pour mettre la langue en branle, renaître au désir de lire et d’écrire en toute liberté. »
« “C’est peut-être là le secret : faire exister, non pas juger”, disait Deleuze, qui ajoutait : “S’il est si dégoûtant de juger, ce n’est pas parce que tout se vaut, mais au contraire parce que tout ce qui vaut ne peut se faire et se distinguer qu’en défiant le jugement. Quel jugement d’expertise, en art, pourrait porter sur l’œuvre à venir ?”
[...] On ne peut lire vraiment qu’à rester ouvert à ce qui advient dans la lecture, à s’abandonner, à lire sans jamais juger. La faculté de juger, elle, est tout entière du côté du ressentiment ». Et le ressentiment, cette maladie sociale, du côté le plus mortifère de l’existence.
Tabucchi (via Veinstein)
Dans Les Ravisseurs, Alain Veinstein consacre plusieurs pages à Antonio Tabucchi et à leurs divers entretiens. Occasion de dévoiler un peu ce que l’on pourrait appeler sa méthode pour parler d’un livre et qui consisterait en fait à se défocaliser du livre, à parler d’autre chose avec l’auteur. Tenter de « jouer le jeu de la parole » plutôt que celui du discours (248).
→ très féconde distinction entre la parole et le discours, qu’il s’agisse d’un entretien mais aussi du texte même du livre. Est-il parole, ou bien discours ? Est-ce que l’auteur va accepter de « considérer l’entretien comme un moyen de dire ce qu’il ignore et de le mener vers l’inconnu ou simplement d’assurer la promotion de son livre. » (248) Et très vite, nous dit Veinstein, il a compris que Tabucchi était cet auteur qu’il attend, souvent en vain, à chaque émission. « Quelqu’un pour qui les livres sont tout et en même temps ne sont rien », avec un clair refus d’être le « commis-voyageur de ses écrits. »
→ Aïe, aïe, elle fait mal cette formule, le commis-voyageur, elle vise si juste. Tous ces auteurs qui font l’autopromotion de leurs livres, sans aucune pudeur, sans respect du désir de l’autre de recevoir ou non ce livre, avec parfois même une forme de perversité et des méthodes que ne renieraient pas les plus carnassiers marketeurs.
Des paroles qui mordent au sang
Alors, dit encore Veinstein, que ce n’est pas cela qu’on attend de l’auteur qu’on interroge. Non avec lui il s’agirait de « partager des secousses, des moments de grâce, dus à ces paroles si rares qui mordent au sang. » (252)
→ J’ai suffisamment écouté l’émission de Veinstein, Du Jour au lendemain, pendant des années, pour bien percevoir ce qu’il écrit là. Je me souviens, puisqu’hélas le temps de l’émission est désormais clos, je me souviens qu’à peine commencée l’émission, il y avait la voix, celle de Veinstein bien sûr, si prenante, mais aussi très vite, celle de son interlocuteur. Il m’est arrivé de fermer la radio, sur la seule foi de quelques secondes d’écoute d’une voix. Serait-elle le plus puissant détecteur de mensonge, de pose ?
« L’entretien, écrit encore Veinstein, devait rester une relation d’incertitude. Il permettait, si tout se passait comme il fallait, d’accéder à cette zone d’insécurité, d’ébranlement, qui laisse finalement toutes ses chances à la littérature. » (253)
Une expérience
« L’auteur est un lecteur comme un autre » (262)
→ jour J, heure H, instant T, recopiant dans sa typo cette courte phrase de Veinstein, traçant le t de auteur, ma main soudain a été habitée (Haydnpockets ?) par la main d’une petite fille lointaine apprenant à écrire et qui depuis sans doute n’a pas passé un jour sans écrire quelque chose (usage transitif plus approprié ici que l’usage intransitif).
Lire, écrire
Encore et toujours, avec Tabucchi aussi, après Laporte, Tabucchi qui dit : « J’ai découvert l’écriture active en étant d’abord un écrivain passif, c'est-à-dire un lecteur. » (251)
Une méthode, peut-être (C. Hubin)
« Dénudation. Neutralisation. Brève phase jivarisée des mots. La matière à porter, à rapporter. Sans symboles ni concepts. Sans aucune projection ? Rendue à elle. »
Le poème ?
Jivariser, réduire, concentrer, comme les têtes…
→ Pour commencer à devenir un peu plus familière de l’étrange et forte manière de Christian Hubin, il me semble pouvoir dire qu’il donnerait ici quelques indications sur sa manière de composer.
Des morts (C. Hubin)
« Quelque part, proche ou non, la gravitation de morts qui ne cèdent pas, ne sollicitent pas ; qui se voient encore sans que nous soyons. Qui nous sont. » (70)
→ Cet art, chez Christian Hubin, d’approcher des réalités très complexes, la mort, la musique, en érigeant un petit ensemble de mots qui n’en finit pas de trembler, de vibrer, de résonner, « une part peut-être arcboutée contre l’autre. Dont l’élision retentit » : pourquoi est-ce que je songe ici aux forces phénoménales qui s’exercent dans les ogives des églises gothiques, à ce récit dont je ne retrouve rien, sauf l’histoire de cette pierre qui se met à crier, peu avant que la nef s’effondre ?
Un monde les sépare
Ce fossé entre deux écritures, l’une banale, stéréotypée malgré les fortes nourritures littéraires invoquées (qui n’a eu aucune place dans ce flotoir) et cette vraie écriture, difficile, fermée presque, celle de Hubin, mais où l’esprit peut entrer en danse, alors que l’autre texte le laisse de glace, à l’extérieur, évincé par tant de lisse, de bien-pensant, de formaté. L’un est un grand écrivain tandis que l’écriture de l’autre s’apparente au journalisme de magazine féminin.
Temps révolus (Claude Louis-Combet)
« Irréductible soc
Des temps révolus et minéralisés »
Des notes (Peter Handke)
A propos des notes de Une année dite au sortir de la nuit, ces mots de Peter Handke : « C’est quelque chose qui m’est apporté comme par le vent, de l’intérieur ou de l’extérieur – ou des deux à la fois ? Je suis assez bien entraîné maintenant, depuis toutes ces décennies, si bien que je pense de façon concise. Ce que j’ai pensé, là, malgré moi, a une forme étrange, sans même que j’ai l’idée ou la volonté d’une formulation [...] Je tombe parfois sur ces phrases comme sur des messages, et je me dis “c’est curieux, il n’y a encore jamais eu cette forme ou cette figure de phrase. Ce serait dommage que ce que ce vent m’apporte soit emporté loin de moi” et alors, je le saisis doucement sans l’emprisonner.
→ Malheureusement lisant les dites notes dans ce livre, j’avoue avoir du mal à les entendre. Et je pense à celles, énigmatiques pourtant parfois, tellement, de Christian Hubin et dont la voix si souvent, de plus en plus, parvient jusqu’à moi, se réfracte, fraye son chemin, vers une construction de sens et d’énergie fragile. Rien de tel pour l’instant avec Handke, dont j’ai pourtant aimé nombre de livres (Une Année dans la baie de personne en particulier). Je note d’ailleurs avoir eu un peu la même réticence avec son journal. Peut-être que je ne sais pas le lire ?
Papillon ?
Cette pièce de Grieg, extrait des Pièces Lyriques. Sommerfugl en norvégien, Schmetterling en allemand, butterfly en anglais, farfalla en italien, mariposa en espagnol et papillon en français. Abîme de réflexions devant la disparité de la nomination du lépidoptère. Et traduction en musique ? Doit-on jouer Sommerfugl, la langue de Grieg ou papillon ? Il me semble que ce n’est pas tout à fait la même chose.
Rédigé par Florence Trocmé le 14 avril 2015 à 18h17 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 07 avril 2015 à 15h42 dans photomontages | Lien permanent
"Die deeper " (Denise Riley)
Dans un dossier sur une anthologie américaine, préparé par Jean-René Lassalle :
« Chaque seconde mourir plus profondément dans la vie. »
« Die deeper into life at every second »
"Je regarde la parole humaine" (Auxeméry )
… dans un très beau mail du lundi 6 avril 2015, Auxeméry m’écrit : « Nous vivons en un temps où le temps lui-même se dissout dans l’inanité (ce n’est ni une question d’âge qui vient, de deuils qui s’accumulent, d’absences qui se solidifient, qui se minéralisent, pour finalement s’évanouir comme dans une dispersion de particules sans substance définie…) : je regarde la parole humaine autant que je l’entends (cf. Rabelais, le Tiers Livre), et je la vois non pas cristalliser dans des propos où signes et sens coïncideraient mais dans un magma d’intentions avortées, de certitudes flasques, de vanteries éhontées, de poèmes lâches, de chants boiteux… »
→ Ces paroles résonnent d’autant plus fortement que je suis immergée depuis des semaines dans les Tagebücher (Journaux) tenus par Victor Klemperer pendant toute la montée du nazisme en Allemagne, puis pendant la guerre.
Musique et finitude (une réponse à Daniel Barenboïm)
Mon ami Benoît Moreau répond à ma critique de la remarque de Daniel Barenboïm et je reproduis, avec son autorisation, ce qu’il m’écrit :
« Si une part (importante ? oui.) de moi-même ne vit que durant la musique, accepter la fin du morceau c'est accepter de mourir, mais, ouf, on meurt "pour du beurre" En mourant virtuellement de la sorte, on apprivoise sa finitude. Vous parliez de Schubert ... voyez la fin des premier et 3è mouvements de la sonate Arpeggione: Franz meurt vraiment, et il ne se décide pas à mourir, et finalement il se résout à ponctuer, un peu rageusement. » (d’un mail du mercredi 1er avril 2015)
Ce titre (Christian Hubin)
Oui, ce titre, Rouleaux, comme les vagues qui déferlent, sept vagues sur la page (six parfois, mais sept presque toujours), petits roulés rouleaux de mots, parfois brûlots.
Je repense à
..... Haydn et à Tomas Tranströmer glissant ses mains dans ses Haydnpockets. J’ai beaucoup réfléchi à cette idée, recueilli plusieurs interprétations et solutions de traduction… mais je pense qu’il y a là quelque chose de plus que ce qu’elles m’en disent.
Plus proche de cela peut-être : « Plutôt attendant à côté le mort là, ou à revenir. L’indistinctif qu’on laisse parler avant la bouche, dans la main. » (Hubin, 39)
Et cela d’autant que ma lecture des pages de Francis Wolff sur la question de l’expression des émotions par la musique a attiré mon attention sur le côté indéterminé de ces émotions, j’y reviendrai sûrement.
Regard sans concessions (Hubin)
… exprimé souvent par les Rouleaux de Christian Hubin. En voici deux preuves :
« Installations et plasticines conceptuelles. Huttes collectives pour chamans et gargarismes à émulsions. Mime formatant » (40)
Peu de mots, mais un concentré puissant d’idées !
Ou bien encore :
« Écrivant de l’écrire, de l’apnée et du godillage d’écrire, ça-notant de long en large sur le marigot de leur moi. » (41)
Aïe ! (ne pas s’exempter).
Déferlement (Hubin)
S’il était un surfeur sur ses Rouleaux, on pourrait dire de Christian Hubin qu’il change de vague. Il y a parfois de très beaux « croquis », ainsi :
« Dans les vallons, pairies, l’automne : le vert comme brossé de la Table Ronde. »
Son art est bien fait de très grande condensation, qui semble imposée par la forme, deux ou trois lignes maximum, la plus grande autonomie et densité possibles, quelque chose qui doit déferler puis se retirer. En faisant parfois ce grand bruit de succion que fait la vague refluant après son étalement bref.
Claude Royet-Journoud
Après un bref mais beau chapitre sur Anne-Marie Albiach, Alain Veinstein dans Les Ravisseurs, se tourne vers une autre figure essentielle, Claude Royet-Journoud, en des pages bouleversantes. Quelques notes, au fil de la lecture, à reprendre encore et encore : « Le poète est celui qui cherche sa langue et la trouve par bribes distribuées sur la page, avec une obsession de la littéralité. [...] Chez lui la littéralité s’oppose à la représentation et au symbolique. [...] Les poèmes ne sont que les restes, ajourés, d’innombrables pages de prose [...] Commence ensuite la longue opération de la taille ou de la mise à nu de l’écriture. » (161). Claude Royet Journoud qui avait confié dans un entretien que « l’écriture précède la pensée. »
→ cette dernière formule à scruter, pour passer sans doute au-delà de ce qui vient tout de suite à l’esprit, cette expérience dans l’écriture que quelque chose se dit, advient qu’on ne savait pas avoir pensé ou penser. L’écriture comme condition nécessaire de la pensée, comme inductrice en quelque sorte. Pourquoi ? Comment ?
→ Et soudain, je me suis vue rangeant ce livre d’Alain Veinstein, une fois que je l’aurai terminé, non pas avec les livres de poésie mais dans la bibliothèque de musique ! Il n’y parle pas de musique pourtant, alors même que tout auditeur de l’émission « Du Jour au lendemain » sait à quel point Alain Veinstein a la passion du jazz. Non, sans doute parce que je le sens comme un livre de ressources, comme certains de mes livres de musique, un livre de consultation, ce qu’en bibliothèque on appelle un usuel ? Je veux l’avoir à portée de main pour m’éclairer (l’entendre sous divers… éclairages ce éclairer…)
Les revues (Claude Royet-Journoud)
Alain Veinstein consacre plusieurs pages à montrer à quel point Claude Royet-Journoud est un grand et très singulier créateur de revues. Il en a inventé pas moins de neuf ! « À mes yeux, écrit-il, la revue de poésie doit receler en elle une sorte d’incandescence, vivre au bord de l’implosion, ce qui est le contraire de la revue recueil, certes utile, mais où s’exprime trop l’esprit de prudence. » (163)
Un éveilleur
Particulièrement belles sont les pages qu’écrit Veinstein « en feuilletant le n° 16 de CCP » (c’est le titre du chapitre), le Cahier critique de Poésie du cipM qui a consacré un dossier à Claude Royet-Journoud : « Claude a le pouvoir de vous ressusciter en quelques secondes. Surtout, il ravive en vous la force d’écrire. Il aveugle les doutes, même si ça ne va pas de soi. »
Il dit aussi que c’est un « lecteur sans égal » au regard et la sagacité de qui rien n’échappe.
J’ai eu le privilège de rencontrer Claude Royet-Journoud, une fois, une seule, dans un contexte privé. Il y a plusieurs années. Il connaissait Poezibao, m’en a dit quelques mots. Qui m’ont donné une immense énergie pour poursuivre cette tâche. Quand je lui écris, extrêmement rarement, il me répond toujours presque tout de suite. Il y a donc une très grande disponibilité en dépit de sa discrétion qui fait qu’on le voit très rarement dans les « occasions poétiques ».
Une parole véridique
Veinstein évoque un de leurs entretiens (rares, eux aussi) : « À l’écoute, on ne peut qu’être frappé par la loyauté avec laquelle Claude relève le défi, sans la moindre concession aux facilités du genre. J’ai rarement recueilli une parole aussi “véridique”. Être véridique n’est pas, on s’en doute, un choix de sa part, c’est inhérent à son être même. [...] Ce n’est pas dans sa culture, c’est dans sa nature. Il est véridique. » (168)
La tentation encyclopédique
Dans une récente conversation avec un ami, évoqué cette tentation encyclopédique. Nourrie par une curiosité dévorante elle-même ouverte sur de multiples champs.
Et s’il fallait ne surtout pas céder à cette tentation, mais au contraire emprunter la voie opposée, celle de la frugalité, puis de l’ascèse. Se concentrer toujours plus, consciente du temps compté désormais strictement, sur l’essentiel. Resserrer l’attention sur peu, profond, intense, sans relâche, ni cesse.
→ songeant à ses 8000 interviews (ce même chiffre aujourd’hui pour les articles de Poezibao, en dix ans !), Alain Veinstein en vient à « regretter de ne pas [s’] être consacré à un interlocuteur unique, retrouvé de soir en soir jusqu’à épuisement de nos forces. »
→ Tant et tant avec qui la messe est dite, en une heure de temps. Alors que, ce gisement…
Et Stifter, dans Abdias, un des récits qui composent le livre Dans les grands Bois, traduction d’Henri Thomas : « Il est des hommes qui aiment toutes sortes de choses et dont l’amour ne cesse de se diviser ; de nombreux objets les attirent sans violence ; mais d’autres n’ont qu’un seul objet, et il leur faut donner à leur sentiment une force accrue, s’ils veulent apprendre à se passer des mille fils de soie caressants dont le bonheur enveloppe et distrait le cœur des premiers. » (p. 190)
L’émotion musicale toujours
[Journal de lecture de Pourquoi la musique ? de F. Wolff]
Après un long développement, où il convoque notamment Platon et Aristote, avec toujours le même soin mis à étayer son parcours et à argumenter, Francis Wolff écrit : « il faut donc poser que le langage et la musique possèdent des richesses d’expressivité incommensurables les unes aux autres. »
→ Ce qui fait bien avancer les choses et explique pourquoi si rares sont les écrits convaincants sur la musique et pourquoi il est si difficile de parler de la musique, en tous cas de manière générale.
J’ajoute ces mots : « Il faut donc conclure, provisoirement mais radicalement : la musique n’exprime pas les émotions, les émotions vécues et éprouvées, celles du monde ; elle n’en exprime pas le quale unique, le ressenti particulier, elle n’en exprime que l’affect général, sans objet. Elle exprime au mieux des humeurs – c'est-à-dire des émotions sans rapport intentionnel à quoi que ce soit d’extérieur. » (253)
En fait dans toutes ces pages, évoquant une grande palette d’émotions différentes, joie, honte, colère, peur, jalousie, etc. Wolff a fini par dégager que seuls les couples joyeux/triste et serein/rageur (je dirais pour ma part plutôt agité) sont universels : « tel est le noyau dur de l’expression musicale des émotions »
Mais il ajoute que « la musique exprime beaucoup plus que des émotions. Elle exprime une infinité de climats. »
Climats, humeurs… termes qui dans l’immédiat me semblent un peu vagues, mais tel que procède l’auteur, je me doute qu’il va justifier leur emploi. Ce sera l’étape suivante !
Stifter, Les Grands Bois
Totale surprise, de nouveau, à la lecture de Abdias, le deuxième récit qui compose le recueil paru chez Gallimard et traduit par Henri Thomas (le prochain auteur dont va me parler Alain Veinstein, ce soir, peut-être…)
Abdias est donc ce Juif (époque indéterminée, j’avais pensé dans un premier temps dans l’Antiquité, mais il s’agit sans doute d’une époque beaucoup plus proche de celle à laquelle Stifter écrit) qui vit dans une sorte de cité en ruines dans le désert et amasse par ses talents de commerçant un vrai trésor. Il va traverser les pires épreuves, se voir volé, voir sa maison détruite, sa femme mourir. Il s’en ira vers l’Europe avec son bébé nouveau-né et là je retrouve soudain le Stifter que je connais, il va construire une maison dans un repli complétement isolé et difficilement accessible des Alpes. Saisissant contraste entre la peinture du désert, où l’on découvre que Stifter n’est pas seulement peintre de son propre pays, mais capable de descriptions admirables de contrées qu’il n’a sans doute jamais vues et cet autre monde qui lui est tellement familier, celui de l’Autriche. Mais on ne retrouve rien ici du monde de culture et de raffinement de L’Arrière-Saison. Il y a de la violence, des combats, de noirs sentiments.
Rédigé par Florence Trocmé le 07 avril 2015 à 15h15 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent