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Rédigé par Florence Trocmé le 22 mai 2015 à 18h17 dans photomontages | Lien permanent
La pluralité du lire et de l’écrire
Dans un entretien avec Yann Miralles pour Poezibao, Serge Martin dit : « l’écrire est d’une grand pluralité exactement comme le lire – non seulement l’immensité des textes, des littératures, des expériences de paroles vives, mais aussi l’empan considérable des manières de lire-écouter-réénoncer que chacun nous connaissons à moins qu’on y mette bon ordre, méthode homogénéisante souvent arrimée à une herméneutique plus qu’à une philologie dans nos traditions, et c’est malheureusement ce que les institutions scolaires font au lieu de veiller à ce que les lecteurs y exercent leur liberté, qui n’a rien à voir avec un quelconque subjectivisme, lequel est le pendant d’un autoritarisme (« communauté d’interprétation »), liberté qui consiste à travailler, du moins à augmenter l’attention, à l’empan des manières de lire et aussi d’écrire, et surtout à laisser résonner ce qu’on pourrait appeler le trouble – ce serait l’orientation de toute métamorphose »
La parole (Tzara)
Tzara : « je pense à la chaleur que tisse la parole / autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous ».
(Dans l’entretien de Yann Miralles avec Serge Martin)
Mare tenebrarum (Maeterlinck)
Et toujours dans ce même entretien, riche en très belles citations (Serge Martin s’exprime d’ailleurs de façon très personnelle sur la question cruciale de la citation), cet extrait d’un texte de Maeterlinck (que Debussy n’aimait pas par hasard !) :
« Donc Maeterlinck dans les Confessions d’un poète : "Il y a dans notre âme une mer intérieure, une effrayante et véritable mare tenebrarum où sévissent les étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable, et ce que nous parvenons à émettre en allume parfois quelque reflet d’étoile dans l’ébullition des vagues sombres. Je me sens avant tout attiré par les gestes inconscients de l’être, qui passent leurs mains lumineuses à travers les créneaux de cette enceinte d’artifice où nous sommes enfermés. Je voudrais étudier tout ce qui est informulé dans une existence, tout ce qui n’a pas d’expression dans la mort ou dans la vie, tout ce qui cherche une voix dans un cœur." »
Friedrich Gulda
Je viens de recevoir et j’écoute Gulda dans le début du Clavier bien tempéré et soudain cette impression qu’il est là et qu’il me parle. Très concrètement, rien d’un fantasme. Sa vision des prélude et fugue en do mineur est totalement convaincante, au sens fort du mot. Or ils sont à mon sens parmi les plus difficiles à concevoir, car tout ou presque est possible (un peu comme dans le célèbre premier prélude en do majeur). Le piano est très clair, presque métallique, Gulda en joue (nul doute qu’il l’a choisi) mais sait aussi entrer dans une profonde douceur.
Romantisme
Dans un des chapitres de l’Idiot Musical, André Hirt formule la question d’un possible « romantisme » de Gould.
→ pour moi depuis longtemps et surtout depuis ma fréquentation plus intensive du microcosme de la poésie en France, soupçon que l’époque moderne est pétrie de romantisme, bien plus qu’elle ne veut l’admettre. En particulier dans ses conceptions de l’artiste et de l’écrivain. Il y a une sorte de sacralisation de ces derniers, qui ouvre grandes les portes de la starification et donc de la marchandisation.
André Hirt me semble ne pas dire autre chose, quand il soutient que le romantisme est autre chose qu’un simple style, une manière, une pose : « il est profondément constituant et modèle structurant du Moderne. » (p. 163).
Esthétisation et moral
« Le malheur du romantisme est d’avoir donné naissance, pour longtemps et jusqu’à aujourd’hui, à un style de musique, soit à la fois à un style d’attente et de réception, à un style de pratique (le concert) et finalement à un style de vie. Mais, précisément, ce style de vie s’avère catastrophique et déshumanisant (il a produit une humanité guerrière). L’esthétisation, c'est-à-dire la victoire dans et par l’œuvre d’art utilisée comme substitut représentationnel l’a emporté sur le moral » (p. 169)
→ l’esthétique reflèterait l’état de l’âme. Ce qui est une réponse à mon incapacité à délier l’œuvre et l’homme. Qui est derrière l’œuvre ? Et cela fonctionne dans les deux sens : un texte pervers jette une lumière terrible sur qui l’a écrit et un être pervers contamine l’œuvre ou plutôt ne peut produire que quelque chose qui est contaminé par sa violence.
L’exécution musicale de Gould
« L’exécution musicale chez Gould ne repose pas sur une projection subjective dans l’œuvre, mais sur l’ouverture de l’œuvre à elle-même, selon toutes les voix qu’elle recèle et que l’habitude interprétative et la tradition ont oblitérées au profit de tel ou tel élément. » (p. 170)
→ ce qu’on admet au théâtre, où le metteur en scène s’approprie le texte, parfois très librement, on le refuse au musicien. Il ne peut exprimer toutes les potentialités d’une œuvre. Il doit le plus souvent se conformer à un canon d’interprétation presqu’aussi strict que le canon romain !
Sur l’auteur (Pascal Quignard)
Terrible description de l’écrivain après la création : « l’auctor [...] est en partie le déchet de l’œuvre. La seule chose qui soit sûre, c’est que, quand l’œuvre est finie, il est son vide.
Il est sa peau vide sur le sol.
Sa pauvre robe de serpent.
Il est sa de-pressio.
Sa poche de peau placentaire toute vide, sanglante, urineuse, rabougrie.
Le délivre, voilà son âme. » (Critique du Jugement, p. 166)
Comparatifs et superlatifs (Aristote et Quignard)
« Dans le jugement on compare des êtres à d’autres êtres et on perd la sensation directe par rapport à la chose vivante. » (Aristote, cité par P. Quignard, p. 168)
→ le jugement repose sur le comparatif et le superlatif. Et on peut dire qu’il y a inflation de comparatifs et de superlatifs dans le monde contemporain. Il s’agit de la valeur vénale de toute chose. Dans le Monde des livres daté vendredi 22 mai 2015, cette réplique de Georges Didi-Huberman à Jean Birnbaum qui lui demande de citer des auteurs vivants qui nourrissent sa pensée : « pas de top ten, s’il vous plait ». Tout est soumis à ce critère évaluatif, inscrit au cœur de l’homme depuis sa scolarité. Compétition, comparaison, objectifs (au pluriel), top ten et autres charts. Je sursaute toujours lorsque j’entends l’expression « du jamais vu… », en général suivi d’un chiffre dérisoire, deux mois, deux ans… Pour moi le jamais vu ne peut pas s’adosser à une antériorité !
→ Cette perte de la sensation directe est à l’œuvre aussi dans notre perception. Pour avoir appris à reconnaître un certain nombre d’éléments et de situations, nous ne sommes plus capables de les regarder, directement. J’ai toujours pensé que c’était une des questions centrales pour la poésie. Déjouer ces réflexes conditionnés.
Viser un public
« 1. Le jugement vise le tribunal humain. [...]
2. Mais la sensation, l’émotion, le corps, la création, l’amour, le désir ne s’adressent pas à la communauté humaine. Leur fin ne vise pas un public. (P. Quignard, p. 169)
→ viser un public, oui le viser comme une cible (on est dans le vocabulaire du marketing !). Chercher la gloire ? : « La gloire est répugnante parce qu’elle l’haleine d’une foule. » (Pétrarque, cité par P. Quignard, p. 169)
Le petit qui s’enroule sur lui-même
« Le créateur est le petit qui s’enroule sur lui-même au point qu’il devient sa mère ». (P. Quignard, p.173)
→ Fulgurante formule. Admirable énoncé. Bouleversant. Je l’ai comprise de façon fulgurante, cette phrase, fulgurance de l’évidence. Accéléré d’images très précises en un poing fermé de temps. Et pourtant je suis incapable de l’analyser, car alors elle m’échappe complètement.
Il faut ici doublement assumer la régression.
L’esprit de conséquence (Glenn Gould)
Mais il y au aussi une toute autre forme de régression, la régression mimétologique dont il est question ici, à propos de Gould : « Ce que Gould entend par contrepoint n’est pas autre chose qu’une discursivité [...] : non pas parler sur ou à propos, mais dégager la nature discursive, contrapuntique, et de l’œuvre et du propos. Ce qui gouverne la pensée de Gould est en effet la logique, l’esprit de conséquence. » Et André Hirt ajoute un peu plus loin « le dégagement du langage ainsi que la mise en langage de toute chose signifient de manière décisive [...] avant tout la distanciation, la résistance à la régression naturelle et à la dissolution du moi dans l’identification hétérologique et mimétologique. ». (L’Idiot musical, p. 174)
Le grand essayiste c’est Benjamin
Dialogue dans Le Monde des livres, daté vendredi 22 mai 2015, entre Jean Birnbaum et Georges Didi Huberman
« JB : On doit pourtant constater que la police des frontières veille encore. Elle tolère mal que les choses circulent entre écriture et image, entre pensée et littérature. C’est toute la question de l’"essai" comme genre libre, dont relève votre œuvre largement.
GDH : Oui, c’est vrai. On comprend mieux la chose en lisant le texte formidable de Theodor Adorno intitulé « L’essai comme forme » [in Notes sur la littérature, 1958, édition française Flammarion, 2004], où il montre que la fécondité de ce genre lui vient précisément de son impureté : à mi-chemin de l’œuvre d’art et du système philosophique (c’est-à-dire ni l’un ni l’autre). Le grand essayiste, c’est Walter Benjamin, bien sûr. Pas étonnant qu’il ait tant aimé Baudelaire : chez celui-ci, la prose poétique a fini par engendrer quelque chose qui pourrait être considéré comme l’essai par excellence : essayer, tâtonner, caresser les choses avec des phrases. S’interroger, ne pas refermer. Faire sortir les choses de soi sans revenir à soi (comme chez certains romanciers) et sans se croire l’expert de quoi que ce soit (comme chez certains universitaires). »
De la bibliothèque (G. Didi Huberman)
« Une bibliothèque ne sépare jamais les auteurs vivants, ou français, ou que sais-je, des autres. Les auteurs ne sont ni vivants ni morts, ni français ni autre chose. Ils forment devant moi, sur le mur, comme une assemblée cosmopolite où la clameur des morts est aussi vivante que celle des vivants. » (G. Didi-Huberman dans le même entretien).
Et puisqu’il est question de bibliothèque, c’est bien le lieu de citer ici Pascal Quignard, là où sans doute on ne l’attendait pas : « Avec le numérique une chose imprévisible et merveilleuse survint : la bibliothèque universelle commença d’être accessible en même temps qu’indestructible. » (Critique du jugement, p. 174)
Mais il ajoute aussi cela, tout aussi important : « Avec Internet débuta un évènement plus énigmatique : la labilité totale du monde temporel (une incroyable perte de mémoire du monde humain). En temps réel, – dans la disponibilité actuelle de tout – quelque chose qui appartenait à l’Histoire mourut. »
Un avis profondément libérateur
…pour qui se confronte, je l’ai déjà écrit maintes fois, en permanence à la question du jugement, à sa légitimité : légitimité de juger en général et sa propre légitimité à juger.
Or qu’écrit Pascal Quignard ? : « L’œuvre d’art n’est pas candidate au jugement. Elle l’ignore. » (p. 174)
La rose est sans pourquoi
Deux citations.
La première de Pascal Quignard : « Le temps est plus vaste que l’Histoire », salutaire rappel pour nous, pauvres petites monades louchant sur notre quotidien érigé en absolu.
Et : « La rose est sans pourquoi, fleurit quand elle fleurit, n’a pas souci d’elle-même, ignore qu’on la voit. » (Angelus Silesius, cité par P. Quignard, ces deux citations, p. 175).
Méditation
J’ai noté plusieurs allusions dans Critique du Jugement à la méditation. Fugitives mais essentielles : « J’appelle silencium le reflux de tous les arguments qui peuvent se présenter à la pensée quand elle quitte la lecture, erre dans l’invisible, se distend et médite. Toute la vague des mots et des jugements se retire. » (p. 179)
Lire n’est jamais juger (Pascal Quignard).
Superbe texte de Quignard sur « Lire », que je ne peux que reproduire largement ici ! :
« Lire vraiment n’est jamais juger.
Il y a quelque chose de beaucoup plus profond que juger dans le sens muet de recevoir, dans l’altération de l’âme et le remaniement total que ce qui s’y engouffre induit.
Avant le j’aime/j’aime pas, avant le je prends/je délaisse, il y a un être ému qui est sans distance.
Il y a un sentir qui est comme une blessure.
[...]
Lire vraiment, lire merveilleusement traumatise l’âme. La substance de l’âme se précède alors dans un mouvement de rétraction hors du cri. Un motus cogitationis. Un mouvement de retrait hors du monde commun, de secret, de silence, d’ombre, de premier monde. Mouvement qui vient de tout le corps, cherchant à se retrouver au stade le plus ancien, sans société, sans langage, sans jugement, grundlos. » (p. 183)
Voir ou entendre, il faut choisir (Glenn Gould)
« Ce qui arrive à la musique [...] c’est qu’elle s’est objectivée, et aliénée, dans un "voir". C’est alors le contenu représentationnel qui détermine, en le rendant en vérité impossible, l’"écouter". » (L’Idiot musical, p. 179)
→ cela me semble tellement évident. L’opéra est aussi fortement responsable de tout cela, l’opéra où le contenu représentationnel l’emporte sur tout le reste et surtout sur la musique, l’opéra dont j’ai toujours pensé que beaucoup l’aimaient qui n’étaient en rien mélomanes ! Pour entendre la musique de l’opéra, une seule solution, le disque.
Il en va de même avec une langue qu’on possède mal. Et peut-être même avec celle qu’on croit bien posséder : l’image nous détourne de la langue et des mots. Elle est même souvent faite pour cela et l’ascendant de l’image télévisuelle versus le son radiophonique a fait régresser la capacité de penser (comme un muscle la pensée s’atrophie) et celle de rêver.
Pour penser il faut fermer les yeux.
Pour écouter la musique, il faut fermer les yeux.
Pour jouer du piano, il faudrait pouvoir fermer les yeux.
(On peut tenter de travailler, un peu, yeux fermés)
L’œuvre est sans modèle
« Une thèse de Gould est que l’œuvre est sans modèle d’elle-même et pour elle-même, comme s’il s’agissait du déchiffrement d’une écriture dont on ne possède pas l’original, comme s’il fallait écrire sur une écriture. »
→ d’où l’intérêt de travailler au piano des œuvres « vierges », que je n’ai jamais entendues (il y en a encore beaucoup même si j’en connais des centaines) et d’essayer d’en comprendre quelque chose sans guide, sans repère, sans maître et sans disque.
Note de passage
Remplacer le jugement par la nécessité
Note de passage
Juger est lié à valeur, valeur est liée à capital.
Rédigé par Florence Trocmé le 22 mai 2015 à 18h05 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 18 mai 2015 à 13h53 dans photomontages | Lien permanent
Terrible actualité
de ces propos de Pascal Quignard :
« Supervielle en 1932 :
Un homme à la mer lève un bras, crie : « Au secours ! »
Et l’écho lui répond : "Qu’entendez-vous par là ?" » (Critique du jugement, p. 105)
Nietzsche et la musique
« Et je me pose donc la question : mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique ? Je crois qu’il demande un allègement : [...] Ma mélancolie veut se reposer dans les cachettes et dans les abîmes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de musique. » ( Nietzsche, cité par André Hirt, L’idiot musical, Glenn Gould, contrepoint et existence, p. 104)
Dans et par l’œuvre
« Il y aurait une "perfectibilisation" de soi dans et par l’œuvre. L’œuvre est pour Glenn Gould l’occasion d’une mise à l’épreuve de soi quant à son désir propre. Autrement dit, Gould voit dans l’œuvre un Idéal à atteindre, qui est aussi son Idéal. Il ne s’agit plus d’une pose par rapport à l’œuvre (interprétation, c'est-à-dire théâtralisation) mais d’une attente, d’une instrumentalisation de la musique à des fins d’existence. » (p. 104)
→ Quelle belle façon de concevoir son rapport à l’œuvre, son approfondissement. Travail de la musique ou du texte, car ces mots s’appliquent aussi à la lecture. Elle est l’occasion d’une « mise à l’épreuve de soi. »
Il faudrait se rendre le plus vulnérable possible dans la lecture, notamment en abaissant les barrières défensives.
Puissance énergétique
Pour Gould, notamment dans Bach, il ne s’agit pas de promouvoir, comme on l’a dit trop souvent, une musique pure, mais bien plutôt « d’inscrire une partition dans sa puissance énergétique, en disponibilité pour tout un chacun. »
→ Et à y réfléchir, il se pourrait que ce soit un des critères auxquels on soit le plus sensible lorsqu’on écoute un artiste jouer une œuvre. Cette question de l’énergie. Qui serait contenue en fait dans les premières notes et qui porte toute l’interprétation. On ressent l’énergie ou le manque d’énergie profonde également quand on joue, même modestement ; la déperdition d’énergie est très sensible mais parfois imparable, faute de moyens suffisants. C’est qu’il faut tendre une sorte de corde qui va de la première note à la dernière. Je pense qu’en fait très peu de musiciens en sont vraiment capables. Au concert, c’est sans doute ce qui fait les très rares moments hors du temps, exceptionnels. Et cela, Gould en est devenu maître par le studio et le montage.
Modus pianendi
Dans une ancienne « Chronique du 16 » d’André Hirt, je relève cela : « Le problème des apprentis philosophes, c’est qu’ils apprennent trop bien leurs leçons. Au demeurant, le plus dramatique, c’est de demander des leçons. Un philosophe en revanche, quel que soit son niveau (si cette notion possède en l’occurrence le moindre sens) ne veut pas de leçons, n’aime pas les leçons : il se fait son problème, il construit son objet. »
Je transpose philosophe en musicien. Et je retiens surtout que je dois « faire mon problème et construire mon objet », en ce qui concerne ce que j’appelle humoristiquement mon modus pianendi !
De la méthode, précisement
J’avance dans la lecture de L’Idiot musical d’André Hirt, lentement non pas parce que le livre serait difficile mais parce qu’il est tellement dense de possibles que je m’arrête très souvent pour noter, gloser, tenter de mieux comprendre encore.
Et il en vient précisément à parler de la méthode : « Comment nous vient la méthode, son souci, son exigence, l’affirmation de la liberté ? Non pas par principe ou naturellement, mais bien par un sursaut, lui-même déjà régi par la vie et le rejet des forces de la mort. La méthode n’est jamais qu’un retrait affirmateur depuis la zone mortifère et autoritaire de la convention. Elle est acquiescement aux propriétés, au fond à une vérité de la subjectivité, soit à ce qui convient à sa vie possible. [...] A cette fin, il faut pouvoir se tenir, opérer de soi un montage et non pas se laisser construire par les forces d’immersion et de disparition de l’objectivité conventionnelle. » (p. 116)
→ très féconde distinction entre ce qui penche du côté de la vie et ce qui tire vers la mort, la destruction. Ce pourrait être un critère d’analyse (versus un critère de jugement, qui établirait le bien, le bon et le beau, le mal, le mauvais et le laid – là n’est pas la question centrale et ce sont des critères soumis à l’esprit du temps.) Mais bien plutôt : cette œuvre est-elle créatrice ou destructrice, engendre-t-elle une énergie nouvelle ou bien se complait-elle dans la zone mortifère et autoritaire de la convention ? Quelles œuvres suivent vraiment la nécessité de soi du créateur, quelles œuvres ne font que batifoler dans cette zone mortifère de la convention, avec pour but caché ou apparent uniquement de répondre à la demande ! Se calquant ainsi sur les lois du marché.
Un dialogue sur la critique
Pascal Quignard raconte ce dialogue avec Nelly Kapriélan. Celle-ci lui dit que « l’honneur de la critique, c’est de ne point se laisser fasciner par ce dont elle rend compte ». Quignard dans un premier temps lui donne raison mais un peu plus tard, pensa que c’était « rater l’œuvre que de ne pas la subir. » (p. 135)
→ Deux approches opposées donc, l’une froide, distante, non-dupe, maître d’elle-même, à qui on ne la fait pas ; l’autre, plus hasardeuse, fragile, plus risquée, moins « universitaire », qui se laisse embarquer par l’œuvre, à ses risques et périls, dont celui de l’exclusion de la communauté des critiques et aussi celui de l’erreur.
Les grands critiques sont sans doute ceux qui travaillent à 80% selon la seconde méthode, subir l’œuvre et à 20% selon l’autre méthode, ne pas se laisser fasciner.
Et un peu plus loin, belle allusion à « Ceux qui ont réponse à tout, les inétonnables, les sans tonnerre, les sans coups de foudre, ceux qui ne sont désemparés par rien, les sans bourrasques, les sans désirs. Ceux à qui on ne la fait pas. Les sans naufrages, les impavides. Ceux pour qui le réel ni n’explose ni ne tonne ni ne fulgure ni ne tempête ni s’embrase. Les indérichables. Les indéprimables. »
→ Il m’arrive de les croiser, dans la rue, dans les salons et marchés littéraires. Je les appelle les Morts-sur-Pied.
"Face à ceux qui sanglotent"
Quignard oppose ces imbouleversables à ceux qui sanglotent.
Et fait une distinction qui me semble féconde entre être et exister.
« Être : Il n’y a pas d’altérité, aucun mystère, unité de tout oppressante dans l’espace, statu quo de tout dans le temps »
et
« Ek-sister : il y a de l’autre, tout devient mystérieux, tout se potentialise, tout sort de son être » (p. 137)
→ ce serait alors comme si le Mort-sur-Pied inexplicablement reverdissait.
Lenz, toujours
« Le 20 janvier Lenz marchait dans la montagne, marchait dans les sapins.
(Cela se passait le 20 janvier 1778, dans les Vosges, dans la forêt à demi-sauvage de l’Alsace, à Wadsbach*, Georg Büchner compose son récit à partir du journal de Jean-Frédéric Oberlin.)
Qu’est-ce dont qui en nous ment, assassine, vole ? Danton
Qu’est-ce donc qui en nous aime, jalouse, tue ? Wozzeck.
Qu’est-ce donc qui en nous s’abandonne, erre, devient fou ? Lenz. « (Pascal Quignard, Critique du jugement, p. 141)
*En fait, Waldersbach
Des honneurs (Quignard)
Quelques propos forts de Pascal Quignard sur la question des honneurs.
« Deux thèses innégociables sur les honneurs :
1. Mon honneur s’oppose à mon image.
2. Mon honneur s’oppose aux honneurs.
[...] L’image de soi est une dépendance par rapport au regard des autres. [...] L’honneur c’est être incontrôlable devant le contrôleur. Comme font les contes il faut assimiler intégralement l’honneur à la quête héroïque. À l’audace périphérique. À la centrifugie. À la hardiesse dans l’expérience ; au courage de s’introduire dans le boyau obscur au fond de la grotte et à la reptation angoissée ; à la sensation souffrante et de plus en plus développée ; au secret du contact souverain ; à la solitude de l’épreuve. » (p. 149)
→ Cette conviction que tant de talents encore en herbe sont détruits par l’exposition beaucoup trop précoce à la notoriété, puissant poison. Créatrice de fausses certitudes, de satisfactions narcissiques qui vont aller contre tout doute, tout retrait, toute possibilité d’évolution. Les plus fins et les plus sensibles le savent et parfois prennent le risque (immense en terme de carrière, vital en terme de nécessité de soi) du retrait. Il me semble que le jeune et très prometteur pianiste Daniil Trifonov fait partie de ceux-ci.
Prends à part chaque chose (Pascal Quignard)
« Prends à part chaque chose. Dénude-la du langage. Reviens sans cesse au mot derrière l’idée, à la chose derrière le mot. Que ta langue (logos) devienne l’homo-logue (homologoumenos) de l’élan qui porte la chose en amont du signe. Ne juge pas mais pense. » (p. 152)
→ Cette démarche n’est-elle pas exactement celle du poème : retrouver dans et par la langue travaillée l’élan qui porte la chose en amont du signe ?
De la méditation
Et pour y aider, peut-être la méditation ? : « Les hommes préfèrent croire à juger et juger à philosopher et philosopher à penser et penser à méditer. De là l’extrême rareté de la méditation. » (p. 152)
La foule est terrifiante
On ne le sait que trop, toutes les images contemporaines nous le prouvent mais plus encore celles d’hier, celles des masses galvanisées par Hitler. « Spinoza eut deux amis : l’un pendu, l’autre massacré par la foule. [...] Terret vulgus. La foule est terrifiante. Scolie : les communautés, les peuples, les églises, les armées, les nations, les partis, les castes, les classes, les académies, les clubs, les États, les hordes, tous doivent recevoir le nom de Terrifiants. » (p. 156)
→ N’est-ce pas toute l’histoire d’aujourd’hui, sous toutes ses facettes depuis la macro-économie, les dites mondialisation et globalisation jusqu’aux microcosmes littéraires ? « Tous abusent de la détresse originaire des nouveaux-nés ».
Cette manière d’écrire l’Histoire, son cours sans cours
Oui qu’elle est magnifique la manière imprévisible, a-chronique qu’a Pascal Quignard d’écrire l’histoire. Rapprochant les temps romains et le Moyen-Âge ou bien a contrario unissant trois vies magnifiques autour de leur même date de naissance : « Ils naquirent tous les trois la même année : Vermeer à Delft, Lully à Florence, Spinoza à Amsterdam. Trois merveilles Que de lumières d’un coup ! Trois "une fois" trois fois imprévisibles dans le cours sans cours de l’Histoire s’arrimant comme elle peut dans le Temps. » (p. 157)
Ecoutant Matthias Goerne
Ce soir-là, sur Arte, une Schubertiade donnée il y a quelques mois à Vienne. Matthias Goerne chante des lieder de Schubert, accompagnés non par un piano mais par un orchestre. Sous la direction de Philippe Jordan. Cette même sensation – la dire extatique serait-ce la juger, l’étiqueter – que dans le récital d’orgue, quelques heures auparavant : une pure entrée dans la musique, un exister-musique, un arrimage de la vie propre, respiration, battements du sang ou du cœur avec la vie de la musique en cours, la masse sonore aux voix identifiables de l’orgue, la pulsation en vagues ou berceuse du lied de Schubert, Des Fischers Liebesglück. (Ici par M. Goerne, mais avec piano)
André Hirt citait Nietzsche : « mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique ? Car il n’y a pas d’âme… je crois qu’il demande un soulagement… » (cité in L’Idiot musical, p. 108). Il le cite deux fois au demeurant et propose une fois le mot d’allègement et une fois le mot de soulagement. (und so frage ich mich: was will eigentlich mein ganzer Leib von der Musik überhaupt? Denn es giebt keine Seele… Ich glaube, seine Erleichterung »
→ Mon corps demande à la musique d’éteindre le flux des pensées, il demande à la musique de se laisser éprouver sans mots, sans images. Il lui demande peut-être, ultimement, de le laisser devenir musique. De le laisser perdre son pesant de mots et d’images. Allègement, soulagement, Erleichterung.
De la génialité
Diagnostic de Gould, rapporté par André Hirt : « l’époque verse, contre elle-même, dans la "génialité" fausse, elle est puissamment réactive –l’atmosphère irrespirable des salles de concert, sa piété souvent très ridicule, les lectures puériles de poèmes dans les rencontres de tous ordres qui instillent ennui et malaise…– dans ses avancées mêmes. En somme les choses ne sont pas à leur place. [...] Si la musique et la poésie n’ont lieu qu’en négativité par rapport à l’époque [...] c’est qu’elles ne sont plus que les fantômes, parfois délicieux, de la vie, mais elles ne l’instruisent plus quant à sa possibilité affirmative et créatrice. » (p. 113)
→ elles seraient devenues spectacle seul, recourant aux lois du spectacle, au côté marchand inhérent à tout spectacle et non plus nourriture pour l’esprit, champ d’épreuve pour lui, confrontation problématique. Elles sont devenues performances.
Extase, exactitude
Ce mot d’extase que j’hésitais à employer, un peu plus haut : « L’"autre état" dont parle Musil provient d’abord du souci d’exactitude : la poésie, la vie qui déborde dans son vase, l’extase sont issues de l’examen rationnel des situations conjointes de soi et du monde, et non de leur refus. L’extase n’est pas en alternative, par défaut, mais le résultat d’une vie vécue sous les conditions de l’exactitude. » (p. 113)
Et par exactitude, ajoute André Hirt, il faut entendre qu’une chose ou une vie « sont poussées à leur achèvement conséquent. »
Pascal Quignard
Le livre de Pascal Quignard (Critique du jugement) est puissant. Sa singularité parle à ma singularité, voire même la restaure, cette singularité, va le chercher au tréfonds, alors même qu’elle est balayée par la doxa comme par un vent dominant, sans cesse renaissant. Il fustige l’universel, les grandes notions, et démontre l’inanité du jugement, dresse le portrait de grands singuliers, qui sont toujours des hommes de l’écart, fut-ce tardivement. Je me souviens de ces réflexions d’André Hirt sur les œuvres qui naissent à la toute fin, quand le créateur confronté à la mort joue son va-tout profond, assume ce qu’il est, suit la seule nécessité de soi. Le style terminal : « Il y a le style tardif et puis il y a le style terminal. L’un fait état autant d’un savoir que d’un retour presque sauvage à l’élémentaire, à l’immédiateté (c’est presque un recommencement), comme si c’était à elle, désormais et in fine, de médiatiser ce qui préalablement avait constitué la médiation formelle de l’œuvre ; l’autre est perdu, abandonné et délié à la manière d’une prodigalité qui n’attend plus la moindre récompense ni de l’art ni même du public »
Philémon
Ce jour-là, ayant beaucoup « techniqué » (maintenance informatique généralisée) j’eus besoin de Pascal Quignard (première fois que je fais un rapprochement entre le prénom de celui-ci et le nom de famille de Blaise, dont Quignard pourtant parfois est si proche.)
Et ouvrant le livre je tombe sur une merveilleuse anecdote, celle de ce personnage appelé Philémon, sujet d’un petit conte à la Quignard, dont on ne sait pas toujours si c’est ou non une invention. Qui est-il ce Philémon qui renonça au langage, d’abord en usant de la musique ? Suit une belle énumération de toutes les musiques qu’il écouta, avant de découvrir que « les mélodies entêtaient autant que les mots du langage et que les images qui restent des songes. Il conçut alors des exercices, qu’il appelait ses ascèses, et qui faisaient appel à un chant qui était sans aucune parole, sans variations mélodiques, sourd, expiré, puis profondément ravalé. [...] La nuit, tout bas, il chantonnait encore son souffle. Il soufflait ses tierces. » (p. 143)
→ Étonnant chant en vérité, auquel il faudrait s’essayer, chant que je crois avoir côtoyé dans l’enfance et par lequel me vint l’amour de la musique.
Musique, temps, silence (Boris Wolowiec)
Boris Wolowiec m’écrit à propos des notes de ce Flotoir sur Glenn Gould. Je retranscris, ici, avec son accord, deux paragraphes de sa lettre.
« [...] les notes de la musique de Webern n’apparaissent pas à l’intérieur du temps, les notes de la musique de Webern apparaissent à l’intérieur du silence. Pour Webern la musique a lieu à l’intérieur du silence. Pour Webern la coïncidence de temps multiples des notes apparaissent à l’intérieur de l’avoir lieu du silence. C’est sans doute ce qui étonne et parfois scandalise dans la musique de Webern : il n’y a pas de continuité du temps, les notes ne sont pas disposées à l’intérieur d’un temps continu. C’est à l’inverse la discontinuité du temps, la discontinuité multiple du temps, les notes de la discontinuité multiple du temps qui apparaissent à l’intérieur du silence.
Il y a aussi cette anecdote extraordinaire à propos de Thelonious Monk. Un soir, Monk et un ami parlent ensemble dans un bar, pendant que Monk dit quelque chose à son ami, il y a une bagarre auprès d’eux et Monk et son ami doivent interrompre leur conversation et se séparer brusquement. Quelques mois plus tard Monk et son ami se retrouvent dans la rue par hasard. A cet instant Monk s’approche de son ami et avant même de le saluer, il commence par finir la phrase que la bagarre avait interrompue quelques mois auparavant. Cette anecdote révèle ainsi que selon Monk, les phrases sont plus grandes que le temps. Pour Monk, les phrases n’avaient pas lieu à l’intérieur du temps, c’est à l’inverse le temps qui avait lieu à l’intérieur des phrases (Et de même évidemment la musique n’avait pas lieu à l’intérieur du temps, c’est le temps qui avait lieu à l’intérieur de la musique.)
C’est précisément avec ce même sentiment que j’ai écrit les aphorismes de A Oui. J’ai ainsi le sentiment que les phrases apparaissent comme des gestes de montages, comme des gestes de montage d’instants. Chaque aphorisme ne déclare pas un instant unique. Chaque aphorisme déclare plutôt un tas d’instants. Chaque aphorisme affirme le tas d'extase de plusieurs instants à la fois, le tas d’extase de plusieurs instants précipités de manière paradoxale en une seule et unique phrase. »
→ la toute dernière partie de ces notes m’aide considérablement à mieux appréhender l’écriture de Boris Wolowiec. Les phrases comme des gestes de montages d’instants. Je tente une comparaison : à la manière d’une compression de César par exemple, qui compacte, concatène des objets-instants en une unité (très prémonitoire, soit dit en passant, de tout le travail aujourd’hui des entreprises de recyclage – j’aimerais faire un travail photographique sur les « balles de recyclage » !).
Rédigé par Florence Trocmé le 18 mai 2015 à 11h59 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 11 mai 2015 à 14h03 dans photomontages | Lien permanent
L’écoute (Glenn Gould, André Hirt)
André Hirt reprend la main dans le livre (L’Idiot musical) avec un chapitre intitulé L’Écoute. Pages où il va régler son sort à l’interprétation. En s’appuyant sur Gould, à qui il attribue une véritable « autorité pensante » : « Il est un artiste à principes. À la fois, ou plus exactement en même temps, philosophiques, moraux et techniques [...] En vérité, les principes sont un seul : écouter » (p. 42)
→ cette question de l’écoute de plus en plus centrale. Écouter l’autre, passio, passionnément. Écouter le monde, le bruit de fond de l’univers, la nuée invisible des ondes radio et des voix, écouter les sons, tous les sons (si un son ne te plait pas, écoute-le, disait Cage), et la musique, au cœur.
De la critique sur Gould
André Hirt après avoir démontré les principaux traits qui caractérisent l’approche de Gould dénonce le discours sur Gould, qui combine « la phraséologie journalistique » avec les interprétations psychologiques et psychanalytiques : « C’est la pensée en général, et celle de Gould en particulier, qui doit subir une véritable humiliation. On abaisse la pensée à la subjectivité, on classe, juge et conclut en fonction de traits biographiques, on établit l’éventuel génie sur une combinatoire ou une déviance affective, bref on cherche à rendre intéressant ce qui justement n’est pas l’intéressant, on passe journalistiquement à côte de "l’évènement" en érigeant en évènement ce qui relève au mieux du décor. [...] En bref, on s’inscrit bien dans la confusion de l’affectivité qui se hisse au rang de capacité de juger afin de donner animation et contenu au spectacle. » (p. 49
→ j’ai recopié cette longue citation qui renvoie aussi au livre de Pascal Quignard Critique du Jugement. Qui pourrait en constituer un des fragments.
Jouer la musique
« Jouer la musique, c’est d’abord la construire et la découvrir dans la surprise. » (p. 54)
Car dit Gould, la musique est le moins représentationnel des arts et Gould, précisément a « refusé de rabattre la musique sur la représentation, qui, secrètement, la régit. »
→ Idée difficile mais qui vient renforcer la lecture de Francis Wolff sur la question musique et représentation. Et sur notre propension à mettre des mots ou des images sur la musique alors qu’elle ne peut en aucune manière se recevoir vraiment de cette manière-là.
Le but ultime de Gould, c’est de « faire entendre ».
Écouter les premières mesures des 32 Variations en do mineur sur un thème original WoO 80 de Beethoven : la meilleure façon de comprendre ce qu’il faut « entendre » par-là !
Car « ce à quoi Gould s’oppose dans l’idée d’interprétation, c’est à une musique habitée par le langage (entendu au sens courant). Ou encore « Ce à quoi Gould répugne dans l’écoute habituelle, c’est au mixte de langage et de musique. [...] La musique est logique expressive, mise en expression matérielle. » (p. 59)
→ en écoutant Gould dans les Variations citées ci-dessus ou dans le même disque, dans des Bagatelles de Beethoven, on constate qu’il en vient à sidérer le langage en l’auditeur : il y a une telle évidence qu’il n’y a plus rien à dire. Dire n’est plus de mise. Pour mimer la formule de Quignard, on pourrait dire : quitter le langage pour écouter.
« Gould confère aux œuvres leur dimension constitutive, quasi "constitutionnelle", d’identité, d’existence et d’habitat à l’encontre de leur nature seulement documentaire. » (p. 70)
Schnabel
Une superbe citation de ce grand pianiste que Gould admirait : « d’abord entendre, jouer ensuite. »
Une suggestion que tout instrumentiste devrait avoir constamment à l’esprit. Ne pas se jeter sur la partition, malgré la tentation, tenter d’entendre d’abord la musique en soi, en la lisant. Tenter de comprendre comment elle est faite. Ensuite seulement la jouer. En faire en premier lieu cosa mentale.
L’idée de l’œuvre (Gould)
« L’idée de l’œuvre est ce qu’il convient d’approcher dans une structure. La clarté de sa mise en ordre détermine la musique de part en part. Cela signifie que ce n’est pas la disposition affective, ni le public, ni l’instrument, ni la virtuosité qui doit conduire l’œuvre. Déposer la causalité de l’œuvre dans un de ces termes, c’est s’aligner sur un fétichisme musical et sur l’empiricité. » (p. 68)
et un peu plus loin cette définition superbe du génie : « L’œuvre n’est plus [...] ce qui nous transcende, mais ce dans quoi nous pouvons évoluer et exister. Le génie ne se situe pas en amont de l’œuvre, mais en aval, dans sa puissance de susciter en nous des possibles. » (p. 69)
→ et cela s’applique admirablement à l’œuvre littéraire aussi !
La musique, toujours
J’avoue avoir fini par m’enliser dans le très gros et très philosophique livre de Francis Wolff, Pourquoi la musique ? Mais je retrouve toute mon appétence pour la réflexion sur la musique lorsque je lis cela, sous la plume d’André Hirt : « Tout le caractère problématique et insaisissable de la musique tient à ce statut pour le moins paradoxal : l’être d’une puissance métaphysique qui ne se laisse pas enfermer dans la puissance définitionnelle de la langue ; une réalité métaphysique qui ne cesse d’insister sur la preuve tangible de son existence. » (p. 72)
La démonstration (André Hirt)
Ce que j’aime dans les livres d’André Hirt, c’est qu’il ne cesse de s’appuyer sur son sujet principal pour diverger magnifiquement. Qu’il écrive sur Stifter, sur Gould ou sur tout autre sujet, tout en ne quittant pas le dit sujet des yeux, il enrichit son approche de multiples incidentes. Exemple ici, où il fait une belle digression sur la démonstration : « la démonstration, comme on le sait un peu depuis Nietzsche, est douteuse et ne porte que sur du douteux : elle véhicule la tentative du mensonge (ce qui a besoin d’être démontré est faible, en tous les sens du terme…) » (p. 72) et d’ajouter que peu d’interprètes y échappent (démonstration des moyens techniques en particulier, cela enraciné sans doute dès l’école de musique, dans l’esprit de compétition impitoyable des grands concours, puis au sein de l’orchestre le cas échéant).
Il pensait qu’en plus de Gould, Richter était sans doute exempt de cet esprit-là. Peut-être ajouterait-il aussi aujourd’hui Sokolov ?
Le chantonnement, comme leit-motiv (Glenn Gould)
Oui sans doute, voilà que l’auteur de ce fort chapitre sur l’écoute, y revient encore à cet obsédant chantonnement de Gould. « La musique consiste à penser l’œuvre » écrit-il, puis il ajoute « Dans le chantonnement, c’est l’œuvre dans son Idée qui s’énonce, se cherche et s’invoque. » (p. 73) ou bien encore, cela, magnifique : « Le chantonnement est la corde humaine qui rattache à l’œuvre et à la pensée. » [...] Si Gould chantonne c’est par ce que « l’idée est toujours en excès sur la réalité matérielle de l’exécution. [...] Le chantonnement n’est pas produit par la situation : il est d’essence ; il n’est pas de provenance extérieure, mais d’une cause intérieure ; il n’est pas dans la chose mais dans l’Idée ; il n’est pas accompagnement mais guide. Il n’est pas voix mais oreille. »
→ j’en retiens deux choses
La première est d’entendre le chantonnement gouldien comme partie prenante de ce que donne Gould dans ses disques. De bien l’écouter.
La seconde est de penser cette dimension de chantonnement et de chant intérieurs dans ma propre pratique musicale. Tenter d’incorporer une forme de chant ou de chantonnement, fut-il seulement intérieur (mais pourquoi ? Pourquoi ce frein à chanter ? Pourquoi cet empêchement né de jugements imbéciles, dans l’enfance, le couperet du « tu chantes faux », fut-il tempéré des années plus tard par une professeur disant « Si on ne chante pas juste, c’est parce qu’on n’entend pas bien. Commençons par bien entendre, pour chanter juste ». Il y avait déjà un monde entre chanter faux et ne pas chanter juste et offerte en plus, une petite échelle de corde pour tenter d’embarquer sur le bateau chanter juste… Mais quels dégâts préalables, pour une simple formule imbécile et ressassée.
Lagrasse (Quignard)
Dans Critique du Jugement, Quignard revient sur la grave affaire de Lagrasse. En 2007, des dizaines de livres assemblés là en une belle librairie éphémère furent inondés d’huile de vidange et de fuel. L’idée était le feu mais elle échoua. Acte odieux dû à des religieux intégristes. Qui rappellent les pires souvenirs historiques.
« En 1848, à Paris, Heine : À la fin, là où on brûle les livres, on brûlera les hommes. Dort wo man Bücher verbrennt verbrennt man auch am Ende Menschen » (p. 81)
→ et nous, attristés par la désaffection générale pour le livre, de nous demander parfois qu’est qu’on peut bien leur reprocher aux livres ? Pourquoi, de siècle en siècle, ont-ils suscité tant de haine, pourquoi les a-t-on censurés, mis à l’index, « autodafés », brûlés, déchirés, mis au pilon ?
Rumeur, colportage : journal trop souvent (Quignard)
« Violence ou viol, ce sont deux sangs limpides, rubescents, rubiconds, cramoisis, qui ruissellent chaque jour sur la page du journal ». (p. 82). Force des grands écrivains de toujours aller soulever les fonds, de retourner les pierres du temps : « Le retour, ou non, du sang mensuel est l’unique sujet du "commérage" des commères (la fécondité et la filiation véritable). C’est le grand bavardage à la fois technique, érudit, spontané et inlassable de la généalogie » (p. 82)
Unir Gould et Quignard
Dans cette note importante du second que je reproduis ici en entier :
« Il faut quitter la mode. Il faut quitter la langue du groupe qui parle et qui lynche. Il s’agit de faire un pas de côté vis-à-vis du moderne (la Mode ne se distingue pas de la Une).
[...] Il y a quelque chose dans le littéraire (la discession des lettres écrites) qui déchire la "mode" (l’onde de la vox populi qui se fait plus unanime le long des gradins) parce que l’écriture alphabétique déchire morceau par morceau l’oralité (la langue parlée maternelle, cet immense haro de mort qui entraîne la reproduction du plus vieux sur le visage du plus jeune).
Il y a quelque chose de non contemporain qui vient éventer aussitôt le "moderne" en sorte de quitter la Mode, de se séparer de l’être-ensemble, de s’éloigner de la mort et de s’ouvrir au Temps lui-même. » (p. 84)
A rapprocher de cela :
« L’effort individuel et anxiogène de réfléchir à part soi. La pensée exige le jeûne de la croyance, suppose l’éloignement de l’opinion, implique le retrait de la foule. « (88)
Qu’est-ce qu’un État (Pascal Quignard)
La première partie d’une étrange et forte réponse de Pascal Quignard : « La langue comme nuée hallucinogène invisible fonctionnant en suivant un système d’oppositions inconscientes, imposant à l’ensemble des citoyens le clivage du dialogue (l’affrontement je-tu). » (p. 89)
Sur le montage (Gould vs Rubinstein)
Philippe Choulet dans L’Idiot musical, revient à plusieurs reprises de façon très intéressante sur la question du montage, si importante dans le cas de Gould. Il écrit ainsi que si « Rubinstein ne voyait en lui qu’une micro-chirurgie réparatrice, Gould voudra y voir l’instrument premier d’une chirurgie constitutive. » (92)
→ ici question du rapport avec le temps. Le montage comme instrument pour déjouer le temps. Aussi vrai en littérature que dans le travail d’enregistrement du disque ou bien encore pour le cinéma. Double jeu sur le temps, toute réversibilité et projections possibles et possibilité d’associer des temporalités différentes.
Narcissime de l’artiste (Gould)
Toujours de Philippe Choulet, dans ce même chapitre sur le montage, une réflexion sur le narcissisme. Gould écrit à propos du travail du studio, de l’écart ainsi introduit avec le public : « À mon avis, c’est paradoxalement en recherchant une satisfaction purement narcissique que l’artiste peut le mieux s’acquitter de ce devoir fondamental qui consiste à donner du plaisir à ses semblables. » (cité p. 95) Et Choulet développe : « Aux antipodes du narcissisme égotiste et replié sur un moi fort, blindé et défensif [...] Gould incarne le narcissisme d’un moi faible, poreux, sensible, plein d’humour et sans doute friable [...], un narcissisme de proposition, puisque l’art n’est jamais dans la réponse à une demande sociale, mais dans l’offre à autrui, sur le plan universel. » (p. 95)
Individuation, spiritualisation
« Pour le spiritualiste Gould, le processus d’individuation et le processus d’idéalisation-spiritualisation sont interdépendants. »
→ Forte remarque sur ce double processus, qui renvoie une fois encore au livre de Pascal Quignard sur le jugement. Individuation, c’est non seulement enfant, accéder petit à petit à une forme plus ou moins large d’indépendance, c’est aussi toute sa vie entendre et si possible suivre la nécessité de soi, se défaire de la normativité extérieure (Voir paragraphe De l’humour, du 1er mai 2015)
Ouïe et intériorisation
Et l’un des meilleurs mediums de cette démarche, c’est l’ouïe, dont on « sait depuis au moins Hegel, et ce contre une certaine tradition platonisante, qu’elle est le sens spirituel en soi, parce qu’elle la voie menant à l’intériorité, elle est l’organe de l’intériorisation. » (p. 96)
De la radio
Viennent ensuite quelques pages sur la radio et l’importance considérable de ce medium dans la vie de Glenn Gould qui on ne le sait pas toujoursa réalisé de nombreuses productions pour la radio. Avec notamment sa Trilogie de la Solitude où il tenta l’expérience de la radio contrapuntique. La première partie, sans doute la plus connue est the Idea of North. Si on écoute le début, juste après avoir écouté des sonates de Scriabine jouées par Gould, on constate une étrange similarité (peut-être facilité pour le public non anglophone, qui s’abstrait peut-être plus facilement du sens des mots et entend mieux la conduite des différentes voix ?).
« La fonction de la radio n’est pas de reproduire ou de diffuser "la passacaille des faits". La radio doit être conçue comme un instrument de musique à part entière. »
→ cette conviction de toujours que l’amour de la musique s’origine aussi pour moi dans l’amour et l’écoute intense et intensive de la radio dans les années de formation. Pas la radio qui diffusait de la musique, non la radio souvent merveilleusement inventive de ces années-là, avec des producteurs et réalisateurs qui étaient de vrais « instrumentistes » de la radio. Se souvenir de ce si beau terme, tombé en désuétude de « mise en onde ». L’onde est ce qui se propage, qui part du point unique de la production pour aller toucher une multitude de points plus ou moins éloignés. La littérature se propage aussi par ondes, depuis le point focal du livre vers la multitude de points focaux, parfois reliés entre eux, des lecteurs. « Nuée hallucinogène » pour reprendre la belle expression de Pascal Quignard mais cette fois dans un sens positif.
Fa mineur
Et quelle n’est pas ma stupéfaction et ma joie lorsque je découvre qu’un éditeur de lettres de Gould a dit que son intériorité était en tonalité de fa mineur.
Fa mineur et fa# mineur, mes tonalités ! Sans que j’ai encore pu comprendre pourquoi cette affinité avec ces tonalités là… pourquoi si une pièce inconnue me tire l’oreille, trois fois sur quatre elle est soit en fa mineur, soit plus certainement encore en fa# mineur (qui ne sont pas la même chose, bien sûr, fa mineur relatif de la bémol majeur et fa# mineur relatif de la majeur).
Rédigé par Florence Trocmé le 11 mai 2015 à 13h54 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 07 mai 2015 à 14h22 dans photomontages | Lien permanent
Dénaturation du langage (Stéphane Michaud à propos de Wulf Kirsten)
« La grande voix qui domine et éclaire le livre est la langue elle-même, que Kirsten sert de façon incomparable (…) S’il y a bien une trahison, insupportable aux yeux du poète, c’est la dénaturation du langage, sa torsion par l’idéologie, qu’elle soit celle des régimes politiques autoritaires ou, aujourd’hui, celle des marchés. » Lire cet article sur Wulf Kirsten.
Maryse Hache
Lundi soir, 4 mai 2015, très beau moment au Cent, rue de Charonne à Paris, en hommage à Maryse Hache, disparue en octobre 2012. Écrivain, peintre, comédienne, clown, metteur en scène… elle avait de multiples talents. La soirée était toutefois centrée sur son écriture en raison de la parution de Baleine-Paysage chez publie.net (versions numériques et papier disponibles). Ainsi que de la réédition, toujours chez Publie.net de Passée par ici, publié à l’origine, en 2006, par le Centre d’Éthique clinique, dirigé par Véronique Fournier,. Plusieurs intervenants ont lu des extraits des livres de Maryse Hache, Anne Savelli a présenté une collection de 15 cartes postales envoyées par Maryse pendant l’été 2012 et pour ma part j’ai choisi de lire quelques extraits de mon immense correspondance avec elle.
Journal de la nuit
Je suis très frappée par un article lu sur l’excellent site Saute-Rhin. Un compte rendu d’un livre de Charlotte Beradt, Rêver sous le Troisième Reich, paru en traduction française en 2002. Dans sa note, Bernard Umbrecht reprend le récit d’un des rêves collectés par C. Beradt et décrit « l’irruption de l’actualité politique dans le rêve sous forme d’un rite d’initiation au totalitarisme visant à annihiler toute velléité de l’individu. Charlotte Beradt voit dans le rêve de cet entrepreneur "une parabole parfaite de la fabrication de la sujétion totale". L’abolition du Moi et son insertion dans la mécanique totalitaire constituent un système. Elle qualifie ce genre de rêve de journal de la nuit considérant qu’Hitler a tué le sommeil. »
→ Cela entre en résonnance très forte avec les Journaux du philologue Victor Klemperer que je lis, en allemand, depuis des semaines. Lui est plutôt du côté journal du jour avec une attention bien entendu toute particulière à ce qui est infligé à la langue.
De la poésie (Michaël Heller)
Heller note : « Il est hors de doute que la teneur de la civilisation de notre temps est marquée au coin de l’incertitude, d’une hésitation persistante aussi bien en matière politique qu’en matière culturelle. La poésie, se voulant toujours sensible aux nuances de l’espace qui l’entoure, doit faire le tracé exact, et le mettre en avant, des conditions environnementales qui lui permettent de se manifester. Les poètes, qui sont les antennes de l’espèce, ont à enregistrer ces signaux et les inclure dans leur travail : voilà qui semble on peut plus évident. » (dans cette présentation de Michael Heller dans Poezibao)
Piano
Beaucoup aimé cette allusion de Philippe Choulet (co-auteur avec André Hirt de L’idiot musical) au complexe du mille-pattes. Autrement dit, lorsque l’on joue d’un instrument de musique, l’excès d’attention fait s’emmêler les pinceaux ou perdre les pédales.
Parmi les leçons à retenir :
Posséder la pièce de telle sorte qu’on puisse la jouer sans avoir à mobiliser l’attention sur tous les détails (et dieu sait !) et éviter trop de feed-back pendant le jeu ; quitter le jugement (hum !) et se faire un peu confiance ;
Jouer lentement, lentement et sans pédales, dans toutes les phases de travail préparatoire.
Il me semble que l’on peut bégayer au piano, que la langue peut fourcher, etc.
Applaudissements (Glenn Gould)
Découvre avec délices que Gould détestait les applaudissements au point d’inventer un PGAAMTE, un « Plan Gould pour l’Abolition des Applaudissements et des Manifestations de Toute Espèce ». Cette hystérie (à laquelle je me suis laissé bien trop souvent entraîner) à la fin des concerts, ces vociférations et hurlements, ces rappels sans fin alors que si souvent se manifeste l’envie de partir, le plus vite possible. Certes les bis peuvent être intéressants, mais ils viennent amoindrir par leur nature même la force des dernières notes de la dernière œuvre du programme choisi par les musiciens. Si ces propos-là sont de Philippe Choulet, je relève aussi dans toutes les pages dues à André Hirt une passionnante critique du concert, vu comme une arène, où il est question de mise à mort !
« le concert métaphorise la tauromachie, le duel de l’interprète avec l’orchestre ainsi que le défi lancé au public. Celui-ci exige le sang, il attend une lutte spectaculaire, il désire une tragédie. » (p. 60)
→ lisant ces mots j’ai repensé à cette vidéo vue récemment du pianiste Lang Lang dans un des concerts inauguraux de la Philharmonie de Paris !
Ce sera en tous cas la prise de conscience des formidables possibilités de l’enregistrement qui fera que Gould quittera définitivement cette arène-là : « L’entrée définitive de Gould en technologie correspond à son abandon de toute performance publique, le 28 mars 1964 à Chicago. » (p. 33)
Philippe Choulet fait encore remarquer que selon Gould « l’auditeur du concert est mondain, et celui de la nouvelle ère technologique [...] est solitaire : écouter vraiment, c’est être seul, puisque c’est recevoir par l’organe même de l’intériorité, l’oreille, les sons qui relèvent de l’art intérieur par excellence, la musique. La solitude est la condition sine qua non du travail de l’artiste et de celui de l’auditeur. (35)
→ la plus belle et profonde écoute pour moi, le plus souvent, celle de nuit, dans l’obscurité avec un casque sur les oreilles. En totale intimité avec la musique, devenue oreille seule.
De l’énergie (Antoine Emaz)
Une idée chère à Antoine Emaz qui si souvent souhaite « bonne énergie » à ses interlocuteurs. L’idée qu’il faut une sorte d’impulsion d’énergie à l’origine d’une tâche, l’écriture, le jeu au piano, mais sans doute aussi la lecture.
Près de mon bureau, ce petit dessin humoristique de Xavier Gorce, de sa série Les Indégivrables : « parfois je me demande si c’est la vie qui est dure ou moi qui suis mou. »
De l’enregistrement (Glenn Gould)
Deux formules percutantes à propos de l’usage de la technique d’enregistrement par Glenn Gould :
« L’insert contre le concert, le montage contre le vécu »
Et le pianiste lui-même ne disait-il pas « la condamnation du montage pour des raisons morales ou "humanitaires" est une sottise anachronique. En réalité, le montage permet, mieux que toute autre technique, l’exactitude de la transposition de l’idée esthétique dans le réel sonore. » (p. 36)
→ j’ai versé moi-même dans cette condamnation ! Et j’aurais tendance à dire que rien ne vaut la captation d’un grand live… mais alors il faut composer avec les inévitables bruits émanant du public, toujours insupportables. Et pour écouter sans discontinuer Gould depuis plusieurs jours, je ne peux que constater l’extraordinaire présence du pianiste. Sentiment de présence qui semble ne pâtir en rien des travaux divers qui ont présidé à l’élaboration du disque.
Et André Hirt plus loin dans le livre : « la manipulation technique de l’œuvre dans l’enregistrement n’a pas pour but premier une domination profanatrice et désacralisante de l’œuvre, mais l’élaboration de ses conditions objectives d’apparition. » (p. 51)
Car « la technique est la construction d’une oreille non-organique. Par son intermédiaire l’œuvre cherche à s’entendre. » (p. 52)
Le concert, encore (Gould)
« Le concert est spectacle sportif, exutoire et décharge des passions [...] Gould y voit la réserve sublimée mais toujours prête à bondir de la guerre. » Il va alors s’agir pour le musicien de « viser une pacification des rapports humains à l’encontre de la prédation et des pulsions prédatrices ». Et pas par le concert, car « la violence relève du live, du direct en général. ». En ce sens peut-être la musique adoucit-elle les mœurs. Mais pas dans le cadre d’une foule autour de musiciens. Non, dans l’écoute solitaire de l’auditeur, voulue et pensée par le musicien-technicien dans son studio. Lequel musicien est présenté justement par André Hirt comme un « penseur éthique (moral) et donc) politique. » (p. 63) « La notion même de communauté est aux antipodes de la pensée de Gould. Il lui oppose son individualisme généreux. » (p. 64)
→ ces paroles me font un bien fou, tant je me suis toujours sentie à l’écart de tout groupe, de toute communauté régie par la loi de la majorité. Allégeance au choix de la majorité, je dis non. Individualisme généreux, je dis oui.
Inverse du Flotoir (Philippe Grand)
Je continue ma lecture vraiment intéressée, concernée même de Jusqu’au cerveau personnel de Philippe Grand. Je m’interroge sur son cheminement et réalise que c’est sans doute l’inverse de celui du flotoir. Flotoir : la citation provoque, nourrit une forme de pensée ; Ph. Grand : la pensée est pétrie de citations, elle n’en naît pas, elle les incorpore. Flotoir : la citation vient en général d’une seule source (en tous cas pour un paragraphe donné) ; Ph. Grand : il y a parfois une vraie liasse de citations autour d’un thème creusé.
Deux pelles pour creuser : l’écriture propre et l’écriture des autres.
Lesquels sont Valéry, Michaux, Pessoa, Pound, etc.
Du fragment
« Des segments, il en est en zoologie qui vivent quoique séparés des autres fort longtemps parce que la coupure n’a pas endommagé la structure : le système reste complet. » (p.34)
De la musique (Philippe Grand)
Dans ces premières pages, peu d’allusions de Philippe Grand à la musique, selon mon détecteur spécial. En voici une (p.36) si proche des propos d’André Hirt dans son livre sur Glenn Gould : « Beaucoup de musique est gymnastique instrumentale. » (et vocale…)
Philippe Grand et Valéry
Philippe Grand, dans certains passages de son livre me semble très manifestement -et ce n’est pas une critique- être un grand lecteur des Cahiers de Valéry (qu’il cite d’ailleurs souvent).
Pierre (Philippe Grand)
« Toute pierre est une pierre cassée » (Jusqu’au cerveau personnel, p. 40)
→ Certaines sont plus cassées que d’autres, celles qui ne sont pas fermées sur elles-mêmes, en boule soumise à l’érosion temps et abrasion, mais celles qui sont scindées. J’en possède quelques-unes dont l’une ne cesse de me surprendre. Il y a peau de pierre et organes de pierre dans cette pierre-là. Elle me montre son intérieur, sa composition, sa structure
Un livre est-il divisible ? (Philippe Grand)
Étrange question : « Un livre est-il divisible ? Quel nom porte ce dont il est un atome ? »
→ Pratique presque taoïste du décentrement. S’imaginer infime partie d’un immense ensemble, atome dans une galaxie, fourmi dans une fourmilière, bactérie dans un biotope, etc. Alors oui le livre, à quel galaxie appartient-il, mais il me semble qu’ici il se situe entre les deux infinis pascaliens, il est atome d’un tout plus grand que lui, mais il est aussi divisible, donc lui-même est le tout d’entités plus petites.
Grande et petite intelligence (Ziqi et Pascal Quignard)
« La grande intelligence s’oublie dans ce qu’elle contemple. La petite intelligence discrimine et hiérarchise. »
Cité par Pascal Quignard, dans Critique du Jugement. Citation de Ziqi. Ce dernier difficile à identifier mais il semblerait que Pascal Quignard ait fait allusion dans La Haine de la musique à ce Ziqui, pauvre bûcheron qui comprenait si bien tout ce que le prodigieux musicien Yu Boya exprimait par sa musique, que lorsque le premier mourut, le second brisa les cordes de son instrument et ne joua jamais plus. « Lorsque Zhong Ziqi mourut, Yu Boya brisa son qin parce qu’il n’y avait plus d’oreilles pour son chant. » (in La Haine de la musique).
Terrible intériorisation (P. Quignard)
« La conscience est intériorisation du Mentor au sein de l’univers mental. Du Magister, du Guide, du Führer, du Punisseur, du Juge, du Dieu. » (p. 71).
→ « Et l’œil était dans la tombe et regardait Caïn » (Victor Hugo) : se souvenir ici de ce livre de Charlotte Beradt évoqué un peu plus haut, fruit du recensement de rêves pendant la période nazi. Tragique intériorisation du Führer, jusque dans les rêves nocturnes.
Et tout aussi terrible :
« Tout jugement cache une communauté invisible1. dont il reflète la loi 2. dont il cherche à accroître le nombre 3. dont il s’efforce d’augmenter l’influence. (p. 73)
Rédigé par Florence Trocmé le 07 mai 2015 à 11h50 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 01 mai 2015 à 20h48 dans photomontages | Lien permanent
Dessiccation (Christian Hubin)
A propos de Crans, le précédent livre de Christian Hubin, je relève ces mots, dans une note de Laurent Albarracin : « Il semble que le poète travaille par dessiccation : il expose son poème à la brûlure d'un soleil métaphysique, et la langue est réduite à ses plus fines particules, à ses plus invisibles attaches. » (ici)
Et il ajoute : « Mais d'abord, faut-il interpréter les poèmes de Christian Hubin ? Faut-il traduire leur laconisme radical en langage courant, en prose ? Tout nous inciterait plutôt à nous en abstenir, et d'abord les propres mises en garde de l'auteur. Il est évident que chez Hubin l'obscurité des poèmes n'est pas un revêtement, un codage dont il faudrait et dont on pourrait extraire le sens du poème sans dommages, sans justement le rater, parce qu'on l'expliquerait alors qu'il faut plutôt le saisir dans son implication, dans son resserrement. Si le poème est bardé de son obscurité, c'est que celle-ci est un hérissement qui lui est intrinsèque, constitutif. »
→ Ne parlais-je pas de sens qui perce, comme le soleil dans la masse des nuages ?
Laurent Albarracin dit encore de ces textes de Christian Hubin qu’ils sont « très physiques, noueux, contractés comme muscles ». J’avais pointé aussi de mon côté leur côté quasi organique, avec un recours fréquent au vocabulaire de l’anatomie ou de la médecine.
Remarquable encore ce qu’il écrit ici : « La solution interne au problème du langage, la poésie, serait peut-être de tenir la contradiction, dans une perpétuelle indécision, un sempiternel balancement, à travers des images qui mobilisent sans cesse l'autre dans le même, et le raté, le loupé, dans la tentative » et qui s’il s’applique parfaitement à Hubin va encore au-delà et rend compte de ce qu’il m’arrive d’appeler l’aporie constitutive de la poésie, dire ce qui n’est pas dicible. « la tâche du poète revient à épouser l'écart qui définit la langue, son inaptitude foncière à donner le réel. Non pas pour réduire ou combler cet écart, ce qui est strictement impossible aux yeux d'un Christian Hubin, mais bien pour l'incarner. Et c'est pourquoi sans doute les images du poète sont si difficiles à « traduire » : parce quelles sont précisément des figures de l'intraduisible, de l'impossible passage, de l'intransigeance des choses. »
Les « infinies réalités » du poème (C. Hubin)
Je reprends cette superbe citation de Hubin donnée par Laurent Albarracin dans son article sur Crans :
« Le sens immédiat du poème importe moins que ses infinies réalités, que ce séisme dont il secoue. Plus qu'il ne donne à lire, le poème donne à voir dans l'aveuglement, à voir aveuglément, à perdre, à se perdre. Sa lisibilité vraie est dans l'illisible, son sens est sa rature même » (Christian Hubin, La Forêt en fragments, José Corti, 1987, p. 28.)
→ Je la reprends pour sa beauté, sa portée, parce qu’elle m’aide aussi à mieux lire d’autres poètes. Je pense ici encore une fois à Philippe Jaffeux, mais je pourrai aussi citer Boris Wolowiec, Fabienne Courtade, Esther Tellermann et bien d’autres. Ceux dont la poésie n’est pas monodique mais écho d’infinies réalités.
L’inévaluable (P. Quignard)
Ce beau terme d’inévaluable chez Pascal Quignard. Notion qui serait à opposer, tranquillement, à tous ceux qui prétendent tout chiffrer, tout monnayer, tout expliquer et surtout tout jauger. Jauger, juger, juguler. Pour preuve de la rareté de la notion et du mot, le dictionnaire du traitement de texte ne le reconnaît pas. Le TLFI non plus au demeurant. « Inévaluable est la nature ? Inévaluable est le ciel. Inévaluable le feu qui bout au centre de la terre. »
→ Ce qui est réconfortant, eu égard à ces dimensions (le feu au centre de la terre..) c’est que même si l’homme applique des chiffres à certains phénomènes, le cerveau et la conscience humaine sont incapables de les appréhender, faute de repères. Qui peut dire qu’il ressent, concrètement, ce que c’est qu’une année-lumière, ou bien ce que représentent pour lui les milliards de milliards de galaxies contenant elles-mêmes des milliards d’étoiles de l’univers, ou les milliards de milliards et plus 1013 de bactéries, archées, protistes, fundi et autres abrités dans un seul intestin humain (nous sommes un zoo !). Ces ordres de grandeur me semblent totalement hors de portée de l’esprit humain, fut-il lui-même riche de 100 milliards de neurones.
Il y a aussi bien sûr ce qui est inévaluable non pas quantitativement mais qualitativement. Ne parle-t-on pas de quelque chose qui est inestimable ?
Du jugement
Et bien sûr depuis que j’ai ouvert le livre de Quignard, j’entends la parole du Christ rapportée par Luc, VI, 37, (reprise aussi par Matthieu, VII, 1) : « ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » et un peu plus loin la fameuse histoire de la paille dans l’œil du voisin et la poutre dans le mien.
Quignard cite, lui, Jean VII, 24, en latin : Nolite judicare : Judicium judicate. Ne jugez pas, jugez d’abord le jugement. »
Il ajoute qu’en grec ancien « juger » a le sens de « l’hégémonie sur » : « juger cherche à exercer une autorité sur les individus afin de les contraindre. Juger affirme sa domination sur les œuvres soit afin de les interdire [...] soit afin de les faire brûler pour en anéantir à jamais la corrosivité. » Règne de la censure et des autodafés.
Juger le jugement, voilà un bon antidote pour combattre la véritable pulsion à juger qui me semble au cœur de l’humain. Avec toujours à l’arrière-plan, la comparaison, la jalousie, le mimétisme (plus d’une fois, ici, lisant Quignard, j’ai pensé à René Girard).
« Si créer, penser, enquêter, c’est trahir, alors juger, porter un jugement, faire un éditorial, c’est être fidèle. La fidélité est toujours familiale ou sociale ; elle n’est pas de l’ordre de la pensée, elle n’est pas de l’ordre de la quête dans la forêt, du saut dans l’inconnu, de l’aventure dans le désert, sur la pente de la montagne, dans l’exhaussement de l’à-pic, le vertige, le saltus, l’outfield, le no man’s land. »
Et s’il fallait être plus clair encore : « Nous soutenons des opinions par affection pour notre dépendance mais la pensée – qui est allergie à l’allégeance – dément le jugement et ne "soutient" rien qui ressortisse à l’odre de la loi. ». (p. 512)
Jeu de l’oie, case départ, penser (P. Quignard)
« Dans le jeu de l’oie celui qui sort de prison repart à la case départ. C’est penser. [...] Celui qui oublie le jugement repart à la case départ de la découverte, de l’expérience, de l’expédition, de l’effroi, de la carence, de l’excitation. » (p. 51)
→ Quignard est sorti en 1994 de la prison de toutes ses fonctions, dont certaines fort honorifiques. Il est sorti de la prison du devoir juger. Mais il a de ce fait connu, inévitablement, la carence (du pouvoir), l’effroi et l’excitation.
→ Penser est cesser de juger. Repartir de la case départ (ce que fit Descartes), remonter à contre-courant, à rebrousse-poil en poussant devant soi les dominos dressés de tous les préjugés, les bien-nommés. C’est ne plus se fier. A rien ni à personne. C’est expérimenter mais en étant conscient de l’immense difficulté car chaque liaison (ne serait-ce qu’entre les mots) est conditionnée. Tout en nous est le fruit d’un conditionnement magistral par l’éducation et le contexte. Réflexes conditionnés.
→ Regarder par exemple de vieilles actualités. Tout nous paraît risible et tout particulièrement les coupes de cheveux ou coiffures et les voix (débit et intonation). N’est-ce pas assez souligner la force du conditionnement par le contexte de l’époque donnée, l’artificiel donc ? Prenons nous tels que nous sommes, avec nos coiffures et nos voix et regardons-nous depuis vingt ans plus tard.
Penser, encore (Quignard et Descartes)
« Penser s’étonne, chancèle, hésite. Finalement dépayse en augmentant l’énigme »
Ce que devrait faire aussi toute lecture de quelque portée.
Mais à condition d’abandonner le jugement : « Le pensée commence dans l’extinction du jugement. » Oui, Descartes en effet : « nous défaire de toutes les opinions que nous avons reçues jusque alors en notre créance. » (p. 53)
Christian Hubin (Laurent Albarracin)
« Le poème n’est pas ce qui viendrait pourvoir le monde d’une signification, ce qui viendrait le nantir d’un sens, mais ce qui permet de rencontrer « le monde encore au dépourvu, contenu sans lui. » C’est une poésie qui vise non à la plénitude mais à faire le vide (un vide sanitaire, un vide salubre en tout cas), qui cherche à conserver le manque comme gage de la réalité du réel, une poésie qui favorise non l’obtention mais l’abstention, qui préfère le chemin d’accès à l’accès, qui privilégie le détour, la suspension, l’amoindrissement plutôt que la réponse. » (ici)
La figure de l’idiot
J’aborde L’idiot musical, Glenn Gould, contrepoint et existence, d’André Hirt et Philippe Choulet.
Ce titre, L’Idiot musical, m’avait intriguée mais très vite André Hirt s’en explique de façon à la fois éblouissante et émouvante. Il y a une forte référence au Prince Mychkine, l’Idiot de Dostoïevski. L’Idiot c’est celui qui n’est pas comme les autres, qui n’est pas conforme, qui est en dehors du système, de la doxa. Celui qui est lui-même. « Écouter Glenn Gould, c’est écouter un Idiot musical, c’est avoir l’oreille pour un discours inouï, d’une singularité irréductible. La musique que joue Gould est immédiatement reconnaissable [...]. Elle fait effraction. Elle peut apparaître aussi incongrue que les interventions de l’Idiot de Dostoïevski sont perçues comme déroutantes et incongrues. » (p. 11) car en fait « L’Idiot exprime la nécessité irréductible d’une affirmation d’existence qui le traverse. » (p. 10). Le personnage de l’Idiot, ainsi entendu, apparaît toujours, dit André Hirt à la fin d’un processus, il fait irruption comme crise, il met en crise.
L’idiot n’est pas un naïf, « mais la voix par laquelle une situation conventionnelle est effondrée et renvoyée à l’inconsistance de l’assurance d’être pour elle-même son propre fondement. » (p. 14).
→ et pour accompagner la transcription de ces notes je choisis un disque de Glenn Gould jouant une Pavane de Byrd, une des musiques si chères à Pascal Quignard.
De l’humour (André Hirt)
S’appuyant sur le personnage de Glenn Gould, André Hirt écrit ensuite une superbe défense de l’humour. Il souligne que le trait fondamental chez Gould est la joie, une joie qui n’est pas de circonstance, qui ne dépend pas des conditions d’existence. Dès l’enfance, selon André Hirt, Gould aurait eu la « révélation d’un contenu spirituel de joie, de communication et de louange » qu’il voit à l’œuvre dans le fameux chantonnement du pianiste, qu’il réhabilite. Rien d’un tic, mais l’expression d’une manière d’être au monde.
Sans cesse revenant à ce qu’est l’Idiot, André Hirt écrit encore cela, très éclairant et pas seulement pour Gould (et ces propos ne sont pas sans rapport avec Critique du Jugement de Quignard) : « L’idiotie, l’idiomatisme théorique, l’idiosyncrasie existentielle tiennent de cette obstination qui réside dans le refus de la contamination. Que ce terme signifie l’influence, la dépravation, le devenir, la transformation, toujours il désigne l’exercice réussi d’une violence illégitime, une contagion empathique et emphatique. L’Idiot est celui qui [...] aura résisté à cela et qui sera resté tenu par son principe propre, parce que la nécessité de soi était plus forte que les normativités extérieures.
→ Cette opposition nécessité de soi / normativités extérieures. Certains s’inscrivent d’emblée ou très vite dans la nécessité de soi, ce sont souvent les artistes ; d’autres doivent d’abord apprendre à se défaire des normativités extérieures, pour mieux entendre la nécessité de soi. Pour être et agir selon ce qu’ils sont et non pas ce qu’ils sont supposés devoir être. Immense boulot, alors.
Les cicatrisés (Gould / Hirt)
« L’idiot est dans cette mesure la grande figure de la subjectivité et théoriquement la matrice de toute pensée comme de tout art. ». Une force devenue destin. Que certains vivent dans la douleur et le sacrifice, tels Pascal, Van Gogh, Dostoïevski, Nietzsche, Hugo Wolf, Kafka, les « déchirés », tandis que pour d’autres immenses figures elle se vit dans l’apaisement, la souveraineté apollinienne. André Hirt cite alors Descartes, Leibniz, Beethoven, Proust, Thomas Mann, Gould et il les appelle les « cicatrisés ». (p. 16)
Du chantonnement (Gould / Hirt)
« Il faut en effet reconnaître l’enfant dans l’Idiot ». Gould sera resté un enfant : « il a continué à jouer dans et avec le plus grand sérieux. Le chantonnement de Gould est ce lien indéfectible avec l’enfance et le contenu spirituel de l’hymne ».
Comment alors ne plus l’aimer ce chantonnement qui parfois a agacé lorsqu’on lit cela : « Il faut entendre la voix de l’Idiot dans le chantonnement de Gould. »
L’inoubliable (Gould / Hirt)
« Si le chantonnement est issu de l’enfance et fait lien avec elle, la musique est le medium de ce lien. En toute exactitude, la musique est la lumière du medium, la condition d’apparition du lien avec l’immortalité de l’inoubliable. La musique est l’espace pour une répétition du lien, tout comme le temps immobile de la musique, en creusant l’espace, fait surgir, en le nouant, ce lien. La musique est le lien avec l’inoubliable. » (p. 22)
→ paroles profondément bouleversantes pour qui est hantée par un chantonnement entendue pendant l'enfance et qui origine son amour de la musique dans ce chantonnement, dans son caractère douloureusement répétitif et dans le don que lui en fit l’être qui en était habité.
Des pages lues (Philippe Grand)
J’aborde un livre de Philippe Grand qui vient de publier ce Jusqu’au cerveau personnel (2003-2013) aux éditions Héros-Limite en même temps que Nouure (1984-1989/2009) chez Eric Pesty.
Et tout de suite, cette citation, superbe, qui me fait penser au flotoir et à tous ces cadeaux glanés dans les livres :
« Comme d’un sous-bois, avec une souche-à-gratter, ou avec un galet, d’une plage de galets, ou d’une grange effondrée, avec un clou ou quelque autre morceau rongé, d’une cave noire, d’une benne retournée, avec un os, un or qui jamais ne brillera que pour moi – j’aime revenir remonter ressortir avec un cadeau des pages lues. (Philippe Grand, Jusqu’au cerveau personnel, p. 7). et un peu plus loin « Physique ou scriptural, cadeau est l’objet en ceci que je ne l’aurais pu. Morceau de moi trouvé ou introuvable, il me rapproche d’où je suis ou va pour moi où je ne sais aller ». (p. 7)
→ Cette double nature des cadeaux des livres : parfois un miroir, parfois une carte. Ce qui me dit ce que je suis et que je ne savais pas forcément être, cela que je ne connais pas mais qui m’attire et dont le chemin m’est ouvert.
→ Collectes (cailloux), collectes photographiques (ruines, ombres, algues et lichens, figures cachées partout), collecte dans les livres (citations, extraits, pages).
Il semblerait que Philippe Grand collectionne, lui, « os, coquilles et carapaces » (p. 14)
Bonne question : s’agit-il de sauver ?
Question que se pose Philippe Grand à propos de ce qu’il a relevé dans ses carnets.
Le flotoir sauve-t-il quoi que ce soit…? « Rien de publié un jour n’attend de moi ». (p. 9).
Il y a chez Philippe Grand, semble-t-il, un puissant travail de nature poétique sur la citation. Comme en témoignent ces trois pages au dispositif particulier : en haut, un grand blanc et un semis de chiffres minuscules, en bas des citations, huit ou neuf, également dans une police très petite et tournant autour d’un même mot, d’un même thème. Ces petits chiffres éparpillés sur la plage me font songer à ces dessins proposés aux enfants qui doivent relier des nombres pour créer une figure.
Bonheur aussi de voir qu’en quelques pages à peine j’ai déjà croisés « mes » Paul Valéry, Pascal Quignard, Bernard Collin, même, bien plus rare…).
Pensée et écriture (P. Grand)
« Ce que l’on pense on l’apprend en travaillant à exprimer ce que l’on pense penser.
(La pensée écrite est le radical extrait de la pensée supposée. » (p. 14)
Vieillissement et photographie (P. Grand)
« Tu ne vieillis pas parce que nous vieillissons ensemble, corps et regard ensemble. Quand un rectangle de papier chimiquement douteux veut rajeunir l'œil, déchire l’idée de la photographie. » (p. 15)
→ Je l’entends ainsi : je ne me vois pas vieillir. Donc ce que me dit la photographie (formidable le papier chimiquement douteux !), si elle montre un vieillissement est faux. Dorian Gray ! : mon visage ne change pas, c’est la photo qui change à sa place.
Statistique (P. Quignard)
Quignard à propos de la statistique, dans le chapitre « Tribunal du temps » de Critique du jugement : « Une statistique est une règle de trois qui efface les singularités et produit une ombre terrible. En France le service national de la statistique fut créé par le gouvernement de Vichy. Il employait sept mille personnes en 1944. Ce service public avait la charge d’établir les fichiers recensant les "Juifs indigènes." »
→ Terrible et omniprésente statistique ! Elle efface toute singularité, elle ne prend pas en compte l’Idiot d’André Hirt, elle nivelle par sa règle, n’admet pas l’indispensable exception qui la confirmerait. Elle devient encore plus redoutable en ce temps de domination des algorithmes, du traitement informatisé des big data. Repérer la singularité (essentielle) sera comme chercher une goutte d’eau donnée dans l’océan.
Sortir du jugement, mode d’emploi (Quignard)
1. Quitte ce qui juge pour ce qui pense. 2. Quitte ce qui pense pour ce qui rêve. 3. Gagne le vide et le silence de la méditation.
→ Procéder à une sorte de veille, à boucle rétroactive, se voir juger, trancher, discerner et décerner, arbitrer… se voir assassiner, amocher, casser, détruire. Si souvent. Tenter de quitter le jugement pour une forme de constat. Non pas c’est bien ou c’est mal, mais c’est.
« Suspendez en vous le mouvement qui vous porte à juger » (p. 60), une sentence à petit air d’Évangile, aussi difficile à mettre en œuvre que les dites paroles d’.
Le paradoxe (Quignard et l’Idiot)
Paradoxa face à doxa. « Les paradoxes désignent les opinions particulières qui heurtent frontalement l’opinion générale. À peine des concepts. Presque des choses. Œuvres singulières qui fleurissent par surprise : inopinées. » (p. 58)
→ Nul doute que l’Idiot selon André Hirt soit paradoxal, qu’il énonce des paradoxes.
→ Le rejet spontané du paradoxe ! Je me souviens, enfant, de cet adulte tutélaire qui rejetait violemment une connaissance qui ne parlait que par paradoxes (et qui possédait un caméléon !). Cette connaissance possédait aussi, je l’ai appris beaucoup plus tard, cette édition CNRS en fac-similé, de l’intégrale des Cahiers de Paul Valéry qui m’a tant fait rêver et dont j’ai réussi à trouver, contre toute attente, une bonne quinzaine de volumes, éparpillés ici ou là, en ligne et chez un libraire d’ancien, par pur hasard.
Rédigé par Florence Trocmé le 01 mai 2015 à 19h44 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent