Jean Starobinski et la dénonciation des masques
Visionné une vidéo d’une interview de Starobinski.
Il y explique notamment qu’une problématique l’avait retenu dans sa jeunesse et qu’il voulait en faire le sujet d’une thèse. Il se serait agi d’un parcours historique, avec un auteur par siècle, sur le problème de la dénonciation des masques et des apparences trompeuses. C’était alors le temps des grandes idéologies et démystification était un terme à la mode. Donc assez vite, il a cherché dans la littérature française de grandes personnalités qui soient des héros de la dénonciation des masques et des apparences trompeuses. Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau, Stendhal, Valéry. Ceux qui, dans le domaine intellectuel, ont tenté de pénétrer ce qu’il y a derrière tant de manifestations. Projet bien trop ample, resserré sur Rousseau ! Bien suffisant pour la thèse de lettres parue en 1958
Starobinski et l’écoute
J’ai surtout été frappée par ces propos de Starobinski autour de l’approche des auteurs. Il y a dit-il, un « rapport de nécessité autour de l’inconscient entre littérature et psychanalyse ». Il fait bien comprendre qu’il n’a pas du tout essayé de psychanalyser les auteurs mais plutôt de les écouter, d’écouter leurs propos, leur auto-définition. Pas question de réduire Rousseau à son deuil profond (sa mère morte à sa naissance), Rousseau est l’homme qui a cette aptitude à construire de grands systèmes, comme la Nouvelle Héloïse, ce qui est bien plus important que le petit secret de ses affects. Starobinski a cette formule merveilleuse, il veut lui « faire le don d’une attention aussi étroite que possible. »
Il « part d’une écoute et cherche à savoir ce qu’on peut entendre dans sa parole » (toujours à propos de Rousseau).
Le plus nécessaire c’est l’écoute, une exigence commune du critique littéraire, de l’historien et du psychanalyste, un lieu de rencontre tout à fait important. Voir et écouter, éveil sensoriel, condition préalable, plus mémoire, jouissance et cheminements imaginés dans ce domaine. Une écoute au présent.
→ Bien sûr, je suis infiniment sensible à cette approche. En raison de l’importance accordée à l’écoute. De plus en plus, je cherche à écouter un texte, surtout quand je suis obligée de le lire un peu rapidement. Et la lecture rapide est plus propice à capter ce qui émane du texte, au demeurant. Et par ce moyen, comprendre parfois les motivations psychiques profondes de l’écrivain, ce qui en transparaît dans son écriture. Et dans ce double jeu assumé, progresser dans la connaissance de la nature humaine, dans son infinie richesse et sa complexité.
Une écoute qui est l’apanage alors du lecteur comme de l’analyste, une écoute qui parfois se fait flottante pour déjouer le leurre des données immédiates du texte (et de la conscience !?)
L’école des buissons (Alexandre Hollan)
« Apprendre. Aller à "l’école des buissons" tous les jours. Commencer par le presque rien : deux petites branches qui bougent dans le grand inconnu. Un grain de compréhension recueilli par un peu d’attention. » (Je suis ce que je vois, note du 10.09.09, p. 182)
→ la leçon de Celibidache aussi quand il a compris qu’il avait fait fausse route dans son approche de la musique. Tout reprendre mais dans de tout petits gestes, sur un tout petit empan. Parfois l’envergure et l’histoire personnelles (je pense à mon travail au piano) ne permettront pas d’aller beaucoup plus loin, mais il y a là déjà tout un gisement de « grains de compréhension ».
Commencer par le presque rien dans le presque rien quotidien qui finit par faire un nettement plus que rien !
Le trait, le vers
Hollan écrit : « le trait transforme la vie venant du visible en sensation ». Hypothèse risquée ici (j’emprunte cette formulation à Michèle Finck !) : n’est-ce pas ce que fait parfois cet autre « trait » qu’est un vers dans un poème ?
Le trait de l’enfant (A. Hollan)
Magnifique remarque d’Hollan : « Le trait de l’enfant est libre. Le corps dans lequel il apparaît est encore vierge. Le corps de l’âme, le corps psychique n’existent pas encore.
→ J’ai hésité à accorder exister avec les deux sujets, ce que fait Hollan. Le corps de l’âme n'existe-t-il pas dès les premières sensations, in utero? Le corps psychique en effet n’apparaîtrait que plus tard (puberté ?).
Le trait encore (A. Hollan)
« Le trait conducteur de la vie, de la force vitale. Même en écrivant, le mouvement qui anime le trait vit, il change selon les états pour traverser le contenu des mots. Cette vie traduit d’une part l’inconnu, l’animation secrète de la perception et, d’autre part les conditions qui la limitent. Ces conditions sont les miennes. Ma force, mon attention, mes capacités de sentir, et ma faiblesse, mon inattention, mes résistances et autres incapacités. » (p. 186)
→ de nouveau la tentation de remplacer trait par ligne, ou vers.
→ dans l’écriture manuscrite aussi, dit Hollan. Quelle perte alors que celle de l’écriture manuscrite ! Si sensible, je le constate les rares fois où je la pratique, à l’état psychique et intérieur. Un véritable sismographe, que de facto on ne consulte plus. Si j’écrivais à la main ces mots, sur une feuille, au lieu de les taper, qu’apprendrais-je ? Sans doute beaucoup. Peut-être même et y compris sur mon état neurologique (je pense que des troubles neurologiques doivent se manifester très tôt dans de micro-troubles de l’écriture).
→ quant à la mise en regard des capacités et des incapacités, soigneusement listées ici par le peintre, elle me parle ! Force (ou énergie, dirait Antoine Emaz), attention (si essentielle, si difficile à maintenir), capacités de sentir (au pluriel, il faut le noter) versus faiblesse, inattention et surtout résistances (ne jamais les sous-estimer, ces dernières, elles jouent un rôle considérable).
Sur le souffle (A. Hollan)
« Sans le souffle, le trait n’a pas de force. (Le souffle n’est pas un effort pulmonaire, bien sûr, mais une attention du corps.) » (p. 189)
Sur l’échec (A. Hollan)
« La recherche lourde, lente, limitée, maintenue dans une direction est nécessaire pour arriver au bout d’une impasse, pour arriver jusqu’à l’échec. C’est l’échec qui peut la transformer. »
Ce que les Shadoks disent à leur manière (devise qui est sur mon bureau !) ! « En essayant continuellement on finit par réussir. Donc : plus ça rate, plus on de chances que ça marche. »
Sur la durée (A. Hollan)
[Je suis presque sûre qu’Alexandre Hollan, d’une manière ou d’une autre, pratique une forme de méditation. Ne serait-ce que « devant le motif ».]
« Besoin de durée. Tout change, se fait, se défait. Dans ces mouvements un besoin apparaît. Besoin de s’arrêter, besoin de comprendre. Arrêter le temps, retenir quelque chose, le sauver de la disparition. Ce "quelque chose" est une perception plus fine dans un monde plus lourd. Voir la vie dans la forme. Voir dans ce mouvement de vie plusieurs niveaux, allant des changements rythmiques, des recommencements successifs (travail sur les signes) jusqu’à l’expérience de l’espace. [...] L’alternance de ces deux périodes – activité / passivité, éveil / sommeil – indique une autre durée. Dans cette durée, maintenir la vie. Rappeler ce qui disparaît, se transforme, perd sa vie, meurt ou demande un effort de la pensée. » (p. 200)
Question de focale (avec Barthes)
Michèle Finck rappelle la proposition de Roland Barthes : « selon le Barthes de La Chambre claire, l’interprète a le choix, pour approcher une œuvre ou une problématique, entre le studium (étude d’ensemble synthétique) et le punctum (concentration sur un "petit trou", "petite tache", "petite coupure" qui "me point [...] et me "poigne")….. » (in Michèle Finck, Épiphanies musicales… p72)
→ Remarque féconde sur la double manière d’approcher l’œuvre et pour moi ce constat que je suis infiniment plus à l’aise dans le travail en puncti que dans le studium ! De plus en plus de mal à faire des « notes de lecture », de plus en plus à l’aise dans un travail par arrêts ponctuels dans le texte, le journal de lecture). Dans l’écoute flottante et libre plutôt que dans la grande synthèse englobante. Indéniables difficultés à appréhender un tout, un ensemble. Préférence pour le petit caillou du chemin plutôt que pour l’immense montagne qui m’écrase !
Brèves de Lectures
→ Sylvie Fabre.G, Tombées des lèvres
Je termine ce livre consacré à ses petites-filles, Anne-Livia et Tosca. Un livre beau, très fin et subtil. Rien d’anecdotique comme cela eût pu être le cas avec ce thème et sous une plume non avertie, mais des poèmes profonds, riches, à portée universelle. Ils touchent juste et émeuvent.
→ Christian Bernard, Elégie Strasbourg
Un tout petit poème, sur un seul feuillet plié, mais très fort, dans la même veine que le texte sur le Cimetière juif de Prague, dont j’ai récemment parlé.
→ Frank Smith, Katrina, Isle de Jean-Charles, Louisiane
Un poème-balade dans l’Isle de Jean-Charles en Louisiane, la rencontre avec les Indiens qui vivent là. Je pense à un dispositif à la Zukofsky en termes de constat. Beaucoup d’humanité et de très belles évocations des paysages. Vraiment intéressant.
→ Nicole Brossard, Temps qui installe les miroirs
Beaucoup aimé ces poèmes très courts, 3 lignes, dans un petit livre de format presque carré.
« Tu devrais devenir ton propre temps / la même idée / cent fois trempée dans le silence »
Un vrai art de « dédale et d’envol », avec mêlée à la lucidité, une forme d’énergie, de joie très prégnantes et porteuses : « me voici dans la zone innée du oui ».
→ Günter Eich, Inventaire,
Remarquables poèmes (mais je pleure l’absence de la langue originale dans le livre), traduits par Hugo Hengl. Eich est né en 1907 et mort en 1972.
→ François Muir
Un beau travail éditorial de Pierre-Yves Soucy à La lettre volée, avec deux livres de Muir, L’Infamie de la lumière et Le Jeûne de la Vallée, ainsi que des extraits dans la revue L’Étrangère. Alternance de poèmes totalement noirs et d’autres beaucoup plus lumineux. Toujours un régime assez sec, peu de mots et de lignes. « Indécis quant à son séjour » (p. 9). De courts segments de phrases reliés par des virgules et l’on cherche les liens réels à l’intérieur du poème.
→ Michèle Finck, Épiphanies musicales…
Je lis des pages où elle propose une nouvelle traduction et une analyse de deux des Sonnets à Orphée de Rilke. Elle donne l’original en allemand. Quelle beauté : « Da stieg ein Baum. O reine Übersteigung », ce qui me renvoie bien sûr à toute la méditation (inlassable, traduite par des milliers de dessins) d’Alexandre Hollan autour du thème de l’arbre. M. Finck propose cette traduction : « Là s’éleva un arbre. O pure élévation. » (et Charles Dobzynski, lui « Or s’éleva un arbre. Pur surpassement ». Et Armel Guerne « là s’élevait un arbre. O pur surpassement »).
Des langues (H. Deluy)
J’extraie ce paragraphe d’une contribution d’Henri Deluy à Mobile, un e-magazine diffusé par mail, créé par Jean-Marc Baillieu.
« J’apprends le tchèque, commence à traduire les poètes des années 20, les « poétistes », liés aux futuristes russes et au surréalisme, me plonge dans le russe et les autres langues de la famille (le polonais, le bulgare, le slovaque et aussi le roumain…). J’ai une véritable passion pour les langues étrangères, comme pour la traduction.
Ma propre écriture forme un ensemble inséparable des traductions. Animateur de revue, je ne l’aurais jamais été sans cette passion (la revue dont je m’occupe durant 60 ans, Action Poétique, se distingue par son orientation clairement internationale, et internationaliste).
Animer une telle revue, écrire moi-même et traduire, à partir de divers autres langues, une douzaine, forme pour moi un tout presque interchangeable. Ce que je traduis travaille ce que j’écris, ce que j’écris soutient ce que je traduis. J’ai autant publié de livres de traductions (Marina Tsvetaïeva, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam pour citer quelques poètes de langue russe, Hermann Gorter ou Lucebert, les grands poètes néerlandais, Karel Teige, le théoricien tchèque… par exemple), sans compter les très nombreuses adaptations que je fais à partir de langues autres. »
Ilya Rashkovskiy (piano)
Aperçu brièvement en live du Concours Tchaïkovski, me parait un très beau pianiste. Mais que je trouve terrible ces compétitions.
Entendu aussi Lucas Debargue, dans une belle œuvre de Medtner. Il m’a fortement impressionnée.
Entretemps Georges Li spectaculaire mais bien moins intéressant musicalement à mon sens.
Christophe Lamiot-Énos
Lu Christophe Lamiot Enos pour préparer l’anthologie permanente et je compte bien y revenir : très intéressant travail d’observation et surtout de mémoire, chez quelqu’un qui a vécu une grande amnésie à la suite d’un accident de voiture. Les séquences-poèmes sont entrecoupées de prose où il donne quelques « explications », passionnantes, sur son approche et sa démarche.
Couple âgé de dos
Je pense à ma série de photos, que je compte reprendre, « couples âgés de dos », en lisant ces mots chez Christophe Lamiot Énos :
« deux dos passent. Leur vieillir //à la rue, ces quatre versent / sur le passage » (lire le poème)
Et intéressée aussi par cette formulation du léger décalage que parfois nous sentons dans notre for intérieur quant au présent vient répondre quelque chose du passé, l’expérience proustienne fondamentale sans doute... Ce quelque chose qui tire : « un je ne sais quoi qui tire /s’éloignant, de fort, de lent, envers / tous et contre tout – nous berce. » ((…) sur la ligne, p. 66)
Notes de passage
Cette connaissance revue après des années. Sous le visage actuel, le très troublant affleurement du visage d’autrefois. Palimpseste.
Agnès Rouzier
Magnifique nouvelle tombée en fin de matinée. Quelqu’un réédite enfin Agnès Rouzier. Ce fut un vrai engagement pour moi, depuis le temps de la découverte (via Tristan Hordé) et en raison des réactions très fortes recueillies chaque fois que j’ai donné des extraits de ses livres (introuvables jusqu’à aujourd’hui) dans Poezibao. Je me rappelle avoir été voir un grand éditeur, qui me semblait bien dans la ligne d’Agnès Rouzier, de lui avoir apporté un livre trouvé dans la réserve centrale des bibliothèques municipales de la Ville de Paris, qu’il avait fait intégralement photocopier, je me souviens avoir espéré qu’il aurait à cœur de republier cette œuvre, il l’avait fait pour d’autres œuvres importantes… et puis rien.
Et ce matin Stéphane Korvin (qui est avec Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon le créateur de la revue Série Z) m’informe qu’il a procédé à la réédition d’un premier livre, Non, rien, après une enquête difficile et dont il rend compte de manière bouleversante. Je pense faire avec lui un entretien pour Poezibao autour de cette réédition. La structure montée par Stéphane Korvin s’appelle Brûle-Pourpoint.
Trois chemins (A. Hollan)
« Dans cette relation avec la part invisible de la réalité, je reconnais trois chemins : celui de la vitesse, qui crée le mouvement ; celui de la lenteur, qui crée la profondeur ; et celui du rythme, une alternance entre forme et espace. » (p. 206)
Et cela aussi, avec toujours la tentation de transposer cette note dans le domaine de l’oreille, de l’écoute : « Le regard a besoin d’éléments à relier. Trouver un accord fugitif, pour rester. Pour commencer à contempler. »
Mais la lucidité aussi : « Les lois de ce monde m’amènent vers un inconnu proche, dans les zones du corps que l’espace investit. Mais l’observation lâche difficilement, elle ne connaît pas la danse de la nature. » (213)
→ toujours cette quête chez Hollan. Déjouer les innombrables éléments qui s’interposent entre soi et la réalité, du fait de tous les formatages, personnels et historiques.
Ce thème de la vibration
De plus en plus prégnant. Mais avec cette visée aussi de rester le plus loin possible de toutes les théories fumeuses style new age ! De rester près de la perception.
Concernant la musique, je reprends une définition que je trouve au début du manuel L’Écriture musicale d’Olivier Miquel. « La musique est l’art d’utiliser la vibration physique des sons en vue de susciter la vibration psychique chez l’individu » (Tome 1, page 10),
et chez Hollan : « La vibration apparaît comme une alternance entre concentration et dissolution, entre plein et vide. » (p. 230) Cette idée d’un battement, d’une oscillation entre deux pôles. Entre vie et mort aussi.
« Résonner, reproduire une vibration, la prolonger : vibrer. »
De la pensée (A. Hollan)
« Le fil de ma pensée. Le laisser s’allonger. Il cherche à rejoindre une expérience : il cherche à comprendre. » (p. 248)
Rilke, la musique
Je trouve dans le beau livre de Michèle Finck, déjà maintes fois cité, cette citation essentielle de Rilke. Elle est extraite d’une lettre de 1912 à Marie de la Tour et Taxis : « je suis [...] porté à croire avec Fabre d’Olivet que ce n’est pas l’audible seul qui est décisif dans la musique, car quelque chose peut s’entendre agréablement sans que cela soit vrai ; pour moi, à qui il importe par-dessus tout que, dans tous les arts, ce ne soit pas l’apparence qui décide de leur "effet" (le soi-disant "beau"), mais bien la cause la plus profonde et la plus intérieure. » (cité p. 120)
Son et sens (M. Tsvetaïeva)
« Au fil des années a également augmenté mon degré d’exigence : et de son et de sens. » (Marina Tsvetaïeva, cité par M. Finck, p. 136)