© florence trocmé "
"Ne photographie pas ce que vous voyez, photographiez ce que vous ressentez"
David Alan Harvey (source)
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David Alan Harvey (source)
Rédigé par Florence Trocmé le 24 juillet 2015 à 17h21 dans photomontages | Lien permanent
Webern et des Forêts
Belles pages de Michèle Finck (in Épiphanies musicales en poésie moderne) sur ce qu’elle pense être la première à détecter, l’influence de Webern sur Louis-René des Forêts. Il s’agit d’aller toujours plus dans le sens de la concentration, pour l’écrivain, versus le « bavardage ».
→ pour moi aussi, concentrer davantage ce qu’il y a à dire, être plus sélective et resserrer le propos.
Écoute hypnosique
Cette notion d’écoute hypnosique introduite par Rosolato (M. Finck, p. 192).
Poétique du son
En faisant une recherche sur cette notion de Rosolato, je tombe sur ce bel article de Michèle Finck, dont il faudra me souvenir quand j’écrirai l’introduction de la nouvelle section de Poezibao, Musique et poésie :
« La poétique du son, qui engage un travail comparatiste à l’intersection de la poésie et de la musique, cherche à combler une lacune : à écouter la force de conviction par laquelle une œuvre se définit dans son aptitude à donner à entendre la langue, ses gisements sonores et rythmiques, ses virtualités acoustiques, comme pour la première fois. Un tel essai de poétique du son s’impose d’autant plus qu’il a été jusque-là laissé dans l’ombre, par les poètes et les critiques, au profit d’une poétique de l’image. Henri Meschonnic dresse le constat : “Le XXème siècle poétique en Europe s’est joué tout entier sur l’image. De l’imagisme anglais à l’imaginisme russe, du futurisme italien au surréalisme (...). L’image les unit par-dessus les plus radicales oppositions”. Héritière de Baudelaire, la critique consacrée à la poésie a assumé le legs de ce culte de l’image et y a reconnu à son tour sa “grande, [sa] primitive passion”. La lecture doit désormais sortir davantage de l’orbite de l’image et donner une chance accrue à l’aventure du son en poésie. La concentration sur le dialogue entre le poète et le musicien et sur les enjeux de la musique verbale peut permettre un dépassement de la double tentation du concept et de l’image, qui ne cesse de solliciter tour à tour la conscience poétique et critique occidentale moderne. Il y va d’une définition du poète en termes d’inventeur d’une acoustique. » (source)
Confusion conceptuelle
Michel Chion parle de son côté de notre « confusion conceptuelle autour du son ».
À partir d’André Tubeuf
Grand profit, grand « usage » à l’écoute des podcasts des 66 entretiens d’André Tubeuf proposés sur Qobuz. Je me reconnais, toutes proportions gardées, dans ce qu’il dit à propos de la formation personnelle, du côté autodidacte, du rejet des programmes.
J’en retire aussi des enseignements pour le futur de ma recherche : « ne pas tout manger sous prétexte de curiosité. ». Il montre en effet très bien comment il s’est toujours tenu à l’écart des systèmes, à la marge du système académique, ne retenant que ce qui lui faisait usage. C’est une règle essentielle que j’applique de plus en plus. Chercher par moi-même ce qui m’est nécessaire, utile, ce qui me fait usage. Donc, oui, survoler un maximum des livres reçus pour me faire une idée mais ne pas leur consacrer trop de temps si cela doit être aux dépens des lectures essentielles, de celles qui font avancer.
Concision
Résumer, densifier, concentrer, faire la part du silence.
De la tension
Notion très féconde qui vient en quelque sorte activer, réveiller ma récente lecture de Francis Wolff (Pourquoi la musique ?), qui pourtant ne me semble pas m’avoir fait si grand usage. C’est l’idée de tension dans la musique. Tension et attention. Une tension dans la musique qui n’est pas celle de la mélodie, mais celle de l’harmonie, vers où cela va, comment cela va-t-il finir (se résoudre pourrait-on dire).
À maintes reprises Tubeuf dit qu’il a trouvé dans la musique ce qu’il n’avait pas trouvé dans la philosophie.
Dans la musique, ouverture et tension, un temps que l’on va passer ensemble, jusqu’à sa conclusion.
Tension et attention
Essentiel pour lui l’idée que l’homme ne vaut que par sa puissance d’attention. Il faut développer cette dernière. Enseigner, c’est développer la puissance d’attention des élèves.
Il y a là une énergie tensionnelle ; que l’on peut capter.
→ Cette sensation, dans certains enregistrements, de Perahia par exemple, qu’il y a bien cette tension, qu’elle est comme allumée aux premières notes et qu’elle se tend comme un arc électrique jusqu’à la dernière. En fait, c’est assez rare et cela suppose de la part du pianiste un immense travail de conception de la pièce, de sa dynamique apparente et cachée, de sa pulsation, de ses pôles, de ses détours même. Qui seraient l’équivalent de ces digressions dans la parole, dont Tubeuf fait aussi un magnifique éloge et qui me fait de nouveau tant penser à la manière de progresser d’André Hirt dans ses livres.
Le tensionnel, quelque chose qui va se passer selon le temps, mais qui ne se laisse pas aller, qui se constitue : architectural, minéral, consistant physiquement.
Et développer l’attention, c’est développer la capacité de se fixer sur de l’abstrait qui au début ne me dit rien et qui va petit à petit donner lieu à des images (le principe de la lecture chez l’enfant, autrefois, quand l’enfant n’avait que cela comme loisir, la lecture).
Les trois chiens et les sonates (A. Tubeuf)
Dans l’épisode 59 (?), André Tubeuf prend ce curieux exemple. Imaginer un chien donné, c’est un chien donné, puis deux, puis trois et à partir de là, on en vient à une idée de chien, qui n’a rien à voir avec un chien donné. Il préconise d’écouter la même œuvre dans plusieurs interprétations (dans son exemple « la si bémol » de Schubert, de les apprendre par cœur, afin de finir par se faire une idée propre à soi de l’œuvre. C’est un peu la réponse à ma question, comment écouter ?, et je pense que par rapport à ce qu’il a connu (à ses débuts, dans les années 50, il achetait encore des 78 tours !), pour quelqu’un qui voudrait appliquer cela aujourd’hui, c’est grandement facilité par un bon site de « streaming » musical, autrement dit une immense discothèque en ligne.
Du jeu au piano (A.Tubeuf)
Je pense qu’il occulte soit une frustration soit l’idée qu’on pourrait lui faire un reproche à ce sujet, quand il écarte d’une main l’idée que jouer l’œuvre au piano c’est mieux la connaître. Ce point de vue est celui de Barthes, qu’il méprise, je l’ai déjà constaté (il le trouve daté et dit ici que la façon dont il jouait devait être trop médiocre pour l’aider à comprendre l’œuvre). Ici pour une fois je ne suis pas du tout d’accord avec lui. Approcher l’œuvre au piano ne veut pas dire la jouer comme Serkin ou Brendel, mais l’entendre d’une autre façon, isoler possiblement des phrases, scruter d’un peu plus près le texte. Je pense au contraire que c’est profondément utile pour améliorer son écoute et c’est dans ce sens que je me suis mise à travailler depuis que j’ai mis au point ma nouvelle méthode, sans professeur. Tubeuf ne parle jamais de la pratique instrumentale et une fois encore, je pense qu’il y a là sans doute un petit point douloureux pour lui. Qui a commencé la musique, c'est-à-dire l’écoute de la musique, à partir de 15 ou 20 ans seulement et qui s’est formé entièrement seul à l’aide de disques, à raison de plusieurs heures d’écoute chaque jour.
Écoute différente, écoute recueillante
André Tubeuf fait une remarque qui me semble importante : on n’écoute pas Bach comme on écoute Schubert.
Il y a, dit-il, une praxis de l’écoute, forcément solitaire, et répétée, humble et dans l’absence de soi, en ne rajoutant rien de soi, ouverte, recueillie, recueillante. « Voilà ce qui m’arrive dans cette écoute ». (n°57, excellent de bout en bout). Il parle dans un autre entretien des interprètes qui le forcent à écouter et des autres.
Avant-mémoire
Chez Schubert, les paysages et même les paysages d’avant-mémoire. (A. Tubeuf).
La deuxième oreille
Très beaux propos d’André Tubeuf sur l’écoute, déjà remarqués dans les séquences sur l’enseignement. Détecter l’écoute dans le regard des élèves. Le regard qui écoute.
Il y a selon lui « une deuxième oreille au fond de la première, que la plupart des gens ne trouvent pas »
→ il me semble évident que je suis à la recherche de cette deuxième oreille. Aussi bien dans le domaine de la lecture, que dans celui de la musique, ou dans l’écoute des autres. Entendre ce qui émane.
Poésie
Arriver à me frayer le bon chemin, trouver les poèmes ou les poètes (ce n’est pas forcément la même chose) qui me font usage, comme ces belles lectures hier de l’allemand Günter Eich (1907-1972), ce matin de la toute jeune finlandaise (née en 1990) Auli Särkiö (qui est aussi musicienne et critique musicale, est-ce un hasard ?)
De la musique (Thomas Mann)
Ma lecture d’été, le Docteur Faustus de Thomas Mann en français et en allemand simultanément.
Pages admirables sur la musique : p. 83, par exemple, une des rares bonnes définitions de la musique : « une manifestation de suprême énergie, rien moins qu’abstraite, mais sans objet, une énergie dans le pur, dans le clair éther. » Et à propos de la musique de Beethoven sur laquelle est centrée tout ce chapitre : « Cette musique est l’énergie en soi, l’énergie même, non abstraite mais à l’état réel. Tu remarqueras que c’est là presque la définition de Dieu. » Puis il décrit le deuxième et dernier mouvement de l’op 111 comme « la plus dramatique, la plus pleine de péripéties, la plus excitante suite d’évènements, de mouvements, composée uniquement dans le temps, en divisant le temps, en remplissant le temps, en organisant le temps. »
→ oui, la musique comme une suite d’énergies, d’entités d’énergie organisant le temps.
Il faut alors tenter d’entendre « comment c’est conduit, agencé, comment un thème est amené et autre abandonné, dénoué ; comment son dénouement prépare du nouveau… »
→ voilà bien des clés pour l’écoute, celles que je cherche. Voir comment cela se déroule, les thèmes, leurs répétitions, variées ou non, leurs oppositions, leurs dénouements, leurs métamorphoses, la constitution, le redéploiement, l’extinction de l’énergie.
Brèves de lecture (A. Lugrin et F.L Demorgny)
→ Angela Lugrin dans En dehors (éd. Isabelle Sauvage) relate, de façon très précise et très prenante, son expérience de professeur de français à la prison de la Santé. C’est un beau livre qui permet de mieux appréhender cet univers complexe et de suivre plusieurs jeunes hommes, aux profils très différents et la façon dont ils reçoivent ce cours, dans le cadre de leur préparation au bac (que plusieurs vont décrocher, certains avec mention). Contrastes étonnants entre la personnalité de ces garçons, l’ambiance du cours et le programme, Le Cid et Les liaisons dangereuses. L’écriture d’Angela Lugrin est forte, jamais complaisante, très vivante.
Extrait : « la parole dans ce cours est un pluriel en acte. Elle dessine une constellation étrange, ponctuée ici et là de tentatives d’analyses de texte, de passés composés qui perdurent dans la situation d’énonciation, de gradations, de subordonnées relatives qui n’en finissent plus, d’images qui prennent possession des espaces vides. Des incandescences. Et puis de quelques grandes rigolades collectives. » (p. 63)
→ Françoise Louise Demorgny, Rouilles (éditions Isabelle Sauvage). Un petit livre que l’on lit d’une traite dans une sorte d’envoûtement pour cet univers étrange, qui n’est pas sans faire songer au Pierre Bergounioux des Forges de Syam, au Jean-Pascal Dubost de Fondrie, à Valérie Rouzeau quand elle évoque le métier de ferrailleurs de son père et aussi fugitivement à Mary-Laure Zoss.
Une femme qui se dit à son troisième cheval (entendre troisième partie de sa vie, selon une formule qu’elle dit empruntée à Erri de Luca) ne découvre que tardivement sa passion pour la ferraille et plus précisément la rouille. C’est le fil conducteur du livre et le prétexte à évoquer sa famille, ses parents et grands-parents, l’enfance et maints objets. J’ai choisi ce matin plusieurs extraits du livre pour l’anthologie permanente de Poezibao.
Extrait : « Elle sait bien la louise du troisième cheval, qu’elle n’est pas de taille à ralentir la marche de l’oubli, la venue du grand vide qui s’installe là où était quelque chose. Quelqu’un. Et qu’incrédule, désemparé, l'on cherche.
Elle sait combien il est dérisoire de glaner dans un sillage ces petites miettes de rouille, les légères traces d’un souffle, les bribes d’un nom, des brins, fétus, brisures, paillettes. Tous ces maigres témoins d’un passage.
Autant vouloir forcer l’eau à remonter sa pente. « (p. 35)
Je trouve aussi une formulation qui me fait penser à mon amie Maryse Hache : « la louise petite a une grand-mère Louise, morte depuis toujours » (p. 22)
Le jeu des prénoms
Hier en un grand moment de lecture (A. Lugrin, F.L. Demorgny), croisé tant de prénoms à saveur d’antan qui font résonner le passé personnel ou collectif : Fernand, Rose, Marcellin, Firmin, Léonie. Prénoms et époques, prénoms et classes sociales, aussi nous disent plusieurs études de sociologie.
Rédigé par Florence Trocmé le 24 juillet 2015 à 16h48 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 23 juillet 2015 à 14h29 dans photomontages | Lien permanent
Lignée, généalogie (Christophe Lamiot-Énos)
Je me suis laissé prendre par ce livre, (…) sur la ligne, cette ligne je l’ai suivie de bout en bout, attentive à l’alternance des poèmes et des parties en prose. Une ligne, un parcours, éclairé et éclairant. Une lignée aussi, peut-être ?
Je note ainsi : « cette lignée que je recherche, la voici coulée à même mes premières lectures (lectures matin), mes premiers moments d’incompréhension (fruit de l’imagination pour la plupart), de surprise, de rêverie : elle a la forme comme la force de ce qui ne cesse (revient, fait retour, remarque ses propres circuits, s’inscrit malgré l’adversité, m’occupe à mon insu, richesse insoupçonnée, insoupçonnable. Ce que les neurosciences pensent de l’ "inconscient" permet de s’en faire une meilleure idée. Il y aurait dans et par nos synapses, un enregistrement continuel des percepts auxquels correspond notre existence et que notre cerveau emmagasinerait, à la manière d’une boîte noire [...] Ces questionnements, étonnements, incompréhensions, que les premières lectures suscitent [...] restent avec nous [...] Ils forment notre entourage anonyme, nous accompagnent longtemps, à notre insu. » (p. 122)
→ très belle l’idée de cette empreinte (née de l’emprunt aussi), de cette imprégnation de notre psychisme par toute cette matière de la lecture, depuis les toutes premières. Cet entourage anonyme mais personnel, qui se constitue au fil des années, fait de bribes de lecture, inidentifiables pour beaucoup, ce dépôt. Toujours me revient l’image de ce fond marin sur lequel on voyait tomber, presque comme une neige, des petits amas blancs, toute une substance qui s’en venait former le fond de la mer, offerte à l’action de la chimie, des mouvements marins. Un substrat, un précipité. Toute nourrice est anonyme et multiple.
Vision de la poésie
Qui va à l’encontre des éternelles jérémiades sur sa « situation ». « Cette nuit, je pense à des textes de poésie contemporaine, en anglais des États-Unis d’Amérique depuis Walt Whitman, ainsi qu’en français, à partir de Stéphane Mallarmé. Je vois un tourbillon, un déluge de phrases, de vers, apparemment sans fin, incessant : la poésie, sur plus d’un siècle aujourd’hui, toujours, se travaille et travaille des corps particuliers, qui ne sont pas en un petit nombre. La poésie apprend la cohérence. Elle ne nous apprend pas à être cohérents [...] la leçon que la poésie nous tient, qu’elle nous fait est à propos de cohérence. Nous habitons un monde de cohérence, à l’intérieur duquel notre rôle, ou fonction, ou particularité est précisément de nous rendre compte de cette cohérence – ce qu’elle implique, sa beauté. [...] Dans l’acte même de la lecture/ de l’écriture, je vis la force de ce qui, pour ainsi dire, pousse telle chose tout contre telle autre, tel élément dans l’espace vital de tel autre et ainsi de suite pour chaque chose et chaque élément, ad infinitum. »
Puis il énumère plusieurs œuvres, très différentes, voire opposées dans leur conception, des domaines qu’il connait bien et il conclut : « reste que me voici, intéressé par ce qui a bien pu motiver telle ou telle démarche. »
→ cette idée de la recherche de la motivation me semble une belle clé critique. Une fois qu’on se sera assuré, si possible, que la motivation n’est pas limitée à des enjeux non pertinents parce que centrés sur l’égo. « Curieux. Chercheur. Lisant. Relisant. Sans comprendre toujours. En comprenant trop bien, parfois. Que notre lecture nous tient : voici la cohérence. » (p. 132)
→ presqu’un autoportrait pour moi !
→ Et si l’on s’intéresse à la bibliothèque des écrivains, tout récemment par exemple celle d’Anne-Marie Albiach donnée par Claude Royet-Journoud au cipM, c’est bien qu’elle est très réelle, cette cohérence. Et que la bibliothèque est souvent un indice fort pour la cohérence de l’auteur. Il faut entendre par là ces lignes de force qui sans cesse la sous-tendent. Je suis souvent frappée en relisant des choses très anciennes de voir des centres d’intérêt bien présents, que je croyais être apparus bien plus tard dans ma vie. Et parfois des phrases presque similaires à vingt ans d’écart !
La première leçon de la poésie
nous dit Christophe Lamiot-Enos c’est que « nous vivons dans une richesse infinie, colossale, abyssale, excessive, que les mots ne suffisent pas à dire ». (p. 132)
→ là aussi, reconnaissance pour ce constat, devant tant de discours fatigués et fatigants sur la pauvreté supposée du monde, son peu d’attrait. Ou pire, une telle obnubilation par le désastre, très réel, que la conscience, submergée, n’est plus capable de voir à côté du désastre.Tant de choses, dans les choses, les êtres, les situations, ne relèvent pas du désastre. C. Lamiot-Enos se dit comme convoqué chaque matin par tout ce qui le côtoie : « pour quelle descente petit à petit, quel itinéraire secret à suivre soudain, par les choses, l’espace alentour, le passé qui s’y love, les relations ainsi tissées dont telles ou telles formes, se distinguant parmi d’autres, me retiennent. » (p. 133)
Et tous les poèmes contenus dans ce livre, avec leurs rimes et rythmes un peu décalées, sont en totale conformité avec ce dire.
Ce réservoir inépuisable, la lecture
« Mais les lectures : des montagnes de lecture, des contrées, des continents à sonder, à écouter, à percevoir ; des venant de loin, des de tout près ; le grain de l’étrangeté comme gouttes qui tombent, cadences, rythmes. » (214)
Brèves de lecture
→ Laurent Albarracin : Mon étoile terreuse
Un court texte publié par Circa 1924, Mon étoile terreuse, un peu mystérieux, attachant. Quelle est cette étoile terreuse, n’est-ce pas un oxymore, ou alors la représentation de ce que nous sommes, mélange de terre et de lumière ? « C’est un peu mon objet magique, mon odradek, mon aleph à moi, cette étoile. Dès que je la touche, dès que je pose le doigt dessus, elle éclate, elle explose comme un bouton relié à toutes les commandes contradictoires de l’univers. Pierre gonflée comme braise de tous les vents qui l’attisent. Clef où affluent tous les claquements de porte. [...]
→ Philippe Mathy, Les Soubresauts du temps.
Beau livre, très mélancolique. « Arbre ramifié de la mémoire : avec l’âge, on s’accroche à ce qui est devenu solide ; il devient difficile d’atteindre les jeunes pousses. Peut-être parce qu’elles risqueraient d’entraîner vers la chute. « (p. 46)
« Petit oiseau mort, caillou sur la neige. Douce harmonie du beige et du blanc » : pourquoi cette courte phrase me fait-elle irrésistiblement penser à « Des pas sur la neige »de Debussy ? (à écouter par Arturo Benedetti Michelangeli). Le plus simple est le plus difficile à traduire.
Un dossier Jacques Lèbre
de grande qualité dans la revue Phoenix. Il s’ouvre par des textes de Jacques Lèbre, poète, auteur de notes ou journal, critique. Il tient notamment une chronique depuis 2009 dans la revue Europe.
J’ai passé deux ou trois heures plongée dans ce dossier, allant de découvertes en découvertes. Notamment cette belle écriture de notes, un peu dans la lignée d’un Sarré ou d’un Paul de Roux, réflexions sur des lectures mais aussi sur la nature, très belles notations en particulier sur les oiseaux que Jacques Lèbre semble bien connaître.
Je pars donc sur cette trace, sous l’égide de cette citation : « La trace d’un chevreuil sur un chemin ne dit rien de l’état de l’animal au moment même où il a laissé son empreinte dans la terre humide [...] la trace est une des sources de l’imagination. Mais ce qui est imaginé à partir d’une trace ne correspondra sans doute jamais à ce qui en a laissé l’empreinte. » (revue Phoenix, n° 17, printemps 2015, p. 12)
Comment lisez-vous ?
« je ne lis pas confortablement assis dans un fauteuil mais penché sur mon bureau comme sur le guidon d’un vélo. Le crayon me sert de dérailleur, il ralentit l’allure. » (p. 12)
→ il y aurait beaucoup à dire sur nos installations pour lire et pour écrire. Mais je peux peut-être les résumer : partout, debout / assis / couché, n’importe quand. Mais oui, le crayon et le carnet ! Toute la question est là, écrire en lisant, écrire parfois dans le livre, et noter. Noter largement, toute une citation, ou un numéro de pages ? Si on note des numéros de pages, n’en notera-t-on pas un peu trop ? (il faudra les transcrire ensuite et vite, sinon ça se perd… ???)
→ le crayon pour moi n’est pas un dérailleur, je ne suis pas cycliste, plutôt un trébuchet… ça tient ou ça ne tient pas ce que j’ai remarqué, là, je le sais parfois mieux en recopiant. C’est mon expérience de plus de 10 ans de recopies parfois quotidiennes de poèmes pour l’anthologie permanente de Poezibao aussi !
Enfance (Jacques Lèbre)
« Je ne crois pas à l’enfance heureuse, c’est un mythe. [...] Une enfance sera toujours vécue de plein fouet. Le propre de l’enfance c’est déjà de ne rien maîtriser de ce qui la concerne et c’est peut-être bien là que se tient la souffrance la plus aigüe et la plus secrète, mais qui disparait comme par enchantement dans les jeux où l’enfant peut enfin exercer cette maîtrise qui partout ailleurs lui fait complètement défaut. »
→ ce souvenir d’avoir pensé, très tôt, qu’être « grand » c’était pouvoir faire ce que l’on voulait.
Sisyphe heureux (Antoine Emaz)
Antoine Emaz me dit qu’il aime bien les brèves de lecture du flotoir, cette nouvelle petite forme qui me permettrait, peut-être, de répondre un peu à cette question si récurrente de la juste attitude à avoir vis-à-vis des livres reçus.
Et parlant des notes sur Hollan d’un récent flotoir, il a cette formule magnifique : celle du Sisyphe heureux, qui sans cesse revient sur son motif, échoue sans doute mais recommence, heureux.
Je me sens tellement Sisyphe heureuse dans maintes de mes entreprises, notamment le piano, l’étude de l’allemand, tous ces livres…
(Interrogé sur la possibilité de citer sa formule, Antoine Emaz m’en donne l’autorisation et me précise qu’elle est de Camus lui-même).
Délocalisation
Cet étrange et léger décalage lisant Jacques Lèbre et ses noms de rues qui ne sont pas les miens. Suis-je donc à ce point géo-localisée, même si je ferme la fonction sur mon téléphone ? Suis-je surtout si « centralisée » que je m’attende à que toutes les rues soient les rues de la capitale ?
Et pourtant (toponymie, ornithologie)
cela m’amène à un élément que j’apprécie dans l’œuvre de Jacques Lèbre. Les noms d’oiseaux et les noms de lieux. Trésors de la toponymie ! Ces noms qui sont eux-mêmes souvent un dictionnaire, à ciel ouvert, du français ancien. Voici ici Les Duées, ou bien le Crot-au-Meunier et là le Crot-Morin. Qu’est-ce donc qu’un crot ? D’où vient ce mot ? Que me dit-il de ce lieu-là, que peut-être ne je vois pas ?
Et vive Internet : « Dans le Morvan, la mare peut aussi s’appeler crot, un terme qui peut s’appliquer à une fosse en général, et désigne également un abreuvoir dans la Nièvre » (source)
Jacques Lèbre est aussi un homme de l’écoute. Il écoute notamment les oiseaux et j’ai pensé à Messiaen en le lisant annoter (sinon noter) les chants d’oiseau. Il cherche quelle sorte de pic il a vu au Parc Montsouris. Et moi de penser à la tant regrettée Claire d’Aurélie, à Montrouge, observant les oiseaux qui venaient se poser sur sa fenêtre et qu’elle connaissait si bien, elle l’auteur d’une merveilleuse Lettre des Oiseaux.
Écoute précisément
avec la découverte d’un livre du compositeur Michel Chion qui semble avoir été écrit pour moi. Il a été mis à la disposition des lecteurs, car il est aujourd’hui introuvable. Merci à Jean-Paul Louis Lambert pour cette belle piste. Le livre s’appelle Le Promeneur écoutant, essais d’acoulogie. Il s’agit en fait de chroniques parues jadis dans le très regretté Monde de la Musique. Michel Chion écoute le monde. Et c’est passionnant. (voir ici)
Note de passage
L’observation du monde, très présente dans certaines écritures, absente de ce flotoir, peut-être par ce qu’elle passe par la photographie.
Sur la poésie (Jacques Dupin)
« La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt éconduite, égarée, perdue de vue me suffit et me comble. Elle n’est pas, et refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines. » (in Phoenix, n° 17, dossier Jacques Lèbre, p. 37)
→ c’est au fond très proche de ma pensée la plus profonde. De ce que j’essaie de faire aussi avec Poezibao. Irradier dans le corps obscur, infime point lumineux, pas plus perceptible qu’une étoile éteinte depuis des milliards d’années, dans la masse monstrueuse de l’internet, mais là, vaillante, fidèle. J’oserai presque, pensant, je ne sais pourquoi exactement à Bernard Collin, comparer cette infime lumière à la petite lampe rouge qui dans les églises signalent la « présence réelle » du Christ. Non pas que je sacralise la poésie, mais je pense avec Jacques Dupin, qu’elle a une capacité d’irradiation, de déflagration invisible et qu’elle peut permettre des transmutations souterraines.
Cela signifie aussi que les efforts de médiatisation sur le mode du spectacle ou du marketing, voire même la prise en charge de la poésie par la puissance publique sont des non-sens.
Le Flotoir
Je m’interroge sur ma manière de travailler. J’ai été submergée hier, d’autres fois aussi dans les semaines précédentes par l’abondance des notes. Je crois que j’en prends un peu trop en lisant, que je collecte trop de citations dont certaines ne sont pas essentielles, que je ne fais pas assez de mini-synthèses le nez hors du livre. Par paresse, il m’arrive de noter des numéros de page au lieu de copier les citations dans le carnet et cela me rend moins sélective. Certes, je l’ai bien compris, je suis plus sans doute dans le travail en points (le punctum de Barthes) que dans la synthèse (son studium) mais je devrais néanmoins, y compris dans les petites brèves de lecture, faire des mini-synthèses temporaires ou locales !!!!
Toutes les strates
Ce matin, cette idée que nous constitués de multiples strates. La plus profonde est universelle, la part « espèce humaine » (on pourrait même imaginer une strate espèce vivante) – ensuite tout ce qui a trait au contexte temporel et local, historique et géographique – ensuite tout ce qui a trait à notre généalogie dont nous ne sommes qu’une minuscule figure fractale, qui elle-même, si nous avons une postérité, va continuer à se diviser en autre figures de type fractal (mais les figures ne sont bien sûr pas identiques, comme elles sont censées l’être il me semble dans la théorie des fractales), et enfin la toute petite pointe personnelle, individuelle, avec son embout égotiste.
De la citation (Jacques Lèbre)
« Par expérience, je sais que c’est une citation, toujours, qui m’aura donné l’envie de lire un auteur [...] et c’est donc là-dessus que je compte, sur les citations, et pas du tout sur ce que je peux dire ou broder autour du livre. Seule la citation se rapproche du centre. » (Phoenix, n° 17, p. 40)
L’autodidacte (Novalis)
Belle citation faite par Jean-Baptiste Para dans ce même numéro de la revue Phoenix consacré à Jacques Lèbre : « Un autodidacte, avec les défauts et les imperfections de son savoir, dus évidemment à son mode d’apprentissage, est pourtant grandement avantagé dans la mesure où chaque idée neuve qu’il s’approprie fait aussitôt partie de la communauté de ses connaissances et se mélange au tout de la façon la plus intime, ce qui permet alors des liaisons originales et de nombreuses nouvelles découvertes. » (p. 65)
« Ein Autodidaktos hat, bei allen Lücken und Unvollkommenheiten seines Wissens, die aus der Art seines Studierens notwendig entstehn, dennoch den großen Vorteil, daß jede neue Idee, die er sich zu eigen macht, sogleich in die Gemeinschaft seiner Kenntnisse und Ideen tritt und sich mit dem Ganzen auf das innigste vermischt, welches dann Gelegenheit zu originellen Verbindungen und mannigfaltigen neuen Entdeckungen gibt. » (Novalis, Fragmente, kapitel 5, source)
→ quel baume pour moi, pour mon travail en général (poésie, sites, musique, allemand), quel encouragement à continuer en Sisyphe heureuse, seule mais à l’écoute des avis signifiants, attentives aux pistes ouvertes par certains (très peu en fait…).
De la lenteur, de la patience (Jean-Baptiste Para)
« [la] patience est une sœur de l’attention. Elle induit une lenteur qui fait dissidence dans notre présent accéléré. Elle sauvegarde une autre temporalité où demeure possible un rapport différent au monde et à autrui. » (Jean-Baptiste Para dans son article sur Jacques Lèbre).
→ à rapprocher de ce qu’écrivait Lèbre lui-même sur la prise de notes et le « crayon-dérailleur » qui ralentit l’allure.
Écrire sur un livre (Cristina Campo)
Un conseil de Cristina Campo : « Prenez contact avec vous-même, établissez une liste de notes – de citations – et le discours qui doit les relier poussera tout seul au milieu comme une plante grimpante parmi les rochers. »
Lucas Debargue
Ce pianiste dont j’ai suivi avec passion les prestations au TCH15 n’aura donc finalement été que 4ème de cette édition du concours Tchaïkovski mais aura reçu le Prix spécial des critiques.
Bel article dans le Figaro du 3 juillet : Il est vraiment complètement atypique et on se demande comment il a pu arriver à un tel niveau avec le parcours qu’il a eu. Parents non musiciens, il ne commence à travailler le piano et encore de façon plutôt décousue qu’à partir de 11 ans jusqu’à ce qu’il soit découvert, un peu par hasard, par Rena Shereshevskaya : « un jour je vois arriver un garçon avec une virtuosité supersonique qui joue avec plein de trous et sans partitions, sans les doigts mais avec l’oreille. J’ai aussitôt compris que le Seigneur m’avait offert un lingot d’or ». Elle le prend alors en charge et lui promet que dans quatre ans, elle l’amènera au concours Tchaïkovski. Lucas Debargue est particulièrement épris de la musique de Prokofiev, on peut donc espérer maintenant des disques !
Rédigé par Florence Trocmé le 23 juillet 2015 à 14h18 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent