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Rédigé par Florence Trocmé le 25 août 2015 à 16h07 | Lien permanent
Plus qu’une coïncidence
Lisant la revue* 2015, je tombe en arrêt sur deux textes, des poèmes qui me semblent très intéressants d’une certaine Elena Andreyev, puis un journal d’un Gérard Pesson. Ce dernier nom ne fait pas tilt aussitôt, jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’ici, non seulement on parle de musique mais de composition de musique, et que je comprenne qu’il s’agit du Journal 2011 du musicien Gérard Pesson.
Il parle beaucoup d’une certaine E. Dont il dit à un moment qu’elle est la dédicataire de la sonate d’Aperghis. Que fait-on dans ces cas-là ? Une recherche sur Internet…. et là je découvre que E. est…Elena Andreyev, violoncelliste, qui collabore avec de nombreux compositeurs, (Sextuor, Commentaires et Entre Chien et Loup de Georges Aperghis, Forever Valley de Gérard Pesson) et s’intéresse à des formes expérimentales, avec le groupe Wandelweiser de Berlin, Giovanna Marini La Bague Magique ou Fred Frith Landing, Setaccio. Elle est dédicataire de pièces pour violoncelle seul de Georges Aperghis et de Gérard Pesson.
→ Ce sont les petits plaisirs de la lecture aléatoire, qu’il m’arrive de pratiquer pour les « brèves de lecture ».
Mais je me demande pourquoi la revue* est aussi avare de renseignements sur les auteurs qu’elle publie. Volonté ou manque de temps ou négligence ? Très bon sommaire, avec de beaux textes de Claude Favre également.
Brèves de lectures (Jérôme de Vienne)
Jérôme de Vienne, Robert Ryman, used paints.
Occasion en premier lieu de mettre l’accent sur le travail prometteur d’un nouvel éditeur Isti mirant Stella qui publie trois livres d’un coup, ce livre de Jérôme de Vienne, un livre de celui qui anime cette nouvelle structure Julien Van Anholt (Préparatifs) et un livre de Belle Arché Lou (Pour détruire le chagrin du monde). Les livres sont très soignés, de petit format pour les deux premiers, carré et un peu plus grand pour le second.
Celui qui retient le plus mon attention est ce curieux opus de Jérôme de Vienne. Qui est-il cet auteur ? Un artiste semble-t-il… peu de choses en ligne, mais en cherchant bien, je trouve cela… Du livre, sur le site de l’éditeur cette note : « les deux poèmes, "appropriés plutôt qu’écrits" par l’artiste Jérôme de Vienne à partir de catalogues monographiques, questionnent avec force les moyens de la peinture et de la poésie. »
Et en effet, curieux effet produit par cette succession de descriptifs techniques, en anglais, des tableaux de l’artiste Ryman : « cascin, graphite, and colored pencil on paper », « Oil on preprimed strechtched cotton canvas », « Gloss enamel, Gripz, acrylic polymer, on wall », etc. C’est assez énigmatique mais a pour effet de faire lever du livre la présence fantôme du peintre et de ces toiles réduites à leur description technique.
Le long écoulement des âges (Jean-Claude Ameisen)
Je suis depuis longtemps le travail de Jean-Claude Ameisen que j’ai eu le privilège de croiser et d’interviewer il y a bien longtemps. J’avais alors lu avec passion ses livres sur la mort programmée de la cellule, l’apoptose. Et je suis très attentive à ses avis dans le cadre du Comité consultatif national d’éthique qu’il préside
Bel entretien avec lui dans Le Monde, daté dimanche 23 Août, autour de l’écologie.
A la question de savoir comment était née sa conscience écologique, il répond : « À la fois d'une prise de conscience générale, puis, plus personnellement, de mes recherches sur les relations entre la vie et la mort, au cours desquelles la question des mécanismes d'évolution du vivant avait pris une importance croissante. Je me suis replongé dans Darwin. Et j'ai réalisé à quel point le passé, la profondeur de temps, ce que Darwin appelait "le long écoulement des âges", était un élément indispensable pour comprendre le présent. À mon émerveillement devant la nature – natura, littéralement, "ce qui est en train de naître" – s'est surimposée l'idée que, pour comprendre ce qui nous entoure, il faut que le passé fasse partie de notre regard. Nous sommes les cousins des oiseaux et des fleurs. Et des étoiles. Nous faisons partie d'un même récit. »
Il revient aussi sur ce thème auquel je suis très sensible : « Nous hébergeons chacun dans notre tube digestif plusieurs centaines de milliers de milliards de bactéries – dix fois plus que le nombre de cellules qui nous composent – et leur présence est essentielle au développement de notre système immunitaire, et à notre production et consommation d'énergie. Nos relations de symbiose avec le monde vivant dépassent les relations affectives, émotionnelles, esthétiques et symboliques que l'humanité a entretenues, dans d'innombrables cultures, avec certains des animaux et des plantes qui nous entourent. »
→ Questions cruciales autour de l’identité : qui sommes-nous, ne sommes-nous pas aussi, pour une part essentielle, faits de ceux qui nous ont précédés et cousins en effet des oiseaux et des fleurs ? Et que dire de ce biotope innombrable qui nous habite, nous peuple, fait partie de nous ?
→ Ce qui est aussi très intéressant dans cet article, au-delà du constat, c’est la mise en garde (le titre d’ailleurs met bien l’accent sur elle, stipulant que « se focaliser sur le climat est une impasse politique ») à propos des priorités d’aujourd’hui (en préambule à la COP21, la grande conférence sur le climat qui doit se tenir en France en décembre). Et Ameisen de dresser le catalogue des menaces : pollution atmosphérique, épuisement des ressources naturelles non renouvelables, pollution des sols, des nappes phréatiques et des mers, déforestation, épuisement des sols et des réserves d'eau par l'agriculture et l'élevage intensifs, épuisement des ressources maritimes par la pêche intensive et l'acidification des océans, érosion des écosystèmes et de la biodiversité, émergence de maladies infectieuses d'origine animale… Focaliser la préoccupation écologique sur le seul réchauffement climatique serait donc une grave erreur.
De l’exclusion (Ameisen)
Jean-Claude Ameisen dresse aussi ce tableau saisissant de l’exclusion : « L'histoire de l'exclusion est une très longue histoire. La première démocratie occidentale est née à Athènes : tout le monde y était libre et égal, sauf les femmes, les esclaves et les étrangers. La Déclaration d'indépendance des États-Unis, en 1776, se veut la première proclamation des droits de l'homme à vocation universelle : mais elle maintient l'esclavage, et ne donne pas de droits aux peuples autochtones. En 1789, la Révolution française abolit les privilèges et proclame la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : mais elle maintient l'esclavage, et ne donne pas le droit de vote à une moitié de la population, les femmes… »
Et comment ne pas être profondément d’accord avec la conclusion de cet entretien mené par Nicolas Truong : « Garantir la protection et l'accès équitable de chacun aux biens communs de l'humanité que sont l'air, l'eau, la biodiversité, les ressources alimentaires et énergétiques, le climat ; préserver les capacités de renouvellement des splendeurs et des richesses de la nature, et le respect des pratiques culturelles humaines qui s'y déploient ; faire preuve de sobriété, d'inventivité et de solidarité ; réduire notre consommation inutile d'énergie ; développer les énergies propres et renouvelables ; lutter contre la pollution, soutenir les produits d'une agriculture et d'une pêche durables et d'un commerce équitable. Et lutter pour la diminution de la pauvreté, l'accès de tous aux droits fondamentaux, à la nourriture, à un toit, à l'éducation, aux soins. Car protéger d'abord ceux qui sont le plus démunis n'est pas seulement un impératif éthique : c'est aussi le moyen de construire, à terme, un avenir véritablement commun pour l'humanité. »
→ Terrible de penser que nous avons le réflexe de penser cela comme une utopie, un rêve irréalisable, alors que les voies ouvertes et offertes aujourd’hui mènent sans doute directement à un cauchemar.
Me revient en tête cette merveilleuse citation d’Alain Lance, faite par Antoine Emaz, adresse aux pays dits de l’Est « Vous avez la langue de bois / Nous avons la loi des banques. »
Et dire que pour Ameisen, tout a commencé, à l’âge de 5 ans, par la lecture du Dernier des Mohicans. On ne dira jamais assez l’importance fondatrice des lectures précoces.
Brèves de lecture (D. Heissler, C. Ducos, J. Ancet)
1. Deborah Heissler, Sorrowful Songs,
Un titre magnifique, qui vient de celui de la troisième symphonie de Górecki, un livre fragile, émouvant autour de la disparition de Blanche. Mais qui est Blanche, difficile de le savoir et qui parle ici, encore plus difficile de s’en faire une idée… ? cela m’a un peu gênée pour entrer vraiment dans le texte. Très remarquable préface de Claude Chambard.
2. Christian Ducos, Dans l’indifférence de l’arbre.
Belles et risquées variations autour d’un seul thème, l’arbre ; risquées parce que près de soixante items, ce qui est beaucoup pour un seul thème, même si celui-ci est universel ; d’où mon impression en demi-teinte, des fulgurances, des poèmes magnifiques, d’autres qui m’ont semblé moins intéressants, plus proches de possibles poncifs (même si ce redoutable écueil-là est très largement évité). Les poèmes sont tous de 6 vers, en deux groupes de trois : « pas d’œil / pas de vision / et pourtant // l’arbre / un / pur regard » ou bien encore « ni art / ni stance / ni science // cigales / sciant / silence »
3. Jacques Ancet, Les livres et la vie
Je risque d’être bien sévère pour ce livre. En raison sans doute de la déception qu’il a suscitée. Le titre me laissait espérer des notes sur la lecture, sur le rapport des livres avec la vie, peut-être aussi sur la question lecture & écriture. Las ! Car en fait il ne s’agit pas tant ici des livres et de la vie (en général), que de mes livres et de ma vie. Me, myself and I. Ce que laisse entendre, sur la quatrième de couverture un sous-titre : « Petit Essai d’autobiographie littéraire » (Pourquoi ne pas l’avoir placé sur la couverture, les choses auraient été d’emblée plus claires).
Il s’agit donc d’un long et par moment même longuet parcours dans les innombrables livres écrits et publiés par Jacques Ancet depuis 1964. Plus de cinquante titres personnels sans parler des traductions. Les choses avaient bien commencé pourtant avec une belle évocation de la présence de la poésie dans l’enfance, essentiellement quelques poèmes appris ou récités par cœur, dont une soi-disant fable de la Fontaine dont l’auteur n’a jamais retrouvé la trace !
Ce qui étonne ici c’est la capacité d’analyse de l’écrivain sur son propre travail. Tout est impeccablement articulé, commentées les impulsions d’écriture à l’origine de chaque livre, auscultés les phases, tournants et manières.
Mais quid des livres des autres, du dialogue avec les autres écrivains et singulièrement avec tous ces Espagnols dont Jacques Ancet est un traducteur très réputé ? Pas de dialogue avec ces poètes espagnols, vivants ou morts. Ou si peu. Alors qu’ils doivent être si présents dans la vie de l’auteur !
Et à propos de traduction, Jacques Ancet se plaint de cet éditeur qui n’a pas accepté de mettre sur deux de ses traductions son nom en aussi gros que celui de l’auteur (p. 98). Deux anthologies, l’une de Borges, l’autre de Quevedo dont J. Ancet dit qu’il se « sent l’auteur à part entière. » : « impossible d’obtenir de l’éditeur que le nom du traducteur précède ou au moins accompagne à égalité celui de l’auteur (comme souvent celui de l’interprète précède celui du compositeur. » (p. 98)
→ C’est oublier que traductions et interprétations ont toutes chances de passer, ce qui ne sera sans doute pas le cas des œuvres de Borges ou de Beethoven. Et cela m’a irrésistiblement fait penser à cet abus contemporain qui consiste à mettre en avant le metteur en scène (théâtre, opéra plus encore peut-être) en minimisant souvent l’auteur : même remarque sur le travail du temps, des modes et des coutumes. Tant de mises en scène jugées géniales ou révolutionnaires en leur temps (proche) « datent » déjà d’une façon insupportable alors que la musique de Mozart, elle, ne prend pas une ride et continue à parler au cœur de chaque époque (ce qui d’une certaine façon justifie ces mises en scène nouvelles, mais de là à les ériger en clé d’accès universel à l’œuvre, il y a un pas !)
Ouverture, lien, dialogue.
Cette question de l’ouverture, du lien, du dialogue entre les contemporains mais aussi les générations me préoccupe profondément. Je pense aux pratiquants de l’étrange art contemporain du twitt. Certains (Alain Veinstein par exemple) soliloque en twittant, alors que d’autres cherchent à mettre en rapport, à partager connaissances et trouvailles, voir à mettre en contact deux personnes qui ne se connaissent pas. C’en est même frappant graphiquement : dans ce qu’on appelle la timeline (le déroulé des twitts d’une personne) : soit la même police tout du long, soit le jeu de couleurs introduit par les liens internet proposés par celui qui rédige le tweet (une Martine Sonnet, un Jean-Paul Louis-Lambert). Tout l’art, difficile, consistant à mêler un zeste de réflexion personnelle et quelques renvois à ses propres articles à d’autres références dont on pense qu’elles sont susceptibles d’intéresser les personnes qui vous « suivent ». Pierre Assouline qui twittait ses seuls articles au début a bien compris cette idée et s’est emparé de l’outil pour multiplier pistes et références sur ses (nos) sujets de prédilection. Il est ainsi devenu un twitter bien plus convaincant.
Le diable (André Hirt)
Parallèlement à ma lecture du Docteur Faustus, du Journal du Docteur Faustus, il y a aussi le manuscrit, chapitre par chapitre, du prochain essai d’André Hirt, dont le titre provisoire est Chantier Faustus et dont le premier chapitre s’intitule L’Allemagne et les Allemands. Chapitre qui s’affronte directement, au travers de Thomas Mann et du Docteur Faustus, à ce qui constitue l’âme allemande et quels en sont les éléments qui ont pu conduire à la catastrophe du XXème siècle.
Ainsi de ces deux notes sur le diable, thème central du Faustus, puisque le héros, Adrian Leverkühn, pour pouvoir continuer à créer son œuvre, et sortir des impasses dans lesquelles il se trouve, a conclu un pacte avec ce dernier.
Je note : « Le Diable, après tout, n’est jamais que la figure qui ressort de l’asymptote entre l’homme tel qu’il est et le mouvement de ses désirs les plus extrêmes. Le Diable, en effet, est l’homme qui ressemble à Dieu. Et, en définitive, le Diable est la préférence des désirs à l’homme. C’est donc cela, vendre son âme au Diable, c’est-à-dire perdre son âme après avoir fait qu’elle n’est plus possible, elle qui consiste dans l’union de la vie et de l’esprit. »
Et tout de suite après : « La diabolicité est une croyance en la capitalisation : gagner des trésors en échange de sa pauvre vie, et même de son propre salut. Tout repose sur un échange et une alternative là où il aurait fallu trouver un équilibre. Vendre, c’est acheter, acheter c’est vendre autre chose. »
N.B. il s’agit d’un travail en cours, susceptible de remaniements, et bien sûr strictement placé sous le copyright d’André Hirt qui m’a autorisée à reprendre certains passages de son travail.
→ Cette dernière remarque suscite deux réflexions sur le monde contemporain. N’enrôle-t-on pas de pauvres hères parfois semi-incultes ou illettrés dans de prétendues guerres saintes en leur faisant croire qu’en donnant leur vie pour cette cause ils vont gagner un paradis rempli de femmes merveilleuses à leur entière disposition ?
Quant au « vendre, c’est acheter et acheter c’est vendre », il entre en résonance avec cette terrible remarque que nous avons, pour la plupart d’entre nous, tellement envie d’occulter : si c’est gratuit, c’est que c’est toi la marchandise (univers du net).
Mélange et complexité (André Hirt)
Et je complète avec cette autre note tirée de ce premier chapitre du futur livre d’André : « En revanche, que la vie soit un mélange, que l’esprit dépend de la vie et de l’instinct, que les choses soient irréductiblement compliquées et indémêlables, que l’échange soit aussi un don de soi et non quelque chose que l’on cède, que la liberté n’est pas l’indépendance et l’autonomie à l’égard de l’autre mais la présence de soi en celui-ci échappe à la renardise du diabolisme. »
→ Ici, certains de mes thèmes centraux, la complexité, l’interdépendance, le transdisciplinaire, l’intertextualité (dirait Jean-Paul Louis Lambert), etc.
De la musique (André Hirt)
Admirable citation : « Il faut donc rassembler les traits et les qualificatifs de la musique. D’une part, elle est calcul, composition ou organisation au sens fort, mais il s’agit d’une étrange raison qui se saisit d’un chaos instinctif, affectif et désirant. D’autre part, sa nature et son résultat relèvent d’une magie en ce qu’elle fait exister une réalité qui ne tient pas à la matérialité vivante des choses. Cet éloignement est capital, car il lui confère comme doublure mimétique dans la sphère des sons son statut mystique : elle est soustraite au langage commun, elle ne peut être nommée ou directement traduite. Son contenu est passionnel, donc fusionnel : en elle, quelque chose opère de façon captive, enveloppante, séduisante et irrésistible »
Luther versus Goethe
« Et le grand clivage, en d’autres termes la bifurcation de l’âme allemande vers le ratage civilisationnel, s’est effectué non par la domination de l’esprit luthérien sur celui d’Érasme le modéré, mais dans le retrait de la conquête goethéenne à l’égard de la victoire du théoricien de la Réforme. Si bien que l’Allemagne se situe du côté de Luther et non de Goethe. Le clivage de l’âme, sa destruction pour finir, aura eu lieu plutôt que l’opération de synthèse telle que Goethe aura pu la formuler et l’incarner, mais seulement pour lui-même alors que c’est la culture allemande qui se trouvait requise. Voici donc le point où les choses « ont mal tourné ». « L’Allemagne n’est pas devenue ce qu’elle aurait pu être, lorsque Goethe l’a pour ainsi dire attrapée au vol pour lui indiquer, en vain, une direction salvatrice, celle de la civilisation consistante et sage conquise sur une culture instable. Car il faut y revenir : Thomas Mann inscrit son art dans la lignée de Goethe, et du reste l’art ne peut consister à ses yeux que dans une dimension « policée », le terme étant à entendre aussi bien dans le registre de la forme (d’où le rejet – injuste à d’autres égards – de Kleist par exemple, et même, plus complexe – et sur le point de la grandeur et de l’importance incompréhensible, voire scandaleux – de Hölderlin) que dans celui des mœurs, du domaine social et surtout politique. »
→ Je ne me sens pas en mesure, faute de ressources en termes de connaissances et de capacité intellectuelle, de tirer tout le parti de cette remarque sans doute cruciale. Puisqu’ici, mettant ses pas dans ceux de Thomas Mann, André Hirt tente de comprendre ce qui a entraîné l’Allemagne dans le désastre hitlérien, en montrant que tout cela n’eut rien d’un hasard mais a relevé d’un développement logique de certaines composantes de l’âme allemande. Passionnante question.
Brèves de lecture (Valérie Canat de Chizy)
Valérie Canat de Chizy, Poetry
Un livre émouvant et fragile même si peut-être un peu inégal, sans doute parce que son projet s’est infléchi en cours de route, laissant petit à petit davantage de place à une forme d’épanchement, de confidence, à partir de la mort du père. « Aujourd’hui encore je suis incapable d’utiliser ce que j’ai lu, entendu, observé, pour structurer mon discours. Cela sème des graines, qui vont germer et laisser émerger autre chose [...] l’écriture m’a construite. En elle j’ai trouvé un pilier, une structure sur laquelle m’appuyer [...] un rempart contre le vide. » (p. 12). Le livre est formé de petits blocs de mots, instables, posés sur le vide, en confrontation avec le silence très profond qui date de l’enfance. Un état intérieur dont l’auteur se demande s’il n’était pas de l’autisme. Mais il y aurait aussi cette autre réalité que l’on croit deviner vers la fin du livre, la surdité. Très belles pages autour de la disparition du père, la fin de sa vie, ses dialyses, tout cela qui me touche profondément.
Rédigé par Florence Trocmé le 25 août 2015 à 16h04 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 22 août 2015 à 14h30 dans photomontages | Lien permanent
Portrait de lecteur
Métro, ligne 10, direction Boulogne, 18.08.15, 16.20
Pantalons en lin froissé (comme toujours le lin), courts, avec petits liens sur des mollets épais, quatre boutons en métal au bas de chaque jambe du pantalon, chemisier fleuri à dominante verte, grand sac en cuir rose Lacoste. Les cheveux sont longs, blond vénitien. Chaussures de tennis blanches, plus de première fraîcheur. Elle lit ils ont laissé papa revenir de Toni Maguire.
(Tentative de reprendre ces portraits de lecteurs dont j’ai retrouvé une bonne dizaine dans mes vieux flotoirs et qui m'ont fait l'effet, malgré le temps écoulé – ou en raison de celui-ci ? -, d'avoir un certain intérêt).
L’accord fossile
L’accord fossile, ainsi Thomas Mann qualifie-t-il l’accord parfait !
→ et je pense à la lumière fossile des étoiles, ces étoiles, comme cet accord, qui nous donnent encore tant de lumière, de manière qui semble inépuisable. Même s’ils se sont éteints depuis si longtemps.
L’art devient critique (Thomas Mann)
Le Docteur Faustus est une mine inépuisable de réflexions admirables non seulement sur la musique ou sur l’Allemagne, mais aussi sur tout le processus de la création. « L’art devient critique – état très honorable, nul ne le conteste, et qui comporte beaucoup de révolte dans la stricte obédience, beaucoup d’indépendance, beaucoup de courage. Mais le danger de stérilité, qu’en penses- tu ? Est-ce encore un danger ou un fait établi. ? (chap. XXV, p. 257)
Il y a là aussi une analyse extraordinaire de la situation d’impasse dans laquelle s’est mise la musique dans la première partie du XXème siècle.
La Petite Sirène (Thomas Mann)
Seconde allusion par Thomas Mann, dans le Docteur Faustus, au personnage d’Andersen qui est une de mes figures centrales, sans que j’aie jamais cherché à en comprendre les raisons. Elle est celle qui doit supporter une infinie douleur pour échapper à sa situation dans les profondeurs et accéder à un monde qui n’est pas le sien.
Mes grandes figures d’enfance, celles qui me bouleversaient : le Vilain petit Canard, Babar et la Petite Sirène. Tous les trois au fond partiellement en marge : le petit Canard qui est un cygne et qui souffre tant d’être différent des autres bébés oisillons, Babar le petit éléphant orphelin élevé parmi les hommes par la merveilleuse vieille dame et donc la petite Sirène, personnage aquatique.
Ici, dans le crucial chapitre XXV, celui de la rencontre et du pacte avec le Diable, ce dernier dit à Leverkühn : « le sentiment de ta puissance et de ta splendeur l’emportera de plus en plus sur les douleurs de la Petite Sirène. » (260)
Le froid (Th. Mann)
Et retour aussi du froid, dans les termes du pacte : « l’amour t’est interdit parce qu’il te réchauffe [...] la froideur n’est-elle pas en toi un élément préétabli, tout comme le mal de tête paternel d’où doivent sortir les douleurs de la petite Sirène ? Nous te voulons froid au point que les flammes de la production créatrice soient tout juste assez ardentes pour te réchauffer. Tu t’y réfugieras pour fuir la froideur de ta vie » : paroles du diable, clauses du pacte. Cela fait froid dans le dos.
→ Interrogation de Th.Mann sur les sacrifices inouïs que doit consentir le créateur ? Diable, quel est-il, l’ange déchu ou bien plus sûrement une composante intérieure du créateur mais aussi de tout être humain. Avec laquelle le créateur ici doit pactiser s’il veut accéder à la plénitude de sa création.
→ Et quelles sont ces implications du froid, de la froideur, dans les rapports avec les autres ? « Ta vie devra être frigide » (p.267)
De la transcription (Thomas Mann)
« Une transcription compréhensive et réfléchie est en effet [...] une occupation aussi intense et absorbante que la notation de pensées personnelles ».
→ La démarche même du flotoir ! (Docteur Faustus, p. 269)
Il faut noter que c’est ce qu’écrit Serenus, l’ami de Leverkühn, après le très éprouvant travail de transcription du legs de Leverkühn, les feuillets où il a lui-même retranscrit toute sa rencontre avec le diable. Transcrire brûle parfois. Je me souviens, tapant certains poèmes pour l’anthologie poétique, d’avoir éprouvé le besoin de fermer les yeux en tapant !
Le croisement des époques (Thomas Mann)
Très intéressante remarque du narrateur dans ce vingt-sixième chapitre du Docteur Faustus. Les trois époques concernées par la narration : l’époque des faits relatés, 1912, l’époque de la rédaction, 1944 et l’époque de la lecture, ici, pour moi, 2015, mais aussi bien 1962 ou 2049, etc. Il y a en effet « le temps personnel et l’objectif, le temps où se meut le narrateur et celui où se déroule la narration. Il y a là un très singulier croisement des époques, d’ailleurs destiné à se recouper avec une troisième période, où le lecteur voudra bien accueillir ma relation, de telle sorte qu’elle se rattache à un triple registre de temps : le sien propre, celui du chroniqueur et le temps historique. »
→ ce croisement des époques n’est-il pas toujours, plus ou moins, en jeu dans la lecture ? Et n’est-il pas vertigineux de jouer sur le deuxième ou troisième terme, c’est à dire le temps de la lecture, dans une ouverture immense vers l’avenir ?
Blasement (une question de traduction)
Globalement, je n’ai pas eu de problèmes particuliers jusqu’à présent avec la traduction de Le Docteur Faustus de Th. Mann de Louise Servicen, traduction historique il me semble (elle date des années 50) et je suis admirative devant la réalisation générale. Mais je viens de tomber sur un paragraphe qui m’ébranle dans ma sérénité. Je ne parle pas ici d’une juste traduction à partir de l’allemand, mais de la transposition en français et je vais être obligée de citer un peu largement.
À propos d’un ami d’Adrian Leverkühn, le narrateur écrit : « il couvrait Adrian de commentaires intelligents sur les chants de Brentano qu’il avait achetés et étudiés au piano. Il fit observer que l’étude de ces chants conduisait au blasement, car après, comment se satisfaire d’autres ouvrages du même ordre ? Il émit encore des aperçus ingénieux sur le blasement, dangereux surtout pour l’artiste exigeant et qui pouvait lui être néfaste, car chaque fois que s’achevait une œuvre, l’auteur se compliquait la vie et se la rendait finalement insupportable. En se blasant sur l’extraordinaire, on se corrompait le goût et on versait dans la désintégration, l’infaisable, l’inexécutable. Pour l’être hautement doué, le problème consistait à se maintenir dans le domaine du possible malgré son blasement et son dégoût croissants. »
Extraits du passage en allemand : « über die Brentano-Gesänge [...] er tat damals die Äußerung, daß die Beschäftigung mit diesen Liedern eine entschiedene und fast gefährliche Verwöhnung bedeute. »
Le mot traduit par ce blasement est donc Verwöhnung qui dans le texte original est donné la première fois en italiques.
En fait le mot blasement existe bien en français, mais il ne me semble presque plus usité. Il signifie, selon le TLFI, « absence d'attrait pour quelque chose, dégoût », définition qui ne me semble pas tenir compte du fait que ce manque d’attrait vient d’un excès en amont, excès d’usage de cette chose qui édulcore le plaisir qu’on peut en retirer. Il me semble que pour être blasé il faut avoir été en contact avec l’objet qui vous rend blasé, en avoir usé et sans doute abusé. Ailleurs je trouve cette définition de « blaser » : rendre indifférent, émousser les sensations, les émotions suite à un abus de ces mêmes jouissances.
« Rien ne blase et n’éteint plus le goût que les voyages sans fin »(Sainte-Beuve)
Cela ne me donne pas beaucoup de pistes pour traduire au mieux l’idée et si je m’acharne ainsi c’est qu’elle me paraît importante. Est-ce qu’à trop fréquenter les grandes œuvres, on devient blasé, incapable d’en apprécier de moins brillantes ? Est-ce que l’artiste peut véritablement sortir de son doute constitutif, pour être tellement satisfait d’une de ses créations qu’il a l’impression qu’il ne saura plus faire mieux ?
Je tente : « il fit cette remarque que l’étude de ces Lieder faisait courir le risque de vous rendre blasé. » Il me semble que la traductrice, livrée à la complexité de ce passage, a par ailleurs intelligemment fondu plusieurs phrases allemandes en différentes phrases en français. C’est sans doute le recours au mot blasement qui m’a gênée.
Ariane Chemin, six articles sur Michel Houellebecq dans Le Monde.
Aucune envie de m’appesantir sur ces articles. Je les lis pour être un peu au courant, mais rien ne me retient ici, sauf sans doute un zeste de curiosité malsaine. Je ne veux pas consacrer de mon temps à cette œuvre-là, même si beaucoup en disent l’importance. Ici, tout me repousse trop violemment et j’ai le sentiment d’avoir autre chose à faire, tout simplement. Ce ne serait sans doute pas une lecture qui me ferait usage. Il me faut d’ailleurs résister à certaines sirènes, celles des conseils des amis. Certains, rares, sont décisifs. Beaucoup m’entraînent sur des pistes qui sont trop souvent des diversions, parfois même des leurres.
Du télescopage des souvenirs
Forte prégnance de certains mots ou noms entendus dans l’enfance, dotés d’un pouvoir d’interrogation, d’une sorte de magnétisme. Ainsi du mot Betz entendu maintes et maintes fois pendant les vacances d’été de jadis. C’était le lieu mythique où partaient mes cousins. Nous, pour la seconde partie des vacances, nous quittions aussi la maison familiale près de Paris et nous allions en Bretagne. Mais l’aura de ce Betz, qui se prononce de surcroît Bai ! Ils partaient pour Bai ! Ce mot-là est resté enfiché quelque part dans le gouffre de la mémoire et il a resurgi, avec une incroyable fraîcheur, lors d’une visite à un oncle très âgé, celui-là même qui est lié à ce lieu. Dont nous avons parlé pendant une grande demi-heure. Le plus étonnant est que ce Betz, dont j’ignorai en fait qu’il s’écrivait ainsi quand j’étais enfant, faisait écho à une autre destination, toute aussi mythique et mystérieuse, de mes cousins, l’île de …Batz, Batz prononcé aussi Ba ! Étais-je déjà sensible à la toponymie ? Ou bien sont-ce ces miroitements de noms, ces expériences si anciennes qui m’en ont donné le goût ?
Il faut souligner aussi l’étonnante confrontation entre le mot pulsant encore, avec tous ses satellites, dans le fond de la mémoire et la réalité tout à fait étonnante rapportée par le vieil oncle.
Sons (Claude Ballif)
Poursuite toujours un peu aléatoire de ma lecture de Voyage de mon oreille de Claude Ballif. Il dresse une sorte de classification des sons que je trouve très intéressante toujours dans cette perspective qui est la mienne d’enrichir mes instruments d’écoute. Il parle d’un « renouvellement dans l’usage des instruments de la lutherie traditionnelle. Celle-ci n’est plus tellement classée suivant la rubrique mécaniste : cuivres, bois, cordes, percussions mais plutôt d’après sa capacité de produire un certain climat sonore par les sons fins, les sons épais, les sons mats etc. Séparément, ils représentent différents mode de valeurs (possibilités de tenues, d’entretiens), modes d’attaque (inexistantes, sèches, rugueuses), d’intensité (différence du forte et du piano en fonction du registre). Dans les mélanges ils sont utilisés pour leur faculté de créer une matière homogène ou hétérogène réglable. C’est alors qu’on en vient à ne plus penser un son, à ne plus écrire une note en fixant sa hauteur, sa durée, sa dynamique, sans lui assigner en même temps une masse concrète instrumentale. » (p. 180).
Pour l’écoute encore et singulièrement de la musique contemporaine (C. Ballif)
Autre paragraphe très éclairant dans Voyage de mon oreille de Claude Ballif : « Ce souci nouveau du discours instrumental concret délivre le compositeur des concepts et des contraintes habituels ; il n’est plus tenu de penser les groupes de bois, de cuivres, de cordes, de se soumettre aux cycles d’entrée et d’extinction, ni à la succession chronologique : élan, course, repos. On peut tout jouer, sauf ce qui est inorganique, et rien ne l’oblige plus aujourd’hui à faire l’exposition de son discours, à le cloisonner en développements successifs. Rien ne l’oblige à utiliser une sonorité comme attaque, finalement suivie d’une évolution et d’une extinction. Par ajouts de sonorités dynamiques, par timbres désaccordés, il peut accumuler attaques et contre-attaques sans poursuivre les évolutions, ou établir des évolutions successives en retardant la chute jusqu’à l’instant ultime. [...] Bref il n’a plus à suivre quelque "ton local", que, seule lui imposait la notation. » (p. 186)
Rien qui ne se transforme
Et enfin cette très belle remarque : « Même à partir de l’élémentaire, en musique il n’y a rien qui ne se transforme, ou ne me transforme. » (191)
Fusion de thèmes
Curieux de voir, si on veut bien laisser se faire le travail de l’esprit, si on accepte de le mettre en roue libre, comment des thèmes très éloignés en viennent à se parler en soi. Ainsi de ce reportage vu sur Arte sur la migration verticale et ma lecture de Claude Ballif. La migration verticale est ce phénomène propre à toutes les mers par lequel, une fois la nuit tombée et à condition qu’elle soit noire (pas de clair de lune), les poissons et créatures des abysses remontent vers la surface pour se nourrir de plancton. Et quelles créatures ! Des formes et des couleurs inouïes, jamais vues encore, proprement stupéfiantes. Mais pourquoi donc ce rapprochement avec Claude Ballif ? Le mystère ne s’éclaircit qu’à peine si je cite la phrase qui a induit ce rapprochement : « Nous pensons avoir démontré que la projection sonore donnée par les instruments n’est plus orthogonale par rapport à l’écriture. ». Phrase elle-même difficile et qui dans la mesure où elle se dérobait a suscité une sorte de vision intérieure, une droite s’enfonçant sous le son, loin de la surface de l’écriture musicale. Une sorte de migration verticale inversée ou la phase retour aux profondeurs de la migration verticale des espèces abyssales. Et sans doute aussi, des bouffées subliminales, préconscientes, émanant de l’inconscient et appelant à ce perception d’une structure. Un troisième terme, une troisième dimension.
La bibliothèque d’un livre (Maylis de Kerangal)
Bel entretien dans Le Monde daté samedi 22 août 2015 avec Maylis de Kerangal, première d’une série d’entretiens avec des écrivains sur leurs méthodes de travail. Elle y parle de cette petite chambre qu’elle consacre à l’écriture, à vingt minutes de chez elle. Elle y parle surtout de cette « collection » d’une quinzaine de livres qu’elle constitue autour de chaque livre en gestation : « Son premier geste consiste à rassembler ce qu’elle nomme la "collection", depuis que Corniche Kennedy (2008) lui a ouvert les yeux sur sa manière de procéder. Soit une quinzaine, pas plus, de livres qui vont l’accompagner tout au long de l’écriture. [...] Il y a là des ouvrages de documentation précise, en relation évidente avec les sujets évoqués dans son livre. "Mais ils peuvent n’avoir aucun lien direct sinon celui que j’effectue, moi", précise-t-elle. Par exemple, au cœur de la collection pour Réparer les vivants, roman centré sur une transplantation cardiaque, on trouvait Le Vent, de Claude Simon (Minuit, 1957), qui n’a rien à voir avec le cœur et la médecine, mais à propos duquel elle explique : "L’espèce de prolifération de la phrase fait empreinte, de manière évidente, dans mon travail. J’avais relu Le Vent deux ans avant de me mettre à l’écriture de Réparer les vivants ; au moment de constituer la collection, j’ai pensé qu’il y avait sa place." »
Tradition et nouveauté (Thomas Mann)
« De même qu’on ne peut comprendre l’élément jeune et nouveau à moins d’une longue familiarité avec la tradition, ainsi l’amour du passé est condamné à rester faux et stérile si l’on se ferme à la nouveauté qui en est dérivée selon une nécessité historique. » (Le Docteur Faustus, p. 296).
→ c’est toute l’indispensable dialectique entre passé et présent, entre acquis et découverte.
Dans ces pages, Thomas Mann se livre à une longue et complexe comparaison entre différents types de traditionalismes. Le narrateur dit au demeurant que le lecteur doit être maintenant habitué à ses anticipations et on se doute bien que ces considérations ont à voir avec la suite des évènements. Ainsi de ce portait pour le moins troublant : « Une moustache blonde ombrait légèrement ses lèvres et l’expression délicate, noble, de ses yeux bleus derrière les lunettes d’or rendait inexplicable son culte de la brutalité – bien entendu uniquement alliée à la beauté – ou plutôt l’expliquait parfaitement. » (307)
Rédigé par Florence Trocmé le 22 août 2015 à 14h17 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 16 août 2015 à 15h05 dans photomontages | Lien permanent
Cape Cod
Récent échange de mails avec François Bon qui se trouvait au Cape Cod (à Truro). Autour du Cape, de Thoreau, de la lecture de la version anglaise du livre de ce dernier sur la Kindle, etc.
J’en ai profité pour revisiter un peu son site, Tiers-Livre et j’y ai vu de bien belles vidéos. Courtes vidéos de 3 à 4 mn, bien montées, titrées et sous-titrées avec en général une musique intéressante, ainsi cette vidéo sur San Francisco avec une musique de Della Mae (c’est de la country, le titre choisi est Long Shadow et cela a éveillé quelques échos de ce disque de jeunesse de Trees, In the Garden of Jane Delawney).
Le grotesque, le burlesque (Erwin Schulhoff, Thomas Mann)
Chez Erwin Schulhoff, assez présent, ce grotesque, ce burlesque que Thomas Mann évoque si souvent à propos de l’œuvre fictive d’Adrian Leverkühn, le héros du Docteur Faustus. On les retrouve jusque dans les titres de certaines œuvres pour piano, 5 Grotesques pour piano, 6 Ironies pour piano à quatre mains, le 3ème mouvement du sextuor (« Burleska »). Le burlesque est une forme de désespoir, enté sur une lucidité excessive, celle du très grand esprit conscient de ses limites, conscient qu’il ne pourra pas égaler et encore moins dépasser les plus grands maîtres, conscient aussi de l’évolution de l’art qui le met dans une sorte d’impasse. C’est une profonde auto-dérision, poignante.
Harmonie et mélodie
Cette belle note de Claude Ballif dans Voyage de mon oreille autour des deux notions-clés de la musique, l’harmonie et la mélodie : « Si l’on veut distinguer l’harmonie et la mélodie, il faut voir la mélodie comme l’élan "dionysiaque" inscrivant dans la seule ivresse du présent la réalité concrète de la musique qui va se prolonger, soutenue le long du temps par une organisation harmonique "apollinienne". L’opposition nietzschéenne du dionysiaque et de l’apollinien enferme, croyons-nous, bien des résonances qui seraient applicables au contraste mélodie-harmonie : ombre et lumière, richesse profonde, instinctive de l’inconscient et clarté un peu froide de la raison. » Et il ajoute cela, très éclairant : « C’est pourquoi je ne sens plus l’intérêt de la distinction harmonie verticale – mélodie horizontale. Elle n’existe que pour l’œil. Dans le mouvement musical, on n’entend ni horizontal, ni vertical, il y a seulement différentes dispositions, différents nœuds d’éléments simultanés, mis en présence dans les successions. Les relations simultanées, larges ou serrées, justifient des fixations de structures toujours ponctuelles qui se dégagent du matériau même : intensité, timbre, dont les successions donnent à la course sa marque, son sens. » (p. 90 et 91)
Tubeuf, Badiou, « si tu veux, tu peux »
Écho aux propos d’André Tubeuf, dont le « si tu veux, tu peux » prononcé par un condisciple en hypokhâgne continue à m’habiter, cette belle première réplique d’un entretien mené par Le Monde avec Alain Badiou :
Question : quelles ont été les rencontres déterminantes pour l’orientation de votre vie ?
« Avant le théâtre et la philosophie, il y a eu une phrase de mon père. Pendant la seconde guerre mondiale, en effet, s’est constitué un souvenir écran, déterminant pour la suite de mon existence. À l’époque, j’avais 6 ans. Mon père, qui était dans la Résistance – il a été nommé à ce titre maire de Toulouse à la Libération –, affichait sur le mur une grande carte des opérations militaires et notamment de l’évolution du front russe. La ligne de ce front était marquée sur la carte par une fine ficelle tenue par des punaises. J’avais plusieurs fois observé le déplacement des punaises et de la ficelle, sans trop poser de questions : homme de la clandestinité, mon père restait évasif, devant les enfants, quant à tout ce qui concernait la situation politique et la guerre. Nous étions au printemps 1944. Un jour, c’était au moment de l’offensive soviétique en Crimée, je vois mon père déplacer la ficelle vers la gauche, dans un sens qui indiquait nettement que les Allemands refluaient vers l’Ouest. Non seulement leur avance conquérante était stoppée, mais c’est eux qui désormais perdaient de larges portions de territoire. Dans un éclair de compréhension, je lui dis : « Mais alors, nous allons peut-être gagner la guerre ? », et, pour une fois, sa réponse est d’une grande netteté : « Mais bien sûr, Alain ! Il suffit de le vouloir. »
→ je retiens aussi de cet entretien qu’il rejette l’attitude stoïque ou épicurienne, le carpe diem qu’il trouve trop égoïste : « Il y a dans ces sagesses antiques un élément d’égoïsme foncier : le sujet doit trouver une place tranquille dans le monde tel qu’il est, sans se soucier que ce monde puisse ravager la vie des autres » et prône la non-résignation et singulièrement à ce qu’il parait impossible de changer. « Il y a quelque chose dans l’esprit humain de profondément conservateur et qui vient de la vie elle-même. Avant toute chose, il faut continuer à vivre. Il faut se protéger, afin, comme l’écrit Spinoza, de « persévérer dans son être ». Lorsque mon père m’expliquait que la volonté peut suffire, il sous-entendait qu’il faut parfois mater en soi cette disposition conservatrice. »
Et sur le bonheur : « Je suis absolument contre cette thèse du bonheur toujours rêvé auquel on n’accède jamais. C’est faux, le bonheur est absolument possible, mais pas dans la forme d’une satisfaction conservatrice. Il est possible sous la condition des risques pris dans des rencontres et des décisions, lesquelles sont proposées, en définitive, à un moment ou à un autre, à toute vie humaine. » (Le Monde, daté samedi 15 août 2015)
→ sans ironie, envie de répliquer que, oui, le bonheur est dans le pré (lire Jaccottet)
→ Cela dit, je pense qu’il faut relativiser. Les deux injonctions, celle du camarade de Tubeuf et celle du père de Badiou doivent être mises en relation, ici avec une personne donnée (particulièrement douée), là avec un groupe humain. Hitler a, bien entendu, voulu la victoire, l’écrasement de tous, mais il ne lui a pas suffi de vouloir. Le vouloir est toujours lié à l’inconscient, qu’il s’agisse de l’inconscient personnel ou collectif. La volonté apparente, fruit d’un esprit plus ou moins clair, est souvent en contradiction flagrante avec l’inconscient qui lui n’a aucun intérêt à ce que cette volonté-là se réalise. Et toutes les morales qui mettent l’accent sur la puissance de la volonté devraient en tenir compte. Il faut parfois savoir passer par un très long détour pour parvenir à ses fins ! (Ces remarques sont aussi très importantes pour le traitement des addictions.)
Elles s’appliquent sans doute particulièrement aux grands créateurs et le Docteur Faustus de Th. Mann est éloquent sur ces processus-là. Il montre bien l’évolution du musicien Leverkühn, l’hyper-singulier, l’hyper-doué, l’être d’élite qui ne supporte pas qu’on le touche et qui va mettre tant de temps et aura surtout besoin d’un pacte fatal avec une puissance supérieure à lui (interne, externe, on pourra ensuite discuter sur la nature de cette puissance) pour entrer dans la plénitude de la création.
Écoutes
Jean-François Zygel, Les Clés de l’orchestre, autour de Des Canyons aux étoiles d’Olivier Messiaen.
Hector Berlioz - Harold en Italie deuxième mouvement. Nobuko Imai. London Symphony Orchestra, Sir Colin Davis
(Le 2ème mouvement, dans l’excellente émission du dimanche matin sur Musiq3, Voyages). Ce qui me rappelle qu’un des passages musicaux qui m’a toujours le plus bouleversée se trouve dans le Requiem de Berlioz (Offertoire, Domine Jesu Christe, ici dans une version de l’Orchestre d’Atlanta, sous la direction de Robert Shaw – ou encore ici, par Leonard Bernstein dirigeant le National, à 50’ environ. Mon propre enregistrement, un 33 tours, est placé sous la direction de Colin Davis).
Les clés de l’orchestre
Je ne connaissais pas encore le principe de cette émission et le moins qu’on puisse dire est que j’ai été emballée. Quelle approche jouissive & en même temps éminemment pédagogique (un tour de force, n’est-ce pas, de combiner les deux aspects !) d’une musique pourtant pas facile. C’est passionnant de bout en bout (là aussi, remarquable et difficile gestion du temps par Jean-François Zygel, rien n’est trop long, rien n’ennuie, tout rebondit sans cesse). Il permet d’entrer dans le langage du compositeur, grâce à de courts extraits qu’il fait jouer par l’orchestre : les oiseaux, les instruments, les oppositions, les couleurs. Son aisance et sa mémoire sont stupéfiantes (énumération des oiseaux exotiques choisis par Messiaen !), il dose bien les exemples donnés au piano, par lui-même et ceux joués à l’orchestre ou par des solistes de l’orchestre (le cor du début, magnifique, toutes les percussions, la machine à vent, etc., le piano). Ses enchaînements sont aussi soignés que ceux de la musique, du très grand art ! Et je pense qu’une telle émission (puisque à l’origine c’est une émission de TV) s’adresse, autre tour de force, aussi bien au public encore peu connaisseur qu’au mélomane averti.
La froideur (Thomas Mann)
L’auteur a souvent parlé, par la bouche de son ami Serenus, narrateur du Docteur Faustus, de la froideur d’Adrian Leverkühn. Étrange et fascinant de voir ressurgir cette froideur dans la grande scène centrale du Docteur Faustus (une vraie scène de théâtre en fait, sans doute transposable sur les planches). Le visiteur demande à Leverkühn d’aller chercher un manteau et un plaid. Il émet un froid glacial qui transit le musicien : « je suis tellement froid, dit le diable, sinon comment pourrais-je résister et trouver habitable le lieu où j’habite ? » (242).
→ Très curieux d’entendre, dans le temps où je recopie ces notes, une émission de Musiq3 la radio belge, consacrée à Paganini, décrit dans son apparence, celle d’un diable auquel, parait-il, on l’a souvent comparé !
Méthode
Concernant Le Docteur Faustus, lecture centrale, il me faudra sans doute revenir ensuite sur certains passages que j’ai soulignés, pour en développer un peu le commentaire. Ils sont trop nombreux et trop denses pour que je procède ainsi au fil de ma lecture.
Fa # mineur
« « Le fa# mineur de l’abime » !!! Bonheur et stupéfaction de trouver cela sous la plume de Th. Mann (p. 243) après avoir été un peu découragée, fut-ce très aimablement, en mes questions sur l’impact des tonalités par un Michel Chion, il y a peu (correspondance privée). Michel Chion qui m’a toutefois aiguillée vers « l’éthos des tonalités ». Par tant de musiciens professionnels, si prompts à expliquer la relativité absolue de la tonalité (qui n’est que transitoire dans une pièce, changeant constamment). Et pourtant ! Je pense que si l’on transcrivait certains nocturnes de Chopin qui sont en fa# mineur en do majeur, on en perdrait l’essentiel.
De l’Allemagne
Il faudra reprendre plus en détails toutes les remarques de Thomas Mann sur les Allemands et l’Allemagne. « L’Allemand est doué mais entravé – assez doué pour s’irriter de ses entraves et en triompher par l’illumination, au risque de déchaîner le diable. » (244). À propos de diable, Mann ne cesse depuis le début du livre de semer des indices sur le diable, le diabolique, il intensifie même ces allusions au fur et à mesure de la montée vers le chapitre XXV.
Nietzsche
Il faudrait aussi étudier l’influence de Nietzsche, sa présence sous-jacente dans le texte, ce que je ne suis pas assez compétente pour faire. Mais je note cela : « De quel genre de temps s’agit-il ? Tout est là. D’un temps de grandeur, d’un temps de folie, d’un temps absolument diabolique où tout se meut en hauteur et en sur-hauteur. ». Dans un passage (p. 246) qui est aussi une superbe description quasi clinique de la psychose maniaco-dépressive ou de la bi-polarité.
Statisme et mouvement (Claude Ballif)
J’ai bien fait de m’accrocher un peu à la lecture de Voyage de mon oreille, dont les premiers chapitres m’avaient quelque peu dépassée. Car en voici un qui lui me parle vraiment : « Les modes de mouvement ».
Ballif note que « pour les Hindous le son représente l’image de la vie, sa naissance, sa durée ou son entretien, enfin son extinction. » (p. 150)
Il attire surtout mon attention sur deux notions essentielles en musique, statisme et mouvement. L’organisation du temps de la musique. La juste répartition de périodes stables et de périodes plus dynamiques, quelle que soit la cause du statisme ou du mouvement, mélodique ou harmonique. Dans certaines œuvres n’a-t-on pas l’impression de stagner, de s’ennuyer dans de mornes répétitions et dans d’autre n’étouffe-t-on pas, faute du moindre répit ? On pourrait appeler cela au fond la gestion de la tension par le musicien. Elle est essentielle. Même si le musicien a renoncé aux structures de repos de la musique tonale, stricto sensu, « il devra de toute manière établir des structures de repos et des structures de mouvement. Pour faire du mouvement en musique, il faut qu’il y ait un certain statisme, il faut un peu plus de mobile ici, un peu moins là, et alors on constate qu’il y a chance de musique et temps agissant. » (153)
→ Chance de musique ! Belle expression et l’on peut rechercher cette « chance de musique » aussi bien dans l’œuvre même que dans son interprétation.
Beaucoup de réalisme aussi chez Claude Ballif : « La musique a besoin de conventions. Cet art divin, si léger, est effroyablement entaché de nécessités matérielles. » (155)
Remarque encore bien utile pour affiner l’écoute, ce qui est une de mes préoccupations centrales : « En écoutant [...] les œuvres musicales dans leur réalité même, dans leur déroulement temporel, on s’aperçoit, malgré la variété extraordinaire des détails, de l’existence d’un même processus général de mouvement. Il y a un fixe sonore, il y a un mobile, ou il y a des mobiles. Il y a des fixes et des mobiles, autour desquels l’oreille perçoit des changements. » (158) et un peu plus loin « Il est beaucoup plus facile d’étudier du stable que du mobile, et cependant c’est le mobile qui intéresse le musicien ».
Sur cette dernière remarque s’adosse aussi sans doute toute sa critique assez virulente de la théorie musicale, dont on peut peut-être dire que par nature, elle tend à figer, à stabiliser, à s’intéresser au stable. Et à ne pas assez prendre en compte tout ce qui fait la mobilité, à tous égards. Une œuvre qui serait écrite strictement selon les canons de la théorie n’aurait pas le moindre intérêt (souvent le cas de celles qui sont dites « académiques ».)
Mais cela aussi : « Le musicien contemporain dialectise la notion de stabilité. On la pose, on la nie, on la dépasse pour la retrouver ailleurs, et la nier de nouveau. » (p. 159).
De la prise de notes
Mais comment écrire ? Matériellement. Petit, en « microgrammes » (Walser). Est-ce plus facile ? Moins énergivore, plus tenable ? La main tend à diverger constamment. Au piano, je la tiens mieux, surtout depuis que je retravaille tous les jours. Mais mon bras si souple quand je suis à mes claviers est si raide quand j’écris ! Pratique perdue ? Microgrammer pour raisons matérielles et spirituelles ?
De l’effet puzzle
Très positive cette soudaine révélation concernant les livres récemment lus sur la musique, avec il est vrai un même filtre : comment mieux écouter la musique ? Je prends conscience de que je nommerais volontiers l’effet puzzle. Même des lectures qui m’ont semblé inégalement porteuses pour moi, me dépassant par leur complexité ou par leur côté technique, viennent entrer en résonance avec les lectures suivantes, comme pièces d’un puzzle venant petit à petit composer une image partielle ou plus générale. Je parlais récemment de l’apprentissage par amplification, il y a aussi l’apprentissage par cette technique-là, points particuliers, ouvrages, réflexions éparses, qui viennent petit à petit trouver leur place dans un ensemble d’échelon supérieur et ainsi de suite.
Il en va de même pour la connaissance que l’on peut avoir de certaines personnes. Au fil des échanges, des lettres et des rencontres, se construisent, par petits éléments, une image, un portrait.
Rédigé par Florence Trocmé le 16 août 2015 à 14h52 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 11 août 2015 à 10h04 dans photomontages | Lien permanent
Jouve et l’inconscient
« Les poètes qui ont travaillé depuis Rimbaud à affranchir la poésie du rationnel savent très bien (même s’ils ne croient point le savoir) qu’ils ont retrouvé dans l’inconscient, ou du moins la pensée autant que possible influencée de l’inconscient, l’ancienne et la nouvelle source, et qu’ils se sont approchés par là d’un but nouveau pour le monde. Car nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil ; et ceci, les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire. »
Citation de Pierre Jean Jouve, proposée dans un article de Jean-Paul Louis-Lambert pour Poezibao, une lecture en trois parties du livre de Laure Himy-Piéri, Pierre Jean Jouve, la modernité et ses possibles.
Oreille
Très étrange expérience sonore pendant un peu plus de 24 heures à la suite d’un bouchon de cérumen tombé au fond de l’oreille droite et engendrant une surdité presque totale de ce côté-là, ce qui ne m’était encore jamais arrivé. Beaucoup d’impressions très pénibles dont celle que je ne pouvais plus tout à fait faire confiance à mes sensations en général. Oui, en général. La perte brutale de l’audition d’une oreille me déstabilisait dans mon rapport au monde, sans doute en perturbant mon système de veille et d’alerte. Une fonction altérée, tout le système brouillé.
Quelques expériences sonores pourtant très intéressantes : les sons graves, par exemple le roulement d’une voiture sur l’asphalte, perçu depuis l’appartement, induisaient une sorte d’accentuation de l’impression de surdité, en générant une pression supplémentaire sur le tympan ; ou bien cette sensation presqu’hallucinatoire que la source du son était à l’intérieur même de mon oreille gauche ; car en effet, curieux facteurs d’échos entre les deux oreilles ce qui me fait poser la question de l’interrelation physiologique entre les deux oreilles. Pour la musique en revanche, impressions presqu’insupportables, le travail du piano très gêné et l’audition de la musique enregistrée ne générant aucun plaisir. J’avoue que j’ai pensé à Beethoven, en projetant une possible disparition de l’accès à la musique. J’ai aussi pensé aux expériences relatées par Michaux ou par Le Clézio.
Conflits entre la rétention et l’élan créateur (Thomas Mann)
Serenus, le narrateur et ami du héros du Docteur Faustus de Thomas Mann, le musicien Leverkühn, écrit à propos d’une œuvre de ce dernier : « La parodie était ici l’orgueilleux recours contre la stérilité par quoi un scepticisme, une pudeur intellectuelle, la crainte des redites mortelles et banales risquaient de paralyser des dons insignes » [...] Le conflit presqu’inconciliable entre la rétention et l’élan créateur inné du génie, entre la chasteté et la passion, voilà précisément la naïveté où un art de cette nature prend ses racines, le terreau propice à la croissance difficultueuse et caractéristique de son œuvre ; et l’effort inconscient pour procurer au "don" l’impulsion productrice, le faible excédent de poids qui lui permettra de rejeter les entraves de la raillerie, de l’orgueil, de la pudeur intellectuelle [...] » (Thomas Mann, Le Docteur Faustus, édition Albin Michel, p. 162).
→ profonde analyse des freins à la création, chez les plus grands mais aussi sans doute chez de plus petits créateurs, qui partagent avec les premiers une forme de lucidité. Analyse sans doute fondée sur l’expérience intime de Thomas Mann.
Écoute
Schulhoff, le sextuor, interprétation avec Gidon Kremer au festival de Lockenhaus.
(Grâce à Christian Tarting).
Erwin Schulhoff (né le 8 juin 1894 à Prague, alors Autriche-Hongrie – mort le 18 août 1942 dans le camp de concentration de Wülzburg en Bavière, Allemagne) était un compositeur et pianiste tchèque. Enfant prodige, il fut remarqué et encouragé par Antonín Dvořák.
Juif, homosexuel, communiste et avant-gardiste, il fut une cible de choix pour les nazis, qui le traquèrent et le retrouvèrent avant qu'il ne parvienne à fuir en Union soviétique.
Il obtient son visa d'émigration en juin 41, peu de temps avant de l'invasion de l'Union Soviétique. Arrêté par les Allemands, il est déporté à Wülzbourg sous un faux nom, ce qui lui permet d'échapper au sort réservé aux juifs.
Dans le camp, il continue à composer, des œuvres pour piano, mais aussi et surtout sa huitième symphonie, qu'il entreprend d'écrire en hommage à des codétenus massacrés. Il meurt d'épuisement le 18 août 1942, sans l'avoir terminée. Elle sera retrouvée et publiée par Francesco Lotoro, musicologue italien qui s'est consacré à retrouver la musique écrite dans les camps.
Il est l’auteur de l’opéra Flammen, Flammes, du ballet Ogelala , de plusieurs symphonies, de diverses œuvres de musique de chambre et d'une cantate (opus 82) basée sur le Manifeste du Parti communiste.
Il est aussi l'un des premiers compositeurs d'obédience classique à s'intéresser au jazz d'une façon importante. (notice Wikipédia)
→ dans le premier mouvement du sextuor, le musicien parvient à produire des sonorités quasi spectrales et bouleversantes qui confrontent une fois de plus à la quasi-impossibilité de « parler de » la musique. Comme si elle allait toucher quelque chose qui en nous est en-deçà, en arrière du territoire des mots. Une région où les mots n’ont plus voix au chapitre. Des sonorités qui sont aussi comme une interrogation, peut-être le fameux muss es sein de Beethoven…
Claude Ballif
Je ne suis pas emballée pour l’instant par Voyage de mon oreille. Le texte est polémique mais sans citer de noms malheureusement (même si on pressent que Boulez est visé) et parfois très technique sur le plan musical. Mais je poursuis ma lecture et glane ici ou là des notes intéressantes : « Les Anciens [avaient] deviné que la musique exprime l’ordre de la vie intime, qu’elle est comme la structure même de notre âme. » (Claude Ballif, Voyage de mon oreille, 1979, p. 26).
Du jugement
Ne juge pas le jugement.
(Injonction à cesser de se torturer avec la question de la justesse du jugement. Le nourrir sans relâche puis l’assumer, c’est tout).
La voix interdite
Pourquoi ce peu d’attrait, rare chez les passionnés de musique, pour la voix chantée et en particulier la voix féminine ? Sans doute une empreinte négative remontant à la première enfance, celle du rejet, du dégoût même de la figure maternelle pour la voix. Deux souvenirs, au fond assez violents : cette expression de dégueulando qu’elle utilisait pour caractériser le chant, tout chant il faut y insister, que pouvait diffuser la radio (« France Musique ce n’est que parlotte et déguenlando » ! [sic] – France Musique qui ne devait pas encore être France Musique puisque ce nom ne date que de décembre 1963). Cette même expression peu amène appliquée à la « mère X », une dame bénévole qui chantait à la messe, dans le petit village de la couronne parisienne où nous passions nos week-ends et une partie de nos vacances d’été.
Plus tard, hélas, aussi cette lourde insistance sur le fait que je chantais faux. Qui m’a retenue à tout jamais de m’associer à un chœur, de chanter avec d’autres, de chanter tout simplement. L’assertion bien trop tardive d’un professeur de musique dans un conservatoire, expliquant que si l’on ne chantait pas juste, c’est qu’on entendait mal et que cela se corrigeait, suivi d’une mise en pratique efficace de cette idée n’ont pas suffi non plus à relâcher l’étreinte de ce qu’il faut bien nommer une interdiction.
Si je n’aime pas, à quelques notables exceptions près, l’opéra, ce n’est pas que pour cette raison mais ces faits invalidants y ont certainement contribué.
→ dans le flotoir 2003 : « La voix, c'est l'écriture. La voix serait la mise à jour, la transposition du travail aveugle et silencieux de l'écriture [...] parce que le corps est musique, le corps est une partition ».
Anne-Marie Albiach, in Cahier Critique de Poésie, 5, 2002/1, p. 8.
Amplification
il peut y avoir une sorte d’amplification d’une lecture par une autre. Ainsi parfois ce que je lis dans Voyage de mon oreille de Claude Ballif me renvoie, réactive, enrichit, ce que j’ai lu dans le Pourquoi la musique ? de Francis Wolff.
Apprendre ce serait peut-être cela, travailler par amplifications successives.
La « naïveté (Thomas Mann)
Le narrateur dans le Docteur Faustus se demande d’abord, pensant aux premières œuvres et surtout aux propos de son ami musicien Leverkühn: « quels efforts, quels trucs intellectuels seraient nécessaires pour sauver l’art, le reconquérir et réaliser une œuvre qui sous le travesti de la naïveté révèlerait l’état de connaissance lucide grâce auquel elle a été obtenue. ». Plus loin il précise : « Ce que j’ai appelé plus haut le "travesti de la naïveté", combien souvent et de bonne heure il s’est manifesté dans sa production [...] Il y a là sur l’échelon musical le plus développé, sur un arrière-plan de tensions extrêmes, des "banalités", naturellement pas au sens sentimental du mot ou au sens d’un élan aimable, mais des banalités au sens d’une technique primitive. » Et d’ajouter qu’on pouvait les considérer « comme un dépassement du nouveau et du rabâché, comme des audaces sous le masque du primitif [...] une façon douloureuse et évocatrice de railler la tonalité, le système tempéré, la musique traditionnelle. »
→ Étranges échos entre le texte de Th. Mann et celui de Claude Ballif par moments, sur cette question de la modernité, et des terribles questions posées à la conscience du compositeur du XXème siècle.
→ et tout aussi étrangement, j’entends chez Schulhoff dont j’explore en ce moment la musique de ces traits burlesques et grotesques, jusque dans les titres des œuvres : Grotesques pour piano, Burlesques pour piano ou Burleska du sextuor.
Une musique qu’on n’entendra jamais
Étrange sensation de regret, presque de deuil, hier en lisant le Docteur Faustus alors que le narrateur évoque, magistralement, une des œuvres de son ami Adrian Leverkühn et que l’on réalise soudain que ces treize lieder sur des poèmes de Brentano, on ne les entendra jamais. Pas plus que la sonate de Vinteuil.
→ n’était-ce pas le sort de ceux qui, jadis, désiraient entendre une œuvre, disons la quatrième symphonie de Beethoven, dont ils avaient entendu parler, à propos de laquelle peut-être ils avaient lu des comptes-rendus et qui n’avaient aucun moyen de réaliser ce vœu (ni gramophone, ni radio, ni CD, ni streaming…) sauf peut-être parfois par le biais des « réductions » pour piano dont j’ai encore connu dans mon enfance de beaux volumes (format à l’italienne, piano à quatre mains), ici ou là, et sans bien sûr comprendre leur raison d’être. Ne sommes-nous pas trop gâtés ?
Pour entendre (Valère Novarina)
Révisant mes vieux flotoirs, je retrouve cette formule de Novarina : « La parole m'a été donnée non pour parler mais pour entendre ».
→ L’écriture du flotoir me semble de plus en plus destinée à m’aider à écouter et entendre, plutôt qu’à dire.
Et un peu plus loin, Novarina ajoute : « Le mot [...] sait qu'il ne contient ni le sens ni la chose, mais qu'il l'appelle, l'évoque, fait résonner tout l'espace de son manque [...] Projectile, il est lancé pour qu'on entende comme on sonde un gouffre par l'écho. » (in Devant la parole)
Butor, lecture active
Je reprends cette note de mon flotoir, en septembre 2003, parce qu’elle me semble aujourd’hui presque prémonitoire : de ce qui est effectivement devenu possible via Internet (je songe à certains des procédés mis en place par Amazon sur les Kindle) mais aussi parce que ces mots semblent préluder à cette pratique qui fut la mienne, bien plus tard, du « journal de lecture ».
« "Lecteur, pourquoi de temps en temps n'ajouteriez-vous pas au-dessus de ce second journal après-coup votre propre journal de lecture" (B. dans Intervalles, cité dans De la distance, p. 73. → On peut imaginer un livre ouvert qui ménagerait, matériellement, la place pour le journal de lecture du lecteur. Chaque livre aurait alors ses variantes x, correspondant aux exemplaires "écrits" aussi, peu ou prou, par le lecteur. Projet fou qu'Internet peut rendre possible. On peut très bien imaginer un des livres de Butor, De la Distance par exemple (qui n'est pas un livre de Butor en fait !) mis en ligne et indéfiniment glosé par tous les lecteurs qui le désireraient. Témoins de cet accroissement du monde intérieur qu'est toute lecture. » (Flotoir, 22 septembre 2003)
→ et ce faisant, reprenant quelques paragraphes de mes anciens flotoirs que je révise en ce moment, je me surprends aussi à penser à une œuvre qui a été très importante pour moi, celle de Claude Mauriac et de son Temps immobile. Puisqu’il a « monté » pour les divers volumes de cette œuvre des fragments de ses Journaux parfois très éloignés dans le temps, mais qui se répondaient d’une façon souvent très frappante. « L’entreprise du "temps immobile", longtemps rêvée, ébauchée à diverses reprises et sous diverses formes, enfin réalisée à partir de 1970, occupe une place à part dans l’œuvre de Claude Mauriac. Construite à partir du journal de l’auteur, un "journal monstre" pour reprendre l’expression de Philippe Lejeune, et qui couvre plus de soixante années, cette entreprise est unique en ce qu’elle est la première à utiliser un journal personnel comme une carrière où puiser des pierres pour construire un édifice nouveau, qui préserve le matériau d’origine en lui donnant par des rapprochements inédits et des commentaires eux-mêmes datés, un éclairage et un sens neufs. » (source)
→ et pour moi qui suis fascinée par les aventures littéraires hors-normes comme les Cahiers de Valéry ou le Zibaldone de Leopardi, cette idée d’un écrit sans fin, qui non seulement continue à avancer, dans le flux du temps mais qui aussi revient en partie sur ses pas et réactive certains temps anciens.
Rédigé par Florence Trocmé le 11 août 2015 à 09h54 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent