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Rédigé par Florence Trocmé le 29 septembre 2015 à 14h10 dans photomontages | Lien permanent
Atomes perceptifs (Pierre Vinclair)
« Je ne sais pas si l’on a déjà ou non parlé d’un « impressionnisme » de T. S. Eliot, et si une telle qualification aurait quelque sens, mais cette manière de désarticuler une scène en une multitude d’atomes perceptifs ressemble à un refus de la ligne, au profit de la touche. » (feuilleton de Pierre Vinclair, autour de la traduction de The Waste Land d’Eliot, dans Poezibao)
→ Ce que je retiens surtout ici, c’est l’idée d’une désarticulation, d’une fragmentation et partant d’une analyse possible d’un donné en une multitude d’atomes perceptifs. Invite en réalité à une attention accrue dans une situation donnée. Amener à la conscience non seulement ce qui relève de la vue, mais aussi de l’écoute, des sensations corporelles, pour donner toute leur place aux perceptions trop souvent considérées comme secondes, voire secondaires. Penser à l’aveugle par exemple et ce que lui perçoit, étant privé de la vue, qui s’impose si souvent de manière si hégémonique, au détriment des autres sens. La plupart du temps, ne dit-on pas « as-tu vu ? » et si l’on utilise « as-tu entendu ? », c’est que la source est invisible ! Cela nous prive d’une perception plurielle et par conséquent d’une meilleure connaissance de l’immense répertoire sonore du monde.
→ J’ai du reste été étonnée d’apprendre récemment qu’il y avait désormais des sounds studies. Et j’ai bien l’intention d’aller y voir de plus près. Roger-Pol Droit récemment dans Le Monde signalait ce livre : Une histoire de la modernité sonore, de Jonathan Sterne.
Lucas Debargue encore
Dans une interview au Journal La Terrasse, Lucas Debargue dit : « je ne suis pas du tout arrivé à Moscou [L.D. a obtenu en juillet le 4ème prix du concours Tchaïkovski de piano) dans l’esprit d’être le meilleur, de remporter une compétition, mais dans celui de faire de la musique. J’ai fait ce que je fais d’habitude. Chercher dans un premier temps le point de concentration qui permet de rendre au maximum le travail de recherche du son, d’élaboration d’une interprétation très précise, très détaillée. Et dans un second temps, à un niveau supérieur, chercher à capter une communication avec le public, un certain niveau de profondeur. Je ne peux me sentir prêt que par rapport à ce qui se passe à l’intérieur de moi, je suis prêt pour ce qui arrive... »
→ Me frappent cette idée de concentration et aussi celle de la précision. Plus j’avance dans mon travail désormais solitaire du piano, plus je prends conscience du caractère essentiel de la précision et de la concentration. Que je ne suis capable pour ma part de pratiquer que sur de très courtes phrases musicales ! Pour arriver à la future liberté du jeu, il faut d’abord ne rien laisser passer du texte, que l’on devrait idéalement connaître très vite par cœur.
Lucas Debargue encore : « C’est un fait que de plus en plus de personnes s’intéressent à mon jeu, et les opportunités de concerts se multiplient. Mais jouer devant 10 ou 3000 personnes, c’est toujours faire de la musique. La notoriété, c’est une affaire de surface, d’extérieur, de quantité. Mais qualitativement la question demeure toujours de faire la meilleure musique possible. Être le plus généreux possible. Être prêt le jour du concert. Être présent au moment où je joue. Tout ça ne changera pas. Et puis la question du succès est à relativiser. L’écho en France n’a pas été le même qu’à Moscou ! ce qui n’est pas relatif, c’est l’expérience spirituelle que j’ai vécue là- bas. Il faut partir de là. »
→ Je suis décidément bien en phase avec ce musicien-là ! Et ce qu'il dit ici s’applique à tout domaine, dès que l’on tente de faire partager quelque chose, « être le plus généreux possible ». Ne pas mégoter son temps, son engagement… faire ou ne pas faire, mais ne pas bâcler. Ne pas faire de calculs, non plus. Faire, simplement. Et savoir aussi ne pas faire.
De l’écoute
Toujours dans ce même numéro du journal La Terrasse, ces propos du créateur de TM+, Laurent Cuniot : « L’interrogation sur la notion d’écoute est pour nous essentielle. Ce que nous voulons, c’est partir avec nos auditeurs à la conquête de l’inouï : leur donner la possibilité d’exercer leur capacité à écouter des musiques différentes, et notamment la création musicale, sans s’enfermer dans un segment de répertoire ou dans une forme de routine. L’une de nos réponses a été d’inventer des formes nouvelles de concert où coexistent des œuvres d’époques et de styles différents, pour à la fois revitaliser les œuvres du passé et inscrire les œuvres nouvelles dans l’histoire. Avec les « Voyages de l’écoute » par exemple, l’auditeur entre dans un moment de musique ininterrompu, où la juxtaposition des œuvres joue énormément sur le rythme de l’écoute, avec ses temps forts, ses moments de tension ou de détente – un peu comme une œuvre musicale, finalement. Il me semble important de retrouver une virginité de l’écoute pour dépasser nos habitudes. »
→ La playlist que l’on compose sur son ordinateur n’est-elle pas une de ces « formes nouvelles de concert » ? Mais idéalement il faudrait qu’elle soit préparée par quelqu’un d’autre et je ne connais pas beaucoup de playlists partagées qui me conviennent quant au répertoire !
Fa# mineur
Et voici qu’une œuvre me « tire l’oreille » et comme par hasard elle est en fa# mineur : sonate n° 3 de Scriabine, dans l’interprétation de Varduhi Yeritsyan.
La dame à la perle (Portrait de lecteur)
Arrêt d’autobus, 10 septembre 2015, 17 h. Une dame pas jeune, pantalon et sandales rouges, veste matelassé marron, peau assez brune (ou hâlée) avec des tâches sur les mains, cheveux auburn. Elle porte un gros bracelet argenté, de grandes lunettes et ses ongles sont teints en rose pâle ; aux oreilles, comme l’héroïne de Vermeer (ou de Tracy Chevalier), de jolies perles, légèrement rosées. Je déchiffre le titre de son livre, L’odeur de l’Italie de Pier Paolo Pasolini. Mais voilà que cherchant à vérifier le titre du livre, comme je le fais toujours pour ces portraits de lecteur, je m’aperçois qu’il ne s’agit en rien d’Italie, mais d’Inde où Pasolini fit un voyage en 1961 avec Alberto Moravia et Elsa Morante : ce sont les premières heures de ma présence en Inde, et je ne sais pas dominer la bête assoiffée, en moi emprisonnée, comme en cage. Je persuade Moravia de faire du moins quelques pas près de l'hôtel et de respirer quelques bouffées de cet air, d'une première nuit en Inde...
Un concert inouï
Magnifique concert donné récemment par les Mainzer Philarmoniker et le Eberbachchor, à Wiesbaden, sous la direction de Wendell Kretzschmar, un concert entièrement dédié à un musicien maudit. Non pas qu’il fasse partie des artistes répudiés par les Nazis, comme représentant d’un art dégénéré (Entartete Kunst) mais pour de multiples raisons, esthétiques, philosophiques et techniques. Adrian Leverkühn, né en Saxe allemande en 1885, a vécu quasiment en reclus toute sa vie et il est mort fou en 1940. Il a néanmoins développé une œuvre essentielle et problématique, où certains virent l’influence du diable, voire même la conséquence d’un possible pacte avec le démon. Faust, on le sait, hante la conscience allemande ! Une œuvre en tous cas diaboliquement complexe et la plupart du temps demandant un très haut niveau technique et conceptuel aux interprètes. Ce qui explique qu’elle soit si peu jouée, mais sans doute pas uniquement.
Deux œuvres du musicien ont été données lors de ce mémorable concert, début septembre 2015, à Wiesbaden : le Concerto pour violon, dans une interprétation de Rudi Schwerdtfeger et l’Apocalypsis cum Figuris, terminée en 1919, œuvre colossale qui requiert de la part des musiciens comme de celle des auditeurs une ouverture d’esprit et une concentration totales. Car Leverkühn, pourtant féru de musique ancienne, Palestrina en particulier (il a beaucoup étudié l’opéra Palestrina de Hans Pfitzner), très grand praticien de l’écriture musicale et du contrepoint, s’est de plus en plus attaché tout au long de son évolution musicale à sortir de ces moules de la musique ancienne ou romantique, à abandonner notamment le travail autour des thèmes musicaux et de leur exploitation. Il en vint à concevoir un système de composition proche du dodécaphonisme, mais qui lui resta propre et qui lui permit la conception en une vingtaine d’années inimaginablement créatrices (mais qui le brûlèrent) de tout un corpus de musique, oratorios & musique de chambre.
Le concerto pour violon n’appartient pas aux œuvres les plus hermétiques et difficiles. Il inclut nombre de traits propres à la création de Leverkühn et en particulier une ironie sous-jacente, parfois grinçante, mais qu’il n’est pas forcément facile de détecter en tant que telle, car elle revêt tous les aspects d’un véritable charme. Le tout jeune violoniste, plein de fougue et de passion, en a donné une très belle interprétation, engagée, vivante, souvent sur le fil du rasoir. Ce qui est une juste façon de concevoir ce concerto.
C’est un tout autre visage que révèle l’Apocalypsis cum figuris, une œuvre intimidante par son ardeur à dévoiler musicalement les mystères les plus cachés, la bête dans l’homme, comme ses plus sublimes mouvements. C’est peu de dire qu’elle fut mal accueillie en son temps. Elle fut taxée de sanglante barbarie et d’intellectualité exsangue. Dans sa complexité inouïe, elle révèle toutes les faces de l’art de Leverkühn, mais aussi, on l’a souvent dit et ce concert l’a confirmé de manière éclatante, l’intimité profonde entre cette œuvre-là et l’âme allemande, y compris dans ses plus sombres aspects, ceux qui allaient conduire à la catastrophe. Il faut insister sur la date de composition, au sortir de la Première Guerre mondiale et alors que commencent à germer les idées du national-socialisme. Toute l’œuvre de Leverkühn, qu’il serait urgent de réhabiliter, interroge ce rapport.
Pour en revenir à l’Apocalypis, on est frappé par le traitement des chœurs et il faut rendre grâce à l’Eberbachchor qui a su relever un défi presque insurmontable. On entend là des ensembles qui commencent comme des chœurs parlés et par degrés seulement, par les plus étranges transitions, se muent en pure musique vocale ; des chœurs qui parcourent toute la gamme des nuances, du chuchotement gradué, du dialogue antiphonal, du demi-chant jusqu’au chant polyphonique. Ici le chœur est instrumentalisé et l’orchestre vocalisé. Tout cela impose un climat oppressant, dangereux, pervers. Est-ce en rapport avec les sources utilisées par Leverkühn (Hildegarde de Bingen, Mechtilde de Magdebourg, Bède le Vénérable, Saint Jean), avec son attrait pour les périodes pré-médiévales ? Voici en tous cas un mélange étonnant et détonnant d’archaïque et d’ultra-moderne, et qui sonne encore comme cela aujourd’hui, près d’un siècle plus tard.
On sort profondément remué de ce concert. Malheureusement la discographie est encore à ce jour indigente, quelques interprétations anciennes, de toute beauté, d’Otto Klemperer, une version du concerto de violon par Heifetz, sur son Guarnerius del Jesu, vers 1922, mais dans une prise de son malheureusement déplorable. On espère donc que musicologues, chercheurs et labels, peut-être stimulés par ce concert qui a eu un grand retentissement en Allemagne, aient à cœur de mieux faire connaître cette œuvre inclassable mais essentielle à la compréhension de l’art contemporain et même au-delà, aux rapports profonds entre les arts et les civilisations.
(Ce paragraphe comporte une ou quelques énigmes, faciles à élucider pour certaines ou certains, et dont je donnerai toutes les clés dans un prochain flotoir)
Rédigé par Florence Trocmé le 29 septembre 2015 à 14h02 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 24 septembre 2015 à 15h35 dans photomontages | Lien permanent
Ingeborg Bachmann
Une belle surprise éditoriale que ce très fort volume anthologique Ingeborg Bachmann, paru dans la collection Poésie Gallimard (il aura fallu quand même 499 précédents volumes pour y arriver enfin !).
C’est de plus un ouvrage singulier et inédit à maints égards. Il faut absolument lire la préface de Françoise Rétif, maître d’œuvre de cet ensemble de premier plan, qui a largement puisé dans les manuscrits du fonds posthume de la Bibliothèque nationale autrichienne.
Car Bachmann a publié peu de poésie en recueil (deux livres seulement de son vivant, Le Temps en sursis en 1953 et Invocation de la Grande Ourse en 1956, alors qu’elle n’a cessé d’écrire de la poésie. Et surtout on a retrouvé énormément de documents, de poèmes, d’ébauches de poèmes dans ses papiers après sa mort accidentelle à Rome le 17 octobre 1973, à l’âge de 47 ans. Je pensais ce matin que souvent les plus fous, les plus grands « flambent et disparaissent », je ne pensais pas spécialement à elle, alors que dans son cas la métaphore se double de la réalité, puisqu’elle est morte dans un incendie.
La première traduction [1989, Actes Sud, par François-René Daillie] est épuisée. Et surtout la recherche a bien progressé depuis cette époque. Et le livre conçu par Françoise Rétif n’a pas d’équivalent, même en Allemagne. Il s’attache à présenter la poésie lyrique d’Ingeborg Bachmann depuis ses premières poèmes d’adolescente jusqu’aux esquisses tardives.
Ce que j’aime dans cette préface, c’est que Françoise Rétif adopte un ton assez personnel, n’hésite pas à recadrer certaines vérités (notamment en ce qui concerne l’influence de Paul Celan sur Ingeborg Bachmann) et présente l’œuvre et la femme de manière totalement dépendantes l’une de l’autre, imbriquées, c’est une présentation engagée.
Une quête incessante (Ingeborg Bachmann)
Françoise Rétif montre bien la quête de Bachmann, toujours à la recherche d’une nouvelle « logique », de nouvelles formes de pensée et d’être, en ses deux versants contrastés mais unis, d’un côté l’ombre, l’obscur, l’abîme, l’angoisse, l’expérience précoce des ténèbres, mais de l’autre l’appétit de vie, la soif de lumière et la confiance en l’amour. Et surtout la recherche « du sens ultime, de la raison, du fond et du fondement – ce mot Grund, intraduisible en français. » (p. 10)
Elle montre aussi la conscience politique d’I. Bachmann, déjà si forte à l’âge de 18 ans (et alors que son père était engagé aux côtés des nazis). Elle donne un passage étonnant où la toute jeune fille, restée seule à Klagenfurt, pendant de violents bombardements alliés refuse d’aller dans le bunker et écrit : « J’ai pris la ferme décision de continuer à lire quand les bombes tombent. » (p. 13) Elle n’aura de cesse alors d’écrire contre la guerre et contre la violence.
De la frontière (Ingeborg Bachmann)
Et donc elle montre comment les influences furent réciproques entre les deux amis-amants, Ingeborg Bachmann et Paul Celan : « le dialogue fut amoureux, mais aussi poétique et poétologique, et il fut bilatéral : les deux poètes apprirent l’un de l’autre. » (p. 19). Et tous deux, ajoute un peu plus loin Françoise Rétif « définiront l’œuvre, le poème, comme mouvement vers l’autre, comme rencontre de l’autre » (p. 22)
Elle écrit aussi cela, très éclairant, à propos de Bachmann : elle esquisse « un nouvel espace littéraire, philosophique et social autour d’un mot intraduisible en français, le verbe grenzen qui signifie littéralement en allemand "avoir une frontière commune", "être tendu vers", "confiner à". La frontière est alors autant ce qui sépare que ce qui relie, elle est fluide, poreuse, perméable – le lieu de la rencontre de l’un et de l’autre, ni identiques, ni différents, ni totalement séparés, ni totalement réunis, un lieu du partage, à la fois ligne de démarcation et de participation. » (p. 24)
→ Comment ne pas trouver ces lignes d’une brûlante actualité ?
→ je songe aussi à ce que j’ai parfois appelé la chimère, visualisant une sorte de corps intermédiaire entre soi et l’auteur du livre, entre soi et le livre, entre soi et l’autre, en général. Un espace libre où tout se joue.
Une autre logique, celle du passage (I. Bachmann)
Car c’est bien comme à la recherche d’une autre logique que se définit la poète, « confrontée à l’intérieur comme à l’extérieur aux catégories figées, aux contraires agressifs qui s’entrechoquent, à un monde dissocié, schizophrène, qui ne sait accéder au savoir qu’en simplifiant, en opposant, en mutilant la réalité et les êtres », alors que « le texte bachmannien plaide pour une logique du passage, qui à la fois reflète et esquisse une réalité fluide et chatoyante, indécidable. » (p. 25)
De la notion d’individu
Selon Françoise Rétif, avec Bachmann, la « notion d’individu telle qu’elle s’affirme au XVIIIe siècle est dépassée » et « dans le monde de Bachmann, le moi ne se définit plus par sa singularité, mais par le retrait de sa singularité » et ajoute-t-elle, « même son genre sexuel souvent n’est plus marqué, ce que permet plus facilement la grammaire allemande que la grammaire française. » (p. 25)
La Lorelei et les nazis
J’apprends ou plutôt redécouvre, car il me semble que je le connaissais, ce fait terrible : « "poète inconnu" est ce que les nazis firent inscrire en-dessous du célèbre poème "Die Lorelei", emblématique de l’Allemagne, dont la paternité revient au poète d’origine juive Heinrich Heine. » (p. 35)
De la langue (I. Bachmann)
C’est que Bachmann n’a cessé de « critiquer et renouveler la langue qui est la sienne. "Moi avec la langue allemande / cette nuée autour de moi / que je tiens pour maison / dérive à travers toutes les langues" ("Exil"). Sa poésie constitue au plus haut point une réflexion sur le langage. Les frontières traversent aussi les mots, c’est là une prise de conscience essentielle qui structure tout l’usage qu’elle fait de la langue allemande. » (p. 35). Elle qui écrira dans la nouvelle « La Trentième année » : « Pas de monde nouveau sans langage nouveau ». (On peut lire des œuvres de Bachmann sur le site de Laurent Margantin). Il s’agit de combattre ce qu’elle appelle Die Gaunersprache, le langage des escrocs (i.e. langage des publicité, mass media, consommation, qui « fige le monde dans des représentations réductrices, mais surtout véhicule, sans le dire et sans qu’on s’en rende compte, des idéologies fatales. »
« Ecrire des poèmes me semble être ce qu’il y a de plus difficile, parce que les problèmes de forme, de contenu et de vocabulaire doivent être résolus tous à la fois, parce qu’il obéissent au rythme du temps et doivent cependant ordonner la multitude des choses anciennes et nouvelles selon notre cœur, dans lequel sont décidés passé, présent et avenir. » (I. Bachmann, Éléments de biographie, traduction de François Rétif, sur le site de Laurent Margantin)
Thomas Mann et la musique
« Seule la musique, à l’exclusion de tout autre art, est capable d’exprimer une beauté qui exerce un effet physique, vous prend tout entier et frôle le "plan céleste." » (Le docteur Faustus, p. 436)
Que j’aimerais lire un livre sur Thomas Mann et la musique me dis-je hier soir en lisant ces mots, en m’émerveillant de voir qui convoque l’écrivain pour parler de la conception du concerto pour violon d’Adrian Leverkühn : Bériot, Vieuxtemps et Wienavski, autrement dit pas des musiciens parmi les plus connus.
Aujourd’hui je fais une recherche sur Internet et je trouve un livre en allemand, Hans Rudolf Vaget, Seelenzauber, Thomas Mann und die Musik. Prudente je me fais envoyer dans un premier temps les vingt premières pages. Si la lecture n’en est pas trop difficile, je téléchargerai le livre dans son ensemble. Je suis passionnée par cette question. J’aimerais savoir ce qu’il en apprit, ce qu’il en savait, ce qu’il écoutait (où, quand, comment, concerts, disques – et là la question, quid des disques à son époque (or, la couverture du livre le montre devant une sorte de gramophone, magnifique).
Et alors que je venais de me poser la question, tournant la page, je trouve l’évocation de « séances de musique mécanique » et une précision « à cette époque [la scène se passe en 1923 ou 24] le disque de gramophone avait été très perfectionné. » !
Le gramophone dont Hans Castorp dans La Montagne magique parle en ces termes : « Das Grammophon "als ein strömendes Füllhorn heitern und seelenschweren künstlerischen Genusses" », le « gramophone comme une corne d’abondance débordante de plaisirs artistiques, joyeux ou lourds au cœur ». (Je tente la traduction)
Que demande-t-on aux poètes ? (Ivar Ch’Vavar et Laurent Albarracin)
Question posée par la revue Décharge et ici, une partie de la réponse d’Ivar Ch’Vavar : « J’attends que dans ce monde et ce temps – où je peux avancer difficilement, obscurément, où je peux m’enliser longtemps, m’égarer – la parole de ce poète dévoile le réel, je veux dire l’être, l’évidence de l’être, fût-ce à de longs intervalles. J’attends du poète une parole qui me dise l’être, quelque chose de l’être – une telle parole, bien sûr, est impossible. Que le poète me prouve que « l’impossible est possible », dans le sens positif de l’expression. »
Autre belle réponse, celle de Laurent Albaraccin : que « langage et monde ne se regardent plus en chiens de faïence mais s’entremêlent comme des loups de lait par exemple, où langage et monde déchiquettent leur innocence. » (Décharge, n° 167)
Vue de Delft
Avant-hier soir, une lumière grâce à laquelle tout se détache, dans le paysage urbain, comme dans le tableau de Vermeer au célèbre petit pan de mur jaune ! Et un vrai ciel de peintre qui me fait penser au merveilleux livre de Jacques Roubaud sur ou plutôt avec Constable, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel.
→ Occasion de voir à l’œuvre un curieux fonctionnement de mémoire. J’ai pensé Roubaud, j’ai pensé Constable, j’ai donc pensé à la jolie collection Ekphrasis d’Invenit dont j’ai eu plusieurs exemplaires en main (en particulier le Eugène Leroy de Ludovic Degroote) et j’ai cherché un livre de ce format-là, dans mes étagères Roubaud… et je me suis agacée de ne rien trouver. Alors démarche rationnelle, une biblio, pour au moins trouver le titre du livre et de m’apercevoir que l’éditeur est Argol et que j’ai bel et bien ce livre ! Par la même occasion, j’ai retrouvé les deux volumes du Livre de l’Intranquillité de Pessoa que je cherchais depuis des mois !
Jolie promenade imaginaire, à partir du ciel parisien, le fameux ciel de traîne d’Ile-de-France. Elle convoque Nuages de Boris Wolowiec, à qui j’ai pensé à cause d’Ivar Ch’Vavar ! « Les nuages projettent l’immobilité. Les nuages projettent l’immobilité de l’inconnu, de l’inconnu immédiat. » Nuages de B. Wolowiec sur lequel a récemment écrit Claude Vercey, le rédacteur en chef de Décharge et Nuages qui est publié par Laurent Albarracin !!!! Une petite bibliothèque à la Warburg dans la tête. Et cela me fait aussi penser à la remarque d’Antoine Emaz sur les rebonds successifs dans les notes de Jacques Lèbre et tout ce réseau polyphonique qui se crée ainsi (ici, paragraphe « Réseau polyphonique ».
Stabat Mater (portrait de lecteur)
Métro, 15.09.15, 9h10. Il est jeune, barbe naissante, calvitie aussi. Peau assez brune en fort contraste avec le casque Sony tout blanc, casque sans fil avec, pulsant sur l’oreillette droite, une petite diode bleue. Il porte un jean et des chaussures en toile beige, une veste en toile noire et une grande besace en bandoulière. Il lit Stabat Mater. Stabat mater ? Impossible de lire le nom de l’auteur, la couverture est noire, sombre, avec un dessin tout aussi sombre et les caractères sont petits, hormis ceux du titre : Stabat Mater. Je vois des toiles de maître, Van der Weyden, Van Eyck, des mères douloureuses, j’entends les musiques de Pergolèse, de Vivaldi, de Poulenc, mais un livre ? Je découvre qu’il y a deux Stabat Mater au moins, deux livres qui portent ce titre, l’un de Tiziano Scarpa mais la couverture entrevue du livre du jeune homme du métro me fait penser que c’est l’autre option qui est la bonne : Stabat Mater, Les chroniques de l’inspecteur Calderon, de Frédéric Coudron. Stabat mater ! J’ai même trouvé en ligne un collectionneur de toutes les mises en œuvre musicales du texte, il en a recensé à ce jour 241.
Rédigé par Florence Trocmé le 24 septembre 2015 à 15h01 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 21 septembre 2015 à 11h27 dans cailloux-têtes | Lien permanent
Aveuglément doux (Denise Riley)
« Réussir seulement quelque chose d’aveuglément doux » (Only to manage something blindingly sweet)
Beau dossier réalisé par Jean-René Lassalle pour Poezibao
Et cette phrase, bouleversante.
Richesse d’un mot (Eliot, Pierre Vinclair)
Intéressante variation sur le terme city du poème The Waste Land d’Eliot, dans la traduction en cours de Pierre Vinclair.
« 1. La difficulté tient au fait que le sens d’un mot, par exemple city, tient dans ce contexte à une pluralité de dimensions que la traduction ne peut pas toutes redonner :
Référentielle : city est une ville – Londres, en l’occurrence.
Signifiante : city est homophone à City
Textuelle : city est déjà mobilisé par le texte, accolé à "irréel"
Culturelle: city s’enrichit de la manière dont les livres du milieu ont mis en scène le mot.
2. Les 4 modes de la liste ci-dessus sont en fait des renvois, des indications qui signifient : "allez voir dans le réel", ou "allez voir dans la forme des lettres" ou "allez voir deux pages plus haut", ou "allez voir dans tel autre texte de la culture" ».
Pouvoir hallucinogène de la littérature
Je repense à cette formulation récente de ce Flotoir (à propos de la composition de l’Apocalypse d’Adrien Leverkühn, le héros de Le Docteur Faustus de Thomas Mann)
« Au début de Le Feu et le récit, Agamben rapporte une parabole de Scholem, qui identifie le mystère à un feu que l’on aurait perdu, génération après génération, et la littérature au récit de ce feu perdu – récit qui en conserve une trace autant que son existence même de récit témoigne de sa disparition. Selon mon hypothèse, la poésie qui naît de Mallarmé et Pound, elle ne se satisfait pas de cette posture (qui est celle du roman) : elle ne veut pas être le récit du feu – mais que le récit soit le feu. »
(Extrait de cet épisode de la traduction de The Waste Land de TS Eliot par Pierre Vinclair, pour Poezibao)
Une forme d’intimité
Il est frappant et très gratifiant de voir naître petit à petit, après des années maintenant d’efforts acharnés il est vrai, une forme d’intimité avec une langue étrangère. Ce signe qu’elle nous adresse quand nous l’entendons, quand nous la percevons en arrière-plan d’un reportage, quand nous trouvons un mot cité par un auteur dans un texte. Comme une connaissance que l’on retrouve dans un milieu indifférent !
Sibelius
Ce même sentiment avec Sibelius ou toute musique que l’on a appris à connaître. J’ai consacré il y a quelques mois beaucoup de temps et d’enthousiasme à la découverte de Sibelius que je connaissais très mal. Cela à la suite de la lecture du très beau livre de Richard Millet et de nombreux échanges avec André Hirt. Écoutant sur Qobuz un coffret d’enregistrements du chef Mariss Jansons à la tête du Concertgebouw d’Amsterdam, je « tombe » soudain sur la Première Symphonie de Sibelius et j’ai ce sentiment d’intimité magnifique avec une musique qui fait déjà partie de moi. L’enregistrement s’adresse à cette partie profonde et cachée qui connaît déjà l’œuvre et plus largement aussi la musique de Sibelius, je pourrais presque dire l’idiome sibélien.
Il pleut des trombes et cela créé une sorte d’atmosphère très particulière.
Réseau polyphonique
Cette remarque d’Antoine Emaz à propos de Jacques Lèbre (dans Poezibao) : « A l’occasion de ces [lectures], on assiste parfois à un curieux phénomène de rebonds successifs : ainsi, "recherchant des traces de Ludwig Hohl chez Peter Handke", le poète trouve chez ce dernier une phrase qui lui rappelle Jaccottet, lui-même citant Henri Thomas (p.14). Ou bien lorsqu’il retrouve des vers d’Ungaretti qu’il avait cités à propos de Paul de Roux dans la préface de Fabio Pusterla à la Pléiade Jaccottet (p.22)… Les livres forment comme un réseau polyphonique, une mémoire vivante qui double la mémoire personnelle tout en s’y connectant. »
Marina Tsvetaeva
Assisté ce 15 septembre à une belle conférence de presse de Véronique Lossky autour de sa traduction, en cours de parution, de l’œuvre lyrique intégrale de Marina Tsvetaeva. J’ai écrit un compte-rendu de cette rencontre pour Poezibao
Les riches heures de l’humanité (portrait de lecteur)
Métro, 15.09.15, 9h05. Femme, 35 ans, pantalon en Élasthanne bleu roi (magnifique bleu), veste de pluie beige, grands cheveux ondulés blonds et petites lunettes écaille. Chaussures fines en cuir clair. Plutôt élégante. Elle lit Les Très riches heures de l’humanité de Stefan Zweig (je lisais ou plutôt essayais de lire Thomas Mann en allemand et un court instant, effet du désir, j’ai cru qu’elle aussi lisait en allemand). Elle quitte son livre brièvement pour « textoter ».
Faisant une recherche sur ce livre, que je ne connais pas, je ne peux m’empêcher de penser que les jours actuels pourraient appartenir à ces moments-clés de l’histoire de l’humanité.
Orgue, Olivier Penin
Samedi 19 septembre, reprise des Samedis de l’orgue de la basilique St Clotilde. Troisième saison donc pour cette belle série, rendue encore plus passionnante par le fait que la console d’orgue est dans la nef, en bas, à quelques pas des auditeurs. Et que le Cavaillé Coll de St Clotilde est une merveille. L’organiste titulaire, Olivier Pénin, introduisait la saison par un beau récital, très bien construit autour du Paris des orgues baroques et romantiques. Une première partie avec des œuvres de Charles Piroyre, François Couperin, Daquin (dont une charmante transcription pour orgue du célèbre « Coucou ») et Clérambault. L’organiste en profite pour parler un peu des différents jeux, les mutations, les mixtures, les plein-jeux et les anches… ce sera à approfondir encore, je ne suis pas encore complètement au clair avec le fonctionnement et les caractéristiques complètes de l’orgue, malgré plusieurs lectures sur le sujet ! Dans cette première partie, évocation des églises Couvent des Jacobins (disparu), St Gervais, Notre Dame et Saint Sulpice. On retrouve des deux dernières églises dans la seconde partie du programme avec Louis Vierne (une très jolie berceuse) et Widor (la célèbre et exaltante toccata de la 5ème symphonie) mais aussi St Clotilde avec le monumental 1er choral de Franck.
Olivier Penin est né en 1981.
Nuit de feu (E.O. Schmitt)
J’avoue que je suis très troublée par ce livre lu à haute voix et à sa demande, pour ma mère qui ne peut plus lire en raison d’une dégénérescence maculaire. C’est l’histoire de la nuit de feu (titre repris de Pascal) de l’auteur, alors qu’il a 28 ans. Il se perd dans le désert du Hoggar, au Mont Tahat, lors d’une randonnée destinée à faire des repérages pour un film sur Charles de Foucauld, film dont il est le scénariste. Il s’enfouit dans le sable entre deux rochers pour tenter de se protéger du froid de la nuit dans le désert, mais il a conscience qu’il va sans doute mourir. Et soudain il vit une expérience mystique de sortie hors de lui-même et de confrontation à un feu et à une présence, qui vont changer sa vie à jamais. Il trouve dans cette révélation la force d’accomplir l’impossible, remonter au sommet du mont, pour tenter de retrouver dans les lointains l’oued où se trouve son campement. Très belle figure du Touareg dans sa grande robe bleue avec qui se noue une vraie amitié (Abayghur).
Nietzsche et la musique
Auxeméry me fait connaître un disque consacré à des œuvres musicales de Nietzsche. C’est assez impressionnant. La première pièce pour violon et piano a des accents magnifiques et aussi de curieuses dissonances. Je suis moins sensible comme toujours aux lieder. De beaux chœurs aussi.
Ingeborg Bachmann et Marina Tsvetaeva
Comme elles me semblent essentielles, proches, comme je suis heureuse de ces deux traductions qui paraissent, la poésie lyrique de Marina Tsvetaeva aux Syrtes en deux énormes volumes, traduction de Véronique Lossky et un Poésie Gallimard, substantiel et bilingue, consacré aux poèmes d’Ingeborg Bachmann, traduction de Françoise Rétif. Tant de textes lus semblent verbeux, non nécessaires à côté de cette poésie-là !
Rédigé par Florence Trocmé le 21 septembre 2015 à 11h25 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 13 septembre 2015 à 11h53 dans photomontages | Lien permanent
Hombroich
Retour récent d’un court voyage dans l’Ouest de l’Allemagne, autour de Düsseldorf, Bonn, Cologne.
Nous avons notamment visité, grâce à l’incitation de Jean-René Lassalle, le Museumsinsel d’Hombroich. Jean-René m’a parlé plusieurs fois de cet endroit où vit et travaille Oswald Egger, un poète allemand qu’il traduit (un livre sortira prochainement). En mai dernier, il s’était rendu à cette colonie d’artistes de Hombroich dans la Ruhr, invité par Oswald Egger à un colloque sur Oskar Pastior avec d’autres poètes-traducteurs (Elke Erb, Ulf Stolterfoht).
Il s’agit en effet d’une fondation créée par un courtier en immobilier allemand Karl-Heinrich Müller (1936 -2007), collectionneur d’art qui a acheté d’abord un grand parc puis un ancien site militaire de stockage et lancement de missiles juste à côté et y a créé à la fois une fondation d’accueil d’artistes de toutes disciplines et un parc-musée. C’est ce dernier que nous visitons. Il est occupé par une quinzaine de constructions de taille assez modeste en brique qui sont soit des sortes de galeries d’art, soit des ateliers d’artistes. Le « labyrinthe » par exemple accueille des collections d’arts d’Extrême-Orient et de peinture moderne, souvent de tout premier plan (notamment Fautrier et Kurt Schwitters). La conception des lieux, due au peintre Gotthard Graubner, rapproche des œuvres d’art et des objets nés sur plus de deux mille ans. Le rapprochement est ici essentiel, de telle sorte que le concepteur a considéré qu’identifier les œuvres par des petits écriteaux comme cela se fait dans tous les musées serait perturbant et il y a donc totalement renoncé. Cela induit une expérience très déstabilisante pour le visiteur habitué à classer, cataloguer, ranger, identifier (voir se mettre au défi de reconnaître telle ou telle œuvre !). Parfois il triche, ce visiteur, en déchiffrant une signature. Mais pour le reste il en est pour ses frais et consent alors, peut-être, à se laisser porter par une approche non intellectuelle (photographier aide aussi à se laisser prendre par les innombrables angles de vue, tous plus beaux et passionnants les uns que les autres). Autre caractéristique très étonnante de lieux, pas l’ombre d’un gardien, où que ce soit, dans le parc ou au milieu des œuvres d’art.
Convergence et divergence
Et précisément, ce très intéressant article du Monde, supplément « Culture et Idées » du 3 septembre 2015 sur le thème du visiteur de musée et de son comportement. Autour de la question : qu’est-ce qui distingue parmi les visiteurs « les 3,6 % de personnes déclarant à la fin de leur journée avoir passé au Louvre plus de six heures des 6,5 % qui y sont restés moins d’une heure ? »
Je relève : « 1988. Musée Granet, Aix-en-Provence. Un commando de jeunes étudiants est chargé de pister le visiteur avec un cahier de suivi, seconde par seconde. Un travail ethnographique intitulé Le Temps donné aux tableaux (éditions Imerec, 1991), lancé par le sociologue Jean-Claude Passeron et [...] Emmanuel Pedler. « S’arrêter devant un tableau, on ne savait pas ce que cela voulait dire », témoigne celui-ci, qui met ces jours-ci la dernière main, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à une réédition du livre. »
Je relève également ce passage, en raison de mon attention particulière pour les processus cognitifs (réception des œuvres, lecture, audition de musique) et les processus créatifs : si notre cerveau traitait tout ce qu’on voit, ce serait le chaos, précise le philosophe Jean-Marie Schaeffer. Directeur du Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL), un laboratoire mixte CNRS-EHESS, il y étudie les contraintes perceptives et la volonté du créateur de jouer sur ces contraintes, de les contrecarrer parfois.
« On sait que plus le stimulus est familier, plus le traitement automatique de l’information va prendre le dessus, développe-t-il. Si un prédateur fonce sur nous, nous avons intérêt à réagir vite. Le problème, c’est qu’à un certain point cela retombe. La facilité a une condition limite, qui est l’ennui. Le fait que notre cerveau fonctionne à l’économie – moins ça coûte, mieux ça vaut – va à l’encontre de ce qu’on attend d’une œuvre d’art, qui, de tout temps, est un objet intentionnel destiné à une expérience. C’est pourquoi, souvent, les artistes mettent en œuvre des techniques de dé-familiarisation. Consciemment ou inconsciemment. Une relation esthétique réussie, c’est un bon équilibre entre des facteurs qui aident la compréhension et des facteurs qui l’inhibent. Notre relation aux œuvres d’art est toujours en tension entre ces deux limites. »
→ En fait relisant cet article j’ai été amenée à le citer plus largement que je ne pensais ; en première lecture, il y a quelques jours, ce qui m’avait surtout retenue étaient les notions convergence / divergence : « La psychologie cognitive, qui étudie les grands processus nous amenant à la connaissance, distingue en effet deux styles de traitement chez les humains : le convergent, qui cherche à catégoriser les données le plus vite possible, et le divergent, qui cherche au contraire à ce que cette classification soit retardée. "Si je regarde un stylo, illustre Jean-Marie Schaeffer, je peux me dire: voilà, c’est un stylo, cela sert à écrire… Ou au contraire je peux passer beaucoup de temps à regarder l’objet sous tous ses angles, la tête en bas, à contempler sa couleur… Pour cela, il faut accepter la divergence." Or les artistes, constate le philosophe, sont très divergents. »
→ le peintre qui a conçu le projet de présentation des galeries d’Hombroich n’a-t-il pas cherché à casser la tendance à la convergence, en empêchant, gênant, retardant l’identification des œuvres ?
→ photographier et notamment de très près, en macrophotographie ou avec des lentilles spéciales, est aussi une façon de casser la tendance convergente pour réinventer en quelque sorte la perception d’un objet, une page ou la tranche d’un livre par exemple.
Beethoven, selon Giovanni Belluci
Bel entretien dans la revue Pianiste avec Giovanni Belluci sur les Sonates de Beethoven : « L’idiome de Beethoven fonctionne comme une conscience qui, se fondant sur le passé, sur les sons que nous venons d’entendre, éclaire l’avenir, déplie et clarifie le discours en devenir. La forme n’est que la conséquence d’une telle pensée multidimensionnelle. Nous espérons toujours deviner la suite de son récit musical et qu’il nous soulage. Hélas, le compositeur nous trahit sans cesse ! Imprévisible ! Le "théâtre" beethovénien fait autant appel à la psychologie qu’à l’analyse. » (Pianiste, n° 94, p. 16)
→ Et encore un écho à l’idée de « convergence » et « divergence » évoquée un peu plus haut ! Nous voudrions sans doute nous glisser dans le lit confortable de la convergence et Beethoven nous force à diverger !
Les transcriptions de Beethoven par Liszt
Belluci a entrepris une intégrale des Sonates de Beethoven, augmentée de celles des Symphonies dans la transcription de Liszt. Et il a à ce sujet des propos qui font penser à toutes les questions posées par la traduction : « Le travail de Liszt s’apparente à une traduction littéraire. Une traduction particulière. Un exemple ? Dans la Septième Symphonie, un trémolo de cordes reproduit à l’identique au piano est absurde. Liszt nous propose des arpèges dont l’effet est extraordinaire. Il a trouvé "l’aura ésotérique" du passage »
Herbier
Dans Le Monde des sciences, plusieurs articles passionnants, notamment sur la mécanique quantique (difficiles à comprendre) et plus accessible, sur ces grandes collections botaniques constituées par la Suisse ou par la France, les grands herbiers de Genève ou de Paris. « La "sixième extinction" est en marche : le rythme des disparitions d’espèces en raison des activités humaines ne cesse de s’accélérer. Les naturalistes constatent, impuissants, leur incapacité à décrire suffisamment vite la diversité du vivant, qui s’érode sous leurs yeux. Mais tandis que, dans la nature, les espèces s’évanouissent avant même que l’homme ait pu les nommer, il subsiste des lieux où des millions d’entre elles attendent patiemment que la science les baptise. » (Le Monde, « Sciences et Techno » du 7 septembre 2015, un article de Fabien Goubet, Le Temps, Lausanne))
Elle apprend le français (portrait de lecteur)
Tramway, mercredi 9 septembre 2015, 13 heures 10. Une femme, 45 ans environ, chemisier à losanges blancs et noir, écharpe coq de roche. Elle a une jolie peau avec quelques rougeurs et de petites taches de rousseur sur les pommettes. Elle porte un pantalon noir et des chaussures de tennis. Ses cheveux sont brun roux et elle a un petit sparadrap au pouce gauche. Sur le livre ouvert, je vois des colonnes, des tableaux, mais la couverture m’en reste inaccessible jusqu’à l’arrivée du contrôleur. La dame retourne le livre sur ses genoux pour chercher son titre de transport ce qui me transporte enfin vers le titre de son livre ! El Nuevo Frances Sin Esfuerzo, une méthode Assimil. D’où vient-elle, d’Espagne, d’Amérique du Sud, fuit-elle quelque chose, elle aussi ? Et dire que j’avais pris son livre dont l’aspect usagé et désuet m’avait frappée pour un volume de la collection Nelson (Collection Nelson, chefs-d'œuvre de la littérature, format commode, impression en caractères très lisibles sur papier de luxe, illustrations hors texte, reliure aussi solide qu'élégante )
Portraits de lecteur
Peut-être est-ce le fait d’avoir lu quelques chapitres du dernier livre de Philippe Delerm, à la demande de ma mère, malvoyante, à qui je fais souvent la lecture à haute voix, il me vient à l’idée que ces portraits de lecteurs pourraient se complexifier, en mêlant les observations aussi précises et factuelles que possible à des réminiscences personnelles ou mieux encore être le support à chaque fois d’une mini-fiction. Je me souviens de ces histoires invraisemblables qu’il m’est arrivé de broder sur des personnes (personnages ?) installés autour d’une table de restaurant ou de bar….
Ces portraits sont aussi une manière de travailler cette question passionnante de la lecture, des habitudes de lecture, des poses de lecture. Même si le téléphone portable et même la liseuse ou la tablette rendent ces rencontres plus hasardeuses.
Ces interrogations sont même allées jusqu’à englober la question du rapport de ces portraits à la vérité. Ne dois-je rédiger que des textes écrits à partir de rencontres réelles, ou puis-je démarrer la fiction déjà dans le portrait du lecteur ?.
Le besoin de lire
Rarement éprouvé aussi intensément le besoin de me retrouver entre les pages d’un livre, matériellement, après la lecture terrible du journal Le Monde. Retrouver un lieu autre, sans quitter les mots (si ce dernier besoin devenait trop fort, la musique serait là) mais où se sentir limitée, comme bordée par les pages comme on peut l’être par les draps. Un abri qui n’est pas une tour d’ivoire, un repli qui n’est pas, je l’espère, une fuite. Je pense aux mots de Claude Mouchard, aux mots du journal, à tous ces visages et je constate à quel point, et c’est stupéfiant, les textes de Thomas Mann et Friederike Mayröcker sont appropriés l’un comme l’autre à ce temps, à ce contexte. « Cruellement là », dit-elle ou bien ceux-là chez Mann dont il est dit qu’ils ont mis « le doigt sur le pouls du temps. » Mais ajoute le narrateur, qu’ils n’avaient pas été assez effrayés par leurs constatations et n’avaient pas su leur opposer une certaine critique d’ordre moral. (p. 395 du Docteur Faustus, dans l’édition Albin Michel, la troisième partie du chapitre XXXIV).
L’Apocalypse d’Adrian Leverkühn
Ce chapitre est en fait surtout consacré à une époustouflante description de l’œuvre capitale du musicien mis en scène par Thomas Mann, Adrian Leverkühn, une Apocalypse, dont son fidèle ami, Serenus Zeitblom, livre une analyse fouillée et… affolée, tant elle recèle d’aspects vertigineux et dangereux.
Il y a ici au moins deux niveaux de lecture. Le premier, qui fait appel à la raison, au jugement repose sur une analyse très impressionnante de l’état de l’art à un moment critique et en liaison étroite avec l’état des consciences. Autrement dit ce qui est en germe en Allemagne dans ces années de l’après Première Guerre mondiale. Et que le romancier a déjà en partie fouillé dans les deux premières parties de ce triple chapitre, au travers de discussions d’un groupe de connaissances de Serenus, le cercle de Kridwiss.
Mais on est autant frappé par la force de la création littéraire de Mann, qui avec des mots et non des notes, compose cette œuvre musicale, la déploie sous les yeux du lecteur, en une présence quasi hallucinée qui éveille un regret très profond, celui de savoir qu’on n’entendra jamais cette œuvre. Alors bien sûr, on peut comme on le fait pour la Sonate de Vinteuil de Proust tenter des approximations. Ici ce serait Carl Orff, peut-être pour le mélange d’archaïsmes et de modernité (mais Mann connaissait-il l’œuvre de Orff), ici ce serait la Symphonie des psaumes de Stravinsky, pour le dialogue des chœurs, le chœur comme un orchestre, l’orchestre comme un chœur… etc. « l’étrange permutation qui souvent a lieu entre les parties vocales et instrumentales de l’Apocalypse. » (p. 399) Peu importe au fond et le name dropping n’a pas de sens, il peut même être un contresens, aller contre le sens ; il faut se laisser envahir par cette description et fantasmer sa propre Apocalypse de Leverkühn. On éprouvera en tous cas sans doute très fortement le pouvoir hallucinogène de la littérature !
Du paradoxe et de la barbarie (Th. Mann)
« L’œuvre entière est dominée par le paradoxe (si c’en est un) que la dissonance y exprime tout ce qui est élevé, grave, pieux, spirituel, alors que l’harmonie tonale est réservée au monde de l’enfer qui sous ce rapport représente le monde de la banalité et du lieu commun. « (p. 399)
→ C’est une remarque très profonde et très troublante. À rapprocher de cet autre passage où Th Mann écrit : « L’absence d’âme ! Je sais, voilà au fond le reproche de ceux qui parlent de barbarie à propos de la création d’Adrian. Ont-ils jamais écouté [...] certaines parties, je dirais les moments lyriques de l’Apocalypse, des passages chantés, accompagnés par un orchestre de chambre, qui arracheraient des larmes à de plus endurcis que moi, tant ils semblent implorer instamment que leur soit accordée une âme ? Qu’on me pardonne ma diatribe en quelque sorte dans le vide ; mais la barbarie, l’inhumanité consistent selon moi à oser assimiler l’aspiration nostalgique vers une âme, la quête de la petite Sirène, à une absence d’âme. » .
Le chapitre, admirable, se clôt par tout une comparaison entre cette musique et le « rire de l’enfer ».
Ce chœur-là (Th. Mann)
« Le rire démoniaque à la fin du premier morceau trouve sa réplique dans le prodigieux chœur d’enfants qui, accompagné d’une partie de l’orchestre, ouvre le deuxième morceau. Musique cosmique des sphères, glaciale, claire, d’une transparence hyaline, d’un charme mélodieux, inaccessible, dirai-je supraterrestre et étranger, il remplit le cœur d’une nostalgie désespérée. Or qui a des oreilles pour entendre et des yeux pour voir reconnaîtra dans la trame musicale de ce morceau dont la magie a conquis, ému, transporté jusqu’à des réfractaires – le rire du Démon [...] Ce chant susurrant et strident des sphères et des anges ne contient pas une note qui par une stricte correspondance ne se retrouve aussi dans le rire de l’enfer. » (p. 403)
Il y a une pensée extrêmement complexe et profonde de Thomas Mann dans les trois temps de ce chapitre XXXIV du Docteur Faustus, avec une tension qui ne cesse de croître. Trois mouvements en somme en accelerando et crescendo constants.
Sur les voix (Th. Mann)
Je pars de cette citation de Thomas Mann, s’exprimant à propos de la voix choisie par le musicien pour le narrateur de son Apocalypse : « Elle se trouve écrite dans un registre suraigu, presque celui du castrat, et son piaillement, objectif comme un reportage, offre un affreux contraste avec ses révélations catastrophiques. » (p. 401). Et je la mets en regard de mes interrogations récurrentes sur les registres de voix aujourd’hui, notamment chez les jeunes chanteuses de rock ou de variété, elles aussi dans le suraigu, souvent totalement désincarné, sans grain dirait Barthes, sans chair, mais aussi chez de très nombreux jeunes journalistes ou reporters dont les timbres de fausset m’intriguent. Registres hystériques ?
Rédigé par Florence Trocmé le 13 septembre 2015 à 11h42 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 12 septembre 2015 à 17h35 dans photomontages | Lien permanent
Edgar Reitz, Heimat
Les deux films consacrés au XIXème siècle, Chronique d’un rêve et l’exode et Heimat, une chronique allemande 1 (1919-1925)
J’ai été bouleversée par les deux premiers films, diffusés sur Arte. La vie d’un village de Rhénanie, dans les années 1850. Jakob, un jeune homme très atypique au sein de sa famille, habité par un rêve, partir au Brésil et qui se verra voler son rêve et son amour par son frère Gustav. Mais la fin est apaisée, il reste au village pour soutenir ses parents, se réconcilie avec son père, épouse la meilleure amie de son amour, qui elle, l’aimait depuis toujours et devient une référence dans le domaine linguistique, au point qu’Humboldt cherche à le voir.
Beauté admirable des images en noir et blanc, intérieurs, visages, paysages, avec de temps à autre une toute petite note de couleur, le fer à cheval porté au rouge, le papier peint bleu, les fleurs de lin dans le champ.
J’ai été moins sensible à un épisode du début de l’aventure Heimat, consacré aux années de l’après-guerre, toujours autour de la famille Simon et de ce même village imaginaire du Hunsrück et avec de nouveau un jeune homme atypique, Paul, revenu de la guerre, fou de radio dont l’histoire débute à peine (il en construit une). Ce film-là résonne toutefois particulièrement avec le livre de Thomas Mann, notamment parce que l’on sent bien les prémices de la crise et surtout le début de l’expansion des idées nationales socialistes (des jeunes gens lancent des pierres sur les vitres du bijoutier juif)..
Relevé dans un article du Monde : « chronique d'un village allemand réalisée depuis trente ans par le même homme, déroulée en cinquante-cinq heures et embrassant désormais deux siècles. Le petit artisan allemand à la tête de cette entreprise se nomme Edgar Reitz. Il fait régulièrement un tabac à la télévision allemande avec cette série, dont la qualité cinématographique lui vaut d'être distribuée dans les salles de nombreux pays. Après Heimat 1 en 1984 (1919-1982), Heimat 2 en 1992 (1960-1970) et Heimat 3 en 2004 (1989-2000), Reitz nous livre aujourd'hui le préquel de sa célèbre saga, en s'attachant à la courte mais significative période 1842-1844.
Friederike Mayröcker
Je viens de commencer le livre de Friederike Mayröcker, Cruellement là, c’est magnifique et ça me fait penser à Hélène Cixous (Mayröcker adorait Derrida et le cite souvent), cette manière d’écrire c’est exactement comme ça que je voudrais écrire. Ça m’a donné envie de reprendre mes « pelotes de réjection », ces petits blocs de mots qui concatènent un flux de conscience de fin de journée ete sont truffés d’allusions à ce qui m’aura traversée.
De l’Allemagne (André Hirt)
Repris une fois encore le chapitre du travail en cours d’André, sur « l’Allemagne et les Allemands » (ce titre fut celui d’une conférence de Thomas Mann) : « On en revient toujours à l’essentiel, que l’Allemagne a non seulement manqué de forme (la politique, la géo-politique, la question de la nation ne sont que les signes du problème), mais n’a pas su – c’est un comble pour cette culture de la Bildung, cette thématique sans cesse remise sur le métier de Winckelmann, Kant, Fichte, Moritz, Schiller, Hölderlin, Novalis, jusqu’à Hegel, Nietzsche et Heidegger… – mettre en forme, construire une forme, à l’exception, du moins pour Thomas Mann, de Goethe. L’absence de forme n’aura donné lieu, dira Philippe Lacoue-Labarthe avec justesse et pénétration, qu’à des « figures », à une onto-typologie historiale d’autant plus redoutable qu’elle sera exclusive, déterminante et finalement catastrophique pour l’être comme pour la pensée. Car une figure boucle, renferme, donc exclut : elle clive l’intérieur et l’extérieur, et produit une extériorité, qu’au fond elle ravage et nie, qui n’est qu’une visée intérieure. »
Une analyse critique de l’âme allemande (Thomas Mann, Faust, A. Hirt)
André Hirt rappelle l’existence de cette « note retrouvée par l’auteur, et qui date du début du siècle, et dans laquelle le projet du Faustus était plus qu’en germe. L’arc de presque un demi-cercle, enjambant la quasi intégralité de l’œuvre publiée, mène donc à la rédaction d’un roman, qui est bien plus qu’un roman, disons un bilan, une analyse critique de l’âme allemande, de son histoire et de ses errances, de sa musique autour de laquelle elle se rassemble, de sa faute et de sa catastrophe pour finir. »
→ une analyse critique de l’âme allemande.
Désacralisation du génie (Th. Mann, André Hirt)
Et un peu plus loin, André Hirt ajoute : « C’est un livre qui montre du doigt le résultat d’une fatalité mythique depuis une liberté conquise, et au premier chef grâce à la distanciation romanesque, son ironie, sa méthode de médiation (la fonction du narrateur Serenus Zeitblom), son inventivité comique parfois, et surtout la désacralisation du génie qu’il met en scène là où l’Allemagne n’aura jamais donné la préférence – c’est le pacte – qu’au génie et non à la liberté et à la raison. »
Thomas Mann et Paul Celan (A. Hirt)
« Si le propos de Celan est largement métaphysique, issu du constat de la dévastation de la langue et dans l’inquiétude de la possibilité d’une pensée en son sein, d’une pensée survivante et questionnante, bien qu’épuisée, en vérité à elle adressée, celui de Thomas Mann, tout en n’excluant pas la métaphysique, s’attache à démêler les fils à la fois distincts et confluents (théologie, coutumes, éducation, expériences de l’enfance, Université, musique…) de cette histoire culturelle qui a mené à la mort. »
Brèves de lecture : Claire Dumay, Crispations (les Arêtes)
Un excellent petit livre, très original. Une suite de situations, parfois reflet de fantasmes ou scènes de la vie très ordinaire, un travail obsessionnel par la langue autour de ces petits chancres, grattés jusqu’au sang. On pense parfois à Kafka, parfois à Ponge (pour la minutie et la précision clinique des descriptions en particulier). De petites machineries diaboliques explorant jusqu’à l’absurde un fait : la présence du conjoint dans le lit, les inondations répétées de la cave et le rangement des objets, le fantasme de s’inciser l’œil, le goût des boissons chaudes (noter l’humour aussi de certaines situations, je pense ici au fait que la narratrice raconte sucer le sachet de thé après avoir bu la dernière goutte dans la tasse !), le poids et la balance et bouquet final, le repassage.
Au fil de la lecture (F. Mayröcker)
Friederike Mayröcker, Cruellement là, traduit de l’allemand (Autriche) par Lucie Taïeb, Atelier de l’Agneau
Je trouve d’ailleurs d’étonnants échos entre les deux textes, celui de Claire Dumay et celui de l’Autrichienne. C’est plus fort, plus ramassé chez cette dernière mais il y a de vraies similitudes, nées vraisemblablement d’une même manière non seulement de sentir mais d’identifier des impressions ou des sensations souvent subliminales.
Mayröcker, c’est une sorte de prose poétique qui concatène toutes sortes d’éléments présents dans un flux de conscience, remplie d’allusions à des auteurs lus et assidument fréquentés, que l’on peut citer par cœur, de références à des œuvres ou des personnages, qui ont cette particularité d’être totalement et très naturellement incorporés au quotidien, au point qu’on se demande parfois si Rumi et Dufy ne sont pas des proches de l’auteur (pour Rumi, j’hésite encore, pour Dufy, plus du tout !)
Et tous ces boutons d’or chez Mayröcker alors que je viens de suivre une scène du Faust de Schumann où Gretchen effeuille une marguerite (voilà bien le genre de rapprochement que l’on trouverait chez Mayröcker). C’est un dialogue intérieur très fragmenté, pétri donc de présences réelles : Ely, qui semble être le compagnon, surnom du mari de Mayröcker, Ernst Jandl ? d’autres prénoms… et donc tous ces artistes, paroles de proches et citations imbriquées, ces dernières souvent référencées d’ailleurs, à même le texte, notamment Jean Genet, omniprésent. Mais Derrida aussi, Ponge, « Höld », Stifter, Mozart, Dufy, etc.
Je pense souvent à Hélène Cixous (née en 37, Mayröcker en 24), sans doute en raison des « dis-je » qui émaillent les phrases : « ce fut 1 attirance abstraite, dis-je à Ely, c’était 1 moustique selon Ely, 1 moustique : pas un poisson d’argent ; c’était un moustique qui sur le carrelage des toilettes [...] » (p. 38)
Pelote de réjection
Cixous Mayröcker dans un jardin me dis-je main dans la main, avec Gretchen et sa marguerite ich liebe dich, dans les champs d’Heimat, champs noirs et blancs avec fleurs de lin bleus, les hortensias de Friederike, dans un couloir, les miens contre le mur de pierre photos et photos Ponge infuse et fait pont les fleurs de Mayröcker et la rivière Traun (la première petite chienne familiale aboie dans un coin de la tête, elle s’appelait Traudel) : « comment reconnaître la Traun quand elle quittait le lac de Traun », comment reconnaître 20 à 50 morts-migrants (75) dans un camion abandonné « je ne veux pas de ces petits points suppliants au lieu d’une fin de phrase convenable et polie. »
Geste cueilli
Pas une série, mais deux gestes photographiés par l’écriture de Mayröcker : celui du j. cygne et celui de la j. servante.
Souvent, oui, le première lettre de l’adjectif seulement, au fond quand ça va de soi : p. pour petite par exemple.
→ regarder les gestes, les cueillir, les recueillir
Les rêves (F. Mayröcker)
Autre analogie entre Cixous et Mayröcker, la présence manifeste des rêves dans le texte. Chez Mayröcker, ils sont littéralement incorporé à la prose, cousus à elle, indistincts par moments (on les prend alors parfois pour des bouffées surréalistes, ce qu’ils ne sont en rien). Ils introduisent une note d’irréalité et suspendent ou bloquent l’écoulement paisible et régulier de la lecture.
Louise Bourgeois
Son art n’est peut-être pas si loin de celui de Mayröcker. Article d’Harry Bellet dans le Monde : « son art est subtilement violent, potentiellement mortel, et l’effet de son poison est lent ». (Le Monde, vendredi 28 août 2015).
La Petite Sirène
→ trois fois j’ai écorché son nom avant de l’inscrire correctement, comme si je me refusais à ce qu’elle soit amputée de sa queue de poisson (c’est l’avis de Leverkühn, le héros du Docteur Faustus) au profit de ces jambes de femme qui font de chaque pas un supplice.
Die kleine Seejungfer, un mot cruel en allemand, semble-t-il synonyme de vieille fille.
Troisième ou quatrième fois qu’elle revient dans le livre, cette petite Sirène, c’est un thème central pour Thomas Mann semble-t-il. Leverkühn, le héros musicien du Docteur Faustus « l’appelait sa sœur en souffrance et se livrait à une sorte de critique familière et plaisamment objective du comportement de la petite Sirène, de son obstination, sa nostalgie sentimentale du monde des bipèdes humains. » (p. 367)
Le virus théologique (Thomas Mann)
Oh la profondeur de cette remarque du musicien dans le Docteur Faustus, remarque dont j’aimerais bien discuter avec un Bernard Collin par exemple : « On ne se débarrasse pas si facilement du virus théologique », dit celui qui est en train de composer une fabuleuse et très inquiétante apocalipsi cum figuris, truffée de références à Hildegarde de Bingen, Mechtilde de Magdebourg, Bède le Vénérable, Saint Jean, etc.
Spectre des lectures antérieures
Toute lecture n’est-elle pas habitée, d’une manière ou d’une autre, par les lectures antérieures qui furent faites de ce texte que l’on a sous les yeux. Une troublante expérience tenterait à le prouver : lisant le Docteur Faustus, posant le livre un instant pour noter quelque chose, je le reprends sans m’en rendre compte à une autre page. La transition pourtant se fait de manière naturelle, car le livre s’est ouvert à une page où le narrateur parle aussi d’une composition musicale de son ami Leverkühn mais cependant un petit signal subliminal me fait me demander si l’auteur ne se répète pas, si je n’ai pas déjà lu ce que je suis en train de lire. Et soudain, je sursaute. Là, un peu plus bas, à un endroit où je ne suis pas encore allée, quelque chose est souligné. Cette fugitive et très inquiétante impression que quelqu’un est déjà passé par là (le livre est neuf), voire même me précède.
Lucas Debargue
Joie de retrouver cet être étrange et follement doué, ce pianiste découvert lors des retransmissions du concours Tchaïkovski, où il a obtenu le 4ème prix. On apprend que certains jugent qu’il aurait dû être encore mieux placé, que Michel Béroff ne fut pas son meilleur soutien et que Valery Gergiev l’a invité à participer au concert de gala, ce qui n’était pas prévu. « Pour Boris Berezovsky, il aurait mérité le 2ème ou le 3ème prix » écrit Elsa Fottorino. Bel article d’Olivier Bellamy aussi autour du pianiste avec reprise de ces propos de sa professeur Rena Shereshevskaya : « Quand il a joué pour moi la première fois, c’était hors-normes, à la fois bizarre et génial. Il avait déjà un répertoire immense, j’ai senti un potentiel fantastique. Pensez qu’il connaissait par cœur les 14 sonates de Medtner et qu’il jouait d’oreille la Troisième Sonate de Prokofiev sans avoir ouvert la partition. »
Je me sens aussi très en phase avec cette remarque du pianiste : « je suis fatigué de ces répertoires trop connus comme Chopin ou Liszt où l’on ne peut rien faire de neuf ou de personnel sans entendre des hurlements. C’est très difficile de captiver un auditoire aujourd’hui avec une Ballade de Chopin parce que tout a été entendu et l’interprète ne peut plus bouger une oreille. Et comme plus personne n’ose, les concerts sont devenus barbants. Le public veut retrouver le Chopin ou le Beethoven qu’il connait déjà. Il paie pour écouter un programme, pas pour découvrir un artiste. »
Claire d’Aurélie
Dans les textes que je viens d’envoyer à Anne-Marie Soulier pour la Revue alsacienne de littérature, je citais cette éditrice, interviewée du temps de Zazieweb et que j’aimais beaucoup. Elle est morte en 2014 et les éditions du Hanneton viennent de m’envoyer un beau livre, des extraits de son Journal, merveilleusement titré Demain je me lève de bonheur.
Musique et mort, Marc Dugardin
Marc Dugardin écrit sans ses Carnets : « Une lecture récente (La vie d’un homme inconnu) de Andreï Makine m’a ramené à une réflexion sur la musique, faite déjà en lisant d’autres romans (que j’ai d’ailleurs préférés à celui-ci), Réparer les vivants de Maylis de Kerangal et, surtout, Le palais de glace de Tarjei Vesaas : face aux situations les plus extrêmes, face à la mort, c’est la voix, le chant, la musique qui sont seuls à pouvoir témoigner encore de ce qui vit, voire de ce qui survit. Je n’éprouve pas le besoin de commenter ce constat plus longuement. Je fais simplement un rapprochement avec la présence du chant et de la danse dans un film consacré à l’action du docteur Mukwege (l’homme qui répare les femmes –sic). Chanter ensemble, danser ensemble, c’est dire la vie – ou mieux, vivre la vie, revivre la vie – là où, du moins dans un premier temps, tout mot prononcé ressemblerait à un couteau que l’on enfonce davantage dans la plaie. »
Portrait de lecteur
Aachen (Aix-la-Chapelle), 30 Août 2015, 15h22
Homme jeune, détendu, jambes croisées sur une place de la ville, profondément absorbé dans son livre. Il porte un short en jean et un tee-shirt gris clair, des chaussures de tennis aux bandes rayés grises et noires avec des petites chaussettes courtes blanches. Dans ses cheveux, un rayon de soleil (ou peut-être une mèche plus claire). Une main est posée sur les pages ouvertes. Il est tellement absorbé dans sa lecture qu’il ne repère pas mon petit manège : je passe deux fois devant lui pour tenter de déchiffrer le titre du livre, je note le nom de l’auteur et la fin du titre -wort) et en plus, je prends, d’un peu plus loin, une photo. Il lit Ehrenwort d’Ingrid Noll. J’avais imaginé une auteur jeune, il s’agit d’une sorte d’Agatha Christie allemande si je comprends bien, née en 1935 et auteur de romans policiers,.
De la tonalité (Daniil Trifonov)
Ma question récurrente sur les tonalités et un peu d’eau à mon moulin ! Dans une interview du pianiste Daniil Trifonov, à propos des Variations de Paganini de Rachmaninov : « Je reste persuadé que cette œuvre est plein d’énigmes, de messages codés. Rachmaninov y expose des conflits personnels et sa nature profondément dépressive. Elle est d’ailleurs "signée" par la tonalité de ré b majeur que l’on retrouve dans toute son œuvre chaque fois que la confidence est forte et dramatique. Chez certains compositeurs l’emploi de tonalités spécifiques révèle des moments de confession intenses. Je pourrais prendre l’exemple du la b majeur chez Chopin. » (Pianiste, n° 94, p. 30)
Dans l’encre de Chopin (Rachmaninov)
Certains musiciens sont capables d’entendre toute musique par la simple lecture…. Daniil Trifonov écrit à propos du jeu, très libre, de Rachmaninov pianiste : « Rachmaninov pense l’œuvre dans l’encre de Chopin avant de la traduire dans le "son". Il "sent" l’essence de l’écriture musicale. » (ibid.)
→ Je me souviens de cette remarque, est-elle de Celibidache, disant que quelqu’un qui ne savait pas deviner le phrasé et les nuances en regardant une partition de Bach (qui ne contient aucune indication de ce type) ne sait pas lire la musique.
Rédigé par Florence Trocmé le 12 septembre 2015 à 17h31 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent