Enigma (Variations)
Le paragraphe « Un concert inouï », publié le 29 septembre dans ce Flotoir, est en fait la chronique d’un concert imaginaire où auraient été données des œuvres tout aussi imaginaires. Il voudrait rendre hommage à l’extraordinaire puissance d’évocation de Thomas Mann, qui dans le livre Le Docteur Faustus, donne une description de quelques œuvres musicales de son héros, le compositeur Adrian Leverkühn, parmi lesquelles notamment les œuvres ici évoquées, le Concerto de violon dont le dédicataire fut son ami intime Rudi Schwerdtfeger, l’Apocalypsis cum figuris et la Lamentation du Docteur Faustus, que j’ai écartée pour ne pas mettre trop vite la puce à l’oreille des lecteurs du Flotoir !
Il inclut, cachées, quelques citations du livre de Thomas Mann. Les noms de l’orchestre et du chœur sont inventés, mais pas le nom du chef, Wendell Kretzschmar, qui est, dans le roman de Thomas Mann, celui qui initia le tout jeune Leverkühn à la musique. Et le nom du violoniste est bien celui du dédicataire de l’œuvre selon Thomas Mann. Le nom du chœur a été forgé à partir d’un très bel ensemble, situé non loin de Wiesbaden, Kloster Eberbach où j’ai eu la chance de tomber, tout à fait par hasard, sur une répétition fort intéressante et amusante d’un opéra de Haydn (L'Isola disabitata), lors d’un récent voyage début septembre.
Note de passage
Ouïr et jouir, un seul jeu, seul un je
Trop d’oir
Savoir pouvoir vouloir devoir : mouroirs
S’éloigner à bord d’un flotoir
Lire, encore lire, aussi longtemps que possible
« Quand je pense à tous les livres qu’il me reste à lire, j’ai la certitude d’être encore heureux. » Jules Renard (cité par Gallimard sur son compte Twitter)
À opposer livre à livre à l’impression d’écrasement que cette masse de livres désirés induit parfois !
Christian Prigent à propos de la poésie
« Je n'avance qu'à partir de ce que la pratique et l'analyse de la poésie m’ont fait personnellement entrevoir.
Ceci, par exemple : pour représenter le monde que nous habitons (le monde extérieur : la société, l’histoire, la nature) et le monde qui nous habite (l’imaginaire, l’inconscient), nous disposons d'outillages verbaux plus ou moins sophistiqués (d'abord les énoncés pragmatiques, puis le discours scientifique, la construction philosophique, la narration mythologique, la dogmatique religieuse).
Question : pourquoi donc y a-t-il aussicette passion qu’on appelle littérature ? De quelle épreuve naît ce besoin de fabuler, de poétiser, de dramaturgiser — c'est-à-dire de refonder, toujours autrement, le vecteur verbal par lequel nous communiquons ?
L'épreuve qui cause l’écriture, c'est qu'aucun outillage verbal discursif ne dit avec justesse la singularité de l’expérience que chacun de nous fait du monde. Cette expérience est sensoriellement chaotique et intellectuellement inorganisable. Elle inclut, certes, les savoirs et les opinions rationnellement formées — mais au moins autant les "sédiments corporels" obscurs déposés en nous par nos vies. Elle contient les formations de nos inconscients. » (source)
Berlin en automne (Paul Louis Rossi)
L’atmosphère de ce livre est prenante, avec un côté parfois semi fantastique. Un homme étranger, sans doute l’auteur, déambule dans Berlin. Belles considérations, surtout au début, sur la mémoire et sur les voyages : « je suis en proie depuis toujours à deux fantasmes d’origine. Le fantasme de posséder la mémoire absolue, et celui de chercher et de retrouver partout dans le monde la trace de mes voyages et déambulations. » (p.7). Il semble y avoir au début du voyage une certaine indifférence à l’égard du passé récent de la ville et singulièrement du Mur, mais petit à petit celui-ci devient plus présent : « à peine transporté au cœur de la métropole, cette réalité du Mur brusquement m’étreignit » (p. 23).
→ Cela correspond pleinement à ma propre expérience. Une fois que l’on est à Berlin, le mur vous traverse. On le cherche partout, qu’il y ait traces ou pas. Il se rappelle à vous par maints signes, notamment ces zones étranges, friches plus ou moins, no man’s land, dont parle d’ailleurs Paul-Louis Rossi.
Ce voyageur accepte de se laisser surprendre, le cherche même : « J’aimais entreprendre chaque voyage en cet état de virginité mentale pour m’acheminer vers l’intelligence des lieux et des mœurs, vers les coutumes des habitants, comme si chaque élément du paysage urbain représentait un mystère à dévoiler, une énigme à résoudre. » (p. 64)
Cet aspect énigme, enquête est assez fortement présent, autour d’une sorte de culture du secret..
De la perception auditive
Dans un vieux documentaire sur le son, sur le site de l’INA, j’apprends qu’il y a deux vecteurs de la perception auditive. La perception aérienne, celle qui passe par l’appareil auditif et une autre perception qui repose sur la résonance des sons sur notre squelette, la « conduction osseuse ». On raconte que Beethoven, devenu sourd, serrait une baguette de bois entre ses dents et que celle-ci, appuyée sur la caisse du piano, lui permettait de percevoir quelque chose des notes jouées.
Et du Lied (André Hirt)
Dans le très beau livre d’André Hirt, Le Lied, la langue et l’histoire, en partie centré sur Hugo Wolf, mais comme tous les livres d’André Hirt riche de magnifiques digressions sur toutes sortes de sujets latéraux, ces remarques : « Surgissant et évanouissant, plus temporel que spatial, Le Lied ondoie au gré des intensités et des variations qui forment autant de rapports de la subjectivité à elle-même que d’images naissantes, que le temps efface comme des saisons, ou comme une pluie sur un paysage. »
→ Comment mieux dire l’impression que procurent tant de lieder, de Schubert, de Schumann, cette éclosion souvent ultra-brève de tout un monde, cette apparition disparaissante qui s’adresse tellement intimement à soi, qui va chercher dans le for intérieur de l’auditeur des réminiscences oubliées qui à peine éveillées se fondent de nouveau dans l’obscurité intérieure.
Le livre regorge aussi de remarques sur le poème qui sous-tend le lied, sur l’alliance du texte et de la musique : « Hugo Wolf fait surgir le Lied comme art "musico-poétique" de l’immédiateté de l’existence, de ses soubresauts, de son instabilité, de ses variations. » (p. 44)
Je pourrais encore citer cela, si beau, si prenant, à la jonction des mondes de la poésie et de la musique, alors même que je viens d’ouvrir dans Poezibao une nouvelle rubrique, Musique et Littérature ! : « Il n’y a pas de lecture sans phrasé, sans appropriation physique, sans répartition de la voix et des voix, sans reconstitution par devers soi d’une tonalité (d’une Stimmung). La lecture à haute voix, qui s’est un peu perdue, est la seule lecture, même dans le silence. Le Lied est ce silence repli amené à la phénoménalité objective. Le Lied est la sensibilisation de la subjectivité.
Iannis Xenakis
Plongée dans le livre de souvenirs de la fille de Xenakis, Mâkhi Xenakis. Qui est aussi bien sûr la fille de Françoise Xenakis, nom qui fait remonter de vieux souvenirs, pas encore bien élucidés.
C’est un très beau livre, loin de l’anecdotique qui est trop souvent le lot de ce genre de témoignage. Un livre fortement documenté, qui retrace la vie de Xenakis, de manière compétente par rapport aux domaines abordés, l’Histoire, l’architecture, la musique. Et illustré par ailleurs de multiples documents, dont de superbes images des carnets de Xenakis : admirables pages couvertes de notes manuscrites, d’esquisses musicales, de schémas et de tableaux.
A propos de Françoise Xenakis, je ne retrouve pas grand-chose, mais redécouvre son visage avec ses grandes lunettes rouges. Et je comprends pourquoi Xenakis l’appelle Gargouille dans une des lettres reproduites par leur fille. Son nom de naissance était Gargouil !
J’ai rédigé pour ce livre une note qui est en ligne sur Poezibao.