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Rédigé par Florence Trocmé le 20 novembre 2015 à 15h17 dans photomontages | Lien permanent
Portait de lecteur
Roissy, le 16 octobre 2015, salle d’embarquement. Rangers en cuir et pantalon de toile beige, veste parka bleu marine sur chemise blanche et sac à dos. Il est chauve et porte des lunettes noires à branches rouges. Jambes croisées, bouche pincée, il reste parfaitement calme malgré le retard. Il lit Un Cheval entre dans un bar de David Grossman. Il en est au tout début. A-t-il acheté ce livre à l’aéroport, l’a-t-il choisi pour le long trajet en avion et toutes les attentes inhérentes à ce genre de voyage ? Y a-t-il un cheval au bar de l’aéroport ? : « Quand la scène devient le théâtre de la vie. ».
Wagner et l’antisémitisme.
Vient de paraître un ouvrage de Jean-Jacques Nattiez, Wagner antisémite. Un problème historique, sémiologique et esthétique. L’article que Nicolas Weill consacre à ce livre dans Le Monde du 12 novembre m’a profondément frappée. En premier lieu parce qu’il répond à une question cruciale, est-ce que l’antisémitisme d’un créateur se lit dans son œuvre ? Ici, la réponse est on ne peut plus concrète. « L’enquête minutieuse et élégante que l’auteur a menée au fil des correspondances, des journaux intimes de Cosima, la femme de Wagner, et surtout des partitions donne l’envie de parcourir tous les détours du labyrinthe que constitue une des questions des plus controversées de l’histoire de la musique : l’antisémitisme avéré de Richard Wagner a-t-il contaminé son œuvre musicale et lyrique, où n’apparaît aucun personnage nommément juif ? »
La coupure artificielle entre les écrits théoriques de Wagner et son œuvre ne tient plus vraiment, démontre J.-J. Nattiez : « Ce sémiologue de la musique estime au contraire qu’il existe chez Wagner des groupes mélodico-rythmiques (des « musèmes ») bel et bien porteurs de signification antisémite et perçus comme tels. Ainsi les imitations parodiques de chants populaires juifs ou synagogaux accompagnent-elles les personnages repoussants de ses opéras, comme Alberich ou Mime dans Siegfried (1876), mais aussi Beckmesser dans Les Maîtres chanteurs. De même, le recours systématique à l’appoggiature (ornement mélodique qui consiste à retarder la résolution d’un accord), considérée alors comme typique de la musique juive, se fait entendre sitôt que certaines figures sont en scène. Les spectateurs de l’époque l’ont d’ailleurs bel et bien entendu ainsi : les juifs de Berlin manifestèrent contre les allusions méchantes à leurs prières que Wagner s’était permises. »
Musique, mythe, nature (François-Bernard Mâche)
J’ai donc entrepris cette lecture, dans laquelle je progresse lentement en raison de sa densité, mais qui me passionne. C’est en fait la cinquième édition de cet essai important du compositeur François-Bernard Mâche, la première édition semblant dater de 1983.
Le projet de l’essai est très clair : « avancer l’idée selon laquelle, plus que tout autre exercice de la pensée, la musique est demeurée proche des sources mythiques ». (p.20) « Apollon et Dionysos se partagent le pouvoir des sons, le premier en incarnant leur action génératrice d’épanouissement, d’équilibre psychique, d’illumination ; et le second leur pouvoir d’exaltation. La musique figure alors l’activité la plus conforme aux lois naturelles. « (p.24)
→ en quelque sorte le double pôle de l’ardeur et la mélancolie (thème varié ici) qu’Hélène Pierrakos mettait en évidence dans la musique allemande.
Et il va s’agir pour l’auteur de découvrir certaines lois universelles de l’esprit humain « qui se retrouvent dans toutes les activités imageantes de celui-ci, comme la musique, la poésie, les arts visuels, la danse, les rites sociaux, etc. » (p.32)
La double voie (F.B.Mâche)
« Le choix entre la voie apollinienne et la voie dionysiaque ne représente pas une alternative : toutes deux mènent à un accomplissement spirituel, l’une par la méditation, et l’autre par la transe. Mais les mythes nous avertissent aussi que la méditation peut dégénérer en sécheresse intellectuelle, et la transe en sauvagerie anarchique »
Et je ne peux m’empêcher de relever ce passage, qui me renvoie à bien des questions et aussi des frustrations musicales d’autrefois : « Le dessèchement du sérialisme chez ses plus médiocres épigones en une combinatoire purement formelle, et d’autre part l’assourdissante et vaine exaltation de la plupart des produits de l’industrie musicale, où une transe préfabriquée est coupée de toute réelle transcendance, et où accomplissement ne signifie plus que consommation, illustrent assez bien aujourd’hui les deux écueils, les deux Symplégades, entre lesquels peu de musiciens arrivent à se faufiler. » (p. 36)
→ merveilleuse histoire des Symplégades : Jason, à bord de l’Argo, doit franchir les Symplégades, une passe entre deux énormes rochers mobiles en mer, qui se rapprochent et s'entrechoquent dès qu'on tente de les franchir. Jason eut l'idée d'y envoyer une colombe, et d'y précipiter l’Argo juste derrière pour profiter du temps mort nécessaire à la remise en place des roches. Au passage de la colombe, les rochers s'entrechoquèrent mais la colombe put passer et avant que ceux-ci aient le temps de se refermer une seconde fois sur l’Argo qui suivait de près la colombe, le bateau réussit à passer et les rochers se fixèrent pour toujours. (source). Scène puissante qui renvoie à l’histoire du passage de la Mer Rouge par les Hébreux.
Belle mise en garde de François-Bernard Mâche, à propos du double écueil : « il y a dans la rationalité un potentiel d’aliénation aussi dangereux que les routines de l’instinct ou les caprices de l’affectivité ».
De la répétition
Thème qui m’est si important ; faisant des recherches sur le livre de François-Bernard Mâche, je relève ces remarques issues de son essai et que je ne crois pas avoir encore découvertes : « « l’accélération d’un son parallèlement à son intensité croissante. C’est un geste qui est ancré dans la physiologie de beaucoup d’espèces vivantes. Autre exemple, la répétition qui est un universel des musiques humaines mais aussi des musiques animales. Quelles répétitions ? Comment ? À quel taux ? Quelle est la différence entre répétition et variation ? Peut-on répéter sans varier ? Il semble exister à la fois une sorte de catalogue de base et un mode d’emploi commun à toutes les espèces capables de jouer avec des signaux sonores. »
→ curieusement je croise deux fois Jean-Jacques Nattiez ce matin, à propos de ce livre sur Wagner et l’antisémitisme et aussi dans cet article où j’ai trouvé la citation ci-dessus.
Mythe et musique, préciser le projet
« Les affinités du mythe et de la musique supposent une recherche des universaux. » : ce à quoi va donc s’employer François-Bernard Mâche. Il va s’agir de « tracer les limites de la pensée consciente, en marquant où s’arrêtent ses pouvoir, sur quoi butent ses outils. » (p.43) (avec une belle référence à Roger Caillois qui a « perçu la profond identité biologique entre l’instinct et le mythe, lorsqu’il observe que celui-ci "représente à la conscience" l’image d’une conduite dont elle ressent la sollicitation. » (in Méduse et Compagnie, cité p. 43)
Universalité des modèles sonores
On entre dans le vif du sujet dans le livre de FB Mâche, avec ce nouveau chapitre. Il va s’agir de justifier l’idée que « le mythe, en tant que fonctionnement spontané de l’esprit humain, est une des sources de la création musicale » et donc de « mener une réévaluation des rapports entre le "naturel" et le "culturel" » (p. 47)
« C’est sur des données ontologiques et non techniques qu’il s’agit d’asseoir des démarches esthétiques, si on veut qu’elles émeuvent en profondeur l’imaginaire. »
→ Yves Bonnefoy ne dit sans doute pas autre chose quand il conteste, sans cesse, la prééminence du "concept".
Dans le train
Attention à la fermeture des portes qui n’ont pas été ouvertes.
Mozart, au piano
Dimanche 15 novembre, j’ai vécu quelque chose de très particulier en jouant le mouvement lent de la sonate K 570 de Mozart. Lentement, en écoutant de toute mon âme, pas trop empêtrée pour une fois dans les considérations de technique et de bien faire. J’ai eu le sentiment que c’était une forme de réponse. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’Iran et d’autres interdisent la musique. Ce jeune homme vu à la TV l’autre jour qui jouait du piano dans les décombres d’un quartier de Damas et dont on a aspergé le piano d’essence pour y mettre le feu (mais par chance, ils n’ont pas eu l’idée de détruire les mains du garçon, on a vu cela ailleurs).
Écouter les Busch, oui, aussi. Les mouvements lents en particulier des quatuors de Beethoven. Sentiment qu’ils nous disent tout de ce que nous n’arrivons pas à nous dire, à nous formuler.
La phase délétère
Mais la pensée est bouleversée et confuse. On doit lutter non seulement contre le défaitisme, mais aussi sans cesse s’interroger sur ce que véhiculent les médias et les hommes politiques. Ce que j’appelle la phase délétère qui suit immanquablement la phase de fraternité et de solidarité, fondée sur l’émotion. La pensée ensuite fait trop souvent défaut, chacun y va de sa solution simpliste quand elle n’est pas fasciste, c’est difficile d’arriver à avancer au milieu de tout cela. »
Veille et immense réserve de soin
Veiller sur ceux qui sont autour de soi.
Veiller sur la musique et la littérature.
Nous avons d’immenses réserves de soin les uns pour les autres et pour elles, la musique et la littérature et cela on ne peut pas nous le retirer.
Flotoir
Ouvrir le Flotoir, un geste nécessaire et salutaire plus que jamais. Y recueillir ce qui a du sens, tenter de penser, ici, avec les livres, les amis, la musique.
Radio France
Pas vraiment aimé ce documentaire fourre-tout (La Maison de la Radio de Nicolas Philibert, Arte) mais me souviens de deux scènes, tout particulièrement : Frédéric Lodéon disparaissant derrière ses piles de CD et tellement heureux de ces présences ; le visage mobile, émouvant de cette jeune écrivain, Bénédicte Heim, écoutant le générique de Du Jour au lendemain d’Alain Veinstein.
Austerlitz, de Stan Neumann
Un film admirable (Austerlitz de Stan Neumann, Arte), poignant, puissant. Un Denis Lavant effrayant. Une caméra qui fouille les visages et les architectures. La tante du héros, Jacques Austerlitz, bouleversante avec son visage si jeune, sa peau si fraîche et son récit terrible, le départ de la mère du héros pour Terezin (Theresienstadt).
Stan Neumann qui a réalisé un film sur Victor Klemperer.
Écoute
Félicien David, le Désert, Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Laurence Equilbey
→ Les quelques fragments écoutés m’ont donné envie d’en entendre davantage ! À suivre, donc. Mais une chronique a déjà été publiée dans Res Musica !
Le bruit d’une époque
Dans le film de Neumann, cette remarque : que savons-nous des bruits, du climat sonore d’une époque ? Il s’interroge à ce sujet, se demandant ce que pouvait être un cri lugubre dans les rues du XVIIIème siècle (si mon souvenir est juste), avec les pavés en bois, la présence de l’eau partout… il faudrait revoir le film. Je suis à la recherche du nom de l’actrice qui joue la tante et elle n’est pas dans les génériques tronqués que je trouve en ligne.
→ Le bruit de notre époque est tout sauf naturel. En ville en tous cas, dans les grandes villes assurément. Le bruit est à 95% d’origine humaine, et plus spécifiquement mécanique. Dû aux machines, voitures, camions, bus, motos, aux engins de travaux. Un peu aux conversations. Et si peu au bruit du vent dans les arbres, aux chants ou cris des oiseaux. Ce grondement sourd, continu. Bruit de fond de l’univers urbain, symbole d’une menace peut-être.
→ Cette remarque qui peut sembler anodine me fait prendre conscience à quel point nous sommes immergés dans notre temps au point de ne pas pouvoir imaginer autre chose. Immergés dans notre condition locale au point de ne pouvoir penser un ailleurs, un autrement.
Poésie et musique
Préparant la publication d’un article de Laurent Mourey dans la nouvelle rubrique de Poezibao, « Musique et Littérature », je relève cela : « dans quelle situation, et quelle idéologie cette conjonction de "la poésie et la musique" place le poème, celui qu’on écrit et celui qu’on lit, celui pour lequel, dans et par lequel on devient une écoute du langage. »
→ très sensible à cette idée d’écoute du langage. Je ne cesse de penser en ces jours tragiques à Victor Klemperer et à tous ces relevés qu’il fait du langage des Nazis, au péril de sa vie ; j’imagine un de ces nuages de mots comme savent en faire certains petits logiciels à partir d’un texte, d’un site. Je ne sais que trop quels mots seraient écrits en très grandes lettres.
Écoute (Alexandre Blok)
D’Alexandre Blok, définissant le "rythme d’un écrivain" : une « tension infatigable de l’oreille intérieure, l’écoute comme d’une musique lointaine. »
Du fragment et de l’arc électrique
Dans son livre sur Novalis, Frédéric Brun dit que Schlegel comparait le fragment à « un hérisson se repliant sur lui-même mais dont les pointes sont prêtes à nous éveiller ».
→ quelle pointe pour quel éveil ? Il serait intéressant d’observer comment un fragment de Novalis, de Valéry, de Quignard, nous pique et engendre cet étoilement dont parle André Hirt ou Fabrice Reymond, ce déclenchement d’influx qui se propage dans le cerveau et va en éveiller certaines zones spécifiques. Pourquoi, comment, insondable et magnifique mystère ?! Quel est l’alliage qui fait que soudain quelque chose fuse, qu’un petit arc électrique s’établit ?
→ Passionnant aussi de voir que Novalis convoquait tout dans ses fragments, philosophie, sciences, poésie, mathématiques, chimie, histoire, etc.
Du quolibet au collage (François Bernard Mâche)
Du quolibet (parfois appelé quodlibet, alias fricassée et coq-à-l’âne) du XVème siècle au centon de l’Antiquité et au collage moderne. (FB Mâche, Musique-mythe-nature, p. 66)
Des repères (FB Mâche)
Après avoir énuméré quelques invariants, le cheval et le galop, la chasse, les cris, etc. François Bernard Mâche écrit qu’ils donnent une idée de « l’universalité de l’usage conscient de modèles sonores pour les compositeurs à travers l’histoire). (p.72)
Écouter encore
Besoin aussi d’interroger mes réactions les plus profondes, pas par narcissisme, mais pour essayer de comprendre ce qui se joue dans ces moments-là, ce que cela nous fait en tant qu’êtres humains (car c’est bien de cela qu’il s’agit) d’être confrontés à tout cela, et quand je dis tout, cela veut dire une situation d’une complexité immense, couverte par une avalanche de mots de toutes provenances, parmi lesquels il est si difficile de saisir ce qui est « juste ». Je ressens le besoin de me mettre un peu à l’écart. Non pas des êtres humains mais encore une fois des mots. Sauf peut-être ceux de lectures choisies. À l’écart des médias, même si certains font très bien leur travail. Et des conversations qui ne servent à rien.
Mais des mots, cependant
Pas les mots écrits de manière contemporaine des évènements, à chaud, sincères certainement, mais toujours à mettre en questions, pour toutes sortes de raisons.
D’autres mots, que l’on ira chercher parce que, universels, ils semblent nous parler de cette situation précise, particulière qui nous affecte si profondément.
Rédigé par Florence Trocmé le 20 novembre 2015 à 15h10 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 12 novembre 2015 à 14h32 dans photomontages | Lien permanent
L’ardeur et la mélancolie (Hélène Pierrakos)
Prologue de L’Ardeur et la mélancolie, Voyage en musique allemande d’Hélène Pierrakos : « L’éblouissement de la musique, cette éclipse du sens qui est aussi révélation d’un arrière-monde fondateur, aux lois pleines d’évidences, se tient par nature entre l’ardeur et la mélancolie – entre l’aspiration à une énergie salvatrice et la tentation d’une vivace nostalgie, entre le désir d’une plénitude et l’écoute obscure d’un univers secret, où domine l’insaisissable. L’art musical dans son entier naît et vit, naturellement, de ce balancement entre la force de la pensée architecturée et l’émotion de la pensée esquissée, surgissante, non maîtrisée. Si la musique allemande, plus qu’une autre, reflète de façon éclatante ce double mouvement, si l’éblouissement qu’elle procure est si aigu, c’est qu’elle semble explorer avec la même vaillance le pouvoir de l’architectonique et celui de la rêverie. » (p.9)
→ il va donc s’agir, dans ce livre, de tenter de dégager ce que peut être l’identité allemande de la musique. Non pas en appeler à un esprit ou à une âme de cette musique, dit l’auteur, mais voir se dessiner peu à peu un certain paysage. En assumant la part de subjectivité, puisque « écrire sur la musique [impose] de s’engager seul dans l’unique voyage qui vaille – celui que l’on entreprend au cœur de sa propre écoute. » (p. 10)
→ Ce voyage au cœur de sa propre écoute qui me semble de plus en plus l’axe de mon travail, et aussi bien en ce qui concerne la littérature qu’en ce qui concerne la musique et même sans doute au-delà, les autres et le monde.
Alice Sommer
Bouleversée par un documentaire autour d’Alice Sommer. Elle fut pianiste, vécut jusqu’à 110 ans et parmi les très rares rescapés, avec son fils Raphaël, du camp de Theresienstadt. C’est une incroyable leçon de vie, sur l’amour de la vie et de chacun de ses instants, fut-ce au cœur de l’enfer des camps, un amour très fortement pour ne pas dire exclusivement nourri de la passion de la musique. C’est admirable. (La dame du 6, film de Malcolm Clarke, sur Alice Sommer-Herz) : « Quand la première note de musique résonne, on va droit au fond de notre âme » dit-elle tandis qu’une de ses amies, également déportée, évoque son père qui lui disait « mets le maximum dans ta tête, personne ne pourra te le prendre ». On peut voir sur Youtube plusieurs vidéos, souvent en anglais, consacrées à Alice Sommer, comme celle-ci par exemple.
Poésie et ainsi de suite
Je découvre, un peu par hasard, la nouvelle émission de poésie de France Culture. Sans aucun a priori, puisque je ne sais pas l’écoutant, m’émerveillant de la qualité de ce que j’entends, que j’écoute cette nouvelle émission signé Manou Farine.
Le « plateau » était remarquable : Frédéric Brun et les chercheurs et traducteurs Olivier Schefer et Bertrand Badiou. Il fut beaucoup question bien sûr de Novalis avec des propos magnifiques d’Olivier Schefer sur le fragment, et de Paul Celan. Bertrand Badiou vient en effet de rassembler les éléments de la correspondance entre René Char et Paul Celan.
Et je constate que j’ai du travail pour rattraper mon retard et je m’étonne un peu que mes nombreux amis poètes ne m’aient pas parlé de l’émission. Et retard aussi avec les livres puisque j’ai bien reçu trois des quatre livres dont il fut question, le Brouillon Général de Novalis traduit par Olivier Schefer pour Allia, les deux livres publiés par Frédéric Brun, dans sa nouvelle maison d’édition Poesis 2015, Novalis, Poésie, réel absolu avec des fragments traduits par Laurent Margantin et Frédéric Brun, Novalis et l’âme poétique du monde
La musique m’aime
La musique m’aime, j’y reviens, en ce sens qu’elle semble venir toucher exactement ce qui a besoin d’être aimé, conforté, apaisé à un moment donné. C’est très fort. Et je suis aussi complètement d’accord avec Marc Dugardin sur l’idée qu’elle nous écoute, c’est d’ailleurs un peu la même chose. Elle nous reconnait, tels que nous sommes à un moment donné (ce qui peut modifier presqu’à l’infini l’écoute d’un même disque.) Tout comme l’écriture, elle est sans doute aussi un extraordinaire moyen de connaissance de soi.
Temps mythique (André Hirt)
Repris les textes d’André Hirt autour du Faustus de Mann (un futur livre). Je note cela : « Le temps allemand, mutatis mutandis, comme celui des Russes, est mythique et non réel ».
→ Curieusement ces propos entrent en résonnance avec l’actuel scandale Volkswagen et un article lu dans Le Monde, révélateur sur la culture de l’entreprise, l’absolu impératif de la réalisation des objectifs, fussent-ils inatteignables, qui a mené nombre de cadres à faire comme s’ils étaient atteints et cela au prix de trucages en tous genres. Il faut réduire les émissions de gaz et particules, on a beau savoir qu’en l’état actuel des connaissances & techniques, le résultat demandé n’est pas possible, l’objectif n’est pas amendable et donc on fera semblant de l’avoir atteint. Politique de la peur, de l’écrasement de la réalité, politique de toute-puissance il faut bien le dire de la part des dirigeants de l’entreprise. Or cela a sans doute à voir avec bien des composantes de la culture allemande, ce qui me ramène au Docteur Faustus de Mann et aussi au livre d’Hélène Pierrakos sur la musique allemande.
Poésie (Frédéric Brun)
« Nous regardons si rarement le monde de manière poétique. Il est devenu essentiellement économique, médiatique et numérique » (p.7), écrit Frédéric Brun dans son introduction à son livre Novalis et l’âme poétique du monde.
→ oui un monde dominé par le chiffre, le chiffre à faire, les budgets, les comptes, les profits, les audiences, les charts, les mégabits, etc. Que des 1 et des 2, sans lettres, dans une culture qui devient essentiellement numérique et surtout binaire. Le numérique comme principe et but et non pas comme outil, trop souvent.
Je pense à deux moyens, parmi d’autres, de regarder le monde de manière poétique :
• La photographie. Derrière l’objectif (mais celui-ci n’existe plus sur la plupart des appareils !), on entre dans un autre univers, surtout dans le cas où l’on photographie de très près. Il me semble que là, on porte un regard poétique sur le monde. Un regard de découverte de la réalité. Mais encore une fois, la composition de l’image via l’écran arrière des appareils photo numériques, vilainement dits APN (on travaille en apnée ?) ne remplace en rien les sensations très particulières induites par la visée réflex, ce petit monde dans lequel on entre, ce trou de serrure au fond, qui isole la scène, la sublime même parfois.
• Et bien sûr l’écriture. Je repense sans cesse à l’expérience relatée par Pierre Michon, au lendemain de la nuit où il a enfin accédé à l’écriture qu’il cherchait. Il raconte comment dans l’autobus toutes les personnes lui semblaient modifiées, il les voyait comme des personnages de tableaux de Velasquez.
Écho, descellement et berceau sonore (Jean-Christophe Bailly)
Dans l’intéressant numéro de la revue Les Carnets du paysage, numéro 28 consacré au thème du « musical », J.C. Bailly écrit : « De cette prédisposition de l’espace à la performance sonore, il existe en quelque sorte une preuve, et elle est extrêmement troublante : c’est l’écho. Qu’un son advienne, cela n’a rien de remarquable, et d’autant moins que c’est, on le sait mieux depuis John Cage, le silence qui est l’exception. Mais qu’un son advienne sans avoir été produit par autre chose que la forme même de l’espace, c’est là quelque chose d’autre, dont le pouvoir de descellement est très grand. Ce pouvoir tout enfant l’a éprouvé dans un ravissement où entre aussi un peu de peur : soudain la voix est désappropriée et se mue en une émission qui semble induite par l’espace lui-même. Or c’est l’espace tout entier qui, d’une certaine façon, est une chambre d’échos, et ce que l’écholocation vérifie, dans l’air avec des ultrasons pour la chauve-souris, dans l’eau avec des sons pour les sonars, c’est cette relation d’obligation, ou ce toucher, entre la forme de l’espace et la propagation sonore : les sons palpent l’espace et le sondent, ils le décrivent – l’espace, muet, est un berceau sonore. (article « Le paysage retenti », p. 15)
→ Deux idées magnifiques ici : le pouvoir de descellement de certaines réalités, qui viennent nous déloger de nos a priori. Et cette idée, somptueuse, de l’espace comme un berceau sonore. Quid du monde utérin qui sans aucun doute façonne en profondeur l’oreille du futur nourrisson, qui conditionne peut-être sa future appréhension sonore du monde, qui le prédispose, qui sait, à la musique ? Ce bercement échoïque ?
Le phénomène sonore et musical (JC Bailly)
À propos de la musique : « Ce qui, via les instruments qu’elle emploie, la constitue, à savoir une certaine agitation de l’air, une certaine façon, toujours unique et singulière, de moduler l’habitation du temps. » (p.17)
→ Ce très beau numéro, que je commence tout juste à explorer, comporte aussi des extraits d’écrits de John Cage et du journal de Thoreau.
Bonheur du soir (Clément Rosset)
(avant d’accorder du repos à l’ordinateur et à sa propriétaire), ces mots de Christian Rosset :
« Un livre, comme tout objet, de pensée, mais pas seulement, n’est jamais seul. Même dans l’île déserte où Robinson n’en aurait sauvé qu’un du naufrage, l’ouvrir serait convoquer d’innombrables fantômes. La mémoire des lecteurs est un palais palladien où les murs sont tapissés de bibliothèques de bois, de papier, de verre et de pierre (dont certaines, en partie recouvertes de cendres ou de sable).
Faisons, pour commencer, une proposition : le travail critique ne consiste pas à proférer des jugements. Le but serait plutôt d’ouvrir des pistes en traçant des lignes d’un rayon à l’autre de cet espace proliférant (la bibliothèque en expansion que le "critique" porte en lui) où les choses apparaîtraient plus ou moins bien rangées — étant entendu que ranger serait tout sauf hiérarchiser en fonction du nombre d’étoiles accordées à chaque volume (ces étoiles — si on persiste à penser qu’elles ont le pouvoir d’éclairer telle ou telle cartographie mentale –, il faut les imaginer d’abord sous forme de constellations). Ordonner les livres n’a d’autre sens que d’élaborer des stratégies incitant à d’innombrables et contradictoires parcours des uns aux autres. » (lire l’article)
→ c’est de plus en plus ma conviction et ma démarche, ce qui implique de travailler toujours plus, pour être capable de créer des liens en plus grand nombre et si possible des liens différents de ceux que créent les autres, chacun étant un lecteur singulier.
Fabrice Reymond
À l’opéra derrière un poteau : en fait les deux parties qui m’ont le plus intéressée ici encadrent celle qui donne son nom à ce livre au petit format très agréable.
Fabrice Reymond alimente ce qu’il appelle une Anabase : « base de données de textes, de fragments patiemment polis à la main. […] Journal, poème brisé, miniature théorique, rapport d’activité. »
→ Inutile de dire que cette énumération me parle et me fait songer à un certain Flotoir, à cette nuance près que, hélas, je ne polis pas patiemment mes fragments, sauf exception.
De la note (Fabrice Reymond)
« La note est la trace d’un choc. L’idée frappe l’esprit comme le caillou heurte le pare-brise et après un bref suspense, l’étoilement de la pensée commence : les connexions synaptiques partent dans tous les sens autour du point d’impact, sans censure, sans direction, réagissant au moindre mouvement : seul le livre peut arrêter ce processus pour le transmettre au lecteur. » (Fabrice Reymond, A l’opéra derrière un poteau, collection Faux raccord, Post-éditions, 2015)
→ superbe remarque qui pointe aussi ce qui signe sans doute la véritable idée, ce côté intempestif, inattendu. Non pas fruit de la déduction savante, plutôt fruit d’une déduction inconsciente, fondée sur des mécanismes associatifs, qui sont parfois autrement plus pertinents que les mécanismes strictement discursifs, trop cadrés et encadrés.
Et je retrouve l’idée d’étoilement chère à André Hirt.
Brève de lecture, Fabrice Reymond, A l'opéra derrière un poteau.
Ce tout petit livre, très dense, se compose en effet de trois parties. La première donc, des notes, des idées, des fragments, un peu, mutatis mutandis à la manière de Novalis dont j’ai effleuré hier le Brouillon Général et les traductions de Laurent Margantin dans Poésie, réel absolu. Il y est beaucoup question de fiction, mais aussi d’autres sujets, j’en ai relevé quelques exemples.
Puis cette section qui donne son titre au livre et qui m’a moins convaincue. Mais j’ai peut-être été gênée par le fait que le texte est disposé dans l’autre sens, rançon sûrement du très plaisant tout petit format.
Et j’ai apprécié le faux journal d’un marin, embarqué sur un cargo de fret qui constitue la dernière partie.
Partout une pensée originale, des éclats dont certains engendrent moult remous dans la conscience du lecteur, cet étoilement dont il est question un peu plus haut.
Tout cela, cette étrange conjonction de Novalis et de Fabrice Reymond sans doute pas étrangère à l’idée de peut-être citer un peu moins largement dans le Flotoir et en revanche de travailler, par étoilements et ramifications, autour de ces citations moins abondantes.
Le présent (Fabrice Reymond)
« Nous sommes sans histoires, impossible d’en lire, impossible d’en écrire, le présent nous a envahis. »
→ il y a cette sorte d’obnubilation de la conscience par le présent, le présent seule dimension acceptable pour la société médiatique et numérique. La course en avant, sans l’ancrage dans le passé, sans profondeur de pensée, trop souvent. Une fuite en avant qui ne laisse pas le temps de se retourner (peur d’être transformés en statues de sel ?)
Perception du temps (F. Reymond)
« Le temps ne passe pas, il s’accumule, il s’accumule en accélérant, il accélère parce qu’il a de moins en moins de place pour tourner, il a de moins en moins de place pour tourner à cause de la sédimentation. » (p.20)
→ Belle analyse du sentiment du temps chez celui qui vieillit, en qui le temps s’accumule. Description qui se traduit par une sensation physique, un peu comme celle que doivent ressentir les personnes prises dans une inondation, quand elles voient l’eau monter à l’intérieur de la pièce et la place pour tourner se rétrécir. Ce sentiment de panique devant le temps qui monte et qui diminue.
Le pas de vis de ma pensée (F. Reymond)
« Je suis incapable d’approfondir un sujet, de développer une idée, quelque chose me retient, une réserve morale, l’intuition d’une piste à ne pas suivre. Je ne peux pas réfléchir aux idées, les expliquer, les résumer, les justifier, les exploiter, j’aurais l’impression de tricher, de les trahir, de les abimer. J’aurais l’impression de forcer le pas de vis de ma pensée. » Et un peu plus loin : « Laisser son sujet en liberté, accepter de le voir disparaître, savoir digresser jusqu’à ce qu’il revienne. L’art c’est patienter en attendant le retour du sujet. » (p.22)
De l’obscurité des œuvres
« Un artiste doit accepter de ne pas toujours comprendre ce qu’il fait et un spectateur de ne pas toujours comprendre ce qu’il voit. Une œuvre a besoin du désir de lumière que crée l’obscurité. »
→ Ce qui est donné d’emblée est souvent plat, sans intérêt, ne stimule en rien l’esprit, n’agace pas le for intérieur, retombe. Parfois, ce qui se dérobe entraîne dans le même temps vers d’autres horizons, amène à d’autres correspondances. L’art doit déranger le confort intérieur. Les conservateurs sont au fond de grands paresseux !
Regard, écoute aussi
« Je ne regarde pas le monde, c’est le monde qui me regarde. Le langage me regarde regarder le monde. Je est toujours dans le champ. Ce qui change c’est la distance depuis laquelle on le voit. La largeur du plan, du portrait au paysage, du particulier au général. Tout ce que nous pouvons faire pour voir ce qui nous entoure, c’est élargir le cadre jusqu’à nous perdre de vue, jusqu’à n’être plus discernable que comme un être quelconque, un personnage générique.
Savoir vivre c’est apprendre à s’indistinguer. »
Et comme par hasard la note suivante parle de la photographie qui « est évidemment incapable de restituer l’intensité et l’épaisseur de ce qu’on vit. Comme dans un jeu de piste, le cadrage est une flèche qui indique le chemin de l’impression. En sélectionnant un point de vue, l’image crée une ouverture dans le réel. Une image est comme un objet magique, un indice qui permet au réel de se retrouver en nous. » (p.27)
→ en notant toutefois que le pouvoir de l’objet magique tend à s’émousser. Passé l’éventuel effet de surprise, la contemplation ressassante de l’image finit par refermer la fenêtre.
Les livres des autres (F. Reymond)
Comment cela résonne fort ! : « Vivrais-je éternellement dans les marges des livres des autres ? Vais-je éternellement commenter ma traversée du temps ? que faire d’autre ? Travailler pour l’aménager ? Y habiter un moment ? »
→ Non, rester là, dans les marges des œuvres des autres, parfois miroirs, parfois chemins, consolantes ou dérangeantes. Fabuleux stéthoscopes. Fabrice Reymond d’ailleurs : « Sextant : regarder ailleurs pour savoir où on est. »
Lumière, son, eau (F. Reymond, pour finir)
« L’eau est la représentation de la lumière, la matérialisation du son, elle mesure notre force de pénétration dans la matière. L’eau efface la frontière de notre peau. Le souvenir de l’amniotique est celui d’un temps où l’on faisait partie d’autre chose. La vie nous le fait oublier, la mer nous le rappelle, la mort nous l’explique. » (p.108)
→ tellement profond, ce souvenir de l’amniotique. S’y arrimer. Et superbe idée, un peu mystérieuse, à explorer avec précaution, que cette synthèse de la lumière et du son dans l’eau. Tous mes tropismes essentiels rassemblés : lumière, son et eau, les deux premiers seuls primordiaux, antérieurs à la naissance. Et pour cela sans doute si prégnants.
Mais non, pas encore (finir) car « reset » ! (F. Reymond)
En effet, cela encore s’impose : « Comment savoir quand nos sens doivent se reposer ? À partir de quand en a-t-on marre de voir, d’entendre, de sentir…
Goya, avant d’entamer la partie la plus importante de son œuvre, a perdu complètement l’usage de ses cinq sens, puis ils sont revenus petit à petit, sauf l’ouïe.
Le génie, l’amour, la maladie, la nuit et la mer, sont des façons de redémarrer le système, une sorte de reset des sens, une façon d’apprendre à ne plus rien sentir pour pouvoir tout re-sentir. » (p.117)
→ à un niveau plus modeste, débrancher un instant, une heure, ou un jour, permet de réactiver les qualités perceptives. Exemple très concret : travaillant un passage particulier, une ou deux mesures, dans une pièce pour piano, tout à coup se lever, s’absenter quelques secondes de son clavier, y revenir et alors, souvent, tout est différent, neuf. L’écoute s’est régénérée, le doute invalidant est parti par la fenêtre que l’on vient d’aller ouvrir ou fermer.
On ne parle sans doute pas assez des effets de saturation, de tétanisation presque qui peuvent parfois saisir un esprit. Comme un ordinateur auquel on demande trop à la fois et qui selon la belle expression « s’emmêle les pinceaux ». Reset, oui, redémarrer pour résoudre les « erreurs de registre ».
Michel Collot
signe un bel article, « Paysage et musicalité », dans les Carnets du paysage, en ce numéro tout entier dédié au thème du musical.
J’y reviendrai à cet article, qui m’a révélé un aspect de Michel Collot que j’ignorais : c’est un grand mélomane, compétent. Je lui ai d’ailleurs écrit pour lui dire mon admiration pour cet article. Qui est un article typiquement universitaire, bourré de références, mais aussi un article sensible, qui ouvre sur la dimension de la rêverie.
Rédigé par Florence Trocmé le 12 novembre 2015 à 14h20 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 03 novembre 2015 à 16h51 | Lien permanent
Ce père bouleversant (Iannis Xenakis)
J’ai terminé le très beau livre de la fille de Xenakis (Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis, Un père bouleversant, Actes Sud). Tout à fait passionnant, même si on sent bien qu’elle est plus à l’aise pour parler architecture que musique. Elle est elle-même peintre et sculpteur et a travaillé à un livre commun avec Louise Bourgeois qui a été la grande révélation de sa vie artistique, lors d’une grave crise dans son travail artistique. Je regrette un peu la fin du livre, où elle parle beaucoup d’elle et de son rapport compliqué à ce père très exigeant qui voulait absolument qu’elle fasse des mathématiques. Et je pense que son propre travail se situe à un autre niveau que celui, considérable, de son père qui vivait dans un bouillonnement créatif intense et extrêmement novateur.
J’ai publié une note à propos de ce livre dans Poezibao.
Poezibao
Car je désire ouvrir le site de plus en plus au-delà du cercle de la poésie stricto sensu. Ma nouvelle rubrique s’intitule au demeurant Musique et Littérature et pas Musique et poésie, ce qui n’a pas échappé à Michèle Finck qui me propose deux nouveaux noms de ses anciens élèves, qui ont travaillé notamment sur Quignard ou sur Calvino, Barrico, Le Clézio.
Croisements
Lisant : « La lumière s’engouffre dans l’œil, tes paupières pèsent, au loin une échelle tremble, une branche vacille », je pense au terrible passage chez Didi Huberman sur l’empreinte solarisée de l’échelle sur le mur, après la bombe d’Hiroshima.
Une foule de réminiscences crépitant…
Tapant en effet, pour l’anthologie permanente de Poezibao, un extrait du livre de Sereine Berlottier, Louis sous la terre, dont le titre est déjà pour moi tout un monde très sensible, je suis frappée par la foule de réminiscences qui crépitent en moi au fur et à mesure que je tape le texte. Cette échelle qui me renvoie à Georges Didi-Huberman, l’atmosphère générale qui me fait un peu penser aux admirables descriptions de paysages de Stifter, Gustave Roud, les déambulations berlinoises de Paul Louis Rossi et ses allusions au Peter Schlemihl de Chamisso, l’homme qui a vendu son ombre, etc.
→ C’est cela la richesse prodigieuse de la littérature, ces semis en nous d’images, de sensations, ces petites masses d’énergie mobilisables lorsqu’elles sont soudain percutées par une idée, une autre image, une autre sensation qui les réveillent.
Cette tristesse (Guy Bellay, Vianney Lacombe)
Vianney Lacombe m’écrit dans un mail:
« Je viens de lire la nécrologie de Guy Bellay dans Poezibao et j'ai été touché par cette citation que je trouve poignante : "Maintenant je suis un poète sans substance. Je relis de vieux textes dans le silence d’émotions mortes. Je suis un homme âgé qui ne sait plus quoi écrire et que la création seule justifiait. L’enthousiasme ne s’invente pas. Des tempêtes ont abattu ce qu’il y avait à briser en moi. Je vis dehors. Je vais au-devant de je ne sais quoi, une rencontre, comme au début, lorsque j’attendais tout et que ce fut la vie qui vint." Nous sommes guettés par cette tristesse que seuls les peintres parfois arrivent à dépasser dans une innocence retrouvée. Les musiciens, aussi, le vieux Beethoven, non ? Peut-être l'écriture est-elle trop ancrée dans des concepts pour permettre cette innocence ? »
Perception du son & conduction osseuse
Une lectrice du Flotoir, Marie Guelpa, complète l’information sur la conduction osseuse du son : « La conduction osseuse joue un rôle dans la réception du son, mais aussi dans son émission. C'est précisément cette propriété qu'utilisent les chanteurs pour que la voix soit pleine. Ils tirent parti des résonateurs constitués par la structure osseuse du corps (particulièrement du visage). »
Lire en allemand
Je prends conscience du très grand plaisir que j’ai à lire en allemand. Peut-être aussi parce que je lis très librement, sans enjeu, sans vouloir faire usage de cette lecture, autre que personnel ? Et puis bien sûr, parce que j’aime cette langue. J’ai de plus en plus, la concernant, un sentiment de familiarité, même si je suis loin de la comprendre encore suffisamment.
« C’est à cause de la musique »
Profonde et sans doute très juste remarque de P., alors que je lui relate un paradoxe de la mémoire un peu perturbée de sa grand-mère : ne se souvenant plus de quelque chose qu’elle connaissait par cœur et qui fait partie intégrante de sa culture, l’histoire du Fils prodigue et en revanche, alors que nous commencions à lire un article sur le Mont St Michel et la rivière le Couesnon, me récitant tout à trac : « Le Couesnon en sa folie a mis le Mont en Normandie »
C’est à cause de la musique me dit P..
Cette sensation très particulière
Quand je reviens vers le Flotoir, fut-ce pour y noter quelque chose qui vient d’autrui, mais d’un autrui qui, même inconnu, m’est proche (sinon je ne noterai pas ce qu’il écrit), j’ai souvent une sensation très particulière.
Il en va ainsi à cet instant où je l’ouvre pour y noter un extrait d’un texte de Claude Minière, alors que j’en prépare la publication dans la revue Sur Zone. Il écrit : « La justification de mes choix paraîtrait sans doute frivole, pour ne pas dire "superficielle". Je dois reconnaître qu’il y a là de ma part une élection subjective --- je ne prétends pas à l’objectivité d’une critique littéraire s’imposant à tous. Je soupçonne plutôt un fond biographique oublié, "caverneux", des événements personnels, des situations, un fond et une pointe de ma vie. Départ et dégagement… »
Et voilà qu’ayant écrit ces mots sur la « sensation très particulière », avançant dans ma relecture du texte, je lis cela, qui correspond je pense exactement à ce que je tentais de dire : « cette espèce de ressaisissement somatique, vital que j’éprouve à leurs poèmes. »
→ il s’agit bien d’un ressaisissement, un retour à soi qui est un ressaisissement autant somatique que psychique. Être là.
Du poème (Claude Minière)
« Le poème s’écrit sur une longueur, une portée à part. Et cependant il touche à l’actualité, est en soi un acte. Je le déroule comme un "atlas" de la terre et du ciel, des dieux et des hommes. »
→ je pense aussi ici au fameux Atlas mnémosyne d’Aby Warburg.
Départs de feu (Pascal, Claude Minière)
À propos de Pascal, Claude Minière écrit : « A la lecture, je fus frappé par ses départs de feu : des fusées, des théorèmes…sur lesquels il se promet de revenir, et reviendra parfois --- et dont Isidore Ducasse, comme on sait, renversera certains…Accélérations de l’un à l’autre des deux infinis. Pensées. Poésies. »
Et cela encore, on voudrait tout reprendre ici pour le garder précieusement, y avoir accès chez soi : « Mon expérience intérieure. – Je suis une salle de cinéma où je regarde des films noirs. Une fois dit, ça semble bien comique, et même grotesque, et pourtant c’était bien ça. Dans le sommeil, le corps a une intelligence qui fait qu’il se "dédouble", réfléchit sa mémoire, pense sa destinée, voit ce qui se passe en lui. Il devient un réseau de "ponts", de passerelles. Ce que je sentais – et pensais avant les mots : j’ai toujours aimé les "attaques", sursauts, les lancements dans la bataille contre le cours languissant des choses. J’ai eu très tôt sans doute le sentiment exagéré d’une menace d’emprisonnement, d’étouffement, de privation de ma liberté de mouvement. Réflexe vital. Alors…Moteur !... accrochez les wagons, roulez carrosse,…résurgence d’une rivière souterraine. »
→ Dans son excellente préface au IVème volume des Œuvres de Bernard Noël, Stéphane Bikialo cite Bernard Noël expliquant comme dans ses Monologues, le pronom personnel choisi à chaque fois donnait l’impulsion des phrases, l’attaque. Lancement dans la bataille.
Musique (Claude Minière)
« Le compositeur Luciano Berio, au cours d’une conversation me fit part un jour (il travaillait alors sur Visage) de son idée selon laquelle un morceau de musique (on dit bien "un morceau") ne serait que, porté à un niveau supérieur, poussée la manette du potentiomètre, la phase devenue audible d’un flux continu mais autrement imperceptible (d’un « continuum sonore » disait-il).
Le poème est la phase audible d’un dialogue avec "il, elle, ils, elles, eux". Le si, en coup de vent, marque une décision sur le temps. Cette décision cherche la musique de son « effraction ».
L’opacité du poème (Bernard Noël)
Cherchant mais ne trouvant pas exactement des variations sur le « il, elle, ils, elles », etc. dans la préface du tome IV des œuvres de Bernard Noël, je trouve cela qui me semble en proximité avec ce que dit Claude Minière : « pour lutter contre la transparence généralisée et totalitaire, que les médias installent sous la forme du consensus, il ne nous reste que l’opacité du poème. Parce que l’obscur est inconsommable. »
→ l’obscur est inconsommable, la poésie, seule peut-être de tous les arts avec la musique, ne peut être objet de spéculation. On ne spécule que trop sur l’art mais on ne peut pas spéculer sur la poésie, tout au plus sur une édition originale ou un livre d’artiste. C’est rare et ça ne va pas très loin. Rien à voir avec les sommes en jeu ailleurs. Trop peu de monde intéressé potentiellement. Trop peu à se rendre compte, pour citer encore Bernard Noël, que « le discours du pouvoir, non seulement est de plus en plus vide, et insignifiant mais qu’il vide le langage collectif de son sens ». Bernard Noël qui a proposé ce terme de Sensure pour parler de cette évacuation du sens et qui précise que « l’écriture de recherche travaille contre cette dégradation ». (Bernard Noël, Œuvres, IV, p. 19)
Moment de stase (Chantal Akerman)
Dans l’article consacré par Isabelle Régnier dans le Monde du 8 octobre à Chantal Akerman qui vient de se suicider, ces mots troublants : « saisissant sur les visages […] ce moment de stase où le monde d’hier est déjà mort, et celui de demain pas encore advenu ».
L’écoute, toujours (Xenakis)
« On ne doit pas oublier que la musique comporte plusieurs niveaux d’écoute. Elle peut être sensuelle et n’être que cela. Son effet sur le corps est alors capable d’être très puissant, sinon même hypnotique. Elle sait aussi exprimer toutes les facettes de la sensibilité. Mais elle est probablement seule à susciter parfois un sentiment très particulier d’attente et d’anticipation du mystère, d’étonnement, que suggère la création absolue, sans référence à quoi que ce soit, tel un phénomène cosmique. Certaines musiques vont encore plus loin, en vous aspirant de manière intime et secrète vers une sorte de gouffre où l’âme s’engloutit pour son bonheur. » (Iannis Xenakis, cité in Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis, un père bouleversant, p. 144)
Paul Louis Rossi à Berlin (Brèves de lecture)
Évocation du Peter Schlemihl de Chamisso, l’homme qui a vendu son ombre. Chapitre très troublant sur le double, la paranoïa, l’usurpation d’identité au fond, le double jeu/je de l’écrivain.
Trois visages
Croisé trois visages, trois images de visages, et leur ai trouvé une étrange ressemblance : Scriabine, Hugo Wolf et Hofmannsthal, une même interrogation, tragique, dans le regard. Une même attitude de la tête. Cette expression que je retrouve aussi dans les deux portraits de W. Benjamin et de Paul Valéry, qui sont au-dessus de mon bureau.
La musique m’aime
Ressenti très profondément en écoutant le mouvement lent d’une sonate de Mozart à quel point la musique m’aimait et me comprenait. Seule sans doute à me comprendre ainsi, seule à savoir que nous, elle et moi, savons cela.
Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature
« Je vais vers l’homme pour rencontrer son mystère. D’âme à âme, parce que tout se passe là. »
Jeudi (8 octobre ), journal de 20 heures, sur la 2, au bout de 40 mn, un « en bref » (sic) : « Le prix Nobel de littérature a été attribué à Svetlana Alexievitch. » Consolation : Le Monde du 10 octobre lui consacre son tout premier article, riche d’une grande page, signé Julie Clarini et Benoît Vitkine.
Dans le même numéro un bel article de Fabienne Darge sur une pièce de théâtre d’après Le Méridien de Paul Celan : « Nicolas Bouchaud suit la ligne du Méridien tracée par Paul Celan. Cela se passe à Strasbourg.
Flotoir
Oui, il y a bien une sensation particulière, presque toujours, à ouvrir le Flotoir le matin. Un ressaisissement je ne sais pas mais quelque chose de somatique, indéniablement.
Svetlana Alexievitch.
Lu Supplication, Tchernobyl, chronique du monde après l'apocalypse. Le livre est terriblement impressionnant, surtout par le niveau inouï de mensonge qui a régné autour de ce drame universel et quasi ontologique. C'est bien en tous cas comme cela qu'il est présenté dans le livre qui collige des témoignages recueillis par l'auteur, témoignages de toute nature, émanant aussi bien d'autorités locales, que de la femme toute jeune d'un des premiers pompiers envoyés sur le site et mort 14 jours après littéralement consumé par les radiations, ou bien de liquidateurs, de personnes âgées qui n'ont pas voulu quitter la zone, etc. À chacun on a raconté des histoires, et ce fut d'autant plus facile que le danger est inodore et incolore ! Les petits enfants jouent avec du sable contaminé, le militaire donne son calot à son petit garçon qui meurt quelques mois plus tard d'une tumeur au cerveau, les pièces des machines métalliques censées être enterrées dans des sarcophages de béton sont plus ou moins revendues au marché noir et tout à l'avenant. C'est proprement terrifiant, deux fois terrifiant : par ce que signifie un drame nucléaire et aussi par la manière dont les hommes le gèrent, autorités irresponsables et préoccupées de leur survie contre population endoctrinée ou laissée pour compte. Et je ne suis pas sûre que le Japon ait fait beaucoup mieux que les Soviétiques.
On peut se poser la question du caractère littéraire de ce travail. Peut-être qu'en français beaucoup se perd de la polyphonie des voix. On a le sentiment de lire un fort documentaire, un montage de récits et de témoignages mais cela fait-il œuvre littéraire pour autant ? Le livre est très important, cela suffit sans doute.
Ligeti
Beau dossier sur Ligeti dans le dernier numéro du magazine Orgues Nouvelles. Un des articles pointe chez Ligeti un « irrésistible attrait pour le contrepoint. Mis en contact avec les polyphonies anciennes, entre autres celles de Palestrina et de Bach, lorsqu’il était encore étudiant, il semble subjugué par les textures nées des superpositions de lignes. Il n’a de cesse de proposer des enchevêtrements de voix dont il multipliera le nombre (pas moins de 87 dans Atmosphères), parlant de "toiles", de "tissage", allant jusqu’à neutraliser mélodies, harmonies et rythmes dans des blocs sonores agités d’une vie interne fourmillante. […] Cette micro-polyphonie débouche sur une écriture en blocs et couches sonores, qui, en se superposant et en variant leur forme, leur dynamique, et leur densité, produiront un flux continu d’où tout élément discursif semble exclu » (Orgues Nouvelles, Automne 2015, p. 5)
Que je rapproche de cela, lu chez Bruno Serrou :
« Le mélomane peut ainsi percevoir les sources de Ligeti, de Bartók à l’Afrique, ses caractéristiques, comme les structures en réseau et les labyrinthes polyphoniques denses parallèlement au concept de polyphonie "floue", l’utilisation d’échelles diatoniques et de champs harmoniques consonants, suivis des polyrythmies complexes, brouillages ou répétition quasi mécanique, tandis qu’au début des années quatre-vingt il découvrait la musique des Caraïbes et celle d’Afrique ainsi que l’univers rythmique de Nancorrow qui gouvernent entre autres son Concerto pour piano. »
De la créativité
Bel article du Huffington Post sur ce sujet : « La neuroscience nous propose une image très complexe de la créativité. Telle que les scientifiques la comprennent aujourd’hui, la créativité est bien plus complexe que la distinction entre les parties droite et gauche du cerveau nous l’aurait laissé penser (en théorie, le cerveau gauche serait rationnel et analytique tandis que le cerveau droit serait créatif et émotionnel). En fait, on pense que la créativité implique un certain nombre de processus cognitifs, de voies neuronales et d’émotions, et nous ne nous représentons pas encore totalement comment l’imagination fonctionne. »
Voici parmi les 18 points qui caractérisent les personnes créatives, selon l’article, ceux qui me parlent le plus :
Ils rêvassent ;
Ils observent tout ce qui est autour d’eux ;
Ils prennent le temps d’être seuls ;
Ils « échouent » (le célèbre « plus ça rate, plus ça a de chance d’aboutir » des Shadocks) ;
Ils observent les gens ;
Pour eux tout est occasion de s’exprimer ;
Ils relient les points ;
Ils consacrent du temps à la méditation ;
→ Observer (écouter surtout), imaginer, relier, tenter de penser dans la solitude, ne pas craindre la répétition de l’essai et l’échec.
On n’est pas loin de la remarque de Valéry, que j’ai longtemps mise en tête des cahiers successifs du Flotoir : « Retenir, noter, comprendre, combiner, prolonger, préciser.
Nettoyer la place - Rompre.
Revenir à ses références absolues — se rassembler. »
Bernd Aloïs Zimmerman
J’ai écouté l’œuvre de Zimmerman (Ich wandte mich und sah an alles Unrecht…), après en avoir lu l’évocation dans le livre d’Hélène Pierrakos que je lis pour Res Musica, L’ardeur et la Mélancolie, voyage dans la musique allemande. Elle parle d’un magistral oratorio. Et souvent entendant de telles œuvres (mais celle-ci date de 1970), je pense aux œuvres de Leverkühn, le héros de Thomas Mann dans le Docteur Faustus. Il y a là un long monologue, sarcastique, violent, désespéré, un côté poing fermé hérissé de pointes, des ponctuations percutantes. Il semblerait que le texte soit un mélange d’extraits des Frères Karamazov et de la Bible. L’œuvre se termine par une sorte de parodie de choral, qui me semble bien aussi dans la veine de ce qu’imagine Th. Mann de la musique de Leverkühn.
Une écoute connotée (Pierrakos)
Très intéressante remarque d’Hélène Pierrakos : la musique du passé n’est pas indemne pour nous de ce qui est advenu entre elle et nous. J’écoute Bach, mais avec des oreilles qui écoutent aussi Mendelssohn et Brahms, Messiaen et Ligeti.
→ C’est en fait, si l’on veut bien y penser, une réflexion qui donne le vertige. Toute cette empreinte musicale, au fil du développement historique et personnel qui vient immanquablement teinter l’écoute que j’ai de toute musique, qu’elle date de trois cents ans ou d’hier. C’est aussi bien sûr un des aspects du questionnement sur l’interprétation. La soi-disant interprétation « authentique ». Les réflexions de Georges Didi-Huberman qui portent surtout sur l’image devaient ici pouvoir être adaptées à l’univers sonore.
Poésie & Maïakovski
« la poésie c’est comme le radium, aurait dit Maïakovski. Pour en obtenir un gramme, il faut des années d’effort. » (Source à vérifier, sans doute Comment écrire des vers, publié en 2014 à La Nerthe).
Rédigé par Florence Trocmé le 03 novembre 2015 à 16h47 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent