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Rédigé par Florence Trocmé le 30 décembre 2015 à 19h41 dans photomontages | Lien permanent
De la saturation
Il me faut prolonger la réflexion sur la saturation de l’espace de la parole par certains contemporains.
Rendue plus attentive par ces premières constatations, une autre caractéristique m’a frappée ces derniers temps, la rapidité effarante du débit de la plupart de ceux qui interviennent dans l’espace public. Au fond tous, ceux qui saturent l’espace de la parole (P. Szendy, R. Enthoven), comme ceux qui parlent trop vite, me font l’effet de gosses qui ont peur qu’on leur reprenne la parole. Ou bien d’étudiants qui s’efforcent d’empêcher leur maître de penser à ce qu’ils disent, car ce dernier risquerait alors de démontrer la fragilité d’une argumentation, de démonter un édifice bien trop fragile. Il faut l’hypnotiser. Il faut oublier la mort au bout de chaque phrase, le silence définitif à venir, oublier que le temps, et pas seulement celui de parole, est mesuré.
A contrario, très étrange parfois, la pratique d’un Barack Obama qui s’arrête longuement à la fin de chaque phrase. Comme s’il l’avait lancée dans l’espace réel et virtuel et la laissait se propager, par ricochets. Puis il tourne légèrement la tête comme s’il prêtait l’oreille à cette propagation du son, comme s’il s’interrogeait sur sa réception.
Certains livres contemporains aussi saturent l’espace de la page de telle sorte qu’il est impossible de trouver un point d’accès à ce « mur ». Il peut s’agir de très belles écritures mais elles laissent trop peu de place au lecteur. Elles tendent à le tétaniser, à obnubiler sa conscience (la répétition joue souvent un rôle crucial), de telle sorte que son imaginaire, sa réflexion, ses perceptions ne peuvent se déployer, le jeu magnifique de la lecture, cet échange secret et hyperactif entre le texte lu et le lecteur ne peut se faire, toutes les vis sont serrées à mort. Oui à mort, c’est bien de cela qu’il s’agit. Pas de vie, pas de respiration, pas de supposition de l’autre, ici.
Le plus grave
Le plus grave, saturation de l’espace du prétendu dialogue, saturation de la page, c’est que ces pratiques renvoient à une dominante de notre civilisation. Partout il y a cette saturation : d’images, de sons, d’informations, de possibilités aussi. Ce qui rend le choix de plus en plus difficile et, par impuissance à l’opérer, pousse à laisser ce choix aux autres. En ce temps de Noël, je suis affligée des propositions tellement uniformes et convenues sur les réseaux sociaux, Messie de Haendel, carols anglais, petit papa noël et tutti frutti. Qui propose une réflexion plus profonde, sur la naissance, sur les cycles, sur l’alternance de l’attente et de l’avènement ? Qui ouvre la voie vers des œuvres plus secrètes, plus anciennes ou donne une lecture nouvelle d’œuvres essentielles comme l’Oratorio de Noël de Bach ? Le kitsch du Concert de Noël à Vienne : insurpassable et désolant !
Je suis convaincue par ailleurs qu’il y a un hiatus grandissant entre notre nature profonde, fruit d’une évolution génétique somme tout plutôt lente et l’accélération des modes de vie contemporains. Que l’on songe à la vie d’un village paysan, il y une centaine d’année : pas d’images, peu de sons sauf ceux des bêtes et de la nature, pluies, vents, orages ; un peu plus tard, parfois, ce médium dont j’ai toujours pensé qu’il était parmi les rares à permettre le déploiement de l’imagination et de la vie intérieure : la radio. Notre cerveau n’est pas encore programmé pour faire face à cette avalanche de propositions. On a beaucoup parlé du zapping, on parle beaucoup des troubles de l’attention chez les enfants. Mais comment résister à tous ces possibles qui affolent la conscience, tuent la pensée, empêchent le quant-à-soi ? Notre monde peut-il encore engendrer des penseurs, voire même des hommes politiques d’envergure, dans ce contexte ?
La note d’écoute
Que pourrait-elle être ? Non pas l’usuel compte-rendu critique, mais plutôt ce que je n’ose appeler une note poétique, songeant à ce que certains poètes, souvent parmi les plus grands, ont pu écrire confrontés à des œuvres plastiques (plus souvent que musicales).
L’écoute, centrale. Peut-être un des moyens de résister à cette saturation que j’évoquais à l’instant et qui est pour beaucoup une saturation essentiellement visuelle où le sonore, même très présent, est dérivé.
Philippe Hersant
J’entends ainsi les cornets et sacqueboutes (cuivres anciens) des magnifiques Vêpres de la Vierge Marie écrites pour le jubilé de Notre-Dame (850 ans, concert du 10 décembre 2013) choisis par le musicien contemporain Philippe Hersant. Il y a là une forme d’appel vers le « puits du temps » qui est extrêmement forte : Hersant et Gabrieli ou Monteverdi – Notre-Dame de Paris et Saint-Marc de Venise. Mais ce n’est pas anachronique, il s’agirait plutôt d’une concaténation puissante d’une immense tradition musicale dont nous avons besoin et de l’approche contemporaine, non dogmatique, non enfermée dans des carcans compositionnels ou des diktats qui tuent trop souvent l’immense mémoire sonore qui est la nôtre (voir cette note sur un livre d’entretiens passionnants avec Philippe Hersant, que j’ai écrite pour le site Res musica).
Cette mémoire sonore dont on dit qu’elle est moins vulnérable à la dégénérescence cérébrale que celle des mots, des noms. Mémoire sonore dont il ne faut jamais oublier qu’elle a commencé à se déployer avant la mémoire des images et de la lumière, dans l’obscurité liquide, in utero. Peut-être que les musiciens et les mélomanes (les fous de musique) sont ceux pour qui cette expérience sonore originaire, couplée au balancement rythmique, a engendré une quête infinie.
Les mots des chœurs
Dans les chœurs, dans l’opéra aussi sans doute, ces bribes de mots, ce texte souvent troué, inévitablement, quelle que soit la qualité de diction des choristes : une création renouvelée à chaque fois en soi, un matériau privilégié pour la formation de l’image intérieure (à la manière du poème, vivant autant de l’absence que de la présence des mots qu’il porte). Une image intérieure infiniment plus riche, complexe, fluctuante que n’importe quelle image visuelle ou numérique, parce qu’elle n’est pas faite que de visuel ?
Tout le poids de l’histoire
« Jérusalem que l’on bâtit comme une ville », que de convoqués, intérieurement, dans cette simple phrase du « Psaume 126 » des Vêpres de la Vierge de Philippe Hersant par les solistes, avec chacun sa voix à nulle autre pareille, tout le poids de l’histoire de cette ville, images bibliques en liaison forte avec celles de l’histoire contemporaine, faisceaux d’évocations en vibrations plus ou moins perceptibles, tout le mythe Jérusalem, ce nom dans tant d’œuvres musicales, littéraires, plastiques.
Et la répétition, importante toujours chez Hersant : le mot passe, le mot revient, réitérés les termes, les accords, les dissonances. Les cloches et les voix qui s’éteignent.
De la naissance, Heiner Müller
Bernard Umbrecht, sur le site Le Saute-Rhin consacre tout un ensemble au dramaturge allemand Heiner Müller
Je relève ces propos : « On affirme rarement sa singularité dans la natalité qui est généralement donnée au passé et au passif. Je suis né, venu au monde. Ma naissance fut difficile. Beckett dit que ce n’est pas lui qui est né mais un autre que lui. On naît sans savoir qui est celui qui naît. Arriver dans un monde qui est déjà là est la condition d’une vita activa. Le nouveau-né est appelé parce que nouveau à transformer ce qui existe, même les contes, à œuvrer, agir. C’est ce que Hannah Arendt oppose à la métaphysique de la mort et qu’elle appelle politique. Heiner Müller y ajoute le travail de la naissance elle-même : je fus une naissance difficile, laborieuse. Comme si ce n’était pas seulement le travail de sa mère mais aussi le sien. (…) Au début était l’action. On vient au monde. La vie est travail. (source)
Ce qui fuit ou s’éteint (Jacques Drillon)
Signalée par la magazine Diapason, la mise en ligne par Jacques Drillon des PDF des 19 numéros de sa revue Symphonia.
Belle note d’intention : « Nuit après nuit, nous avons placé dans le ciel notre propre constellation d’étoiles qui nous protègent et nous guident, dans un Noël permanent. Nous sommes faits de ce que nous avons été, de ce que nous avons appris, des êtres que nous avons rencontrés, des évènements que nous avons vécus, et celui qui n’en tiendrait pas un compte précis, celui-là ne saurait dire ce que nous sommes. (…) La revue pointe ici et là ce qui se passe ou a passé dans le ciel des hommes musiciens – dans nos vies en somme – s’efforçant de retenir ce qui fuit ou s’éteint, et dont nos yeux éblouis s’apprêtaient à se détourner. » Symphonia n°1, décembre 1995 (site)
L’éthique d’un texte (Pierre Vinclair)
Très forte remarque de Pierre Vinclair, qui va bientôt achever son remarquable parcours de traduction de The Waste Land de T.S. Eliot.
« L’étude de l’éthique d’un texte ne doit pas être la reconstruction d’une idéologie hors-sol, mais au contraire la compréhension précise et pragmatique de ce qu’il dit et fait, à qui, et comment. » (source)
De la lecture (Pierre Vinclair)
« Le lecteur est en effet celui qui ajoute des syllabes pour donner sens au "da" qui n’en a pas par soi seul ; celui qui continue les vers au-delà du poème, dans les blancs ; qui s’abandonne au texte et en même temps le continue en lui ; qui trouve autrui dans la prison des mots et qui le continue. Le poème est don du poème et la lecture empathie. » (source)
Photographier, c’est rester vivant (Denis Roche)
« Denis Roche dit que photographier, c’est rester vivant. Que chaque fois qu’il appuie sur le bouton, il se sent plus libre. Décryptons : pour lui, la photo n’est pas de l’art, pas une technique, pas une histoire de formes, pas un métier. Elle serait "un autre art que l’art" qui se joue moins quand on la regarde, et plus quand on la prend. Autrement dit, ce qui se passe au moment de déclencher – les sensations, les gens autour, le site visité, l’air respiré – est plus important que l’image elle-même. »
Michel Guerrin, dans Le Monde, samedi 26 décembre 2015, p. 25 écrit un bel article à propos de la réédition de ce livre au titre si beau, Le Boitier de mélancolie – cent photos, choisies par Denis Roche et chacune associée à un texte.
→ Je me sens profondément en accord avec ces remarques. Oui, ce qui se passe quand on déclenche, la suite ne pouvant être que décevante. Jamais l’image obtenue n’approchera la vision entrevue, jamais elle ne reflètera vraiment l’amour qu’on a mis dans cette prise de vue-là, la vision que l’on a eue et que l’on a tenté de rendre.
Faire le mur, Emmanuèle Jawad (en lisant écrivant)
On est ici, au début du livre en tous cas, dans le monde de la photo ou du cinéma, les paysages, les visages peut-être, sont cadrés. Cette coupe très particulière qui consiste à cerner une portion bien définie du visuel, cadrage dont la perception a sans doute aussi évolué avec les zooms qui permettent de rétrécir ou d’élargir le champ sans bouger. Cadrer c’est choisir et c’est aussi exclure, c’est privilégier et c’est abandonner, c’est inévitablement imprimer une marque, le tampon du cadre, sur le visuel donné. « Il cadre (…) porte à l’éclat » (p. 9)
Prélever une tesselle de la mosaïque, un petit pan de mur, un éclat de réel. Pourquoi, pratiqué par certains, ce prélèvement aboutit à une photo admirable et pratiqué par le commun d’entre nous donne une image sans grand intérêt autre que pour soi (et encore !). Quel est le mystère du bon cadrage ? Comment tailler dans une « prolifération de signes » - signes dont certains sont explicites, voulus par qui les a posés là mais aussi tous ces signes qu’adresse ce pan de réel à chacun d’entre nous différemment, ces vagues d’ondes à échos démultipliés qu’il engendre dans la conscience et au-delà. Ce qui fait la force d’une œuvre ou d’un paysage. Colline pour tous, élément topographique bien caractérisé, mais chacun sa colline, son théâtre, ses collections de collines, ses références intérieures (pour moi, Nicolas Pesquès, parmi d’autres).
Dans cette première partie « Captures/Caméras », un poème caméra qui déploie le champ et sa profondeur. J’entends parfois une parenté avec certaines sous-dominantes de l’œuvre de Patrick Beurard-Valdoye. Ensuite, en deuxième partie, « Faire le mur » et la construction sur les pages de tous les murs du monde, les frontières, les nouvelles frontières (exactement le sens inverse de ce que laissait entendre le nom du voyagiste, qui ouvrait sur l’aventure, l’ailleurs, l’autre).
Emmanuèle Jawad me semble proposer ce qui pourrait être une manière, il n’y en a pas beaucoup, d’aborder l’actualité dans la poésie. Non pas le redouté poème de circonstance (à chaque drame, je reçois un petit lot de tels écrits), mais une manière d’accoler le très particulier (par exemple le nom de Melilla) et l’idée universelle de la barrière, de la clôture, de la tentative matérielle de repousser ce qui est ressenti comme un envahissement, un corps étranger.
En écoutant Philippe Hersant
J’écoute quelques Éphémères. J’y retrouve ce qui est presque une signature, une sorte de dissonance appelante. Magnifique piano, comme si le son créait l’espace, un temps suspendu. Très différente de Morton Feldman et cependant quelque chose qui y fait penser. Éphémères est un titre parfaitement choisi. Ce sont des moments sonores très brefs. À chaque fois on se promène dans un monde différent. Certains sont nés de haïkus de Bashō.
Note de passage
Sous certaines pensées, un abime, comme un puits, une galerie, celle des souvenirs, associations, idées secondes, etc. Il y a des idées plates et des idées en 3D.
Musique et cerveau
De passionnantes études en imagerie cérébrale révèlent ce qui se passe quand on pratique un instrument de musique. Cela déclenche de véritables feux d’artifice dans le cerveau, simultanément dans de très nombreuses zones. « Jouer de la musique provoque une sollicitation complète du cerveau : cortex visuel, auditif et moteur. Jouer de la musique implique une motricité fine qui est contrôlée par les deux hémisphères. Jouer de la musique augmente le volume et l’activité du corps calleux qui est le pont entre les deux hémisphères cérébraux. Il semblerait que les musiciens, en raison de l’hyper connectivité de leur cerveau, soient en mesure d’appliquer plusieurs balises à un même souvenir, une balise conceptuelle, une autre émotionnelle, une auditive, une enfin contextuelle. » (source, documentaire en anglais)
Bach en 14 stations
Très bel article de Gilles Cantagrel dans le numéro de janvier de Diapason (n° 642). 14 étapes car le nom de Bach correspond au chiffre 14 (b=2, a = 1, etc.). Chaque fois le nom de Bach et un verbe : voyage, transcrit, dialogue, danse, chante, orchestre, expérimente, prêche, pense, etc. Très belle approche, parfaitement adaptée à un article de magazine et qui aboutit à un portrait par éclats, riche et complexe. J’ai entendu dire que Gilles Cantagrel venait de publier un livre sur ce voyage de Bach à Lübeck, auprès de Buxtehude, qui me fait tant rêver. Le livre s’appelle La Rencontre de Lübeck.
Le cabinet de travail de Bach
Le Komponirstube.
J’en ai vu une évocation à Eisenach, dans la Bachhaus, la maison natale du musicien. La table, le petit clavier, les livres, les bibliothèques, la fenêtre sur le jardin.
Évolution de la manière de lire
Il me semble qu’on ne parle pas assez des mutations de nos manières de lire au fur et à mesure de notre développement. Posons les choses simplement : voici un texte, par exemple Anna Karénine ou Le Lys dans la vallée. Pourquoi le lirons-nous sans doute complètement différemment si nous avons 15 ans ou si nous en avons 45 ? Comment notre manière de lire évolue-t-elle au fil du temps ? Qu’apportons-nous à notre lecture et qu’apporte la lecture à notre lecture, alors que s’accroit le poids de ce que nous avons lu.
Ce qui souligne, une fois encore, que l’acte de lire est non seulement un acte dynamique mais aussi une interaction très forte entre ce qui est lu et qui lit.
Berlin (Emmanuèle Jawad)
Je poursuis ma lecture du beau livre d’Emmanuèle Jawad, Faire le mur. Cette formule page 42 « relevé de constellations brèves » pourrait décrire le travail d’Emmanuèle Jawad. Elle semble en effet procéder à des relevés, prélevant des morceaux du visible ou du réel, qu’elle cadre puis scrute et condense en quelques traits. Il se peut aussi qu’il y ait des concrétions de plusieurs relevés, qui seraient alors comme des calques superposés. Il y a des strates. Dans le sol, dans les mémoires, dans les consciences. Vient ensuite une section intitulée « Huit plans », avec à chaque fois le mot mur comme enchâssé dans le texte. Huit portraits d’espaces urbains ingrats ou laids. Qui m’ont fait penser à Montréal où sont constantes ces juxtapositions de terrains vagues ou d’arrières plus ou moins sordides de bâtisses et de beaux bâtiments modernes tout frais sortis de terre, et cela jusqu’en plein centre-ville.
Dans tout le livre d’E. Jawad, la ligne, le cadre, le mur. On est dans un univers cadré, carcéral souvent, orthogonal. Cela se coupe, cela coupe, lignes dures, tranchantes, peu humaines (où la droite dans le corps humain ?). L’histoire d’un film en train de se faire semble courir comme en filigrane au fil des sections du livre, repérages, tournage. « En crâne – mémoire mentale permute un mur l’autre ». (68)
Il y a une construction autour du mur en général, des murs en particulier et plus précisément de ces murs qui divisent, enferment, isolent.
Et aux murs de terre, de pierre, de barbelés, E. Jawad ajoute le mur d’eau, la mer bien sûr.
À ce stade de la nuit, Maylis de Kerangal, (en lisant, écrivant)
Je ferme le livre d’Emmanuèle Jawad et j’ouvre A ce stade de la nuit de Maylis Kerangal, avec le sentiment de ne pas tellement changer d’univers, même si la manière est profondément différente d’une auteure à l’autre.
Un visage d’acteur (M. de Kerangal)
« Un visage d’acteur, autrement dit un visage recouvert d’écritures, les compulsant une à une et les fusionnant toutes en un seul récit » (p. 15)
→ c’est à propos de Burt Lancaster, à cause de Lampedusa, que Maylis de Kerangal écrit cette phrase qui amène le lecteur à penser à « ses » visages d’acteurs, d’actrices, mais aussi de musiciens et à ce qu’ils portent de ce qu’ils ont joué, interprété. Quand elle regarde le visage de Burt Lancaster, quand je regarde celui de Claudio Abbado ou de Samson François, que voyons-nous, elle et moi, en réalité, quels calques là encore posés sur ces visages qui furent le Guépard, Mahler ou Ravel ?
La prononciation du nom propre en langue étrangère (Maylis de Kerangal)
« Il est étrange de voir à quel point le nom propre est indifférent à la phrase où il se place et roule entre les mots comme un caillou qui, pourtant, propagerait sa poésie ». (p.30)
Pour pratiquer un peu la lecture à haute voix (pour une personne malvoyante), j’ai souvent réfléchi à cette question du nom propre, en particulier au nom d’une langue étrangère et sur la manière de le prononcer. Laquelle manière contribuera à en faire un caillou, un corps étranger, ou non. Se pose aussi dans ce contexte la question, très troublante et intéressante, de la réception par l’autre, à qui nous faisons la lecture, de ce qu’on lui lit. Petite fierté à prononcer, plutôt pas mal et en tous cas avec un intense plaisir, les noms allemands, langue non connue de la personne à qui je lis. A contrario, petite frayeur remontant à l’enfance, devant les mots anglais – qui doivent presque tous être redits, alors même que l’on était si fière de son sa-i-ence (la revue Science) ou de son netcheur (Nature). On restera toujours celle qui chantait faux (quelle brûlure pour une mélomane) et celle qui a, comme son père, un accent déplorable en anglais (paradoxalement ce sont eux les deux musiciens de la famille, ainsi rejetés parmi ceux qui n’ont pas d’oreille).
Des noms propres (Maylis de Kerangal)
Il y a chez Maylis de Kerangal une exploration très concrète des mots, comme si elle les pesait dans sa main : « je pose côte-à-côte ces deux noms » (…) « j’essaie d’intercepter ce qui circule en eux » (travail de poésie ?) (…) cette boucle tournoyante du sens. » (p.32)
J’ai d’ailleurs choisi pour l’anthologie permanente de Poezibao de ce 30 septembre un long passage de M. de Kerangal sur les noms propres. « J’ai pensé aux fantômes qui logeaient dans les noms, et je me suis demandé comment les entendre, comment les percevoir. » (p.39)
Songlines
Revoici les songlines et il m’a fallu un très long cheminement pour remonter le fil et retrouver où et quand j’en avais entendu parler. Il a fallu des déductions logiques, des recherches par moteur(s). Et pourtant c’était simple ! Poezibao ! Ici, dans cet article de Florence Jou sur une expérience d’urbanisme, la sonification d’une ligne de bus.
Je les retrouve donc sous la plume de Maylis de Kerangal, elle qui lit Le Chant des pistes de Bruce Chatwin alors qu’elle se trouve dans un train qui traverse la Sibérie. Les songlines, ces « pistes chantées, traversant le continent australien des Aborigènes, qui auraient été tracées par leurs ancêtres. Ils y auraient laissé des empreintes à certains endroits du paysages (sur les collines, roches, points d’eau, etc.). Ces lignes sont réelles pour les Aborigènes, mais pour l’anthropologue Tim Ingold, elles ont un statut de lignes fantomatiques, au même titre que les lignes géodésiques ou les lignes des constellations. Elles parcourent le monde, elles ont des conséquences physiques, mais elles ne sont finalement visibles qu’au travers de représentations cartographiques. Elles se situent entre réalité et imaginaire. » (source). Maylis de Kerangal écrit, elle : « ligne de chant figurant un parcours terrestre, récit mythique ou poème de remémoration, ces psalmodies cartographiques décrivent une identité. » (p.45)
M. de Kerangal a un art très poussé de la description, je l’avais déjà remarqué dans Réparer les vivants. Descriptions sans doute très inspirées par le cinéma qui semble beaucoup compter par elle. Ainsi de la lente montée de la nuit dans le compartiment du Transsibérien, avec un magnifique effet de fondu-enchainé. Une vraie prouesse au fond de faire un fondu-enchaîné simplement avec des mots !
Ces entrecroisements (Maylis de Kerangal)
« J’ai visualisé les parcours innombrables qui s’entrecroisaient à la surface de la terre, ce maillage choral déployé sur tous les continents, instaurant des identités mouvantes comme des flux, et un rapport au monde conçu non plus en termes de possession mais en termes de mouvement, de déplacement, de trajectoire, autrement dit en termes d’expérience. » (p. 45)
→ J’ai souvent aussi connu cette vision, superposition de flux, comme dans une vitrine de magasin de jouets, un grand décor de trains électriques miniatures. La simultanéité réduite à une échelle humaine par la miniaturisation, le train qui sort du tunnel de la petite butte artificielle en haut à droite, la gare en bas avec sa garde-barrière, ce faux lac… et surtout ces étranges objets dits trains qui circulent, s’arrêtent, repartent, de manière toujours identique, mus par qui et quoi ? Fascinants.
Rédigé par Florence Trocmé le 30 décembre 2015 à 19h35 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 23 décembre 2015 à 18h37 dans photomontages | Lien permanent
Mots coupés
Hélène Cixous écrit, dans Corollaires d’un vœu, que couper certains mots terribles peut en désamorcer la charge : « c’est son idée pour empêcher la folie de lui voler la langue. Comme ça, terro-, definiti- gén- trahiz- » (p. 41)
→ J’éprouve, dans le contexte actuel, une très étrange incapacité à nommer les personnes qui sont à l’origine de ces violences ou de ces idées. Aucune injure, ce n’est pas mon registre. Plutôt des pronoms. Peut-être parce que que je suis hantée par ma lecture intensive des Journaux de Viktor Klemperer, qui montrent tellement le rapport entre la langue employée, les idées et les actes.
De la peur
« Peur de voir la vieille peur réveillée par la survenue d’une jeune peur si sauvage et si authentique ». (45)
→ je pense aux peurs décrites par Ludovic Degroote dans zambèze, je pense à ses pieuvres qui m’ont tant impressionnée.
La mort déjà advenue (Cixoux, Sénèque)
Jean Le Boël m’écrit :
Vous évoquez le récent ouvrage d'Hélène Cixous et une réflexion de cette dernière sur la mort : « On perd la vie, ce qui la fait, longtemps avant de mourir. » (17)
Sénèque le disait déjà dans la première des Lettres à Lucilius : « In hoc enim fallimur quod mortem prospicimus. Magna pars ejus jam praeteriit » (Nous nous trompons en ceci que nous voyons la mort devant nous. Une grande part de celle-ci est déjà advenue)
Ce qui nous emmène (Ludovic Degroote)
« De là à penser qu’il n’y a rien pour moi dans ces chutes, ce serait une jouissance égocentrique, à quoi je ramènerais cet endroit, qui en serait honteuse ; disons qu’elles m’ont épaté, saisi, étonné, frappé, mais pas ému, exprimant par là qu’elles m’ont laissé sur place au lieu de m’emmener. » (37)
→ cela qui s’applique si bien à la musique ! Belle idée que celle-là, cette distinction entre ce qui vous étonne, que vous admirez peut-être, mais qui vous laisse là où vous êtes et cela, autre, qui vous embarque littéralement.
Hume et les trois relations naturelles
Je relève ce passage d’une note d’Anne Malaprade sur le livre de Ludovic Degroote, zambèze, car elle me parait très éclairante sur le fonctionnement mental. Et qu’elle devrait rendre très humble.
« Me revient cette proposition de Hume selon laquelle nous pensons malgré nous au travers de trois relations naturelles qui sont autant de principes d’association : ressemblance, causalité, contiguïté. »
En tracer le chemin (note de passage)
Musique : prendre un mouvement lent, écouter chaque note entrer en soi, tenter d’en tracer le chemin, l’effet. Que va-t-elle chercher, pourquoi, comment ? Comment m’emmène-t-elle et où ? Pourquoi ne m’emmène-t-elle pas ?
Entretiens et enquêtes
J’aime réaliser des entretiens. Cela correspond plus à ma nature que la note de lecture, le compte rendu critique, ou bien c’en est un bon complément. Je peux ainsi donner libre cours à ma curiosité de l’autre, de sa manière de faire avec le monde, avec son travail. Je viens d’en réaliser un pour Res musica, avec Michael Barenboim, et j’en prépare un avec un jeune pianiste. Entretien…enquête aussi, questionner, tenter de mieux comprendre, de préciser des intuitions.
Écrire (Ludovic Degroote)
« écrire au fond c’est arriver à ce seuil minimal du suppressible » (Zambèze, p.71)
→ il faudrait avoir ce courage, car c’en est un, d’éliminer, de resserrer, de tamiser, de supprimer tout ce que l’on peut supprimer. Se porter à ce seuil du suppressible.
Le son d’une ville
J’écrivais il y a peu que nous ne pouvions plus imaginer le contexte sonore d’une ville dans le passé. Et pourtant, certains tentent de la restituer cette ambiance sonore : « Une ville silencieuse ? Ça n’existe pas ! Dans une ville, on lime, on fond, on déchire les matières, on s’apostrophe ; les cris des animaux se confondent avec les sons de l’environnement. Or la majeure partie des restitutions 3 D touchant au passé et à l’Histoire sont souvent muettes, tout à l’inverse du Projet Bretez dont la spécificité est d’être construit autour du son.
Cette maquette virtuelle restitue le Paris de la seconde moitié du XVIIIe siècle – un Paris, aujourd’hui, complètement disparu. La finalité d’un tel projet est de créer une sorte de matrice afin de pouvoir générer des maquettes 5 D de villes historiques quels que soient l’époque et le lieu. Une maquette 5 D ? C’est une maquette 3 D (longueur, largueur et hauteur), où l’on peut se déplacer à la première personne (4e dimension) et où est intégrée une dimension sensible – dans notre cas : le sonore » (Article de Mylène Pardoen signalé par Pierre Assouline)
Fa mineur
Heureuse de trouver cela, un propos du musicologue, pianiste et chef Robert Levin : « Nous ne sommes plus dans les règles du romantisme qui impose des cadres précis avec la doctrine des tonalités, c'est-à-dire qu’à chaque tonalité correspond une expression déterminée. Celle de fa mineur, par exemple, exprime la passion. (in Pianiste, n° 96, p. 17)
→ toujours cette évidence lors d’une écoute distraite de musique, ou même à l’écoute attentive, que ce qui me parle le plus ce sont toutes ces tonalités fa mineur, fa#mineur, do#mineur, sol mineur… et je pense que j’ai presqu’une aversion pour certaines tonalités, mais je n’ai pas assez investigué pour savoir lesquelles !
De la transition (Beethoven, Mathias Enard)
J’emprunte, avec sa permission, ce passage remarquable de Mathias Enard à Marc Dugardin qui les a relevées lors de sa lecture de Boussole :
« Des lignes magnifiques, entre autres, autour de l’opus 111 de Beethoven, sonate en deux mouvements - le troisième mouvement serait présent « en creux », écrit Enard. Et plus loin : Le génie de ces variations, vous en conviendrez sans doute, monsieur Mann (il s’agit de Thomas Mann), réside aussi dans leurs transitions. C’est là que se trouve la vie, la vie fragile, dans le lien entre toutes choses. La beauté c’est le passage, la transformation, toutes les manigances du vivant. Cette sonate est vivante, justement parce qu’elle passe de la fugue à la variation et débouche sur le rien. Et Enard introduit ici une citation de Celan : Qu’est-ce qu’il y a dans l’amande ? Le rien. Il s’y tient et s’y tient. (…) Puis il reprend : Tout mène à ce fameux troisième mouvement en silence majeur, une rose de rien, une rose de personne. »
Des voix qui font barrage
Deux auditions successives récentes m’amènent à une réflexion sur la voix et le dialogue.
Tout d’abord une ancienne émission de France Culture, signalée par Jean-Paul Louis-Lambert : un entretien entre le musicien contemporain Philippe Hersant et Danielle Cohen-Lévinas (première diffusion le 13 octobre 2002).
Plus tard, dans la soirée, un autre entretien entre Peter Szendy, philosophe et musicologue, spécialiste notamment de l’écoute (tiens, tiens…) et Laure Adler
Dans le premier cas, des voix riches en nuances, souples, ménageant des silences, intégrant l’hésitation, se répondant. Dans le second, un flux verbal ininterrompu, celui de Peter Szendy, ponctué par les phrases percutantes et un poco percussives de Laure Adler, avec sa voix très particulière, qui me semble manquer d’accents toniques, rester en suspens.
Dans le débit de Peter Szendy, alors même qu’il disait des choses passionnantes et notamment sur l’écoute, ce qui me semble donc un peu paradoxal, pas une minute d’arrêt, pas un interstice où se glisser pour reposer la pensée, l’articuler même, avant l’idée suivante. Un débit qui me fait aussi penser à Raphaël Enthoven. Pour moi, qui écoute, pas de place, pas d’introduction possible dans ce discours, je suis exclue. Alors que dans le dialogue moins sûr de lui, plus explorateur sans doute, de Philippe Hersant et de Danielle Cohen-Lévinas, je me sens invitée à penser avec eux, j’ai le temps de laisser mes réactions et mes associations à ce qu’ils disent se déployer.
En irait-il de même pour certaines œuvres musicales qui saturant l’espace sonore, ne laisse pas de vrai interstice à l’auditeur, pas de possibilité de participation à la musique ?
Faisant une brève recherche sur Danielle Cohen Lévinas, je découvre dans sa bibliographie ce titre admirable, qui entre si bien en résonance avec mon propos : La voix au-delà du chant, une fenêtre aux ombres
Pas de fenêtres aux ombres, me semble-t-il dans la voix de Peter Szendy ou dans celle de Laure Adler.
Du souvenir musical
Et précisément, Philippe Hersant, tant dans le livre d’entretiens avec Jean-Louis Tallon, paru récemment aux éditions Cécile Defaut et que je lis pour Res Musica, que dans cet ancien entretien radiophonique avec Danielle Cohen-Lévinas a des propos passionnants sur le souvenir musical et sur ce qu’il en fait dans sa pratique de composition. Il ne le dit pas ainsi, mais je le comprends ainsi : un souvenir musical, une ritournelle, une bribe sonore peuvent parfois être comme le corps ajouté qui va permettre soudain à la matière sonore de s’organiser, de se former. Il raconte ainsi comment il pataugeait littéralement dans la composition de son Trio (1998), écrasé par l’ombre des grands trios romantiques, quand il a repéré dans ses esquisses un petit motif de trois notes, fa-mi-ré, qu’il a immédiatement identifié comme celui de la Sonnerie de Sainte Geneviève du Mont de Marin Marais. Ce fut une sorte de ferment qui lui a permis d’écrire alors rapidement cette musique sur laquelle il avait tant peiné.
Carnets/Flotoir
Peut-être repenser leurs rapports à ces deux amis-là. Tout de l’un ne doit pas passer dans l’autre. Le carnet, c’est aussi le gribouillage, le pense-bête, le brouillon, parfois. J’y note beaucoup, je dois y noter aussi librement que je le souhaite mais pas nécessairement tout retranscrire dans le Flotoir. Je peux aussi semer quelques mots dans le carnet pour un développement dans le Flotoir. C’est ainsi par exemple que j’ai procédé pour la réflexion sur les voix en dialogue.
Ce serait aussi une mesure prophylactique pour que la lassitude ne vienne pas empêcher de développer tel ou tel point. Et pour que le carnet ne devienne pas avec son ampleur parfois une sourde menace pour le Flotoir.
Le souvenir musical, encore
Je reviens sur la question du souvenir musical. Ce que Thierry Martin-Scherrer nomme, je crois, les musiques originaires, celles que nous avons entendues en premier, dans l’enfance. C’est ainsi que certains disques nous auront marqués à jamais et qu’il nous sera difficile d’accepter une autre interprétation ou que nous aurons couru notre vie durant après tel ou tel souvenir musical ou sonore. Je peux en évoquer deux très précisément, les enregistrements originaux de l’Histoire de Babar, que je viens de retrouver, avec François Périer, Jean Desailly, Micheline Dax… (pas le Babar de Poulenc). Et un enregistrement, mais lequel, des Études de Chopin, avec la possibilité que se mêlent, se superposent deux souvenirs, celui d’un disque de l’intégrale des Études de Chopin, peut-être par Malcuzynski et la « Révolutionnaire » donnée dans un disque pour enfants encore, Chopin raconté aux enfants. Peut-être les souvenirs musicaux, comme les souvenirs de maisons d’autrefois, ne gagnent-ils pas à être réveillés ?
Philippe Hersant qui en fait souvent la matière première de son inspiration musicale parle de ces souvenirs, il les dit sédimentées, déformés, appauvris, enrichis. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tellement la source mais l’objet façonné par le temps. En un processus d’appropriation de la musique qui finit par faire partie de lui.
Ce qui est passionnant c’est qu’il montre aussi qu’à partir de cette impulsion première à laquelle il donne droit de cité (et de citer !), il y aura le travail de composition proprement dite avec un « très gros contrôle sur les durées et l’harmonie », qu’il peut passer deux jours à chercher un accord. Et qu’il aime gommer la chronologie, rapprocher des choses qui sont très éloignés dans le temps. Philippe Hersant qui dit aussi qu’il travaille beaucoup plus sur l’aspect harmonique que sur l’aspect mélodique.
Julien d’Abrigeon, Fablab (brèves de lecture)
Un petit opuscule, chez Contre-Pied. Qui fait irrésistiblement penser à La Fontaine, le trop peu lu, le trop peu aimé, le magnifique, qui nous enseigne tant sur nos travers ! J’avais entendu le titre plutôt dans une connotation actuelle, laboratoire de fabrication…. mais c’est bien de fables ici qu’il s’agit, brève scène animalière traitée dans une langue très contemporaine, avec une recherche vraiment intéressante et aboutissant sur une courte « morale » bien troussée et percutante, qu’on prend parfois en pleine figure.
Pierre Voélin, des voix dans l’autre langue (Brèves de lecture)
Un livre émouvant, grave et infiniment mélancolique, mélancolique peut-être plus que désespéré, même si de l’espérance ici, il n’y en a que très peu et plutôt en les choses qu’en les êtres. Livre de deuil à n’en pas douter, livre habité comme tous ceux de l’auteur par les grands drames du XXème siècle et singulièrement la Shoah. « Depuis qu’il écrit, ce poète s’interroge avec gravité sur le pouvoir des mots à la suite des exterminations de la Shoah, des goulags, des massacres génocidaires (…) les yeux ouverts sur toutes les violences, particulièrement sur celles qui se servent et abusent de la langue ». Il a d’ailleurs écrit un essai qui s’intitule « Les mots génocidés », dans un ouvrage collectif, Les Mots du génocide.
« La cloche des morts – et son tintement de braises » (p.11)
« je veux la langue de mémoire »
« J’appelle sur les eaux courantes
la seconde en feu – où fuit le martin-pêcheur » (p.14)
Cette poésie qu’on aurait peur d’abimer, de dénaturer en la commentant, en la glosant et qu’on ne peut que citer.
Les présences, les voix, les innombrables dédicaces : Bobrowski, Cristina Campo, Christine Lavant, Emily Dickinson, G.-M. Hopkins, Anne Akhmatova et Mandelstam.
Elles et eux, les très grands, qu’il faut lire constamment, en indispensable contrepoint à la poésie contemporaine.
C’est un très beau livre, habité de présences, presque plus que de voix. Et de « gestes dédicatoires ».
Christiane Veschambre, quelque chose approche (Brèves de lecture)
Ce quelque chose qui parfois approche, affleure et « le poème, alors, pour en tenter un relevé ».
Un régime d’apparitions disparitions, le champignon, le fantôme, la voix comme hallucinée entendue dans la nuit
Emily Dickinson, encore, trois occurrences en deux jours et cela me fait un bien infini. Citée par Frédérique Guétat-Liviani (texte à venir dans le cadre de l’enquête de Poezibao sur l’art comme recours), par Pierre Voélin et par Christiane Veschambre.
Ces deux derniers livres ont d’étranges affinités, une fragilité grave et je choisis de les laisser mener leur conversation secrète, ensemble, sur l’étagère.
Rédigé par Florence Trocmé le 23 décembre 2015 à 18h31 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 08 décembre 2015 à 19h21 | Lien permanent
Trois universaux de la musique (FB Mâche)
François Bernard Mâche (in Musique-Mythe-Nature) distingue trois universaux absolus : l’ostinato, la différenciation des hauteurs et l'union du geste et du son dans la danse (p. 76).
Viendront ensuite, très fréquents, le chant responsorial, les polarisations autour de certains degrés d’une échelle musicale, les gammes pentatoniques sur octave, le tétracorde sur quarte, le chant tuilé, les deux instruments flûte et tambour. Et aussi l’utilisation de modèles concrets. « La première prise de possession des sons consiste à les répéter, la seconde à les classer ».
Il précise aussi à propos des modèles concrets : « Partout, consciemment ou non, les musiques trahissent leurs attaches avec les sons du biotope, et avec le plus répandu de ces sons en particulier, la parole. » (p. 77)
Écoute toujours (Fr.-B. Mâche)
François-Bernard Mâche n’est jamais avare de piques envers les courants les plus abstraits de la musique du XXème siècle : « Il est infiniment plus facile de construire sans écouter que d’affiner l’écoute jusqu’à l’appréhension de schèmes inconnus. » (p. 84)
Et il ajoute un peu plus loin, cela à quoi je souscris entièrement : « Il y a un intérêt musical considérable à écouter certaines voix parlant dans des langues inconnues. » (p. 85) ajoutant que « la confusion du musical et du linguistique représente un état de la pensée dont l’Europe s’est détachée depuis très longtemps. »
→ curieux de qualifier la confusion du musical et du linguistique d’état de la pensée. Cela me semble ouvrir des perspectives très particulières, du côté peut-être des incantations, de certains rituels, que je ne sais pas bien appréhender, faute sans doute d’outils conceptuels suffisants. Mais qui m’intrigue.
Mais Mâche ajoute aussi qu’on peut « examiner avec soin jusqu’où les deux systèmes paraissent fonctionner parallèlement, et à partir d’où la spécificité musicale s’avère trop irréductible pour qu’on continue à utiliser le cliché du "langage musical" ? » (p. 92)
Un parallélisme fascinant (Fr.-B. Mâche)
À propos du « formalisme » François Bernard Mâche fait un parallèle entre les années 1500 et le milieu du XXème siècle dans « l’ivresse de la manipulation de signes musicaux. ». Trois textes superposés chez Guillaume de Machaut, 40 parties réelles dans le mot Spem in allium de Tallis, etc. Il parle de sérialisme « intégral pour ne pas dire intégriste » ! Et il voit dans cet épisode de l’histoire de la musique comme la fin d’un cycle, celui du contrepoint.
Trois forces((Fr.-B. Mâche)
Il décèle dans la musique depuis le début du XXème siècle trois forces :
L’influence des modes de pensée scientifique ; la recherche d’un code universel ; la résurgence du sacré.
Il parle d’un atonalisme en liberté surveillée jusqu’en 23, puis du dodécaphonisme et enfin dès 27 des prémices du sérialisme avec après-guerre la série généralisée « tombée gravement malade vers 1965).
→ Cette traversée de l’histoire de la musique moderne est un des intérêts, parmi bien d’autres, de ce livre ! Bel exemple avec cette citation : « il convient de situer les motivations qui ont jeté tellement de musiciens rescapés du Charybde sériel entre les mâchoires de la Scylla minimaliste. » ! (p.96). Ou bien encore : « La surestimation du langage par les musiciens a pris une autre forme assez singulière : le culte de l’écriture en tant que telle. Dans la logique d’une idéologie escamotant le niveau sensoriel au profit d’une sémiotique généralisée. » (p.101)
→ étonnant parallèle à faire avec ce qui s’est passé dans la poésie contemporaine. Toutes ces pages permettent de mettre des mots sur des intuitions, des choses vécues ou ressenties. Les difficultés de la musique contemporaine seraient « dues à l’illusion prométhéenne que le compositeur, comme les technocrates, pouvait créer une seconde nature. » (p. 112)
Pas un langage (Fr.-B Mâche)
« La musique n’est pas une sorte de langage, elle est une pensée plus générale, plus proche de la source mythique (c'est-à-dire génératrice de mythologies), si l’on admet que cela désigne l’ensemble des images mentales et des enchaînements spontanés inscrits dans notre patrimoine génétique pour être développés selon les infinies diversités culturelles. » (p. 112)
Refonder en nature l’activité musicale (Fr.-B Mâche)
« La recherche des universaux n’a pas comme seule motivation la curiosité scientifique, elle correspond à un besoin inéluctable de refonder en nature l’activité musicale au lendemain de sa débâcle sociale. »
→ on ne saurait être plus clair ! Il faut se souvenir que l’essai de François Bernard Mâche date de 1983 mais il semble toujours autant d’actualité.
Il pose ensuite que « l’une des manières de considérer la création musicale est d’y voir pour l’essentiel la rencontre entre les archétypes et une phénoménologie du monde sonore » et il propose de considérer la musique « comme une pulsion première, comme l’irruption d’une pensée primitive au sein de toute culture. »
Et encore, à l’orée du chapitre suivant, très technique, intitulé zoomusicologie et qui s’attache à une étude scientifique des chants d’oiseau, Mâche dit qu’il défend une conception de la musique « comme une construction culturelle sur des fondations instinctives, le mythe fonctionnant comme substitut, ou comme projection mentale, de l’instinct. » (p. 115)
Perte de la pénombre (Baudouin de Bodinat)
Je lis Du fond de la couche gazeuse, de Baudouin de Bodinat. Il s’étend longuement et de manière très féconde sur ce qu’implique le tout électrique, notamment perte de la pénombre, perte pourrait-on dire aussi dans son sillage de la notion de crépuscule, du matin ou du soir, ce chien et loup qui fut à l’origine de tant de récits, de contes et de cauchemars. Sauf à avoir encore en tête une vieille maison au temps de l’enfance, avec ses recoins obscurs, les masses inquiétantes des meubles, les bruits et craquements qu’elle émettait, il est bien difficile aujourd’hui de se faire une idée de toutes les représentations que cela pouvait engendrer. Et comme cette ombre, cette pénombre étaient aussi sans doute bon exutoire pour les peurs et projections inconscientes, un peu dans l’esprit de ce que dit Bruno Bettelheim à propos des contes. « L’éclairage électrique en nous désapprenant à voir dans la pénombre, à y être chez nous, dérobe toutes les pensées et sentiments des choses qui auraient trouvé à y prendre forme, à s’y décerner bientôt. » (Baudouin de Bodinat, Du fond de la couche gazeuse, 2011-2015, Fario).
Ludwig Hohl
Pourquoi cette pensée récurrente de Hohl en lisant Baudouin de Bodinat ? A-t-elle le moindre fondement ? Je ne retrouve pas pour l’instant mon exemplaire de Notes ou de la réconciliation non prématurée, donc je ne peux fonder mieux cette impression.
Paupérisation psychique (Baudouin de Bodinat
Car c’est cela au fond qu’il s’agit de démontrer pour Baudouin de Bodinat, à travers différents prismes, la perte de la pénombre, mais aussi la télévision, la lecture numérique, le téléphone portable. Il faut donc dépasser un petit agacement qui pourrait venir de l’idée qu’on est ici dans des visions passéistes et comprendre qu’il interroge nos pratiques en profondeur et que cela a un retentissement que j’ose dire stupéfiant si on veut bien le suivre dans son raisonnement. Libre à chacun ensuite de rejeter ces outils contemporains ou de continuer à les utiliser, mais en meilleure connaissance de cause.
Baudouin de Bodinat a des expressions très fortes : n’avoir pas ou plus en propre de ressorts d’activité mentale ; consciences quasi-éteintes (je pense à ma propre formulation de morts sur pieds), paupérisation psychique. L’écriture est très particulière, forte et singulière. On accroche parfois, il faut revenir sur ses pas et c’est au fond une très bonne chose.
Du flotoir et de l’oubli
Le Flotoir est sans doute une entreprise de résistance à l’oubli. Tout s’enfonce si vite dans la nuit de la mémoire. Je fais provision de bois, peut-être, pour les longues soirées hivernales de la vieillesse ?
Ou comme l’écureuil, j’amasse des provisions pour hiberner ?
La langue dite étrangère
Pourquoi cet étrange sentiment de bienfait, de repos, à lire une langue étrangère. Y aurait-il une atteinte grave à notre langue, en ces jours. Si grave, qu’il faille s’en éloigner un peu ?
Le choix des mots
Tenter d’éviter, le plus possible, dans tout échange, écrit, oral, les mots durs, coupants, tranchants.
Ainsi d’impact. Ne pas demander aux uns ou aux autres s’ils ont été impactés par les évènements ! Touchés est si juste et si adéquat. Si polyvalent aussi. L’impact, c’est la balle en plein cœur…
Atrophie des sensibilités essentielles (Baudouin de Bodinat)
À propos de la ville et de son ambiance, Baudouin de Bodinat écrit : « la raison submergée de signalétiques autoritaires, de bruits pénibles, de surgissement d’images, de dangers brusques actionnant les hormones du stress » ; un univers « où toutes les perceptions et réceptivités d’organes, toutes les sensibilités animiques s’atrophient dès le début sans aucune chance dans la nervosité et l’impatience », une vie où rien n’a besoin de la pensée « ni ne la suppose, rien de s’en attend ni ne la sollicite. » (48)
→ ce double mouvement de l’esprit et des sens, dans cet univers-là, tétanisés, obnubilés, saturés, qui ne peuvent plus réagir, qui se figent dans un mouvement fixe, comme le lapin dans le faisceau des phares. L’évolution de l’espèce est trop lente pour l’évolution de la société. Nous ne sommes pas encore programmés pour subir cela. Et nous en perdons les sensibilités essentielles, celles qui en profondeur nous rendent réceptifs, au monde et aux autres, aux choses et aux vivants.
Écoute, attention
Il serait bon alors d’opérer un travail incessant sur l’attention, sur la présence, l’observation, au besoin crayon à la main, dessin ou texte, pour l’affûter, dessiner un personnage de la vie quotidienne, une lumière, un ciel, un enfant en ses gestes. Et l’écoute. Fut-ce celle du brouhaha incessant. L’écouter comme une polyphonie et pour cela développer une capacité agrandie par l’incessante pratique à entendre les voix dans le tissu sonore, dans la musique ou dans le monde.
Étendre ses perceptions (Bodinat)
Peut-être, alors que tout nous en détourne : « étendre ses perceptions […], les affiner de nuances, d’hésitations, de réminiscences, et se tenir plus longuement dans l’attention, ou au contraire battre la campagne, se perdre en songerie, aller au hasard, au fil d’elle-même comme s’il n’était aucune urgence, aucune fatalité en cours […] au calme, avec ses bouquins, ses papiers, la conscience de son inutilité, et ce serait déjà quelque chose pour commencer. » (51)
→ Ne sont-ce pas là deux attitudes, attention & rêverie, parfaitement représentatives de l’homme immergé dans le monde ? La diastole systole du psychisme, ouverture et repli, son inspiration/expiration. Me frappent d’ailleurs dans ces textes de Bodinat les profondes analogies avec la réflexion bouddhique et divers écrits sur la méditation. Cette même idée d’une conscience réduite, mal éclairée de l’intérieur (53).
→ or la poésie ne nait-elle pas d’une attention souvent couplée à une forme d’inattention, une attention qui déjoue les conditionnements ?
De la naissance du poème
En lien avec cette dernière note sur la genèse du poème : « Tout se passe comme si une esquisse de sens réclamait une action pour se manifester tout à fait. » (François-Bernard Mâche, Musique-Mythe-Nature, p. 187)
Et je peux ajouter aussi cette note : « si le monde a un sens latent, il a besoin d’une maïeutique spécifique pour le manifester à tous. » (188)
En pensant aux photos de P. (Leonard de Vinci)
« Si tu regardes les murs souillés de taches, ou faits de pierres de toutes espèces, pour imaginer quelque scène, tu peux y voir l’analogie de paysages au décor de montagnes, de rivières, de rochers, d’arbres, de plaines, de larges vallées et de collines disposées de façon variée. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures au mouvement rapide, d’étranges visages et costumes, et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et complète. Et cela apparaît confusément sur les murs, comme dans le son des cloches : tu trouveras dans leurs battements tous les sons ou mots que tu veux imaginer. » (Léonard de Vinci, cité par FB Mâche, p. 187)
Une virginité d’oreille.
François-Bernard Mâche plaide pour que l’on se reconstruise une « virginité d’oreille. En saturant l’écoute avec des sons de cloches ou tout autre continuum du même genre : bruits des vagues, cascades, brouhahas de foules dans un espace réverbérant, ateliers d’usines, etc., on met l’oreille en condition de percevoir des formes sonores qui excèdent à la fois les dimensions usuelles, et qui restaient cachées à une écoute ou trop pragmatique ou trop analytique. »
C’est ainsi que FB Mâche lit les mots de Vinci, comme une sorte de méthode, mot particulièrement approprié si l’on songe au livre de Valéry, La Méthode de Leonard de Vinci : il faudrait susciter un état de conscience particulier, propre à laisser parler les sons, alors que nous leur opposons en temps normal le barrage et le filtre de la conscience, de nos acquis, de nos identifications conditionnées.
→ Or cette oreille travaille souvent très bien toute seule. En voici, pour moi, une autre preuve : le fait qu’écoutant un flux de radio, l’oreille est soudain « tirée » par telle ou telle œuvre, telle ou telle interprétation. L’oreille non orientée, n’ayant donc pas mis en place ses filtres habituels, a su détecter quelque chose qu’elle n’aurait pas entendu autrement, sans doute.
Sur la lecture numérique
J’en reviens à Baudouin de Bodinat. Écriture de moraliste, de sociologue moraliste pourrait-on dire parfois, très lucide mais pas très porteuse en ces temps si sombres pour l’esprit et le cœur. Mais il développe un point de vue intéressant sur la lecture numérique : le lecteur sur tablette, écrit-il, ne réalise pas que ce qu’il fait apparaître à volonté n’est qu’un spectre qui « retournera à l’opacité de son infra-monde numérique sitôt désactivé. » (80).
→ Contre cela, on pourrait toutefois argumenter qu’il en va ainsi de toute lecture, même si une trace matérielle demeure bien sur le papier. C’est un spectre en quelque sorte qui vient habiter notre esprit, le souvenir des mots lus, souvent bien dépenaillés, démembrés, déchirés, incertains.
Pour Baudouin de Bodinat, la lecture sur support numérique « sans doute exclut toute lecture qui puisse inspirer une expansion de la conscience, qui puisse la nourrir et l’accroître, étendre ses perspicacités dans les choses d’où dépend la conduite de la vie. » (81)
→ Bodinat pratique beaucoup l’italique mais dit rarement à qui ou quoi il fait ainsi allusion. On a donc recours (mais cela c’est possible aujourd’hui, dans ce monde électronique qu’il dénonce) à un moteur de recherche. Il s’agirait ici de Mme du Châtelet.
Ce serait si simple, si beau aussi d’incorporer mes citations par simple italique sans les référencer, les attribuer : manifester que c’est citation, mais s’en tenir là, mais cela, quelque chose me l’interdit.
De l’absence
Continuant par sauts et gambades son exploration des technologies contemporaines, Baudouin de Bodinat attire mon attention sur un point peu abordé mais important : la question de la présence et de l’absence. Quid de cette sorte de présence permanente, y compris dans l’absence « géographique », l’éloignement autrement dit, générée par les moyens de communication moderne ? Cette possibilité de susciter la présence apparente hors de toute présence réelle, via la visio-téléphonie par exemple ? L’autre alors « tout aussi absent de l’imagination que s’il était là ». Quel effet cela peut-il avoir sur notre rapport à l’autre, sur notre apprentissage de la frustration de la présence. Sur la fonction imaginante qui n’a pu à travailler, à broder sur l’autre absent, celui ou celle dont on attendait les lettres chaque matin, lors de l’unique distribution postale ? Cela susciterait dit Bodinat « des diminutions, des appauvrissements à ce qu’on nommait autrefois, quand sa réalité ne prêtait pas au doute, la vie intérieure. » (83)
Être là
Bodinat explore aussi cette sorte d’ubiquité dont nous nous dotons, via nos appareils, cette faculté d’être là (mais pas vraiment et souvent pas avec les autres qui sont là, comme ces couples au restaurant, chacun dans son univers sur écran) et d’être ailleurs. Nous sommes « moins présents, avec moins de conscience d’être là, donc moins d’intensité existentielle, moins de contact animique avec ce qui existe là alentour. » (87)
Il devient si difficile alors d’être « livré seul à ses seules ressources de pensées ».
→ et toujours cette lancinante pensée : otage, loin de chez soi, sans aucun livre, aucune radio, aucun appareil de communication, sur quoi vivre, de quoi se soutenir, intérieurement ? Pourquoi certains en sortent vivants et d’autres, morts, même s’ils ne sont pas tués ?
Bodinat a aussi cette forte formule : le dépérissement du contact sensible. Et si l’on faisait une analyse complète d’une journée de vie, en cherchant les moments où il y a contact sensible avec quoi que ce soit ?
Déficit attentionnel
Et lui aussi, Bodinat, de plaider pour que « se dissipe ce halo de déficit attentionnel, que la réceptivité d’organes renoue avec les choses, qu’affluent des sensations confuses, des réminiscences, des pressentiments. » (88)
Un prix bien lourd
pour l’homme : « le prix exigé pour l’usage presque continuel de ces appareils, c’est lui-même, sa conscience, son moi et ses pensées, son contact avec le monde, à y vivre personnellement, etc. « (93)
→ est-ce un hasard que la conjonction de ce développement technologique et de l’essor des pratiques de méditation, notamment celles dites de pleine conscience ?
Notes de longue traîne
Juste notées, à la volée, dans une journée, cette parole entendue pour la première, cette phrase lue pour la seconde, mais d’une telle puissance pour la pensée, la rêverie, la conscience :
Décomposition jusqu’à la structure (dans une rencontre autour d’Anne-Marie Albiach)
Le cosmos nocturne où nous sommes inexplicables, où chaque point lumineux est une fournaise atomique. (Bodinat, p .97)
→ tant de choses seraient à citer dans ce livre Au fond de la couche gazeuse, dont le titre est emblématique. Il y a cette réflexion de fond, lucide, pessimiste, moraliste que j’ai déjà évoquée, mais il y aussi ce style très particulier, compliqué, avec la fulgurance constante de formules.
Des choses
« En tout objet, dans le plus insignifiant objet, dans l’objet abandonné, comme dans l’objet insolite à l’usage oublié, dort une flamme qui, réveillée par nous, illumine, convulsive, fulgurante, nos obsessions. »
Georges Hugnet [premier historien du mouvement Dada], cité par Philippe Dagen, Le Monde du 29/11/15.
Je pense ici aussi bien à ma lecture en cours de Baudouin de Bodinat, qu’à certains poèmes d’Adrienne Rich ou à Walter Benjamin.
Roger Caillois
Curieux que mes deux lectures en cours François-Bernard Mâche et Baudouin de Bodinat citent Caillois, toutes les deux.
Note de passage
Douceur et profondeur.
Flotoir
Je me demande si je n’ai pas un petit problème de méthode avec le Flotoir, j’attends trop pour recopier mes notes et du coup j’ai souvent le sentiment d’être comme débordée. Il faudrait vraiment se tenir à une recopie quotidienne du carnet, quitte à peaufiner ensuite les notes. Et comme je l’ai déjà écrit, à une sélection un peu plus drastique peut-être de ce que je note dans le carnet (je pense ici aux citations, surtout à partir de livres comme ceux de Mâche ou de Bodinat, où tout est potentiellement citable ! Mais ce qui est citable, l’est pour une double raison : intérêt du propos et qualité de la formulation. Sans cette dernière, sa fulgurance parfois, inutile de citer, on peut gloser simplement.
De la mort
« Cette implosion intérieure invisible, indicible, qui ébranle les vivants quand la mort vient trop près d’eux réclamer son dû ».
Isabelle Regnier, critique du film Mia Madre de Nanni Moretti, in Le Monde, 02/12/205
Solitude-noyau (Ludovic Degroote)
Dans zambèze, Ludovic Degroote a cette forte formule de solitude-noyau. J’en relie l’idée à cela que nous savons, de toujours, que nous serons seuls pour mourir et après, si après il y avait.
Et toujours sur la solitude, l’aparte, le quant à soi : « on se fait à la nécessité de se préserver et d’enfouir ce qui est devenu le point d’ancrage de ce qu’on est, un lieu de reconnaissance et de silence tels qu’on se sentirait exclu de soi si ça n’était plus là. » (81)
Une géographie mouvante (L.Degroote)
« Ma propre géographie dont je ne pourrais fixer les contours et le centre, puisque rien en moi n’a fini de vivre ». (82)
→ Ce serait même la définition de vivre, cette mobilité, cet écoulement, ce remaniement permanent de soi, avec toutes les alluvions que nous charrions et qui parfois obstruent certains canaux. Lorsque le paysage se fige, lorsqu’il se prend en glace, il y a déjà de la mort. Il se pourrait que l’on meure par pans, comme le cerveau d’un malade d’Alzheimer se détériore par plaques. La fermeture de l’angle, du champ, le glaucome mental ou psychique, humain et politique, sont déjà la mort en marche en soi. Il nous revient peut-être de ne pas mourir ainsi par étapes mais d’être aussi vivants que possible au moment de mourir.
De la mort encore (Hélène Cixous)
J’ouvre enfin Corollaire d’un vœu. Après la mort des autres, pour elle essentiellement après la mort d’Ève, sa mère : « nous sommes plus faible, écrit-elle et nous devons fournir le jour et le présent aux absents impuissants. » (14)
De la mort, encore
Stupeur de lire cela, quelques minutes plus tard alors que j’ai écrit à l’instant ces notes sur le vivre et le mourir : « On perd la vie, ce qui la fait, longtemps avant de mourir. » (17)
Une famille mentale (Hélène Cixous)
Cette très belle idée de notre famille mentale et de son accroissement : « La famille mentale s’accroît. On a des parents et amis par littérature, des frères, des sœurs, des chiens. »
→ pourquoi cette proximité avec Mozart depuis le 13 novembre. Le jouer, l’écouter, le penser.
Réseau ou nasse (Bodinat)
Baudouin de Bodinat : « la toile infinie où l’humanité se voit prise ».
→ et moi de la voir se débattre comme ces poissons lorsque les pêcheurs relèvent leurs filets.
La traduction (Pierre Vinclair)
« Le grand texte est nécessaire, il est voué à rester ; mais la traduction est vouée à disparaître dans un palimpseste de traductions qui la contestent, la complètent, la déplacent » (feuilleton de traduction de Poezibao, épisode 33)
André du Bouchet (entretiens avec Alain Veinstein)
Larmes aux yeux en lisant cela :
« A la fin de cet entretien ultime, lorsqu’il évoque "l’éboulement" du monde contemporain, "avec une très grande violence depuis une vingtaine d’années", on ne peut que rester admiratif devant la réaffirmation, tout de suite après, de sa confiance en la poésie comme "forme de communication singulière qui est, je crois, la seule réelle." (p115)
→ même si j’ajoute la musique, comme autre forme de communication singulière réelle, c’est une belle incitation à ne pas succomber à la tentation, latente, du découragement ou de la fermeture de Poezibao, par sentiment de lassitude et d’inutilité.
(note de lecture d’Antoine Emaz)
Le vrai lecteur (André du Bouchet)
Antoine Emaz à la fin de sa note donne un très beau florilège de remarques d’André du Bouchet.. Je relève tout particulièrement celle-ci : « le vrai lecteur serait peut-être celui qui fait confiance aux mots, qui se fait confiance à lui-même dans le temps de sa lecture » (André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, p.36)
Tenir, continuer (André du Bouchet)
« ne pas aller dans le fil de ce qui se détruit à chaque instant sous nos yeux, mais, tenant compte de ce qui est détruit, tâcher dans l’instant de renverser le mouvement et d’édifier quelque chose. Mais édifier n’est pas exactement le mot qui convient, parce qu’encore une fois, je ne vois pas la finalité de ce que je fais. J’aurais peine à justifier de mon activité d’écrivain. » (ibid. p.25)
Culture et frontières
Bel édito sur ce thème dans le Journal La Terrasse. : « Comment créer en pensant selon des normes nationales ? Et comment créer selon des normes conformes aux attentes du public ? La création artistique, toujours audacieuse, toujours au-delà de stériles prescriptions, ne peut qu’être laminée par de telles contraintes. Tel Beckett, combien d’artistes aujourd’hui devenus des trésors auraient été écartés ?
Et en écho, cela que m’écrit Marc Dugardin : « l'art comme apprentissage d'une vie qui ne refoule pas le risque, ne nie pas ce qui lui fait peur, tente d'en faire quelque chose d'humainement partageable ? »
Bottes et pantoufles, Max Frisch
Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles, cité par Edwy Plenel dans une vidéo Mediapart qui en appelle à la poésie comme moyen de résister au raz de marée de l’extrême-droite. Il cite Césaire, Char et le slam et pour une fois après quelques hésitations je me suis permis de parler, en commentaire, du travail de Poezibao. Ce serait bien de citer Bernard Noël, par exemple, ou Jacques Roubaud, pour ne prendre que des poètes très connus et reconnus.
Rédigé par Florence Trocmé le 08 décembre 2015 à 18h51 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent