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Rédigé par Florence Trocmé le 31 janvier 2016 à 11h26 dans photomontages | Lien permanent
Truelle et truisme (Laurent Albarracin)
Je poursuis ma lecture, très admirative, du Grand Chosier de Laurent Albarracin. Boris Wolowiec m’a envoyé un long texte à partir de ce livre mais je lui ai demandé si je pouvais en différer un tout petit peu la lecture et la publication dans Poezibao, car je tiens à rester dans la singularité de ma lecture, avant de m’ouvrir à celle des autres.
« La truelle travaille au truisme / l’outil de l’outil est l’évidence. » (Le Grand Chosier, p. 59). Le truisme est bien sûr une arme de choc pour Laurent Albarracin, un outil essentiel.
De quelques thèmes ou objets
Il y a de nombreuses récurrences de thèmes ou d’objets dans Le Grand Chosier. Celui de la pierre (ou du caillou) par exemple : « Il y a une pierre tellement lourde / qu’elle s’enfonce en elle / comme dans un lac remonté / depuis le fond de la pierre » (p. 63)
Écoute (Laurent Albarracin)
Il y a une vraie attention auditive au monde. Mettrait-il son oreille sur les choses et sur les idées, pour en entendre le dedans, la vie intérieure ? : « Il y a un silence / où résonne l’écoute attentive / et l’envie de tout entendre. »
De l’eau
Elle coule, jaillit, se creuse un peu partout dans le livre qui est hanté par la liquidité, l’écoulement, le siphon, le vortex, le vertige, le bébé jeté avec l’eau du bain : « Il y a un puits / dont on tire des seaux / d’une eau à ce point fraîche / qu’elle est un puits / à même l’eau. »
Il y a très souvent ce que l’on pourrait appeler l’effet poupées gigognes, qui repose en partie sur l’usage d’une litanie de compléments de nom. J’avais pointé cela déjà chez Boris Wolowiec, une sorte d’évidemment en abyme de la réalité, complètement déstabilisant. Ce qui frappe, c’est la rapidité avec laquelle on perd totalement le fil de l’évidence. La conscience ne soutient pas longtemps ces enchaînements en cascade.
Faire défaillir le monde
« On prétend qu’une épée / dans une faille du monde / fait défaillir le monde. »
→ cette manière de détourner les mots, partir de faille pour mener à défaillir, jouer sur l’étymologie pour accroître encore le trouble.
C’est aussi tout un programme, celui de Laurent Albarracin peut-être. Mettre un coin dans une faille du monde pour en soulever la dalle, le desceller, engendre une défaillance de la stabilité, de la sécurité, de la fermeture. Il déboite.
De la ruse
Grand texte énigmatique, difficile sur la ruse. Que l’on aborde avec un a priori défavorable. On n’aime pas la ruse, ni les rusés, se dit-on. Et si ruse il y a ici, ce n’est pas correct de la part de l’auteur. Oui mais voilà que tout tend à montrer, on le pressent, que la ruse est un atout fondamental de l’écrivain, la ruse qui est ce soupçon de ruse en tout, ce revers de versatilité au veston de toutes choses. (p.72). Montrer, démontrer le revers de versatilité propre à toute entité, n’est-ce pas le propos de L. Albarracin qui nous laisse un peu désemparés devant cette conclusion : « La ruse ne serait qu’une ruse de toute autre chose que la ruse et qu’on ne peut pas nommer en dehors de l’acte poétique pur. »
Il y aurait de la ruse dans l’acte poétique ? Quelle question ! Quelle claque si c’était vrai… ! Mais il est vrai que cette ruse est une toute autre chose que la ruse. On est bien ici en prise avec cette aporie sur laquelle on bute constamment en tentant de définir, cerner, qualifier un peu mieux l’acte poétique. L’impossibilité même de pouloir écrire quelque chose de ce monde, on la retrouvera aussi de façon très aiguë avec le travail d’Olivier Domerg.
Le papillon, un être de l’être (Laurent Albarracin)
Texte admirable, bouleversant sur le papillon : « Que serait le papillon s’il n’était pas un papillon ? » (p.72). C’est à ce genre de question (oiseuse en apparence mais pleine d’oiseaux) que l’image poétique donne réponse, dit Laurent Albarracin. Qui réussit le tour de force de parler en même temps de façon sensible, incroyablement juste du papillon et de façon presque théorique, mais théoriquement sensible, de la poésie, voire de la vie. Le papillon, une intermittence continue, un escamotage continuel, un incessant remplacement de lui-même par lui-même entrecoupé de son effacement furtif. Et un peu plus loin : « Être ainsi perpétuellement au bord de n’être pas, errer sur des abîmes comme on le voit faire font de lui un animal ontologique. Par ce qu’il est à peine, tout juste, presque pas, il est un être de l’être. (p.73)
Au-delà de la barrière des mots (O. Domerg, L. Albarracin)
Il me semble qu’il y a une même qualité d’attention au monde chez Laurent Albarracin et Olivier Domerg, une même volonté de passer au-delà de la barrière de corail, celle du sens fabriqué, courant, jamais remis en question. Une confrontation, frontale, difficile, douloureuse certainement en tous cas chez Domerg, avec le poids des choses et leur fermeture, leur opacité, leur nature morte ou trop vivante. Olivier Domerg semble avoir un inlassable souci des choses. À différentes échelles, du détail à la masse, quand il se promène dans le massif montagneux, soucieux du détail de la roche comme de la masse de la montagne au-dessus de lui ou au loin. Il va falloir « tailler, dépersonnaliser, ramasser, épurer, avant de styliser » écrit-il (Le Temps fait rage, p. 19)
→ Et juste après avoir tracé dans mon carnet, ces mots de détail et de masse, voici ce que je lis sous la plume d’O. Domerg : « La masse et les détails » ! Il y a aussi une autre allusion ici, une allusion déjà relevée à la prolifération. Et le poète a ce désir, impossible à réaliser, de faire une page-monde, d’y rassembler, un peu comme Noé avec son arche, tous les éléments du monde. Il écrit ces mots qui pourraient convenir tout aussi bien à Laurent Albarracin : « pour écrire les choses, il faut les éprouver dans leur réalité la plus concrète. » (p.22)
→ Oui c’est ce que fait aussi Laurent Albarracin, il entre dans le vif de l’objet, le concret de la chose, ce qui fait que la chose est chose, que cette chose est cette chose et pas une image de soi, pire, une projection de soi. Cette chose il l’aura probablement au préalable déshabillée de tous ces tours et atours, dont l’habitude qui est la nôtre de la voir sans y penser, la parent. Il tente de rendre toute chose chose d’avant le langage. Que l’on songe à l’étrangeté de la chose dont l’usage nous est inconnu. C’est ce sentiment d’étrangeté qu’il suscite souvent en allant le chercher au fin fond de la banalité, de la platitude, du rabâché : « pour toute poétique et pour toute morale, ce qui est devant nous », dit aussi Olivier Domerg (p.25) qui pointe le devoir de tout réécrire et de tout désécrire.
Des sonnets, oui des sonnets, qui sont des pièges de langue
Et voilà que le livre d’Albarracin, Le Grand Chosier, propose au lecteur rien moins que quarante sonnets. Obtus, l’esprit se ferme. Non, pas de sonnets, que peut-on encore dire avec des sonnets (et cela malgré l’admiration pour Roubaud et quelques autres contemporains qui ont prouvé que la forme n’était pas vraiment morte) ! Déterminé, l’esprit se laisse adoucir : et si ? Il ne tardera pas à rendre les armes ! Ces sonnets sont tout simplement stupéfiants. De beauté et de profondeur, de force et d’audace. Et qu’il est intéressant de voir le poète travailler, dans cette forme, ses thèmes récurrents. Reprises une fois encore les thématiques de l’eau, du caillou et ce qui frappe c’est la capacité de renouvellement : les motifs, les mécanismes semblent les mêmes et pourtant la plupart des textes frappent par leur inattendu, leur in-entendu, leur inouï (in-ouï). Ce sont de vrais pièges de langue dans lesquels on tombe avec délectation, une pensive délectation, pouvant mener à de petits satoris ! Et comme il en va de tout piège qui se respecte, plus on se débat, plus on s’enferre.
Accouchement
« Tout accouchement a pour hanches l’univers. » (Le Grand Chosier,p.102)
Du bruit
Cela qui permet de souligner que tout bruit réveille quelque chose dans notre cerveau le plus archaïque, que tout bruit met en alerte : « Un bruit est toujours le bruit de l’enclenchement / De la cogitation des causes à ce bruit. » (p.102)
Les papillons et l’appétit de la lumière
(…) une loi d’airain du ciel sur terre // Qui veut que les papillons ne durent jamais / Que le temps passé à disparaître, que leur / Temps dévolu, le répit qui est le leur, qui // Est un leurre, tout entier les consume. Car / Tout profite à la lumière et les choses ne sont / Que dans et pour le flamboiement de la lumière. » (p.105)
La compacité de la matière
Cette effarante compacité de la matière, qu’Olivier Domerg (Le Temps fait rage, p.29) voit comme un problème d’écriture ou de peinture, un problème d’opacité et de plasticité serait peut-être la résultante de cette absorption incessante de la matière par la lumière dont parle Laurent Albarracin.
→ le dit réel (arbre, roche, lichen) / un filtre (œil, nerfs, cerveau) / la réaction en chaîne )écriture, peinture) : petits coups de griffe, au pire décoratifs, au mieux incisifs, dans l’opacité plastique du dit réel.
Confrontation (O. Domerg)
« Cabossé de haute caboche, triangulation tourmentée de la masse » (p. 30) et quadrature du cercle de la description !
Cailloux toujours (O. Domerg)
A propos des pierres ou des cailloux : « Ils sont pris dans la même nasse de temps & de géologie retournée » (p. 31)
→ c’est bien pour cela qu’ils bouleversent les cailloux, pierres de presqu’éternité à notre atomique mesure.
Et pourtant l’eau, elle, elle seule vraiment, peut les user.
Et reviennent toutes les variations virtuoses mais pas que virtuoses, loin de là, de Laurent Albarracin sur l’eau dans les différentes parties de son livre. Mais ici je suis avec Olivier Domerg, qui me fait parfois penser à Jacques Dupin.
Confrontation encore
« L’espace est comme une phrase sans aucun mot » (O. Domerg, p. 33).
→ Je pense aussi souvent, lisant Olivier Domerg, à Nicolas Pesquès. J’ai parfois l’impression qu’O. Domerg me décrit N. Pesquès en face de Juliau, en sa quête, qui n’est pas tout à fait, voire pas du tout la sienne. Pesquès me semble plus regard, Domerg plus corps face à la montagne. Il y a une distance qui semble irréductible, chez Pesquès entre lui et le motif, distance qui est sans doute agrandie par sa quête même, alors qu’il y a chez Domerg un effet de corps à corps : il grimpe, descend, s’essouffle, a chaud, s’écorche, bute et s’accroche aussi bien aux buissons et cailloux qu’aux mots et aux phrases.
Du détail (O. Domerg).
Et toujours la confrontation à la prolifération. Ce n’est pas une prétendue pauvreté du monde qui lui pose un problème, c’est son abondance et l’incapacité dans laquelle elle le met d’y puiser, d’en rendre compte, le moins du monde. Il en va de l’infini détail du fini. Cela ne l’empêche pas, tout aussi vigoureusement et courageusement que Nicolas Pesquès, de poser que « vouloir représenter l’irreprésentable est notre tâche commune » (p.35)… « l’infini détail, et donc, l’infinie production, l’infinie profusions ; l’infinie perturbation & déconstruction. »
Une pensée non philosophique
Il me vient soudain l’idée que ma pensée n’est pas philosophique, elle serait plutôt poétique et partiellement musicale. Il y a un handicap évident quant à la déduction et la logique.
De l’impulsion
Lisant des auteurs aussi forts que Laurent Albarracin, Boris Wolowiec, Philippe Jaffeux, d’autres encore, il me vient souvent des phrases à leur manière, dans le sillage de la lecture. Un peu comme on chantonne un thème après que la musique a pris fin. Il ne s’agit en rien d’imitation et d’ailleurs, cela ne dure pas. Il s’agit plutôt d’une sorte d’excitation, d’impulsion quasi électrique déclenchée par leurs formulations, leurs phrases, leurs pages. Elles sont boules de pétanque qui viennent percuter l’ordre établi du jeu, créant une nouvelle cinétique du seul fait de leur lancée et de leur choc.
Interactions des règnes (Laurent Albarracin)
Dans le monde de Laurent Albarracin tout semble imploser, s’écrouler sur soi-même, s’auto-avaler : les fleurs, les nuages, l’eau. Il y a un renversement du côté du revers, l’envers de la peau et du gant, l’autre face des choses, la face nord en quelque sorte, la face cachée de la lune, occultée, dans l’ombre. Les cloisons catégorielles sont abattues, il y a une intense capillarité, les mondes et les règnes (minéral, végétal, animal) s’inter-échangent, se superposent parfois en calques : « et c’est que le brin d’herbe / et déjà un peu du vent qui le soumet. »
Laurent Albarracin et Boris Wolowiec
Très tôt dans le livre s’était réactivée en moi l’idée de leur communauté d’esprit. Et depuis Boris Wolowiec m’a donc envoyé cette longue note sur Le Grand Chosier que je vais publier cette semaine et je découvre dans le livre ce grand poème intitulé « La fontaine » dédié à B. Wolowiec.
Chez Olivier Domerg aussi
… il y a parfois une sorte de glissement d’un monde à l’autre, les perceptions se superposent, indifférenciées. Il décrit ainsi des collines « noires de chaleur & noires du fracas des cigales ».
→ cette association puissante d’un son et d’une couleur, qui ne me parait toutefois pas relever ici d’une association telle que la décrit si souvent Olivier Messiaen, d’une synesthésie, me semble plutôt renvoyer à l’idée du soleil noir de la mélancolie, de ce voile noir qui vient sur le monde (il peut être aussi d’un blanc aveuglant) en rapport avec le climat ou le ressenti intérieur. Noir ou blanc, non-discrimination des couleurs peut-être, par écrasement de la possibilité de les distinguer, par écrasement des perceptions les unes sur les autres, dans leur intensité qui nous déborde.
Entremêlements (O. Domerg)
Olivier Domerg passe constamment, parfois dans la même phrase, de la description « objective » du paysage qu’il traverse à sa perception du paysage, à son projet d’en rendre quelque chose, à cette impossibilité à laquelle il se heurte constamment : « incursions physiques, sans point de repère, comme pour s’immerger ou se perdre. tous les jours, recommencer. (…) pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (p. 37)
La visée du poète : « la fable des matières, la concomitance des points de vue, l’inlassable travail du présent. Car « il s’agit bien de ne pas accepter la langue qu’on nous fait, la langue qu’on nous donne. » (p.41).
Rédigé par Florence Trocmé le 31 janvier 2016 à 11h22 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 30 janvier 2016 à 14h23 dans photomontages | Lien permanent
Rangements et bibliothèque
Grands rangements de livres. Difficile pour moi de ne pas avoir trop d’états d’âme, d’écarter et donc donner à mes différents circuits, des livres qui sont sûrement intéressants, mais que je ne pourrai pas lire, je le sais, qui ne sont pas prioritaires. Difficile de définir la priorité, mais je crois qu’elle porte sur ce qui fait vraiment sens dans l’ensemble de la recherche et du travail. Je ne suis plus assez jeune pour tout embrasser. Tout cela sans rigidité car plusieurs poètes jeunes et très intéressants sont entrés dans mon champ ces deux ou trois dernières années. Se dire aussi que ce n’est pas parce qu’un livre a été (aban)donné qu’il ne sera plus possible de revenir vers cet auteur-là si quelque chose faisait qu’on puisse le souhaiter. Bref, bien des scrupules, qui ne sont pas le poids le plus léger de mon travail pour Poezibao. J’aimerais disposer d’un espace immense pour les livres, alors même que je n’ai pas à me plaindre et que j’ai sans doute ici et là-bas plus de 5000 livres, peut-être beaucoup plus. J’aimerais pouvoir disposer de cet espace immense et ranger ma bibliothèque à la manière d’Aby Warburg. Mettre en relation les livres dont je pense qu’ils ont quelque chose à se dire, dont je pense que la rencontre peut être fructueuse pour nous, lecteurs. Le classement alphabétique impose aux auteurs des cohabitations souvent pénibles pour eux, j’y pense parfois en installant côte à côte deux auteurs qui ne vont pas du tout, mais pas du tout ensemble, voire même, il m’arrive de le savoir, qui se détestent !
Note de passage en faux syllogisme
S’il y avait un dieu, j’aurais un ami.
Dieu est le vert des prés (Angelus Silésius, cité par Philippe Jaccottet)
J’ai donc un ami, le vert des prés.
Correspondances intérieures (Philippe Jaccottet)
Chez Philippe Jaccottet, cette notion de correspondances intérieures, tellement accordée à tout ce que j’écris ici : il parle du haïku et de quatre éléments convoqués dans un poème de Buson, la montagne, les eaux, leur confluence et le silence qui s’ensuit : « En se rejoignant / elles deviennent silencieuses / les eaux de montagne » et il souligne que chacun de ces éléments « est lié pour nous à un nombre très élevé de correspondances intérieures, de souvenirs et de rêves » et qu’ainsi il « peut prendre sa plus large et plus profonde résonance. »
→ est-ce en raison de l’accumulation de ces traces mnésiques, de l’empreinte du cumul immense des impressions et des sensations que, vieillissant, nous devenons de plus en plus sensible à ce qui nous entoure, que ce monde devient de plus en plus résonnant ?
Ce livre de Philippe Jaccottet
…dont les textes ne font pas partie du volume récemment paru dans la Pléiade m’est précieux. Jaccottet se mesurant à Ponge (dans le sens qu’il prend sa propre mesure par rapport à celle de Ponge, rien d’une compétition ici) avec une infinie délicatesse en dit beaucoup sur lui-même et sur son art. Les toutes dernières pages sont très émouvantes, à la limite de l’énigme, proche peut-être de ce qu’il nomme à la suite d’Hölderlin, le "pur jailli" (reinentsprungenes en allemand)
Des choses et d’autres (Laurent Albarracin)
J’ouvre Le Grand Chosier de Laurent Albarracin. Et tout de suite il m’agrippe avec son excellent texte d’ouverture « Grappin d’abordage ». J’y retrouve sa singulière et troublante manière, sa façon de susciter la déroute en plein raisonnement parfaitement logique en apparence.
La tautologie et le pléonasme me semblent au cœur de son travail, mais ils s’arrachent ici au cliché pour trouver une dimension autre, presque métaphysique. Un peu à la manière du si troublant Je suis Celui qui suis de la Bible. Laurent Albarracin prend un terme, un objet : ici successivement le grappin d’abordage, le poirier puis divers ingrédients, tel le miel ou la semoule. Il a cette formule énigmatique, faire l’axiologie de soi, qui s’éclaire un peu en cherchant la signification du mot axiologie : science des valeurs philosophiques, esthétiques ou morales visant à expliquer et à classer les valeurs.
Du mutisme (Laurent Albarracin)
À propos du poirier : « mutique quoiqu’il crie son mutisme »
Est-ce bien du seul poirier qu’il s’agit ici ? La formule ne s’applique-t-elle pas à tant d’écrivains depuis des décennies, tous ceux-là, si nombreux, parfois admirables, qui s’interrogent sans fin sur l’impossibilité d’écrire mais qui écrivent néanmoins cette impossibilité.
Albarracin et Ponge
Je me pose alors cette question : Laurent Albarracin n’est-il pas une sorte de descendant, de continuation ou d’expansion même de Ponge, que je viens tout juste de quitter, en refermant le livre de Philippe Jaccottet (photo de l’écrivain avec sa femme et Anne-Marie Jaccottet à la fin de Ponge, pâturages, prés).
Répétition évidante
Souvent cette technique chez Laurent Albarracin d’un mot répété jusqu’à plus soif. Un peu comme le fait l’enfant, soit avec un mot soit avec une formule qui interroge sa propre identité (qui suis-je ?), finissant par vider le sens apparent du mot ou de soi et par susciter un vertige terrible et fécond. Le mot est varié, repris, déformé et reformé, affirmé sur un fond d’évidence et d’autorité qui finissent par l’évider de tout acquis. Il y a une logique imparable qui mène à une forme d’absurdité sans être pour autant un jeu vain et creux. À force de s’interroger, on s’interroge dirait peut-être Laurent Albarracin.
De la conscience (Laurent Albarracin)
« La conscience par nature phagocytaire et centroconcentrique »
→ Comme sur le point focal dans l’œil, dans notre conscience converge tout ce que nous recevons du monde. Avant rejet, conscient ou non, ou traitement, conscient ou non. Mais indéniablement phagocytaire, elle vit sur le dos du monde et imparablement autocentrée.
Petites machineries
Un peu comme certains textes de Ponge (je pense à l’admirable description d’une ondée dans une cour), les textes de Laurent Albarracin fonctionnent comme des petites machineries implacables et parfaites qui nous prennent dans leur engrenage. Je n’entends plus la pluie de la même façon depuis que j'ai lu ce texte de Ponge, je ne mangerai plus de miel de la même manière, maintenant que j'ai lu celui de L. Albarracin. Ils sont très forts tous les deux, se plaçant à la frontière, à la charnière des mots et des choses.
Et curieusement, ouvrant les Minima Moralia d’Adorno, pour une courte plongée, je découvre cela, qui me semble tellement en phase avec tout ce que je viens d’écrire (si je comprends bien la phrase d’Adorno qui est passablement difficile) : « Seul ce qui n’a pas été prouvé démasque la tautologie que cache la démonstration » (Minima Moralia, n°82, « garder les distances », in Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, trad. d’Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Petite Bibliothèque Payot, 2003)
Petite métaphysique culinaire
Je continue ma lecture délectable du Grand Chosier de Laurent Albarracin. Je passe par le sel, « poudre d’épée que le sel, du gravier philosophal dans l’allée du plat » (26), je trouve quelques accents qui me font songer à La Bruyère. Je note cela qui résume bien l’entreprise de cette exploration de quelques ingrédients : « nous tirons des seaux de la grande inertie des choses. »
L’inertie des choses (Laurent Albarracin)
Cette inertie des choses qui à la fois les dérobe à notre saisie et en même temps les met à notre merci.
Du caillou (L. Albarracin)
Superbe texte sur le caillou dans Le Grand Chosier qui me parle intimement. Je suis une ramasseuse de cailloux. J’ai des fioles, des tubes à essai, des soucoupes, des vases, des bocaux de cailloux. Je détoure aussi des cailloux pris en photo et j’en fait des cailloux-têtes. J’ai souvent un caillou plus ou moins terreux ou boueux dans le fond de mes poches. Je parle aux cailloux et ils m’émeuvent avec leur poids d’enfermement. Je me souviens de ce petit caillou inexplicablement bleu dans le mince sillon de terre tracé dans l’herbe et aujourd’hui recouvert par la végétation. C’était un ami. J’allais lui dire bonjour. Il dort sous la terre. « Cueillir un caillou, c’est rompre une tige au-delà de la délicatesse ». C’est que « les cailloux sont l’affleurement, l’écaille, la paupière d’un très ancien minéral. Les naseaux encore d’un caïman disparu » (p.32)
→ j’ai entendu aussi passer entre ces lignes Boris Wolowiec et Philippe Jaffeux : « Le cri est parfois une robe. Le hurlement nous ourle. »
La platitude
Laurent Albarracin y va d’une vraie ode à la dite platitude, qui me semble un thème très important dans son œuvre. Sous la forme d’une ode à l’assiette
Dimension philosophique
J’avais déjà souligné la dimension métaphysique de ces textes, je note aussi une dimension philosophique, mâtinée parfois d’une dimension ésotérique, en lisant la très belle séquence « le monde ». Certaines formulations résonnent ici comme des mantras ou des koans : « le grain de sable est la roue du monde ».
Se confirme ici encore une certaine parenté avec le travail de Boris Wolowiec. Il y va d’une question de préhension, de dé-préhension, de dépressurisation (sentiment de vertige ici et là suscité chez le lecteur). Cela frappe de plein fouet et en même temps cela fuit : « toujours le monde fait des ronds. Et il les fait comme dans une eau. Dans une eau de même eau que le monde » (p. 40). À rapprocher de ces autres ronds dans l’eau : « et revoilà nos ronds dans l’eau. / Ronds dans l’eau qui sont toute la poésie. / rien n’est moins inutile que de faire des ronds dans l’eau. / Puisque c’est jeter avec une agilité folle des cailloux au centre exact de la cible. / Puisque c’est vérifier que le monde se déploie impeccablement autour de notre vaine tentative de l’atteindre. / Que nous l’atteignons au centre de la cible, mais trop tôt, quand la cible n’y est pas encore… » etc. (p.9)
Olivier Domerg
Toujours selon ma technique -suivre des signes de piste- j’ouvre Le temps fait rage, à propos duquel Laurent Albarracin vient de m’envoyer une note de lecture (on est presque ici, une fois encore, dans un processus à la Aby Warburg !). Son nom je l’ai croisé maintes fois, mais je ne l’ai pas encore lu. Je n’ai pas encore lu non plus la note de L. Albarracin. Tout juste ouvert le livre pour voir comment m’y prendre pour l’inclure dans l’anthologie permanente, dans la mesure où il s’agit de textes strictement justifiés, que je ne peux pas reproduire à l’identique dans la timeline du site.
Cette fois, j’ouvre vraiment le livre et de prime abord, les blocs de texte me paraissent hermétiques. Je cherche la jointure pour écarter les mots (Pierre Drogi), trouver ma respiration ou une porte. Cela se fait très vite : voilà par exemple la « mobilité du regard-stylo » et puis cette forme de symétrie évoquée entre la forme de « l’agrégat nuageux » et celle du rocher. Cela commence à bouger, à me parler. Fort même. Voici des lichens (mes photos – mes rochers castins – mon Port-Nieux – mes livres d’Antoine Emaz). Il y a une place pour moi ici sans doute.
Lichens, « plantes naines ou empêchées ».
Les blocs de texte font tous…. 14 lignes, mais la ligne relève plutôt du verset que de l’alexandrin, elle tourne autour de 20 syllabes et l’enjambement se fait non seulement de ligne à ligne mais de texte à texte et à la tourne de la page.
Oui, je suis chez moi : « jeu des reflets, montée des circonstances, photographies en noir & blanc relancées par les dés de l’habituelle association d’idées. » (p. 6)
L’effort de nommer ce qui doit l’être
Il semble y avoir chez Olivier Domerg une extrême attention à ce qui l’entoure, aux choses auxquelles d’habitude on ne prête pas attention, la matière minérale par exemple, très présente ici. Il y a « l’ancrage de l’énoncé, la notation sèche, l’entrainement de Joseph M, l’effort de nommer ce qui doit l’être ».
Qui est ce Joseph M ? Je pense à Joseph Mouton.
L’énumération (Domerg, Droguet, Janvier)
Je lis aussi « l’énumération comme force, comme motricité et comme plasticité face à la réalité de l’espace » et pense aussi bien à Henri Droguet qu’à Ludovic Janvier qui vient de mourir sans que personne ou presque le remarque.
Il me semble aussi que l’on peut évoquer ici le travail de Patrick Beurard-Valdoye, dont je crois me souvenir qu’il est attentif à Olivier Domerg et à ses entreprises, notamment Autres et pareils.
Du rythme (O. Domerg)
Je note chez Domerg comme je l’avais remarqué chez Albarracin une forme assez particulière de rythme, qui se fait par moments comme pressant, une sorte d’accéléré du pas qui trace le chemin dans l’objet (Albarracin) ou dans le paysage (Domerg)
Et alors que je viens de tracer ces mots dans mon carnet et que je reprends ma lecture, cela : « le vecteur du rythme. l’allant, le pas, le souffle, le regard, le souffle, le pas » (Olivier Domerg, Le temps fait rage, p. 10)
Quête du mot, quête de la photo (Olivier Domerg)
Tout ce qu’il écrit dans cette même page 10 m’évoque fortement la quête photographique qui souvent s’opère sur des matériaux similaires, la roche, le caillou, les lichens, les cassures dans la matière, les coquilles incrustées, les micas, les reflets des ombellifères sur la pierre, faux fossiles, etc. Et jusqu’au « rentrer bredouille » de l’écrivain : on a tenté de cadrer dans la prolifération et on a échoué.
Du pas et de l’écriture (O. Domerg)
Et il y a bien ce rythme, ce parallèle (que l’on trouve chez Roubaud aussi, très fortement) entre le pas, la marche et la phrase, le vers. C’est la « scansion calquée sur la mesure du pas », ce « lyrisme heurté et boitillant » et le constant, souvent, que « il marchait mais que ça ne marchait pas. » (p.11)
Objets qui n’en sont pas (Laurent Albarracin)
Parmi les nombreux « objets » que Laurent Albarracin pose sous la loupe de sa langue, plusieurs entités qui ne sont pas des choses : des animaux, des idées, etc. Petit inventaire : la taupe, le recroquevillé, la petite route sinueuse, le temps qu’il fait, le bloc, etc.
De l’humour
La dimension humoristique est bien présente aussi chez Laurent Albarracin. Sans doute y-a-t-il un soupçon d’autodérision dans ce travail sur les mots et les choses, une note de non-sense à l’anglo-saxonne, une vraie drôlerie parfois un peu grinçante de la platitude assénée, des jeux de mots discrets mais à effet boomerang, voire de brèves allusions scatologiques voilées comme dans ce texte où il est question de « scier dans la sciure » (p. 54)
Le drôle de tiroir de Laurent Albarracin
Je relève particulièrement ce texte étrange et sans doute très révélateur autour d’un tiroir et de sa poignée. L’auteur dit avoir démonté, enfant, la poignée du tiroir de son petit bureau pour la remonter à l’intérieur de ce même tiroir ; il met lui-même l’accent sur le caractère d’expérience poétique fondatrice, cardinale de ce curieux bricolage. C’est un retournement de situation, ou de gant (L. Albarracin a un texte sur la main et le gant), un renversement de la perspective usuelle, quelque chose comme une convocation de l’idée de cette matière noire dont on dit qu’elle serait symétrique de la matière de l’univers. Et ce serait le cœur du travail de Laurent Albarracin. Il est dans ce tiroir. Il écrit : « Si la poignée était désormais à l’intérieur du tiroir, c’est que l’usage que nous pouvons avoir des choses, il faut le leur rendre. J’avais renversé le cours des choses. » (p.55)
De l’adjectif « performatif »
Laurent Albarracin emploie ce terme, performatif, dans un autre texte qui me parait central, le lavabo : « Le lavabo promet la propreté et, performatif, dans un prognathisme de sa faïence et de sa faille propre, réalise l’avalement de l’eau dans l’eau ».
Le poème abouti ne réalise-t-il pas souvent l’avalement du poème dans le poème ?
Performatif : qui réalise une action par le fait même de son énonciation.
Olivier Domerg
Le texte est « en constant devenir & constante expansion » (p. 14) : il y a bien en effet une impression de prolifération, de bourgeonnement, et aussi d’auto-génération : ce qui est écrit propulse ce qui s’écrit. Un peu à la manière du Flotoir ?
Rédigé par Florence Trocmé le 30 janvier 2016 à 14h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 23 janvier 2016 à 15h29 dans photomontages | Lien permanent
Novalis, un remarquable préambule
J’ai terminé la remarquable introduction d’Olivier Schefer à sa traduction revue, corrigée et augmentée de nombreuses notes nouvelles du Brouillon Général de Novalis.
Novalis qui, dit-il, prônait « un mode de pensée infinie, dynamique et en perpétuel mouvement, susceptible d’épouser les nuances infinies de la réalité. »
Ce préambule se termine par une note très personnelle et émouvante, où Olivier Schefer dit en quoi ce livre est le livre de sa vie : « Le Brouillon général est le livre de ma vie, celui qui m’a permis et me permet toujours d’écrire et de rêver tous les autres, par entrelacs de fragments. » (p.22)
Du lecteur
Dans ce préambule, Olivier Schefer détaille les idées de Novalis sur le rôle du lecteur. Tout à fait révolutionnaires en fait pour son époque, en ce sens que le lecteur n’est plus vu comme une sorte de présence morte et passive, mais comme un acteur du livre.
Il y a le rôle de l’écriture par fragments, avec les « jeux de l’intervalle, de l’écart et la densité du vide qui les dissocie, laisse le texte et le sens en état de suspens indéfini, permettant ainsi au lecteur de relier ces propositions ouvertes et de féconder ses germes. » (p.21). « La grande leçon du Brouillon général (…) est aussi d’imaginer un nouveau rapport au texte, dont le lecteur – auteur à la seconde puissance – se découvre dorénavant partie prenante. Comme s’il y avait autant à lire dans les fragments pris en eux-mêmes que dans leurs combinaisons variées, mais aussi, en creux, dans les espaces vides et négatifs qui les relient en les séparant. "Le lecteur (…) fait d’un livre à proprement parler ce qu’il veut (…) Il n’existe pas de manière de lire universellement valable, au sens habituel du terme. Lire est une opération libre. Personne ne peut me prescrire la manière dont je dois lire, ni ce que je dois lire." » (p.21)
De la contrainte (note de passage)
Pas de containte(s) globale(s).
Des petites contraintes locales, au coup par coup, en fonction des possibilités psychiques et physiques.
Autres 24 préludes et fugues
Je découvre cette œuvre via Res musica, et je suis bien décidée à l’écouter, dès que possible : 24 Préludes et Fugues pour piano de Vsevolod Zaderatski. Voici le début de la note de Jean-Luc Caron : « On assiste, effrayés, à une sorte de restitution d’un destin dramatiquement injuste touché en plein cœur à l’instar de millions d’autres. Vsevolod Zaderatsky, emprisonné à plusieurs reprises au cours des années 1920, fut ensuite privé de liberté en mai 1937 lors de la Grande Purge et envoyé dans un camp de travail en Sibérie au motif de "diffusion de musique fasciste", plus précisément celles de Richard Wagner et Richard Strauss ! En dépit de conditions d’existence dégradantes, épouvantables, déshumanisées, en dépit de la mort toute proche, Zaderatsky parvient à composer cette somme largement inspirée par Jean-Sébastien Bach sur de multiples bouts de papier de récupération au cours des années 1937-38. » (source)
Alain Jouffroy
Bel hommage à Alain Jouffroy, récemment disparu, dans le dernier numéro de Paysages écrits, qui contient aussi des photos très intéressantes de Vincent Motard-Avargues
11 La copia
Faire face est la seule loi / regarder en face / s’objecter soi-même au milieu des objets / s’oublier, s’ouvrir / se donner à la soif des autres / savoir abandonner son nom, ses biens, ses idées, liquider tous les héritages d’un seul coup, par simple décision (extension) de la pensée / sans se presser, car le temps est derrière nous comme une borne / la route n’a pas encore été tracée / ni le boulevard dans la touffeur épouvantable du parc / sans ralentir non plus / Chaque retard est mortel / nous serons deux à le dire, quand place sera faite à celui qui part, à celui qui va / nous n’ignorerons plus rien de l’extrême beauté du désordre, hasard et nécessité confondus / les gens ne se rendront même pas compte, mais la vie une fois changée il n’y aura plus qu’à tendre le temps comme du linge au soleil / l’inconnu fera la force. » (Alain Jouffroy, Mondino Te king, Christian Bourgois éditeur, 1977.)
À propos d’Alain Jouffroy, dans ce même cahier d’hommages, le récit d’une visite que lui fit Arnaud Le Vac. Du même, un entretien avec Marcelin Pleynet. Moins intéressant, questions compliquées et difficiles pour qui n’est pas un intime de l’œuvre de M.P., qui d’ailleurs ne répond qu’en partie et botte en touche. À mon sens.
Beaux poèmes de la roumaine Ligia Dan (Dimitriu), traduits par Sanda Voïca.
« Vous n’avez vraiment pas compris, toujours pas,
que toutes les pièces de votre maison se videront, une après l’autre,
pareilles aux alvéoles sèches d’un rayon de miel ? »
Qui lit, écrit (Christian Hubin)
« Qui lit, écrit, se parle solitaire. Rarement répond. »
Christian Hubin dans une note de lecture pour Poezibao, à propos du livre Géographiques d’Alain Eludut.
Paul Valéry et notre temps
Via Liliane Giraudon qui me signale cette remarque magnifique dans une lettre : « Le problème de notre temps, c’est que le futur n’est plus ce qu’il a été. »
Anthologie permanente
La penser non comme un lourd devoir (ce qu’elle est parfois), mais comme un temps privilégié, une rencontre avec un petit tas de mots qui entraînent loin et profond : « le temps est une avalanche à venir. » (Alain Éludut)
De la contrariété
La contrariété est un feu qui s’allume dans notre for intérieur et qui comme toute source de chaleur et de lumière importante, tend à accaparer l’esprit. D'autant qu'au lieu de prendre un peu de recul et de le laisser mourir d’inanition, nous faisons feu de tout bois susceptible de l’alimenter !
Cette remarque me semble valable pour tout processus intérieur de type obsessionnel.
Flotoir
Je sais très exactement où j’en suis intérieurement en observant la manière dont j’ouvre ce flotoir !
Il y a eu un clair manque de Flotoir, ce n’est jamais bon pour l’équilibre. Le Flotoir me recentre.
Il se trouve que ce matin, ce sont des notes de Jean-Michel Maulpoix sur le carnet de voyage que je choisis pour « l’anthologie permanente » de Poezibao. Et j’y trouve un beau concept, qui colle très bien avec ce que je viens d’écrire à propos du flotoir : l’insularité. Lui raconte que ce sentiment, il l’a éprouvé en prenant des notes en français, ici ou là, au Liban ou à Pékin, dans le brouhaha pour lui indéchiffrable de l’arabe ou du chinois. Je l’éprouve sans doute quand je reviens au flotoir, le bien nommé, que je m’embarque à bord de ce pauvre petit radeau pour renouer quelque chose qui s’effiloche, se perd, se distend.
Du carnet, précisément (Jean-Michel Maulpoix)
Et sur le carnet, je trouve de très belles remarques dans le nouveau livre de Jean-Michel Maulpoix, Le Voyageur à son retour (titre inspiré par Hofmannsthal). Notes sur le carnet et notes sur le voyage dans les deux textes qui encadrent le corps principal du livre. Le « voyage comme exercice de précision stylistique. Travail de l’œil, réveil du corps et assouplissement de l’esprit ». Je pense ici à deux grands voyageurs, James Sacré et Bernard Chambaz (parmi bien d’autres). Mais ce sont eux aussi des champions de la notation de voyage, tous les deux au demeurant aux États-Unis. (Jean-Michel Maulpoix, Le Voyageur à son retour, Le Passeur, 2016, p. 14)
Petites demeures portatives (Jean-Michel Maulpoix)
Cette remarque qui pourrait aussi bien s’appliquer à des carnets qu’à un texte comme le Flotoir : « Ces proses me sont précieuses d’avoir enregistré le pouls de cette vie, au gré de la pensée et de l’émoi. Ces carnets de route ou de traque sont de petites demeures portatives. Comment venir au monde ? Le travail du carnet consiste en cela : y venir, y revenir, aussi bien que le laisser venir à soi… » (p.14)
→ sauf que je n’emploierai pas le mot de traque que je trouve guerrier et violent (particulière sensibilité à tout ce vocabulaire-là en ce moment), mais plutôt le mot d’accueil. Je me souviens avoir dit du flotoir que c’était un potager au sens ancien du mot, un lieu où l’on recueille et garde ses potages. Et au sens moderne, puisque de toute évidence c’est un lieu de transplantation et de bouturage !
Double vue (J.-M Maulpoix)
J’ai deux yeux : l’un pour l’époque, l’autre pour la nature ; l’un pour la terre proche, l’autre pour les lointains ; l’un pour les semblables, l’autre pour les dieux qui ne sont plus… Je vois double, je vois mal, cherchant des points d’intersection et des lignes de fuite. Je perds et tords ma langue. » (p.14)
Et un peu plus loin, J.-M Maulpoix poursuit son idée, sur un mode passablement mélancolique : « C’est encore notre vie, ce mélange de proche et de lointain où s’en vont traîner la savate nos désirs et nos regrets. Du vent ! De la poussière qui vole ou qui se tasse dans un angle mort derrière la porte. Poussière d’espérance et d’ennui, une vieille poudre humaine d’os pilés. » (p.15) et encore « "un sentiment lézardé du présent, un malaise diffus" : il faut au poète, alerté de l’époque, une intime connaissance de ce qu’elle efface. » (la citation est de Hofmannsthal).
→ quelle tâche pour le poète d’aujourd’hui s’il doit rendre compte de ce qui s’efface, de tout ce monde qui s’enfonce dans la nuit du temps, de ces mœurs, manières et modes de vie qui disparaissent en continu, de ce rapport au monde, en fin de compte, qui change à perte de vue, sans aucune cesse !
Du carnet, toujours
Le carnet, dont je fais usage bien sûr, mais le carnet dont l’usage par les écrivains, les artistes en général, me fascine depuis toujours. Le lieu du surgissement, de la notation, une forme d’écrit presqu’intime, à la racine de la création. Les Carnets d’André du Bouchet ! Les carnets qui m’intéressent souvent (comme les Journaux, les correspondances, les Cahiers et les Zibaldone) bien plus que l’œuvre aboutie qui souvent m’exclut. Alors que le carnet, s’il m’est montré, m’accueille, m’invite, me donne envie de poursuivre aussi de mon côté, voire à son côté.
Voici les extraits de la postface de ce même livre que j’ai choisis hier pour l’anthologie permanente de Poezibao :
« Carnet : "petit cahier de poche, destiné à recevoir des notes", dit le dictionnaire. Il en est de toutes sortes, formats et qualités. Ce ne sont souvent que des outils dérisoires, cornés, griffonnés. Faits pour les rudiments, les ébauches, les amorces, les esquisses… Destinés à se faire la main ou à garder la main, d’un usage un peu maniaque, de l’ordre du secret.(…) Un psychanalyste dirait que sa nature est de type transitionnel, puisqu’il instaure un espace qui se situe à mi-chemin du subjectif et de l’objectif : une aire intermédiaire d’expérience entre le dehors et le dedans, affective et intellectuelle à la fois, à même de constituer une défense contre l’angoisse de l’inconnu. S’il n’appartient pas au "corps propre", il le prolonge illusoirement. L’une de ses fonctions est de favoriser, voire de véhiculer et de représenter la transition entre l’intime et l’étrange. » (p.109)
Et cela, essentiel et si juste : « le carnet est manière de poursuivre ou de rétablir une conversation avec soi-même. ». Tout comme le lecture : « Qui lit, écrit, se parle solitaire » (Christian Hubin, cité un peu plus haut)
Au fil du livre, du voyage
Encore ces belles remarques très mélancoliques, imprégnées de littérature, de Jean-Michel Maulpoix : « tous les chemins qu’il n’a pas pris et où poussent à présent mauvaises herbes et chardons » (p.16) ou encore « tu le connais, ce passager du soir, à demi invisible, qui voyage à côté de toi : ton reflet dans la nuit, mal éclairé, mouillé de pluie, une ombre qui te fixe lorsque tu la regardes. » (p.17). En filigrane me semble-t-il Hofmannsthal, nommément cité mais aussi tout le romantisme allemand. Une ambiance à la Caspar David Friedrich. Loin de celle où nous entrainent les pages de la première partie du livre, qui me retiennent beaucoup moins : La Havane, Tel Aviv, la Moravie.
Avec toutefois cette amusante théorie du calamar : « je n’aurai pas tout à fait perdu mon temps, puisque de mon oisiveté et de ma solitude j’aurai fait de l’encre. » (46)
Problème et solution (note de passage)
Ne pas chercher la solution mais la laisser venir toute seule, à son heure – Elle sait que la question est posée – c’est l’unique préalable, l’unique nécessité – elle se manifestera quand nous serons prêtes, elle et moi.
De la poésie et de la photographie (à partir de J.-M Maulpoix)
« La poésie, qu’on se le dise, n’écarte pas du monde. Elle nous le rend, scandé, césuré, plus présent, plus à vif, dans l’urgence des cadrages et des découpes qu’elle lui impose. »
Un peu plus tard dans la soirée, je lirai un rapprochement passionnant, mais complexe, fait par André Hirt, entre la musique et la photographie. Ici je fais bien sûr le parallèle, autour de cette notion de cadrage, entre poésie et musique.
Poésie, musique et photographie qui sont mes trois grands domaines de prédilection, est-ce un hasard ?
De la langue de l’autre (à partir de J.-M Maulpoix)
« Cela reste un grand mystère, ce qui se passe dans la langue de l’autre. »
→ Propos apparemment banal mais qui, si l’on y songe vraiment, ouvre un abîme. Renvoie à maintes expériences, variantes de la remarque de Montesquieu, comment peut-on être persan ? : comment fait-on pour parler cette langue, fascination pour la facilité de l’autre dont c’est la langue maternelle, plus encore si nous nous échinons à apprendre la langue qu’il parle. Et plus profondément encore, quelle représentation du monde, forcément différente de la mienne, suppose l’usage de cette langue-là ? On peut accentuer encore le sentiment de vertige en pensant que la langue de l’autre, c’est aussi celle du tout proche prochain, de même langue que soi. En principe. Que dit-il que je n’entends pas ? Que dis-je qu’il n’entend pas comme je pense qu’il l’entend ? Etc.
De la musique (André Hirt)
Je reprends ici l’étude des Chroniques du 16 qu’André Hirt a publiées sur le site Strass de la philosophie et qui pourraient faire l’objet d’un livre, sous le titre Staccato, Musiques, existences, philosophies. Les chroniques seront amendées et augmentées de deux chapitres inédits.
Le premier, « L’Empreinte des jours », fait partie de cet inédit.
Et d’emblée cette question fondamentale autour de laquelle je ne cesse de tourner : « Il arrive que ce soit dans des traits qui se soustraient au langage, voir l’interdisent, que nous éprouvons la proximité à nous-mêmes, proximité que nous ne provoquons donc pas mais qui nous vient, comme un rappel appelant précisément à une reconnaissance, qu’elle soit d’identité, de lieu ou de disposition, d’atmosphère ou de climat. Ainsi, qu’est-ce qui nous vient, qu’est-ce qui vient à nous ce matin en entendant par on ne sait jamais quel hasard le début du Concerto pour violon de Korngold interprété par Jascha Heifetz, et qui ne se communiquerait pas ainsi par une autre œuvre ou même dans une autre interprétation » ?
La musique sait ce que nous ne savons pas (André Hirt)
« C’est donc de la musique qu’il est question. Ou de la musique qui est la réponse comme question. Car elle répond, dans tous les sens du terme, tout en étant pour nous une question. Et l’on doit alors convenir qu’elle, la musique, sait ce que nous ne savons pas. Davantage : dans l’occurrence de l’écoute, elle sait de nous ce que nous ignorons, alors que l’expérience communique précisément que c’est cela que nous éprouvons : un savoir de nous qui nous échappe, un savoir non su qui s’impose avec toute son autorité, une vérité pour tout dire dont aucune formule de la langue ne pourrait faire état. C’est ainsi que nous serions manifestés à nous-mêmes. »
De la visitation musicale (André Hirt)
« Toujours est-il qu’on ne sait pas quand ni comment la musique décide de sa visitation. À chaque fois, nous avons la sensation – il arrive même que ce soit le sentiment – d’une annonciation. Ainsi se conjuguent l’angélisme musical et l’érotisme qui lui est consubstantiel. La danse elle-même n’est que le relais de la sensation et du sentiment, et, à certains égards, elle forme, au sens le plus fort, l’écriture de la musique, sa mondanéisation, ou encore son seul accomplissement possible dans l’espace subjectif, à savoir le corps. Toutefois, à la simple visitation, donc à l’écoute de ce qui nous vient et nous traverse, nous dansons déjà : nous tanguons et chavirons, nous glissons et montons, nous nageons et nous volons. Des profondeurs jusqu’au firmament "la musique creuse le ciel" et rappelle que notre temps du monde n’est pas le sien. »
→ En cela la musique s’apparente à l’expérience. Pourquoi soudain dans le brouhaha insensé des bruits et signes, entendons-nous quelque chose qui s’isole de lui-même, nous isole et nous tire l’oreille. Qui éteint le brouhaha et nous appelle, nous parle, nous émeut, nous traverse, nous remue.
Isoler, précisément
Ce vieux rêve d’isoler dans l’œuvre musicale un passage (ce que l’on peut faire avec la partition et un instrument de musique, isoler le thème, retrouver cette petite phrase qui sans qu’aucune explication d’aucune sorte soit possible, nous vrille corps & âme à chaque réécoute : sol-la-sib par exemple dans le premier mouvement du concerto n° 2 de Saint-Saëns, dans la belle version de Louis Schwizgebel). Il y a comme une reconnaissance, l’apparition d’un pattern, quelque chose qui aurait été prélevé sur nous, comme par un pochoir, inséré dans cette œuvre-là et que son écoute permet de retrouver, recomposant alors une forme d’unité, comblant fugitivement une béance. Il faudra y revenir -chant intérieur, écoute réelle, fantasme auditif- et ce sera à chaque retour la jouissance musicale qui est bien plus qu’un plaisir. Si cela se savait, tous seraient arrêtés en pleine rue, en pleine vie, en pleine action, pour jouir de cela. Incroyable assomption de la symphonie n°4 de Sibelius en son début. Visitation, assomption, étrange recours à un vocabulaire très connoté ! Et tournant autour de la même figure évangélique.
Ré-accouplement des temps
« Il n’y a donc pas que la musique qui creuse le ciel, il y a la photographie qui décloisonne le temps ». (André Hirt)
Et en ce sens on aurait bien à faire ici avec une jouissance de type proustien, une jouissance de ré-accouplement des temps écartelés. Je vais creuser ce parallèle, complexe, qu’André Hirt établit entre photographie et musique, navigant un peu librement dans ce premier chapitre.
Du philosophe et du lecteur
« C’est le propre d’un philosophe, n’est-ce pas, d’accepter de ne pas s’y reconnaître » dit André Hirt.
→ J’ajoute : du lecteur aussi et que c’est plutôt bon signe si l’on ne s’y reconnait pas. C’est qu’on n’est pas en train de lire une énième variation autour du même, mais quelque chose qui est autre, qui déstabilise, qui dérange, déroute. Être dérouté, quitter le chemin balisé, ce sera peut-être un de ces chemins dont parlait Maulpoix, précédemment abandonnés, où poussent à présent mauvaises herbes et chardons.
Propos fort d’André Hirt sur le recours trop facile aux oppositions et aux contradictions : « La folie et l’horreur s’abattent sur ceux qui s’écartèlent dans l’opposition. » Ce dualisme qui mine trop souvent notre raisonnement, qui perturbe nos perceptions, qui nous pousse sans cesse à classer, trier, juger, admettre ou exclure. Par habitude et commodité.
Philippe Jaccottet, Francis Ponge
J’ouvre Ponge, pâturages, prairies, un court livre de Philippe Jaccottet tout récemment paru aux éditions Le Bruit du Temps. Il débute par une émouvante évocation de l’inhumation de Francis Ponge, dans un cimetière de Nîmes, où se retrouvent une vingtaine de personnes seulement. Le 10 Août 1988.
Question et solution
Voici que me revient ma note sur cette « question de la solution » en lisant ces propos de Francis Ponge : « pas chose à atteindre, mais à attendre », lorsqu’il parle de la vérité et qui sont cités par Philippe Jaccottet. Ponge qui écrivait aussi à la mort de Braque, toujours à propos de cette même vérité : « tout ce que nous pouvons faire, plutôt que de nous lancer à sa poursuite, c’est tenter de ralentir notre esprit, qu’Elle nous rejoigne. » (p.18)
Ce qui doit toucher l’âme
et on pourrait encore ajouter cette remarque d’Hofmannsthal, citée, elle, par J.-M. Maulpoix : « Ce qui doit toucher l’âme, cela ne se laisse pas prévoir. »
→ Et se souvenir que l’immense tort, ensuite, si quelque chose a bougé, nous a touché, s’est produit, a été de l’ordre d’une expérience, c’est de vouloir que cela se reproduise et de préférence à l’identique ! Que de soirées de lectures touchées par une sorte de grâce et qui propulsent la journée suivante dans l’attente de la soirée du lendemain, qui ne sera qu’un lamentable fiasco, toutes braises éteintes.
Notes de voyages (Jean-Michel Maulpoix)
Dans Le Voyageur à son retour, après la belle introduction, les nombreuses annotations de voyage dans des contrées plus ou moins exotiques et qui ne m’ont pas retenue cèdent la place à de courts textes en prose qui m’attirent davantage.
Mais quel curieux principe que celui de la collection Hautes Rives des éditions Le Passeur où parait ce livre, puisqu’il comporte à la fin un cahier intitulé « Carnets des lecteurs », constitué en fait de notes de lecture avant l’heure, anticipées presque, autour du livre que l’on vient de lire. Peu m’ont paru bien convaincantes, mis à part le travail subtil et érudit de Michèle Finck qui travaille le rapprochement Hofmannsthal/Maulpoix qu’on ne peut manquer de faire tant l’écrivain autrichien est présent dans le livre. Elle montre ce qui, en fait, différencie en profondeur les deux écrivains.
Jaccottet, Ponge, Malherbe
Ce que j’aime dans ce livre de Philippe Jaccottet, outre la grande délicatesse d’approche et sla mélancolie propres à l'auteur, c’est aussi la franchise avec laquelle il envisage le travail de Ponge et les grandes différences qui les opposaient. Il ne le suit pas du tout par exemple dans son admiration effrénée pour Malherbe ou pour Rameau et il écrit même : « A propos de Rameau comme de Malherbe, Ponge ne s’échauffe-t-il pas un peu en parlant (il me semble que l’allemand dit cela de façon plus ramassée, plus forte : sich heißreden) pour emporter la conviction parce que ce sont deux de ses porte-étendards ? » (p.30).
→ Je ne peux m’empêcher de goûter ce sich heißreden. Wunderschön !
Jaccottet et la musique
Je sais que c’est un thème important, je ne connais pas bien encore le rapport de Jaccottet à la musique mais ce que je lis ici me le laisse supposer profond et important. Avec par exemple cette très belle analyse de la manière différente dont il reçoit les Variations Goldberg de Bach ou Schubert. Jaccottet écrit qu’à propos de Bach qu’il s’est aperçu qu’il lui était « difficile de trouver des analogies d’ordre intuitif pour en traduire, même approximativement, la beauté souveraine » alors qu’ajoute-t-il il y était « quelquefois parvenu, tant bien que mal, pour Purcell ou pour Schubert ». Avec Bach il dit avoir noté, seulement un « sentiment de plénitude, explicable par le fait que l’on se sentirait tout entier "à l’intérieur de" la musique, sans qu’il n’y ait donc plus aucune place pour une tension, une "Sehnsucht", vers autre chose de lointain, de dérobé ». Et il ajoute « c’est comme si la raison jubilait ».
→ C’est clairement cela que l’on éprouve souvent en écoutant Bach, une jubilation de la raison, ce mélange d’admiration pour la force de l’esprit et de jouissance de cette beauté sans référence humaine et pourtant tellement humaine. On l’éprouve aussi quand on joue un peu cette musique : on est à l’intérieur de la logique de Bach, une logique dont découle la musique qui est entièrement musique. On est loin des spéculations bien trop abstraites de certains sérialistes qui ne font pas franchement jubiler la raison (dépassée !) et encore moins l’oreille.
« L’objet muet à douer de parole »
Par courts chapitres, Jaccottet tente une approche de Ponge, une approche critique mais qui est aussi une approche intensément personnelle, qui émeut et en dit aussi beaucoup sur Jaccottet lui-même. Il évoque cette méthode pongienne d’intégrer au livre publié les approches successives de l’objet muet à douer de parole et c’est pour cette fin de phrase que je relève cette citation. Admirable et si féconde pour la pensée et la pensée de la poésie, voire de la musique, cette formule : « l’objet muet à douer de parole » (p.35)
Deux manières d’envisager le poème
Poursuivant le parallèle entre Ponge et lui-même, Jaccottet montre que « Ponge peut et veut parler de n’importe quoi : galet, cageot, lessiveuse, pomme de terre » alors que pour lui « le poème lyrique naît d’une rencontre inattendue, nullement provoquée, mais accordée à la nature intime du poète au point de susciter aussitôt en lui une émotion spécifique »
→ expérience dont je pressentais l’importance, qui m’a effleurée, mais si rarement et parcimonieusement que j’en déduis, logiquement, que je ne suis pas poète. Je m’en doutais depuis un moment !
Le pur jaillir (Jaccottet)
Viennent ensuite ces pages magnifiques que j’ai reprises ce matin dans « l’anthologie permanente » de Poezibao et que je transcris ici :
« Car ce qui tenait, ce qui tient, dans une certaine mesure, devant la mort (non la mort imaginée ou pensée, mais la présence d’un être mort qui fut proche – sans même parler de la douleur, qui est une autre affaire), ce pourrait n’être pas seulement, ni nécessairement, la Parole (religieuse, de quelque religion que ce soit) ; pas seulement ce que l’on est en droit d’appeler, en pesant ses mots, le sublime (dont je verrais en ce moment précis l’image la plus juste chez Dante, dans le pas fier et douloureux de Dante du plus bas au plus haut de la montage du monde) ; pas nécessairement le "parfaitement accompli" (dont la perfection même, au contraire, risque de se briser contre pareil écueil). Non. Ce pourrait être autre chose encore, à propos de quoi m’est revenu en mémoire l’adjectif double forgé par Hölderlin dans "Le Rhin" ; "reinentsprungenes", le "pur jailli", "ce qui sourd pur", dont il nous avertit qu’il est "énigme."
Or je crois que la chose "jaillie pure" de Hölderlin n’est pas très loin de "l’étincelle d’or de la lumière nature" de Rimbaud, chez qui sa recherche est essentielle, ce qui légitimerait le "mythe" créé autour de son œuvre en lui donnant une place tout à fait à part dans la poésie moderne. Que Rimbaud, en effet, ait été plus proche de la source qu’aucun de ses contemporains, je crois que cela s’entend immédiatement, sans qu’il soit besoin d’en dire plus ; même si l’impossibilité de fonder en raison cette différence peut gêner, rendre le texte, et l’ébranlement qu’il produit, suspects à un esprit trop positif. » (p.39)
De la musique encore, avec Philippe Jaccottet
et dans ces mêmes pages également reprises dans Poezibao, il ajoute à propos de ce jaillissement : « dans la musique, il pourrait s’agir d’un thème, de quelques mesures, d’une simple modulation (comme il en est de si parlantes, notamment, chez Schubert) ; ici comme là, de guère plus qu’une inflexion. (Et il m’est arrivé non pas de penser, là encore, mais de ressentir que la poésie, et la musique, dans leurs moments de magie, ou de grâce, semblent précisément infléchir le mouvement du monde, fléchir la rigueur du destin.) » (p.42)
Des virtuoses
Cette formule, dure, mais juste de P. Jaccottet ; « tous ces virtuoses dont notre temps est infesté. ». Je les entends, les virtuoses de la parole déjà évoqués dans ce flotoir, et les très brillants mais très creux virtuoses qui envahissent les concours musicaux (mais souvent ne vont pas très loin au-delà de cette gloire éphémère car le vide de leur interprétation a tôt fait de crever les oreilles). Jaccottet pense lui ici particulièrement aux virtuoses de l’écriture (qu’il associe aux « précieux »), je les connais aussi, je reçois leurs livres, j’essaie de les lire… Ils sont loin de « l’énigme que l’on ne peut résoudre en autre chose qu’une énigme ». Une grande interprétation creuse encore plus le mystère de l’œuvre.
Rédigé par Florence Trocmé le 23 janvier 2016 à 15h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 22 janvier 2016 à 19h45 dans photomontages | Lien permanent
La substance mnésique
Cette belle formule de Maylis de Kerangal : « la substance mnésique ici déposée ». (À ce stade de la nuit, p. 52)
→ et cette question des lieux de dépôts de la substance mnésique. Cette conviction que l’expérience proustienne (madeleine, pavés de St Marc, etc.) n’est sans doute pas une expérience exceptionnelle et isolée mais une constante, dont nous avons souvent très peu conscience. Toute cette substance mnésique qui s’accumule autour de tant de lieux, d’objets, mais aussi de visages et de paysages et qui en continu, plus ou moins manifestement réactivée en « tâche de fond », en arrière-plan de telle ou telle situation présente, en modèle la perception. « Une stratigraphie invisible qui forme et déforme, qui décompose et recompose, à la fois dans le temps et dans l’instant » les reliefs, les pays, les territoires, « tous ces espaces que nous éprouvons ». (p.52). Maylis de Kerangal évoque alors la leçon inaugurale au Collège de France de Gilles Clément : « A la question, qu’est-ce que le paysage ? nous pouvons répondre : ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ; ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé d’exercer nos sens au sein d’un espace investi par le corps. »
Et ces propos me ramènent vers ce que j’écrivais, il y a peu, sur la colline.
Jacques Roubaud
J’entreprends non sans une petite appréhension la lecture de l’imposant livre de Jacques Roubaud que viennent de publier les éditions Nous, à qui j’ai promis une note. Le livre s’appelle C, du nom du symbole mathématique qui est le signe du complément. « Montage de raretés et d’inédits, C contient des poèmes composés entre 1962 et 2012 ».
D’après le courte note qui figure sur la quatrième de couverture, on comprend qu’il s’agit d’un montage, à partir de « poèmes volontairement omis dans plusieurs des livres publiés par l’auteur depuis 1967 ». Ces poèmes et textes sont entrelacés à d’autres séquences de poèmes. Un montage sophistiqué donc, régi par des nombres, 5 parties, 26 chapitres.
Le livre s’ouvre par une séquence « se souvenir ». Ce thème central, sinon premier, de toute l’œuvre de Roubaud, qu’il s’agisse de poésie ou de prose (et en particulier du grand cycle de proses de mémoire L’incendie de Londres). C’est une suite de 100 poèmes composés presque tous de trois vers, en 5/3/5 syllabes : souvenirs stoppés / en 3 vers / courts. datés. notés. » en ordre chronologique sauf le 100ème qui effectue une sorte de retour arrière. JRR 1961. JRR 1940. Il s’agit du frère de l’auteur, Jean-René Roubaud, JRR qui s’est suicidé en 1961.
Partout bien sûr des sonnets, dans toutes sortes de variantes, forme centrale là encore dans toute l’œuvre de Roubaud, qui est aussi un grand théoricien et non moins grand connaisseur du sonnet.
Mais ce qui frappe, surprend même, c’est que quelle soit la sophistication des formes, de la recherche formelle, on a l’impression de lire surtout des poèmes d’amour et de très beaux poèmes d’amour, parfois discrètement ou plus clairement érotiques. Sous toutes les opérations chiffrées, plus ou moins codées et sous les contraintes formelles affleurent, partout, une extrême sensualité, une sensitivité : les messages des sens sont partout et viennent faire craquer les carcans formels. Et finalement cette poésie, en ses tours et détours, retient par ce qui en émane.
Il m’est arrivé, une ou deux fois, de penser à Michel Butor (p. 77)
Le Brouillon Général (Novalis)
Allia, toujours prêt à de folles entreprises (qu’on se souvienne de la traduction du Zibaldone de Leopardi !) propose aujourd’hui une traduction du fameux Brouillon Général de Novalis. Sous-titre, « Matériaux pour une encyclopédistique », 1798-1799. La traduction est d’Olivier Schefer (celle du Zibaldone était de Bertrand Schefer), Olivier Schefer qui signe une remarquable introduction. « Esprit impatient et profond, Novalis demande aux livres qu’ils soient tout ou rien ». Et il propose de comprendre le Brouillon Général comme une bibliothèque déconstruite et repensée. (p.7). Il fait une comparaison qui m’enchante avec la bibliothèque d’Aby Warburg et ses méthodes de rangement. Ce Brouillon est composé de notes fragmentaires qui convoquent les disciplines et les objets les plus divers qu’il mélange et brasse. « Novalis veut le Tout, mais il le veut à travers des fragments, ou en convoquant une multitude de formes qui sont aussi bien l’expression moléculaire de la totalité que sa dispersion et son éparpillement en d’autres directions, souvent inconnues. » C’est un laboratoire mental prodigieux, situé entre le cabinet de curiosités et la chambre du Docteur Faust, où le jeune poète-philosophe jette ses pensées les plus urgentes (il les qualifie en allemand d’Einfälle, ce sont des trouvailles, des fulgurances, des incidences. (p.10). Il ne s’agit pas tant de classer et d’organiser que de « faire sauter les verrous hiérarchiques », une vraie et salutaire leçon de désorganisation. Pour Novalis, penser et réfléchir c’est avant tout expérimenter et la « pensée ne vaut que pour autant qu’elle se confronte à des réalités concrètes ». Il y a sous-jacente dans ces pages qui m’intéressent au plus haut point comme une ligne Leonard de Vinci (cité par O. Schefer)-Novalis-Paul Valéry (non cité).
Tenter de penser juste (intonation)
Réfléchir à la surenchère médiatique sur la question de la menace. La menace est évidente, elle est là pour des années à mon sens, l’attentat est imparable, mais on ne pourra pas vivre en ne pensant qu’à ça, pas plus qu’on ne peut vivre les yeux fixés en permanence sur notre fin à venir, il me semble. Il nous faut faire notre travail, là où nous sommes, avec les dons et les compétences qui sont les nôtres. Il ne s’agit pas d’oublier ce qui est arrivé, bien sûr, cela fait partie de notre nouvelle réalité intérieure, mais il nous faut apprendre à vivre avec cela et aussi, pour moi, tenter de le rapporter à la souffrance de tant et tant qui vivent des attentats quasiment au quotidien, en Afrique, au Moyen-Orient, partout. La violence est mondialisée et elle se nourrit de sa médiatisation. Il faut sans cesse tenter de penser, le plus possible à l’écart des médias, tout en se tenant informés. Pas du tout évident.
Lire une revue
Lire une revue à thème, c’est aussi s’adonner à une vraie étude psychologique. Les réponses sont incroyablement typées, en fonction des personnalités. À une question aussi générale que « que peut le poème? », il y a des réponses incroyablement narcissiques et fermées, des réponses théoriques fouillées et quelques réponses vraiment personnelles, où l’on sent que l’auteur s’est impliqué, mis en danger. Je pense ici aux réponses de Françoise Clédat et à celle de Pierre Drogi.
Que peut le poème, Françoise Clédat, revue Triages (Tarabuste)
Françoise Clédat s’appuie sur une donnée concrète : que peut, que pourrait un poème, un texte, en face de la catastrophe de Fukushima? Comme toujours chez elle, le cheminement est étayé non seulement par sa propre réflexion, mais plus encore par un solide corpus de livres. Ici presque tout écrits par des Japonais et notamment un romancier Furukawa Hideo. Elle lit aussi Yoko Tawada, Journal des jours tremblants, Christophe Fiat, Michaël Ferrier, William T. Wollmann. Je les cite parce que cette attention-là, autour d’un sujet que l’on se donne, me parait importante et digne, juste. Pas une réaction narcissique devant l’évènement, mais une réflexion en profondeur, qui passe par celles des autres et notamment de ceux qui sont en première ligne, qui sont directement concernés. J’ai souvent pensé, bien que la démarche soit très différente, au très impressionnant livre de Svetlana Alexievitch sur Tchernobyl. Je note au passage que ce livre a davantage fait pour me faire prendre conscience de ce qu’est une catastrophe nucléaire que bien des articles scientifiques ou reportages.
Parmi les lectures de Françoise Clédat, il y aussi Ryoko Sekiguchi et Samar Yazbek (Feux croisés, journal de la révolution syrienne). On est sur le champ, mais on ouvre aussi le champ, se donnant des atouts autres pour tenter d’approcher le sujet. Je pense à cet instant que le nouveau numéro de la revue Europe porte sur la question « Témoignage et Littérature ».
Enfin Françoise Clédat ne se cantonne pas à la littérature, elle interroge aussi le projet de création sonore Meanwhile, in Fukushima, mené au Japon par Dominique Balaÿ. Je note : « sources sonores brutes en référence directe avec le cataclysme, bruits des travaux de décontamination, mais aussi voix humaines et matériaux textuels (…) autant d’enregistrements remaniés, remontés, traités en studio, donnant lieu à des composition électro-acoustiques. (…) Productions esthétiques étrangères en elles-mêmes à la catastrophe (…) mais d’où l’idée de douleur émane, poignante, avec un impact qui parfois sidère. (…) par quoi la musique pose un défi à la poésie, défi qu’elle semble gagner sur les deux plans : celui de l’émotion, mais aussi, et peut-être surtout, de l’idée par cette capacité à être, pleinement, un sens qui, échappant au schéma signifiant/signifié, échappe à la signification, ne se résout pas en approximations propres à enfoncer des portes ouvertes, marquées du sceau de la bonne intention, de l’idéologie ou d’un lyrisme consensuel. »
→ dans ces quelques phrases me semble bien posée tout la question du poème face à l’évènement, de l’engagement même. Avec ces trois écueils redoutables, la bonne intention (et la bonne conscience ?), l’idéologie et le lyrisme consensuel et douteux.
Le son et le mot (François Clédat)
Dans ce même article, Françoise Clédat écrit : « L’idée du son plus forte que l’idée du mot. Ou comment l’idée du son peut être autant le beau que le mal, le beau sans cesser d’être le mal. Le mal sans cesser d’être contredit par le beau mais supporté par lui dans son absolu de mal. Comment le son peut tenir beau et mal serrés dans sa ténuité, et que ce soit immense à la mesure de notre incompréhension à la mesure de notre adhésion à la mesure de quelque chose qu’on est près de comprendre, qu’on est près d’atteindre, où tremble le sens qu’il y a à être humain à l’être au bord à l’extrême bord du bord. » (p.25)
L’échec du poète (Françoise Clédat)
« L’échec du poète – mon échec – n’est pas celui du poème. Serait l’échec d’une manière de se tenir ou de ne pas se tenir à l’intérieur du réel telle qu’elle ne cesse d’appeler poème la question mais entérine la faillite de la réponse, s’il faut nommer réponse l’espoir d’une résistance aux violences du monde -guerres et crises- par l’invention d’une forme poétique qui aurait puissance effective de résistance. » (p.29)
Qu’est-ce qu’on est en droit d’attendre d’un poème
Variante à peine de la question, que peut le poème, telle que la propose Pierre Drogi dans un autre très bel article de la revue Triages de Tarabuste.
« Poème : travail de fond, de basse fosse, de solitude obstinée tendue vers la rupture d’un silence d’autre nature, obstiné lui aussi, qui "répond", en lieu et place de la réponse attendue, à nos questions. Comme une absence d’écho même de notre voix. Un encombrement d’abord, un étouffement (…) combat adressé du dedans contre l’insignifiance, contre l’absence d’articulation possible de la pluralité foisonnante des éléments. »
Importante cette notion d’articulation de la pluralité foisonnante des éléments, qui me semble soudain « décrire » très bien la poésie de Pierre Drogi, en son étrange foisonnement, bestiaires et végétaux, et dans ses articulations très particulières, textuelles et de mise en page. On ne serait pas si loin du projet fou du Brouillon Général de Novalis. « Il faut de tout pour faire un poème, il y faut des milliers de sensations » remarquait Rilke cité par Pierre Drogi.
Ce que j’attends de la lecture de poème (Pierre Drogi)
« Ce que j’attends d’une lecture de poème : le sentiment d’une dimension de profondeur qui écarte les mots, me laisse respirer entre eux, me donne du temps, fait appel à tout ce que j’ai senti, lu, éprouvé, mis à l’épreuve auparavant, que le texte convoque en me donnant en même temps la certitude d’une rencontre, sans face à face et sans enjeux de pouvoir. Une non-magie, inefficace donc sauf en ce qu’elle me fait éprouver émotion et feu, à fleur de peau de la parole, dans le frisson et la ferveur de prononcer ou d’articuler les mots d’un autre et d’entendre, en pleine conscience, en pleine vue d’un esprit aux aguets, le glissement de tous leurs sens. (…) un déconditionnement et peut-être plus encore, la recherche d’une adéquation et d’une justesse. » (p. 41) et un peu plus loin : « Je reconnais à ce qu’il m’offre cela qu’il est poème. Pierre de touche et d’épreuve. Je le reconnais en cela qu’il affecte ma vie, qu’il m’en ouvre une perception neuve. (…) en charge d’un sens ou du sens, tout à coup, alors même que la langue, tout autour et peut-être même en soi, ne fait plus parole, ne se fait plus parole, n’assure plus un échange ne permet plus la rencontre, paraît inapte à quelque transmission que ce soit. » (p. 42)
Dans ce numéro, j’ai aussi apprécié les contributions d’Alain Lance, de Michèle Métail, qui me semble relever plutôt d’une approche historique de leur propre travail ou celle d’Alexis Pelletier. Mais ce sont Françoise Clédat et Pierre Drogi qui m’ont donné le plus le sentiment d’avoir affronté un vrai risque en répondant à la question et d’être allés chercher des réponses très personnelles mais qui en même temps peuvent avoir une forte résonance pour le lecteur.
Langues et voix périmées ? (Pierre Drogi)
Noter cela encore qui me parait répondre si étroitement à mes réflexions récentes sur la voix et la parole dans l’espace médiatique : « la langue et la voix (…) en quelque sorte périmées, plus aptes à articuler une parole qui fasse pont ni à transmettre un sens. En cela, elles se contentaient de rédupliquer la voix puissante "du monde", voix en deux dimensions, voix sans profondeur et finalement toujours, dans ses effets, quantifiable et mesurable. Elles étaient mimétiques de cela même qu’elles tentaient de dénoncer, (…) calquées sur les mauvais usages, sur les usages pervers et l’instrumentalisation qu’elles tentaient de pointer. » (p.40)
Présence fantomale rétroactive
Étrange sentiment à la lecture de ce numéro de revue, qui semble hanté par une absence immense, celle des évènements de janvier et novembre 2015. Et pour cause, tous ces textes ayant été écrits en 2013 ! Il y a comme une présence fantomale rétroactive pour le lecteur qui les découvre aujourd’hui et qui, avec les autres dont ces écrivains bien sûr, a traversé ces évènements qui ont sans doute modifié très en profondeur, peut-être à jamais, une certaine appréhension du monde.
Un entretien avec Jacques Roubaud ?
Souvent lorsque je lis, les questions fusent sous mes pas de lectrice comme les sauterelles dans un pré d’été. D’où un goût de plus en plus marqué pour les entretiens !
J’avance dans ma lecture de C. Lecture dans laquelle je me sentais un peu perdue mais qui s’éclaire petit à petit.
Je me demande alors si je n’aimerais pas faire un entretien avec Jacques Roubaud en lieu et place de la note promise à l’éditeur Nous.
Quelques questions que je me pose :
Haïku, alexandrin, tridents et pentacles, le rôle de la forme ?
L’origine du poème : un cadre (contraintes, formes définies que l’on « remplit ») ou bien un matériau, en grande partie mnésique, exclusivement mnésique ( ?) que l’on « formate » ?
C = le Grand Incendie = une traversée autobiographique ?
Un livre où l’amour semble plus manifeste qu’ailleurs ?
L’alliance de poésie et mathématique ?
[NB a posteriori : cet entretien, imaginé dans les premiers jours de janvier, lors de l’écriture de cette note, a bel et bien été réalisé et je l’ai publié ce vendredi 22 janvier 2016]
Apprendre (Jacques Roubaud)
« apprendre. il y a toujours plus à faire » (en 1964, p. 117)
Effet boule de neige d’apprendre. Plus on connait, plus on sait ne pas connaître et plus s’étend le champ de ce qu’il y a à connaître.
Tridents et pentacles (Jacques Roubaud)
Heureusement, Roubaud, grand seigneur, explique au lecteur son travail sur la forme. Ces poèmes que l’on a lus au début du livre sont des tridents, parfois des pentacles, formes inventées par lui.
Trident disposé comme un trident sur la page, trois vers, 5/3/5 syllabes et ce signe ⊗ qui indique le pivot du poème. Le trident est parfois augmenté de deux vers, 4/6 ou 6/4 et devient alors un pentacle a minore ou a majore.
« La forme-trident / ⊗ rémunère / mes riens de mémoire » (136)
« Je me veux restanque / ⊗ retenant / les terrains passés (136)
« En trois vers saisis / ⊗ Mnémosyne / ta duplicité » (137)
Je ne reproduis pas ici exactement la forme qui est celle présentée.
Encore quelques tridents
« parce que compter / ⊗ est avant / la vue, la parole » (138)
« l’astreinte des nombres / ⊗ un confort : précieux, dangereux » (140)
1 mot : son aura / ⊗ me divulgue / des sentiers : le sens ? (143)
La répétition (à partir de Roubaud, cette fois)
« la répétition / ⊗ imprécise / écrase le temps »
→ d’une profondeur saisissante sur la question de la répétition. En musique, où la reprise joue comme un rebours, on repart en arrière (ici image stupéfiante de cette fusée qui revient tout tranquillement sur son pas de tir !). Ou bien ces petites images animées que l’on voit sur les réseaux sociaux, qui répètent sempiternellement la même séquence très brève. Le rôle de la répétition en psychologie des profondeurs : écraser le temps, le retourner comme un gant, le nier, en bloquer l’écoulement ?
Et pendant ce temps (S. Gubaidulina)
Les très belles et curieuses pièces de Sofia Gubaidulina, jouées par la pianiste Claire-Marie le Guay, Musical Toys, une collection de pièces pour piano pour enfants, qui à l’instar de celle de John Cage éveille plus que des souvenirs, des sensations sonores enfouies.
Rédigé par Florence Trocmé le 22 janvier 2016 à 18h49 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent