Truelle et truisme (Laurent Albarracin)
Je poursuis ma lecture, très admirative, du Grand Chosier de Laurent Albarracin. Boris Wolowiec m’a envoyé un long texte à partir de ce livre mais je lui ai demandé si je pouvais en différer un tout petit peu la lecture et la publication dans Poezibao, car je tiens à rester dans la singularité de ma lecture, avant de m’ouvrir à celle des autres.
« La truelle travaille au truisme / l’outil de l’outil est l’évidence. » (Le Grand Chosier, p. 59). Le truisme est bien sûr une arme de choc pour Laurent Albarracin, un outil essentiel.
De quelques thèmes ou objets
Il y a de nombreuses récurrences de thèmes ou d’objets dans Le Grand Chosier. Celui de la pierre (ou du caillou) par exemple : « Il y a une pierre tellement lourde / qu’elle s’enfonce en elle / comme dans un lac remonté / depuis le fond de la pierre » (p. 63)
Écoute (Laurent Albarracin)
Il y a une vraie attention auditive au monde. Mettrait-il son oreille sur les choses et sur les idées, pour en entendre le dedans, la vie intérieure ? : « Il y a un silence / où résonne l’écoute attentive / et l’envie de tout entendre. »
De l’eau
Elle coule, jaillit, se creuse un peu partout dans le livre qui est hanté par la liquidité, l’écoulement, le siphon, le vortex, le vertige, le bébé jeté avec l’eau du bain : « Il y a un puits / dont on tire des seaux / d’une eau à ce point fraîche / qu’elle est un puits / à même l’eau. »
Il y a très souvent ce que l’on pourrait appeler l’effet poupées gigognes, qui repose en partie sur l’usage d’une litanie de compléments de nom. J’avais pointé cela déjà chez Boris Wolowiec, une sorte d’évidemment en abyme de la réalité, complètement déstabilisant. Ce qui frappe, c’est la rapidité avec laquelle on perd totalement le fil de l’évidence. La conscience ne soutient pas longtemps ces enchaînements en cascade.
Faire défaillir le monde
« On prétend qu’une épée / dans une faille du monde / fait défaillir le monde. »
→ cette manière de détourner les mots, partir de faille pour mener à défaillir, jouer sur l’étymologie pour accroître encore le trouble.
C’est aussi tout un programme, celui de Laurent Albarracin peut-être. Mettre un coin dans une faille du monde pour en soulever la dalle, le desceller, engendre une défaillance de la stabilité, de la sécurité, de la fermeture. Il déboite.
De la ruse
Grand texte énigmatique, difficile sur la ruse. Que l’on aborde avec un a priori défavorable. On n’aime pas la ruse, ni les rusés, se dit-on. Et si ruse il y a ici, ce n’est pas correct de la part de l’auteur. Oui mais voilà que tout tend à montrer, on le pressent, que la ruse est un atout fondamental de l’écrivain, la ruse qui est ce soupçon de ruse en tout, ce revers de versatilité au veston de toutes choses. (p.72). Montrer, démontrer le revers de versatilité propre à toute entité, n’est-ce pas le propos de L. Albarracin qui nous laisse un peu désemparés devant cette conclusion : « La ruse ne serait qu’une ruse de toute autre chose que la ruse et qu’on ne peut pas nommer en dehors de l’acte poétique pur. »
Il y aurait de la ruse dans l’acte poétique ? Quelle question ! Quelle claque si c’était vrai… ! Mais il est vrai que cette ruse est une toute autre chose que la ruse. On est bien ici en prise avec cette aporie sur laquelle on bute constamment en tentant de définir, cerner, qualifier un peu mieux l’acte poétique. L’impossibilité même de pouloir écrire quelque chose de ce monde, on la retrouvera aussi de façon très aiguë avec le travail d’Olivier Domerg.
Le papillon, un être de l’être (Laurent Albarracin)
Texte admirable, bouleversant sur le papillon : « Que serait le papillon s’il n’était pas un papillon ? » (p.72). C’est à ce genre de question (oiseuse en apparence mais pleine d’oiseaux) que l’image poétique donne réponse, dit Laurent Albarracin. Qui réussit le tour de force de parler en même temps de façon sensible, incroyablement juste du papillon et de façon presque théorique, mais théoriquement sensible, de la poésie, voire de la vie. Le papillon, une intermittence continue, un escamotage continuel, un incessant remplacement de lui-même par lui-même entrecoupé de son effacement furtif. Et un peu plus loin : « Être ainsi perpétuellement au bord de n’être pas, errer sur des abîmes comme on le voit faire font de lui un animal ontologique. Par ce qu’il est à peine, tout juste, presque pas, il est un être de l’être. (p.73)
Au-delà de la barrière des mots (O. Domerg, L. Albarracin)
Il me semble qu’il y a une même qualité d’attention au monde chez Laurent Albarracin et Olivier Domerg, une même volonté de passer au-delà de la barrière de corail, celle du sens fabriqué, courant, jamais remis en question. Une confrontation, frontale, difficile, douloureuse certainement en tous cas chez Domerg, avec le poids des choses et leur fermeture, leur opacité, leur nature morte ou trop vivante. Olivier Domerg semble avoir un inlassable souci des choses. À différentes échelles, du détail à la masse, quand il se promène dans le massif montagneux, soucieux du détail de la roche comme de la masse de la montagne au-dessus de lui ou au loin. Il va falloir « tailler, dépersonnaliser, ramasser, épurer, avant de styliser » écrit-il (Le Temps fait rage, p. 19)
→ Et juste après avoir tracé dans mon carnet, ces mots de détail et de masse, voici ce que je lis sous la plume d’O. Domerg : « La masse et les détails » ! Il y a aussi une autre allusion ici, une allusion déjà relevée à la prolifération. Et le poète a ce désir, impossible à réaliser, de faire une page-monde, d’y rassembler, un peu comme Noé avec son arche, tous les éléments du monde. Il écrit ces mots qui pourraient convenir tout aussi bien à Laurent Albarracin : « pour écrire les choses, il faut les éprouver dans leur réalité la plus concrète. » (p.22)
→ Oui c’est ce que fait aussi Laurent Albarracin, il entre dans le vif de l’objet, le concret de la chose, ce qui fait que la chose est chose, que cette chose est cette chose et pas une image de soi, pire, une projection de soi. Cette chose il l’aura probablement au préalable déshabillée de tous ces tours et atours, dont l’habitude qui est la nôtre de la voir sans y penser, la parent. Il tente de rendre toute chose chose d’avant le langage. Que l’on songe à l’étrangeté de la chose dont l’usage nous est inconnu. C’est ce sentiment d’étrangeté qu’il suscite souvent en allant le chercher au fin fond de la banalité, de la platitude, du rabâché : « pour toute poétique et pour toute morale, ce qui est devant nous », dit aussi Olivier Domerg (p.25) qui pointe le devoir de tout réécrire et de tout désécrire.
Des sonnets, oui des sonnets, qui sont des pièges de langue
Et voilà que le livre d’Albarracin, Le Grand Chosier, propose au lecteur rien moins que quarante sonnets. Obtus, l’esprit se ferme. Non, pas de sonnets, que peut-on encore dire avec des sonnets (et cela malgré l’admiration pour Roubaud et quelques autres contemporains qui ont prouvé que la forme n’était pas vraiment morte) ! Déterminé, l’esprit se laisse adoucir : et si ? Il ne tardera pas à rendre les armes ! Ces sonnets sont tout simplement stupéfiants. De beauté et de profondeur, de force et d’audace. Et qu’il est intéressant de voir le poète travailler, dans cette forme, ses thèmes récurrents. Reprises une fois encore les thématiques de l’eau, du caillou et ce qui frappe c’est la capacité de renouvellement : les motifs, les mécanismes semblent les mêmes et pourtant la plupart des textes frappent par leur inattendu, leur in-entendu, leur inouï (in-ouï). Ce sont de vrais pièges de langue dans lesquels on tombe avec délectation, une pensive délectation, pouvant mener à de petits satoris ! Et comme il en va de tout piège qui se respecte, plus on se débat, plus on s’enferre.
Accouchement
« Tout accouchement a pour hanches l’univers. » (Le Grand Chosier,p.102)
Du bruit
Cela qui permet de souligner que tout bruit réveille quelque chose dans notre cerveau le plus archaïque, que tout bruit met en alerte : « Un bruit est toujours le bruit de l’enclenchement / De la cogitation des causes à ce bruit. » (p.102)
Les papillons et l’appétit de la lumière
(…) une loi d’airain du ciel sur terre // Qui veut que les papillons ne durent jamais / Que le temps passé à disparaître, que leur / Temps dévolu, le répit qui est le leur, qui // Est un leurre, tout entier les consume. Car / Tout profite à la lumière et les choses ne sont / Que dans et pour le flamboiement de la lumière. » (p.105)
La compacité de la matière
Cette effarante compacité de la matière, qu’Olivier Domerg (Le Temps fait rage, p.29) voit comme un problème d’écriture ou de peinture, un problème d’opacité et de plasticité serait peut-être la résultante de cette absorption incessante de la matière par la lumière dont parle Laurent Albarracin.
→ le dit réel (arbre, roche, lichen) / un filtre (œil, nerfs, cerveau) / la réaction en chaîne )écriture, peinture) : petits coups de griffe, au pire décoratifs, au mieux incisifs, dans l’opacité plastique du dit réel.
Confrontation (O. Domerg)
« Cabossé de haute caboche, triangulation tourmentée de la masse » (p. 30) et quadrature du cercle de la description !
Cailloux toujours (O. Domerg)
A propos des pierres ou des cailloux : « Ils sont pris dans la même nasse de temps & de géologie retournée » (p. 31)
→ c’est bien pour cela qu’ils bouleversent les cailloux, pierres de presqu’éternité à notre atomique mesure.
Et pourtant l’eau, elle, elle seule vraiment, peut les user.
Et reviennent toutes les variations virtuoses mais pas que virtuoses, loin de là, de Laurent Albarracin sur l’eau dans les différentes parties de son livre. Mais ici je suis avec Olivier Domerg, qui me fait parfois penser à Jacques Dupin.
Confrontation encore
« L’espace est comme une phrase sans aucun mot » (O. Domerg, p. 33).
→ Je pense aussi souvent, lisant Olivier Domerg, à Nicolas Pesquès. J’ai parfois l’impression qu’O. Domerg me décrit N. Pesquès en face de Juliau, en sa quête, qui n’est pas tout à fait, voire pas du tout la sienne. Pesquès me semble plus regard, Domerg plus corps face à la montagne. Il y a une distance qui semble irréductible, chez Pesquès entre lui et le motif, distance qui est sans doute agrandie par sa quête même, alors qu’il y a chez Domerg un effet de corps à corps : il grimpe, descend, s’essouffle, a chaud, s’écorche, bute et s’accroche aussi bien aux buissons et cailloux qu’aux mots et aux phrases.
Du détail (O. Domerg).
Et toujours la confrontation à la prolifération. Ce n’est pas une prétendue pauvreté du monde qui lui pose un problème, c’est son abondance et l’incapacité dans laquelle elle le met d’y puiser, d’en rendre compte, le moins du monde. Il en va de l’infini détail du fini. Cela ne l’empêche pas, tout aussi vigoureusement et courageusement que Nicolas Pesquès, de poser que « vouloir représenter l’irreprésentable est notre tâche commune » (p.35)… « l’infini détail, et donc, l’infinie production, l’infinie profusions ; l’infinie perturbation & déconstruction. »
Une pensée non philosophique
Il me vient soudain l’idée que ma pensée n’est pas philosophique, elle serait plutôt poétique et partiellement musicale. Il y a un handicap évident quant à la déduction et la logique.
De l’impulsion
Lisant des auteurs aussi forts que Laurent Albarracin, Boris Wolowiec, Philippe Jaffeux, d’autres encore, il me vient souvent des phrases à leur manière, dans le sillage de la lecture. Un peu comme on chantonne un thème après que la musique a pris fin. Il ne s’agit en rien d’imitation et d’ailleurs, cela ne dure pas. Il s’agit plutôt d’une sorte d’excitation, d’impulsion quasi électrique déclenchée par leurs formulations, leurs phrases, leurs pages. Elles sont boules de pétanque qui viennent percuter l’ordre établi du jeu, créant une nouvelle cinétique du seul fait de leur lancée et de leur choc.
Interactions des règnes (Laurent Albarracin)
Dans le monde de Laurent Albarracin tout semble imploser, s’écrouler sur soi-même, s’auto-avaler : les fleurs, les nuages, l’eau. Il y a un renversement du côté du revers, l’envers de la peau et du gant, l’autre face des choses, la face nord en quelque sorte, la face cachée de la lune, occultée, dans l’ombre. Les cloisons catégorielles sont abattues, il y a une intense capillarité, les mondes et les règnes (minéral, végétal, animal) s’inter-échangent, se superposent parfois en calques : « et c’est que le brin d’herbe / et déjà un peu du vent qui le soumet. »
Laurent Albarracin et Boris Wolowiec
Très tôt dans le livre s’était réactivée en moi l’idée de leur communauté d’esprit. Et depuis Boris Wolowiec m’a donc envoyé cette longue note sur Le Grand Chosier que je vais publier cette semaine et je découvre dans le livre ce grand poème intitulé « La fontaine » dédié à B. Wolowiec.
Chez Olivier Domerg aussi
… il y a parfois une sorte de glissement d’un monde à l’autre, les perceptions se superposent, indifférenciées. Il décrit ainsi des collines « noires de chaleur & noires du fracas des cigales ».
→ cette association puissante d’un son et d’une couleur, qui ne me parait toutefois pas relever ici d’une association telle que la décrit si souvent Olivier Messiaen, d’une synesthésie, me semble plutôt renvoyer à l’idée du soleil noir de la mélancolie, de ce voile noir qui vient sur le monde (il peut être aussi d’un blanc aveuglant) en rapport avec le climat ou le ressenti intérieur. Noir ou blanc, non-discrimination des couleurs peut-être, par écrasement de la possibilité de les distinguer, par écrasement des perceptions les unes sur les autres, dans leur intensité qui nous déborde.
Entremêlements (O. Domerg)
Olivier Domerg passe constamment, parfois dans la même phrase, de la description « objective » du paysage qu’il traverse à sa perception du paysage, à son projet d’en rendre quelque chose, à cette impossibilité à laquelle il se heurte constamment : « incursions physiques, sans point de repère, comme pour s’immerger ou se perdre. tous les jours, recommencer. (…) pour toute poétique & pour toute morale, ce qui est devant nous » (p. 37)
La visée du poète : « la fable des matières, la concomitance des points de vue, l’inlassable travail du présent. Car « il s’agit bien de ne pas accepter la langue qu’on nous fait, la langue qu’on nous donne. » (p.41).