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Rédigé par Florence Trocmé le 28 février 2016 à 18h01 dans photomontages | Lien permanent
Trous noirs
« D'après les premières estimations de la première campagne d'observation de Ligo, il se pourrait qu'une onde gravitationnelle provenant de la fusion de trous noirs frappe la Terre à peu près toutes les quinze minutes. Voilà de quoi espérer de nombreuses observations et, à la clé, une meilleure compréhension des trous noirs et de leur naissance. » (Futura Sciences)
Vieux jours
Tendance à accumuler des provisions (livres et disques) pour mes vieux jours sauf que je n’ai pas encore décidé quand ils commenceront.
Corps et conscience
Jean-François Billeter : « L’observation nous apprend que ce n’est pas la conscience qui pense mais le corps (…) dans la nuit du corps des éléments éparpillés se sont associés et ont produit par voie d’intégration une synthèse, autrement dit une concentration et une intensification de l’activité qui l’ont rendue sensible à elle-même. » (36)
Toute cette « Esquisse » n° 15 est importante. J’aime la concentration de la pensée de Billeter, il va droit au but, ne délaye pas. « Réfléchir, c’est laisser la pensée faire son travail, en lui donnant le temps qui est nécessaire. » Billeter encore : « une décision se forme comme une idée, par un processus d’intégration qui se développe au sein du corps et se manifeste à la conscience ». D’où cette impression parfois de surgissement de l'idée ou de la décision. Ou la révélation tout aussi inattendue d'une solution que nous cherchions depuis longtemps.
Et enfin cela, très important, à propos de la volonté, dont je sais depuis longtemps que, sans motivation profonde, souvent inconsciente, elle est impuissante : « La volonté qui se manifeste ensuite dans l’action n’est pas autre chose que la puissance d’agir née du processus d’intégration. » (37)
Nature et musique
Bien intéressant le premier chapitre du livre d’Emmanuel Reibel intitulé Nature et musique, que je lis pour Res musica. Dans sa préface, il développe l’idée qu’il y a eu bien des manières de comprendre l’idée de nature au cours des siècles et que la musique reflète ces conceptions différentes : « Les évocations musicales de la nature se sont articulées à l’histoire de l’idée de nature. » (15) Il me semble que le livre est construit sur cet axe-là, livre qui s’ouvre par un excellent chapitre sur Les Quatre Saisons, dont on aurait pu penser que c’est un sujet rebattu. Eh bien, pas du tout, il fourmille de points de vue, de données, de références passionnantes. Il y est dit notamment que les concerti des Quatre Saisons sont « le parachèvement d’une tradition imitative née à la Renaissance ». Que la musique, par essence non signifiante, a compensé un certain déficit mimétique en tentant de représenter par des sons des parties de la nature (24)
Oblique et voix
J’entre enfin dans le livre de Christine Jeanney, Oblique. Je dis enfin, parce que je connais le texte depuis longtemps, mais que j’avais achoppé sur la lecture sur liseuse ou sur écran. Le livre papier est aujourd’hui sorti chez publie.net et et me donne accès à une vraie lecture, en profondeur. Il y a de très belles choses dans ce texte, notamment sur les voix, ce qui fait écho à ma lecture de Ryoko Sekiguchi : « les voix comme des proues en marche préviennent que des membres des têtes des os et des regards vont suivre » (38). L’art de Christine Jeanney repose souvent sur une observation très fine, un décryptage poussé des sensations et des perceptions auxquelles on ne fait pas attention pour toutes sortes de raisons. C’est un livre comme hanté, avec des présences palimpsestes que l’on devine à peine, qui passent, disparaissent, reviennent, insistent. Il y a comme des filigranes dans le papier. Texte écrit à l’encre sympathique. Les ombres avaient sans doute besoin du papier, pour moi en tous cas, pour sortir des pages !
→ Je m’interroge sur la question des voix qui restent sans corps, ces voix de la radio qui nous sont familières, parfois pendant des années. Voix qui nous sont devenues presqu’intimes, comme ces visages vus et revus soir après soir dans les journaux télévisés et que l’on prendrait presque pour une connaissance amicale si on les croise dans la rue. Oui étonnement souvent en voyant le corps de la voix.
Musique
Le livre semble aussi imprégnée par la musique, témoin cette très belle note : « Monteverdi donne la liste des instruments de l’Orfeo dans son livret, et parmi eu un Flautino alla Vigesima seconda, "une petite flûte à bec à la vingt-deuxième", une flûte qui sonne trois octaves au-dessus de la note écrite. » (Oblique, p.39)
Musique encore
Ravel, musique pour piano, intégrale, Bertrand Chamayou
J’ai écouté le début du premier disque et je cherche à éviter tout effet de saturation comme celui que j’ai ressenti au concert où B. Chamayou a donné en une seule soirée cette intégrale. Je parviens ainsi à donner à chaque œuvre, à chaque écoute, l’attention et l’intensité nécessaires et j’ai trouvé de très belles choses. Les Jeux d’eau sont vraiment réussis, avec un perlé et une liquidité magnifiques et Miroirs est très beau aussi, notamment le début des « Oiseaux Tristes », « Une Barque sur l’océan ».
Je me sers des écoutes faites pour Res musica pour travailler les œuvres en même temps, les réécouter à fond, les classer dans ma tête (pour Ravel, les différents ensembles étaient un peu flous), me documenter sur elles.
Autre disque, Les Donneurs de Sérénades, Fêtes galantes et la bonne chanson de Verlaine, divers musiciens, Carl Ghazossian, ténor et David Zobel, piano. Des réussites diverses mais une idée très belle : choisir des mélodies écrites par divers musiciens, dont certains quasi inconnus, sur les mêmes poèmes de Verlaine.
La musique intérieure
André Hirt m’écrit, le 20 février : « De plus en plus, je n'entends plus la musique qu'en moi, tout au long de la journée. »
→ Il est curieux de constater, recherchant un passage dans une lettre, comme il est court et elliptique, alors que depuis que nous l’avons lu, il a tellement travaillé et cheminé en nous que nous pensions trouver un fragment bien plus long à relever !
Nature et musique
Je continue ma lecture du livre d’Emmanuel Reibel, Nature et musique et je suis toujours aussi intéressée par son propos. Voilà un livre remarquablement bien fait, bien construit, sans aucun délayage mais fourmillant d’idées et d’ouvertures que le lecteur peut développer par lui-même ou corroborer en allant écouter les œuvres évoquées. Belle puissance de synthèse perceptible par exemple dans un court passage sur Rameau (p.45) rendant parfaitement compte de ses travaux théoriques et de la manière dont il a établi les lois de la musique tonale. Le fil historique et le fil musical sont constamment tissés ensemble, avec également des allusions à la philosophie, à la littérature, à la vie des idées. On apprend à chaque page. Le fil conducteur est l’évolution de l’idée de nature et comment cette évolution se traduit dans les œuvres, de manière concrète. Par exemple de Descartes à Rousseau, en rapport avec la conception des jardins. Les transitions sont bien amenées. On en arrive au chapitre III consacré au thème de l’orage et surtout à Beethoven et à sa Pastorale. Et on découvre qu’en un seul concert en 1808, ont été données rien moins que les premières auditions du concerto n° 4 pour piano, des symphonies n°5 et n°6 et de la Fantaisie pour piano et chœur !!!
Vision mémorielle
Dans Oblique, on assiste à une sorte d’exploration aléatoire et intuitive d’une mémoire qui n’est pas que mémoire propre à soi, mais mémoire généalogique, avec en « inputs », les données venant de sources très diverses, recueillies au fil du temps, malaxées souvent par la conscience, ou reprises au présent par petites enquêtes discrètes auprès de ceux qui sont encore là pour dire le passé. Un tableau très étonnant (p.47) de cette mémoire, de « tous ces paysages et ces visages [qui] font comme une brocante d’horizons rétrécis, rangés en sorte de bocaux qu’on aurait alignés (…) dans chaque bocal un fragment, échantillon du monde. » (en lisant Christine Jeanney)
Langage de la musique
Chez Christine Jeanney, une belle et surtout juste manière d’insérer des éléments du vocabulaire de la musique dans le texte. Ainsi de ces enfants autour d’une fontaine avec leurs bras qui se touchent, « legatissimo ». Bien sûr, ce sont des mots italiens aussi, et l’Italie joue un rôle essentiel dans cette histoire familiale-là.
J’entends le début de L’Histoire du Soldat de Stravinsky ici : « a marché vers les Alpes », écho de « Marche depuis longtemps déjà. /A marché, a beaucoup marché. » (Le texte est de Ramuz.).
Une fratrie fragile
Très forte évocation de tous ceux-là qui sont les nôtres et qui ne sont plus. Que nous n’avons même jamais connus et dont nous sommes faits. Mais nous avons si peu de mémoire et de conscience généalogiques ! « Une fratrie fragile nous lie ensemble, indécelable, forte de sa vie propre, débordante. » (p.60)
Un instrument qui s’accorde…
« Le corps humain est un instrument qui s’accorde dans chaque langue », écrit Jean-François Billeter dans son « Esquisse n° 17 ».
→ et pour moi toujours cette question, non résolue : chaque corps humain émet-il une fréquence donnée, une note. Suis-je un fa# ou un sol bémol ?
Écouter la musique en soi
À la suite d’une amorce d’échange sur ce thème avec André Hirt, je réfléchis à cette question d’écouter la musique en soi, sans support matériel. Je voudrais développer cette faculté. Comme mon père qui « se » jouait la Sonate pour violon et piano de Franck, la nuit, quand il ne dormait pas. Il la jouait et la travaillait sur son violon, il en connaissait donc la partition, les notes. Sans parler des divers enregistrements qu’il en possédait.
Je sais que j’ai cette faculté. Lisant Emmanuel Reibel, je peux facilement convoquer intérieurement Les Quatre Saisons, la Pastorale, l’ouverture de la Création de Haydn. Mais ce ne sont que des fragments, des thèmes, des mélodies isolées. Il faudrait apprendre plus de musique par cœur mais je n’ai pas encore trouvé la méthode. Les danseurs gravent en quelque sorte la musique dans leurs gestes, dans leurs corps. En écoutant de la musique, puis-je esquisser des mouvements qui en accueilleraient la forme, l’élan ? Suivant en cela la fameuse méthode proposée par les arts de la mémoire anciens, qui suggéraient d’inscrire les éléments dont on souhaite se souvenir dans une sorte d’image intérieure, paysage, pièces d’une maison, etc. Le pianiste n’est-il pas une sorte de danseur qui inscrit aussi la musique dans son corps ? Ma difficulté à mémoriser la musique que je joue ne viendrait-elle pas d’un manque d’inscription corporelle ? Billeter insiste sur le fait que penser vient du corps : « l’observation nous apprends que ce n’est pas la conscience qui pense, mais le corps ». (Esquisse n° 15). Il faudrait peut-être par des exercices simples inscrire davantage les pièces travaillées, dans ses gestes, dans son corps. Mémoire de forme ! Est-ce cela que proposait Marie Jaëll ?
Telling a story
Je relève sur le site The Strad, ces propos du violoncelliste Raphael Wallfisch qui répondent sans doute à certaines de mes interrogations sur la musique. Pourquoi le récital de Lukas Geniušas m’a-t-il subjuguée de bout en bout, me donnant à chaque pièce le sentiment de me prendre par la main et de m’entrainer dans un monde (une manière de raconter une histoire) alors que celui de Bertrand Chamayou, s’il a suscité une forme d’admiration, n’a pas eu cet effet-là et m’a laissée souvent un peu au bord du chemin ?
“The biggest problem with today’s playing is that people want to sound smooth and nice; everything is ironed out flat,’ says cellist Raphael Wallfisch. "Because instrumentalists make sounds without words, we often forget about telling a story. We get so bogged down with technical aspects of playing that we forget to give that big, open, direct message, which a singer does much more naturally. I use songs, speech and gesture every day in my teaching and practising, because when you listen to music, you want to be told something. The singing voice, breathing, all the things singers do naturally – these are what we should aim to emulate as string players."
(source)
→ je me souviens aussi de ce documentaire sur Bernstein où on le voyait demander à un jeune musicien aspirant pianiste ou chef d’orchestre, je ne me souviens plus, d’imaginer le début de la pièce orchestrale ou instrumentale comme une scène d’opéra et de chanter les motifs comme s’il était un personnage.
Orgue
Je viens de faire un petit flash pour Res musica sur l’inauguration de l’orgue du Konzerthaus de Vienne, qui vient d’être restauré. Les orgues de salles de concert sont à l’honneur puisque viennent aussi d’être inaugurés ceux, neufs, de la Philharmonie de Paris et de l’Auditorium de Radio France. Et je tombe sur l’incipit de cet article de Jacques Drillon qui m’enchante : « Parler d’orgue avec un spécialiste revient à se faire expliquer la théorie des cordes par un physicien. Ce ne sont que fonds, mixtures, récits sur le plein jeu, rasettes et salicionals... L’orgue est un monde à la fois immense et clos, avec ses lois propres, ses habitants à cervelle hypertrophiée, ses experts plus ou moins fous, son répertoire bizarre. ».
Poésie n’est pas…
Je relève ces mots d’Auxeméry dans une note de présentation du poète Clayton Eshleman écrite pour Poezibao :
« poésie n’est pas simple jeu de langage ou exposition d’ego ou variation plus ou moins formellement achevée sur thèmes convenus, mais exploration permanente des profondeurs de l’être. Et la caverne est entièrement en nous, autant qu’elle est ce composé de roc, de tuf, de boyaux minéraux et végétaux, de pigments déposés sur ses parois, ce complexe habité de visions et d’énigmes. User de la parole poétique est toujours et avant tout apprendre à déchiffrer, pour soi-même et pour tous, les signes que les désirs & les angoisses propres à ce qui constitue le fond même de l’humain ont déposé sur les murs des abris, précaires et toujours menacés, où notre existence a trouvé depuis la nuit des temps, & trouve encore à se réfugier. La parole poétique explore, et ne saurait faire que cela (selon des modes de réalisation qui évidemment évoluent, & se transforment eux-mêmes en fonction des lieux où elle se réalise, & des temps où elle naît & choisit de se manifester), elle parcourt, examine, sonde, décrit, mais décrit avec le scalpel de l’esprit le plus aiguisé, le plus affuté, le moins lâche, et donc affronte, en vérité, tout ce qui de et dans l’humain fait horreur autant que ce qui fait joie. »
(note sur Clayton Eshleman pour Poezibao)
Fragmentation
« Dès qu’il se mettait au piano [Edwin Fischer] nous avions un sentiment immédiat que la première note du mouvement était connectée à la dernière. Quand Furtwängler dirigeait c’était la même chose. J’entends chez certains pianistes aujourd’hui une tendance à la fragmentation qui me gêne (…) Aujourd’hui tous les musiciens sont fascinés par les détails. C’est pourtant le flot de la musique qui doit les porter, pas le contraire. Avec Fischer, j’ai pris conscience qu’elle nous amène à faire au même instant des choses contradictoires : trouver et se perdre, donner et rester sceptique, se contrôler et s’oublier, anticiper le parcours entier et pourtant faire sonner chaque phrase comme si elle était inventée dans l’instant. »
→ Ces propos du pianiste Alfref Brendel (Diapason, n° 644, mars 2016, p. 20) éclairent profondément nombre de mes intuitions en matière de musique, et surtout depuis que je retourne assidûment au concert.
Penser, classer
Un bon fil, celui par exemple du thème « nature » dans la musique, permet de faire rentrer plein de petits lapins dans leur clapier.
Écologie sonore
Dans le livre d’Emmanuel Reibel, Nature et musique, je découvre le concept d’écologie sonore, développé par Murray Schafer. Il y est question notamment du World Soundscape Project, qui vise à collecter une immense mémoire sonore. « Après la photographie, la phonographie réclame ses lettres de noblesse. » (153)
En ce moment bien particulier où Ryoko Sekiguchi m’a (nous a) enjoint (e)(s) d’enregistrer les voix de tous ceux qui nous sont chers et proches. Rêverie s’ensuit sur une immense bibliothèque de voix soigneusement datées et référencées mais aussi d’ambiances sonores. Et cette idée que l’enregistrement peut permettre de mieux entendre. Il ne discrimine pas, sauf par éloignement du micro, alors que nous trions sans cesse le sonore qui nous entoure. Il en va de même pour une photo, elle enregistre tout du plan alors que nous ne voyons que partiellement et parfois pas du tout ce plan. C’est toute l’histoire du film Blow up.
Lévi-Strauss et Picasso
Citation à creuser, que je ne comprends pas dans l’immédiat, mais qui me fait signe : « L’esprit travaille inconsciemment dans une direction comparable à celle de la nature. » (cité par E. Reibel, p. 159), qui ajoute une seconde citation qui éclaire peut-être un peu les choses, une remarque de Picasso : « La peinture, ce n’est pas copier la nature, mais apprendre à travailler comme elle. »
Le sens des mots
Je poursuis ma lecture, pas à pas, des Esquisses de Jean-François Billeter. Dans la n° 18, il explique que le sens des mots résulte de synthèses imaginatives, indépendantes en apparence, propre à chaque individu.
Voici une enfant de 14 mois qui apprend le sens du mot nez. Des centaines de nez vont se présenter dans sa vie, associés à toutes sortes d’expériences, nez réels, dessinés, filmés, nez sentant, nez blessé, nez trop ou pas assez, etc. Elle est au tout début de l’empilement des occurrences et de la constitution du mille-feuilles du sens. Et il va en être ainsi pour tous les mots
De la phrase
Deux remarques importantes de Jean-François Billeter
‘Quand je forme différentes phrases, je sais que je tire parti de ressources et d’un art combinatoire. » (46)
Et cette idée que les linguistes ont travaillé surtout sur la phrase écrite et qu’ils ont oublié que la phrase était un geste.
Et de faire une comparaison superbe avec le geste musical : « Je déchiffre une partition, j’ai devant moi une suite de notes, je les joue séparément l’une après l’autre, puis je les enchaîne de façon à ce qu’elles produisent un motif. J’introduis dans leur suite un geste qui les relie et je leur donne par là un sens : je dis quelque chose. » (47)
Rédigé par Florence Trocmé le 28 février 2016 à 17h58 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 21 février 2016 à 18h11 dans photomontages | Lien permanent
Notes sur la création
Je m’emploie à réactiver cette rubrique de Poezibao, car je l’ai laissée en sommeil depuis…un an, faute simplement d’y penser. Or il m’arrive de juger qu’elle est le cœur du site, ce qui sous-tend le reste.
Mise sur cette piste par Christine Jeanney, je trouve sur le beau site Diacritik un article sur le thème "Deleuze et la création" et je relève ces propos : « Comme, du point de vue de la création, il n’y a pas de différence entre créer en philosophie ou créer en art, Deleuze peut voir le même processus chez Godard : «"Je peux dire comment j’imagine Godard. C’est un homme qui travaille beaucoup, alors forcément il est dans une solitude absolue. Mais ce n’est pas n’importe quelle solitude, c’est une solitude extraordinairement peuplée. Pas peuplée de rêves, de fantasmes ou de projets, mais d’actes, de choses et même de personnes. Une solitude multiple, créatrice". Créer, c’est faire une multiplicité, c’est faire duo, faire trois, le troisième étant l’entité comme une ligne qui file entre les deux, reliée mais autonome, l’inverse de la juxtaposition d’une diversité numérique et tout autant du dépassement de cette diversité par une unité supérieure (dialectique). » (source)
Paul Valéry et Einstein
« Paul Valéry et Albert Einstein, qui s’admiraient mutuellement, se rencontrèrent à plusieurs reprises au cours des années 1920. Un jour, le penseur-poète, persuadé que le père de la théorie de la relativité produisait des idées à une cadence d’essuie-glaces, osa lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps : "Lorsqu’une idée vous vient, comment faites-vous pour la recueillir ? Un carnet de notes, un bout de papier… ? " La réponse le déçut sans doute, le physicien se contentant de lancer : "Oh ! Une idée, vous savez, c’est si rare ! " (Etienne Klein, in Le Monde du 16 février 2016)
Un treuil ontologique
Et dans le même article, publié à la suite de la première détection d'une onde gravitationnelle, Étienne Klein poursuit : « Mathématiquement articulée, la physique agit décidément comme un véritable "treuil ontologique" : à partir d’un examen de ses équations et de ce qu’elles impliquent, elle révèle de nouveaux éléments de réalité. Elle le fit déjà en prédisant puis démontrant l’existence des photons, des antiparticules, des quarks, et, plus récemment, en 2012, du boson de Higgs. Mais là, l’histoire se donne en plus avec une certaine ironie, car Einstein n’a jamais cru en l’existence des trous noirs. Or, ce sont bien deux tels objets qui, en s’accouplant jusqu’à n’en plus faire qu’un, ont permis que soient enfin détectées les ondes gravitationnelles qu’il avait prédites. »
La voix enregistrée
« Plus je l’écoute, plus je suis gagnée par le trouble temporel. La voix reste au présent, mais ce présent, qui recueille des moments ayant appartenu à des points différents du temps, n’est pas le présent des vivants, instant sans cesse renouvelé. Le présent de cette voix est un présent amalgamé, un tas désorganisé, qui par nature ne saurait être autrement qu’en désordre. C’est un présent qui n’existe pas dans le monde réel. Pourtant, c’est bel et bien dans le monde réel que j’écoute maintenant cette voix qui est cet amas de présent solidifié. (Ryoko Sekiguchi, La Voix Sombre, p. 59)
Gôzô Yoshimasu
Belle évocation du poète japonais par Ryoko Sekiguchi. Je me souviens de les avoir vus tous les deux, à Nantes, en 2010. Je me souviens d’avoir pris un repas dans un restaurant avec eux deux, lui passant son temps à prendre des photos de toutes choses, en particulier les reflets du vin dans son verre ou bien des superpositions de feuilles de papier presque transparentes. « Le poète japonais Gôzô Yoshimasu a la manie d’enregistrer tout ce qui l’entoure. Les voix d’autres poètes, sa propre voix, les lectures qu’il donne, le bruit du vent, il enregistre tout. Il dispose ainsi d’une bibliothèque entière remplie de cassettes et de MP3, mais surtout de cassettes. (…) La vie qui avance en parallèle. (…) C’est sans doute cette présence de voix archivées qui donne au poète, à son corps même, sa nature si singulière. Il participe de ce présent permanent déjà de son vivant. En dédoublant ses mots sans relâche. » (72)
→ et il est vrai qu’il a une présence très singulière, Gôzô Yoshimasu. Une présence comparable, mutatis mutandis, à celle d’un sage rencontré au hasard d’un carrefour, dans une ville indienne, il y a de cela très longtemps. Ce sage allait nu, avec juste sa petite gamelle dans une main et même à grande distance, il émanait de lui quelque chose de très particulier. Cette explication donnée par R. Sekiguchi, d’une présence habitée d’une sorte de présence antérieure incarnée me touche.
Les morts
« Les morts sont des êtres entièrement et intégralement constitués d’essentiel, chose que la vie ne nous permet pas. » (R. Sekiguchi, p. 81)
Marie Jaëll
Marie Jaëll est une pianiste virtuose, compositrice et pédagogue du XIXe siècle. Le Palazetto Bru Zane vient de publier une monographie, livre et 3 CD, pour la faire mieux connaître. Je lis ce livre, en vue d’une prochaine chronique pour Res musica.
Je relève d’étonnantes notions, très originales, dans un extrait d’un des ouvrages de pédagogie de Marie Jaëll, Les Rythmes du regard et la dissociation des doigts, sur l’indépendance des doigts dans une main. Marie Jaëll doit presque toute sa vie de musicienne à l’audition d’un récital de Franz Liszt avec qui elle devait plus tard correspondre et qui admirait son travail. À propos de ce récital, elle écrit : « Ce n’est pas la musique telle qu’elle est écrite par le compositeur que j’entendais, c’est la transfiguration idéale de cette musique infiniment plus belle, infiniment plus divisible, dans laquelle précisément les gradations les plus infimes de rythmes et des nuances (celles qui ne peuvent plus se traduire par des signes de l’écriture) produisent les impressions les plus profondes et les plus durables. » et elle poursuivait ainsi, ce qui n’est pas sans me faire penser à toute l’approche de Celibidache : « C’est par points distincts que les notes sont groupées sur le papier de musique ; elles n’ont pas de vie commune dans le vrai sens du mot : au contraire les notes pensées par le musiciens s’influencent par rapport à leur durée et leur intensité ; elles se rapprochent et s’éloignent les unes des autres par gradations infinitésimales, et ce sont ces influences fluides qui forment le lien supérieur que l’écriture ne définit pas, mais que le musicien perçoit et fait percevoir. »
Elle attribue l’effet puissant opéré par Liszt sur ses auditeurs à un double aspect : « le prodigieuse dissociation des doigts, intimement reliée à la transcendante cérébralité de son jeu ». Elle ajoute que « Liszt possédait de chacun de ses doigts un état de conscience distinct, dans lequel il percevait, comme dans un quadruple miroir, les états de conscience différents de chacun de ses autres doigts. » (p.62)
On le voit, une pensée très originale, qu’on aimerait connaître un peu mieux. « Dans cette éducation, chaque nouvelle dissociation des sensations correspond à une circulation nouvelle de la pensée. » Et elle ajoute encore cela, très étonnant : « sous l’influence d’un simple changement d’attitude communiqué à l’index et au pouce, mes perceptions visuelles et auditives peuvent subir des modifications considérables. »
→ je ne suis pas loin à certains égards des Esquisses de Jean-François Billeter, j’y reviendrai.
Esquisses
J’avance doucement, car souvent j’en relis une plusieurs fois, dans les Esquisses de Jean-François Billeter. Il s’interroge sur l’observation du sujet par lui-même, « ce qui la rend possible et quels pouvoirs elle nous donne. » et à cette fin il relève trois points importants : 1. il s’agit d’observer ce qui se passe, autrement dit notre activité. Dans toutes nos occupations et dans toutes les circonstances, ce qui nous amène à nous percevoir « comme tout entiers faits d’activité. ». Il propose comme moyen d’augmenter cette attention, l’arrêt. Et enfin il nous invite à prendre conscience, et c’est essentiel, que « le langage constitue (…) le plus grand obstacle à l’observation de notre activité » (21).
→ le langage, le bavardage intime, qui habille toute chose, qui nous met à distance de toute chose. Dans une autre « Esquisse » (n° 10), J.-F. Billeter précisera : « rares sont ceux qui s’en éloignent pour soutenir une vraie rencontre avec l’inconnu. Bien vite les mots viennent se placer entre [nous] et la chose et [nous] font croire qu’ils ont vu la chose avant même de l’avoir rencontrée. » (27)
L’arrêt
Forte « esquisse » (la n°8) de Jean-François Billeter sur l’arrêt. Il s’agit de suspendre en nous l’intention. De cesser d’agir, même en pensée, de cesser de désirer et de redouter. « Mon activité devient alors conscience pure, sans objet ». Et dans l’esquisse 9, il montre comment les philosophes occidentaux, même s’ils pratiquent cette suspension de l’intention, n’en ont jamais pris vraiment conscience, n’en ont pas saisi la mesure. Pensant que la conscience est toujours « conscience de quelque chose. »
Les mots
Bel article de Cécile Ladjali dans Le Monde du 18.02.2016, sur la très polémique question de la réforme de l’orthographe. « Les mots et leurs formes étranges sont notre mémoire. Je les comparerais volontiers aux gracieuses auréoles que le bois des arbres décline comme autant de souvenirs des siècles, ou encore aux strates crayeuses le long des falaises qui rappellent aux marcheurs chaque vague, chaque tempête, chaque naufrage.
L’orthographe des mots est la trace fossile de notre passé, sans laquelle il est impossible de comprendre notre présent ni d’envisager sereinement l’avenir. Un accent, un tréma, une double consonne ne sont pas les caprices d’un scribe obscur ou d’un académicien abscons, mais les résultats de siècles et de siècles d’évolution. »
Et elle souligne cette autre inégalité, rarement évoquée : « Oublier l’histoire des mots, que l’orthographe révèle si bien, revient à renoncer à une partie de nous-mêmes. A bien des égards, le monde risque de devenir bipartite : d’un côté, les riches de mots qui auront appris le latin ou le grec et orthographieront correctement ; de l’autre côté, les pauvres de mots qui flotteront parmi les signes, en subissant le joug humiliant de ceux qui parleront et penseront à leur place. Il ne s’agit pas de misère économique mais de misère linguistique. »
L’intention
« Tous nos actes, tous nos gestes, même imaginés, sont intentionnels : ils tendent vers quelque chose. » (J.-F. Billeter, p.21)
→ à rapprocher de ce que j’écrivais récemment sur cette impression que tout mon discours intérieur était « dédié », s’adressait à l’autre ou bien le concernait. Une variante de l’intention.
Umberto Eco, le plus lettré des rêveurs
Bel article dans Le Monde du dimanche 21 février 2016, un hommage à Umberto Eco qui vient de mourir, « le plus lettré des rêveurs », par Philippe-Jean Catinchi. Je relève ces mots que je vais reprendre dans ma rubrique de Poezibao, « Notes sur la création » : « Il se préoccupe de la définition de l’art, qu’il tente de formuler dès L’Œuvre ouverte (Points, 1965), où il pose les jalons de sa théorie, en montrant, au travers d’une série d’articles qui portent notamment sur la littérature et la musique, que l’œuvre d’art est un message ambigu, ouvert à une infinité d’interprétations, dans la mesure où plusieurs signifiés cohabitent au sein d’un seul signifiant. Le texte n’est donc pas un objet fini, mais, au contraire, un objet "ouvert" que le lecteur ne peut se contenter de recevoir passivement et qui implique, de sa part, un travail d’invention et d’interprétation. L’idée-force d’Umberto Eco, reprise et développée dans Lector in Fabula (Grasset, 1985), est que le texte, parce qu’il ne dit pas tout, requiert la coopération du lecteur. »
Intégration
Jean-François Billeter met en avant une autre forme de causalité que celle qui est strictement déductive (enchaînement), l’intégration : « Il existe au sein de notre activité une autre forme de causalité, qui naît de l’intégration : des éléments épars s’assemblent, s’unissent et créent un phénomène nouveau. »
→ ce serait un peu l’idée de ce flotoir qui procède bien plus par rapprochements, échos, assemblages d’éléments séparés que par déductivité.
→ lisant ces propos je pense à cette formule liturgique : « Comme les épis jadis épars dans les campagnes et comme les grappes autrefois dispersées sur les collines sont maintenant réunis sur cette table dans ce pain et dans ce vin (extrait de la Didaché, utilisé notamment dans le culte protestant). Je suis toujours très frappée par cette idée d’une multitude d’éléments, d’entités totalement séparés qui un jour vont venir fusionner pour créer une nouvelle réalité. (En lisant Esquisses de Jean-François Billeter)
La recherche d’une solution
Comment faire devant une difficulté : « le remède est toujours le même, écrit Jean-François Billeter : réduire la tension pour que les forces qui s’opposent et se paralysent l’une l’autre se remettent en mouvement et s’engagent dans un processus d’intégration qui nous rendra notre capacité d’agir et de nous renouveler. Mais comment la réduire cette tension, continue-t-il : « D’abord par l’arrêt, en m’abstenant de chercher une solution, de vouloir quoi que ce soit et en créant ainsi une détente dans le conflit des forces tout en restant attentif à ce qui va se passer. » (31 et 32)
Hommes de solutions
Accrochant du linge, je rencontre un petit problème : alors que j’ai presque tout étendu, il me faut installer une pièce sur deux tringles, car elle doit être sèche ce soir et je n’ai plus la place nécessaire. Je trouve presqu’immédiatement comment faire, solution qui repose sur une hiérarchisation a minima et sur une redistribution tout aussi limitée. J’ai donc mis en œuvre une solution simple et économe en énergie, sans presque la chercher. Je pense alors à cette remarque d’un de mes proches me conseillant un entrepreneur pour des petits travaux à faire chez moi : « c’est un homme de solutions ». Très belle formule, très parlante. Certaines personnes sont des personnes de solutions, d’autres compliquent à l’infini les choses les plus simples. Je pense aussi à nos hommes politiques et experts de tous bords et je pressens que le manque total de confrontation avec des petits problèmes pratiques, comme étendre du linge, leur porte préjudice et empêche trop souvent qu’ils soient des hommes de solutions !
Rédigé par Florence Trocmé le 21 février 2016 à 13h41 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 17 février 2016 à 17h04 dans photomontages | Lien permanent
Ondes gravitationnelles
Je suis fascinée par l’immense découverte qui vient d’être annoncée, même si je dois dire en toute honnêteté que j’y comprends bien peu de choses.
De quoi s’agit -il ? ! « Les membres des collaborations Ligo et Virgo viennent en quelque sorte de fêter dignement le centenaire de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein avec une salve de publications à propos de GW150914. Derrière ce nom énigmatique se cache tout simplement la détection de la "lumière gravitationnelle" produite à environ 1,3 milliard d’années-lumière par le plongeon puis la fusion de deux trous noirs contenant chacun environ 30 masses solaires, et qui vient seulement d’être détecté sur Terre, plus d’un milliard d’années après, par les interféromètres de Ligo aux États-Unis. » (source)
Ce que j’ai compris, c’est que la fusion de ces deux trous noirs, phénoménal phénomène d’une puissance inimaginable, a généré une onde qui a déformé l’espace-temps et que cette onde au bout d’un milliard d’années a touché la terre, produisant une infime déformation dans un système destiné à la capter. Qu’il ne s’agit pas d’un fait constant comme je l’avais pensé, un train d’ondes continu, mais d’un phénomène toujours lié à un évènement stellaire de très forte puissance.
Écriture et système de refroidissement
Antoine Emaz a relevé cette idée de l’écriture comme un système de refroidissement qui m’était venue en lisant Sanda Voïca. Il m’écrit :
« "écrire comme système de refroidissement" : j’ai toujours aimé les images techniques ou mécaniques. Celle-ci me semble bien parlante, depuis le lyrisme le plus chaud jusqu’au formalisme le plus clinique et congelé. Les poètes pourraient se "ranger" sur cette échelle, sans doute. Cela me fait penser au jeu de l’objet caché avec les enfants : « tu chauffes, tu brûles, tu refroidis, tu es glacé… » La vie pure brûle, la langue pure est froide, on écrit entre, en évitant les deux extrêmes, où il n’y a plus de vie ou bien plus de langue… »
De l’évaluation juste d’une œuvre ou d’une découverte
Mesurer l’ampleur du génie : il en va sans doute différemment si nous connaissons le domaine dans lequel s’exprime ce génie ou pas du tout. Nous pouvons peut-être avoir de la difficulté à sonder l’ampleur du génie d’un grand écrivain parce que la langue nous la pratiquons tous ; sauf à être peintres nous-mêmes, le génie du grand peintre nous frappe peut-être plus ; en musique cela se resserre encore car si peu nombreux sont ceux qui connaissent les techniques de la composition ; quant à la science, le génie d’un Einstein nous sidère, lui qui par ses calculs a été capable de prévoir tout un système d’une audace et d’une complexité incroyables, que la détection, pour la toute première fois, d’une onde gravitationnelle, vient confirmer de façon éclatante ! On le mesure d’autant plus que ce langage-là des mathématiques ou de la physique nous est totalement étranger, hermétique.
De la photo comme « chasse des anges »
« La photo, c’est la chasse. C’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges : on traque, on vise, on tire, et clac ! au lieu d’un mort on fait un éternel. »
→ je songe alors lisant ces mots, les recopiant plutôt, et en différé, aux oiseaux aperçus près de Port-Nieux et que ceux qu’on appelle les twittos (ceux qui participent au réseau social Twitter) m’ont permis d’identifier, aigrette et tadorne. Il y a eu en effet lors de la « prise » de ces photos quelque chose qui s’apparentait à la chasse. Les oiseaux étaient farouches ; si je restais dans la voiture, ils ne bougeaient mais dès que j’en sortais, avec pourtant mille précautions, ils me détectaient et s’envolaient immédiatement pour aller se poser trop loin pour la portée de mon appareil.
(Citation est de Chris Marker, faite par Sanda Voïca, dans un des poèmes de Epopopoèmémés.
« Émue par mes mots »
« Emue – par mes mots : je me suis enfin passée la parole »
→ que de fois je ressens cela lorsque j’ouvre le flotoir et singulièrement les jours où tout est sombre. Se donner la parole, se retrouver, se mettre à l’abri aussi, un petit temps, pour mieux repartir ensuite. Rien de narcissique dans ce dire de Sanda Voïca, mais un constat : elle a mis du temps pour accéder à sa parole, elle qui a dû vivre l’exil et faire le détour de l’autre langue, devenue sa langue d’écriture, ce qui n’est pas rien ! S’il y a un aspect épopée dans ce livre, comme l’indique le titre, ce serait la grande aventure d’appropriation de la parole, de sa propre parole.
C’est un livre étrange et attachant que cet Epopopoèmémés au nom si difficile à dire et à écrire. Il y a une sorte de mise à nu de l’être dans son fonctionnement élémentaire, non pas confidences ou indiscrétions, même si le quotidien le plus trivial affleure souvent, mais parce que la couche touchée par l’écriture est bien plus profonde que celle du biographique anecdotique. C’est celle de l’identité en son royaume si incertain et fluctuant, celle de la si bien dite « raison d’être », de l’engagement de soi au vif de la vie. Non pas au sens d’un héroïsme mais dans le sens d’un investissement profond, où le divertissement (au sens de Pascal) n’a pas sa place, alors même que l’humour, le retrait sont présents et possibles. Et où tout se concentre, vivre, écrire, lire, agir, rencontrer, dialoguer : « presser les jours jusqu’à leur dernière goutte. » (98)
(en lisant Sanda Voïca, Epopopoèmémés)
Penser, approfondir
« Penser, approfondir, avancer judaïquement dans les heures de la journée / Bifurquer, surtout / Hiberner, aussi. Se remplumer. » (100)
→ Indispensable diastole / systole. Oui hiberner, se remplumer. Ai toujours pensé qu’à hiberner je préfèrerai « estiver », car j’aime l’hiver et pas l’été et que si retrait il y avait, je préfèrerais qu’il soit estival. Se mettre à l’ombre, à l’abri de la chaleur, au frais.
Le retrait : à minuscule échelle, une heure de temps, une poignée de minutes, parfois cela suffit. Fermer les écoutes et brancher l’écoute. Ne plus émettre. Interrompre si possible cet incessant mouvement d’émission intérieure vers autrui, phrases adressées, projets l’impliquant, décisions dédiées.
« Je m’enfonce de plus en plus dans mon échine, dans ma charpente / la bonne carrure enfin » écrit encore Sanda Voïca (101).
Silence du cerveau
« Silence du cerveau, silence de la peau, silence des orteils, silence des yeux. / Anti-logos, pour l’harmonie tout court. / Dans l’extrême harmonie. / Mémoire ? Silence de la mémoire aussi : elle aime se taire au plus profond des neurones. » (104)
→ ces orteils ! Ils me font penser à ce jeune musicien vu sur Arte et qui, privé de bras, jouait du cor avec les orteils de son pied gauche. Et c’était stupéfiant de qualité et de musicalité, même si profondément dérangeant à regarder, dans un premier temps. Aucun exhibitionnisme, mais un désir de musique qui l’a poussé à ce prodige. Il aurait pu chanter, mais non ce qu’il voulait c’est jouer d’un instrument de musique. À n’importe quel prix.
→ ce silence du cerveau, ce silence de la mémoire, l’anti-logos, ce que décrivait aussi le neurochirurgien Hugues Duffau, en parlant de recherches contemporaines à partir d’IRM qui tentent de « voir » ce qui se passe dans un cerveau qui essaie de ne pas penser, de ne pas produire de mots. Toutes expériences qui sont proches de celles de la méditation. Passer au-delà de la barrière de corail des mots, disais-je il y a peu. Constater qu’ils sont terriblement tenaces, les mots. Mais que parfois, quelques instants, on peut atteindre une sorte de silence du cerveau. Ce qui permet, il faut le souligner, de décupler ses capacités perceptives. (en lisant Sanda Voïca, Epopopoèmémés)
Non uniforme
Un texte, même contenu dans un seul livre, conçu d’un seul tenant, n’est que très rarement uniforme. Il a ses hauts et ses bas, ses creux et ses pics, c’est un paysage. Parfois il nous parle, se met à vibrer. Parfois, il reste désespérément plat et n’offre aucune prise. Notre heure de visite n’y est pas pour rien. Nous venons avec notre élan et notre soif, nous venons avec notre lassitude et notre satiété. Les circulations qui s’opèrent dans le temps de la lecture sont si complexes.
Surréalisme
Ce n’est que sur la fin de ma lecture que je décèle une tendance surréaliste, au sens large, chez Sanda Voïca qui ne correspond pas par hasard avec Alain Jouffroy. Voici par exemple le poème de la page 116 avec son étrange « pis de silence » à traire. Il me met cette idée en tête, me l’impose brièvement. Élément classifiant qui aurait pu désamorcer quelque chose de l’électricité de la lecture. Je suis donc heureuse de n’y avoir pas pensé plus tôt et constate à quel point notre pulsion à classer, étiqueter, ordonner peut être néfaste à la bonne lecture. Elle rabat sur au lieu de nous ouvrir à.
Le mertrou
Elle use de tous les registres de langue, Sanda Voïca, néologise, fait des jeux de mots : « Quand je me pose trop de questions, je me retrouve dans le mertrou » (117)
→ superbe invention que ce mertrou, qui devrait plaire à Patrick Beurard-Valdoye qui est un des rares écrivains à proposer des néologismes que je peux accepter. J’y suis très réfractaire parce qu’ils me font l’effet de grumeaux de farine dans la sauce, trop souvent. Il leur faut un élan, une fusion avec la phrase, la pâte de la langue très forts, au point qu’ils pourraient en devenir membres de droit ! Mertrou me semble avoir droit d’asile.
(En lisant Sanda Voïca, Epopopoèmémés)
L’arbre des Toraja
Chez les Toraja, qui peuplent une île d’Indonésie, on n’enterre pas les nourrissons et les tout petits enfants morts. On creuse un trou dans un grand arbre, on y dépose le petit corps, on ferme la cavité avec de la paille et « au fil des ans, lentement, la chair de l'arbre se referme, gardant le corps de l'enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. ». L’arbre va croître désormais habité par la présence des restes de ces petits enfants. C’est l’explication du titre du dernier livre de l’écrivain et cinéaste Philippe Claudel, qui est une belle méditation sur la vie et sur la mort, L’Arbre du pays Toraja.
Voix sombre
De la mort il est aussi question, à chaque page, dans le très beau livre de Ryoko Sekiguchi, La Voix sombre. Ryoko Sekiguchi qui fait remarquer que « de nos jours, les traces d’une personne sont principalement conservées dans la forme du support visuel ». (23)
→ Des dizaines, des centaines de photos et si peu de voix, si peu d’ambiances sonores enregistrées.
Fermer les yeux, écouter
Fermer les yeux / écouter, leitmotiv de la vie, de plus en plus. Dans l’autobus écouter le moteur et les voix, les engrenages de bruits du moteur au démarrage et le tac-tac crépitant de certaines voix humaines. La Voix humaine. Alors que Denise Duval vient de mourir ce 25 janvier 2016.
Le virtuel seul
Ryoko Sekiguchi montre que tout ce que nous conservons de ceux qui sont morts est virtuel. Des images essentiellement. Hier c’était des mèches de cheveux, des lettres manuscrites : « on s’est retiré du territoire du corps pour entrer dans une zone sans odeur ni toucher. »
→ et je repense à ce texte lu quelques heures auparavant, à haute voix, à M., le livre de Philippe Claudel, L’Arbre du pays Toraja.
« La voix est la seule partie du corps qu’on ne peut pas enterrer » écrit encore R. Sekiguchi.
→ dès la composition de l’anthologie permanente, qui lui était consacrée, il y a quelques jours, cette idée, si évidente, si forte et qui dans le même temps suscite une forte résistance interne : il me faut constituer une bibliothèque sonore de voix. Avec celles de mes proches, mais peut-être pas uniquement. Je réfléchis à la méthode. Je pense à Boltanski et à ses enregistrements de pulsions cardiaques anonymes et dans ce sillage, je me pose cette question : si nous les avions recueillies, que nous diraient, que nous feraient les voix de ceux que le XXème siècle a exterminés ?
Christian Boltanski a en effet entrepris de constituer ce qu’il a appelé « les archives du cœur ». « Poursuivant son investigation sur la mémoire – "La petite mémoire" et non "la grande mémoire préservée dans les livres", "cette petite mémoire qui forme notre singularité, […] extrêmement fragile, et [qui] disparaît avec la mort", comme il aime à le rappeler – Boltanski invite chacun des visiteurs de son exposition à enregistrer, dans une cabine prévue à cet effet, les pulsations de son propre cœur et à participer à la constitution des "archives du cœur de Christian Boltanski". » (source)
De la trace
« Les photos sont des traces mais la voix est bien une extension du corps. » (27) Mais pourquoi alors, pourquoi cette frénésie de photographier les visages et cette négligence à enregistrer les voix, alors que photographie et enregistrement sont aussi faciles aujourd’hui. Enregistrer les voix sans doute encore plus facile, car il n’est pas besoin de lumière et c’est si discret : les espions eux ne s’y trompent pas.
(En lisant La Voix sombre de Ryoko Sekiguchi).
Les voix sans corps
Et pourtant cette intense écoute des « voix sans corps » depuis la fin de l’enfance, ces milliers d’heures du soir ou de la nuit à écouter des voix, celles des acteurs des dramatiques de France Culture ou France inter, celles des interviews, voire même à certaines époques celles des dialogues avec les auditeurs ! Et ce fait que quelques millisecondes de l’écoute d’une voix pouvaient parfois me faire fuir sur le champ. Et toutes ces questions sur les voix d’aujourd’hui dans les médias, tant de « crécelles » et hélas aussi quelques mitraillettes. Et ce fait stupéfiant que l’on reconnait une voix aussi bien, parfois mieux même qu’un visage, en un éclair de temps.
L’odeur s’évanouit, la photo date, dit R. Sekiguchi mais la « voix, elle, est intacte » (28)
(En lisant La Voix sombre de Ryoko Sekiguchi).
Effacement
« Les vraies voix ont toutes les raisons de craindre les vivants qui cherchent à se débarrasser des morts. La voix nous visite. La voix nous déstabilise. Quiconque redoute ce passage et voudrait délimiter clairement les deux mondes cherchera avant tout à bannir les voix enregistrées, contrairement à ceux qui les recherchent désespérément. » (33)
(En lisant La Voix sombre de Ryoko Sekiguchi).
Effacement encore
L’effet de la lecture ne cesse pas immédiatement quand on arrête concrètement de lire. Il y a une rémanence intérieure de la lecture. L’effet principal en est une verbalisation intense, souvent très marquée par le style de ce que l’on vient de lire et qui comme un train lancé à grande vitesse garde une forme d’énergie cinétique avant de s’amenuiser puis de s’éteindre.
Les esquisses de Jean-François Billeter
Cela fait longtemps que je lis cet auteur qui publie des livres petits mais importants chez Allia. J’ai lu très vite la première « Esquisse » du livre lorsque je l’ai acheté. Cette description concentrée comme en une balle de plomb du cycle historique et social inauguré il y a deux siècles avec l’invention du salariat et qui nous a menés là où nous en sommes aujourd’hui en termes d’inégalités abyssales et de dérèglements de tous ordres est impressionnante. Avec son constat glaçant : « Les signes avant-coureurs de la catastrophe se multiplient. Tout est allé très vite et va aller encore plus vite. »
(en lisant Jean-François Billeter, Esquisses, Allia, 2015)
Chamfort
JF Billeter cite Chamfort :
« Qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est un homme qui oppose la nature à la loi, la raison à l’usage, sa conscience à l’opinion et son jugement à l’erreur. »
→ Il faudrait analyser des situations concrètes à partir de ces quatre couples de critères. Ici ai-je suivi ma conscience en toute indépendance ou bien me suis-je laissée faire par la doxa, par exemple. Et ajoute Billeter citant Kant, « sapere aude », oser savoir, oser voir, entendre et citant cette fois Lichtenberg « avoir une notion juste de nos besoins essentiels. »
Avec Billeter, pas de délayage, mais des flèches tirées droit en direction de l’essentiel. Il ne faut pas oublier qu’il est un grand connaisseur de Tchouang-Tseu.
L’écriture à boutons poussoirs
Christine Jeanney écrit à propos de Cécile Portier : « Elle écrit au bord de nous, à la hauteur de nous, de nos enracinements, dévastations, de nos questions qui restent sans réponses, nos vertiges, nos petites joies aussi ou nos flammes furieuses, nos émerveillements. Je lis Cécile Portier parce j'aime lire ceux et celles qui écrivent sans pancartes ("ici vibrez, ici voyez comme je suis intelligent(e)", l'écriture à boutons poussoirs). (source)
Louis Thiry
J’ai acheté un petit livre de l’organiste Louis Thiry, connu notamment pour son intégrale de l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen. Le livre s’intitule Ma forêt musicale. Je relève cette idée intéressante sur la question de l’écoute : la nécessité d’une écoute répétitive en ce qui concerne la musique classique et cela me renvoie une fois de plus à cette formidable émission des années 60 dont je n’ai jamais pu retrouver le nom (et j’ai pourtant interrogé de nombreux amis et même France Musique), émission sur la musique contemporaine qui procédait précisément par une double audition d’une même oeuvre, entrecoupée par une courte analyse et quelques explications. Le seul fait de la double écoute suffisait à rendre l’œuvre moins hermétique, plus accessible. Donc si une œuvre rebute à première écoute, il peut être bon d’insister un peu, de laisser l’oreille et l’esprit se faire à toute la nouveauté, parfois dérangeante, qu’elle apporte. Louis Thiry écrit : « il faut accepter de répéter son écoute, en considérant que la première audition, si elle peut laisser quelque impression, ne livre qu’une toute petite partie des secrets de l’œuvre. » Je me souviens avoir été très frappée en écoutant, l’été dernier, des entretiens avec André Tubeuf proposés par Qobuz. André Tubeuf qui s’est formé seul à la musique, disait que tout jeune il achetait des disques, comme nous l’avons tous fait, à la petite semaine, bien sûr, avec les moyens qu’il avait alors et qu’il apprenait à chaque fois ce disque par cœur. Je me suis maintes fois demandé ce que cela voulait dire apprendre le disque par cœur et je n’ai toujours pas la réponse. Je crois qu’il ne lisait pas la musique et de toutes façons, il n’aurait pas eu à l’époque accès à toutes ces partitions. Donc c’est par l’écoute, la réécoute, répétée, qu’il apprenait les œuvres.
Double approche
Porteuse aussi et dans tous les domaines, cette remarque de Louis Thiry : « j’ai toujours continué à pratiquer cette double approche de la musique : d’un côté un travail "classique", méthodique ; de l’autre une approche plus spontanée, un peu inconsciente. ». (21)
Travailler à fond le détail, puis oublier toute cette construction et se laisser faire par la musique ou par le texte.
(en lisant Louis Thiry, La Forêt musicale).
De la voix, de notre voix, plus tard
« Nous aussi, nous serons un jour une telle voix, audible quoique détachée de son apparence, qui est le corps » (41)
Terriblement, effroyablement troublant si on prend la mesure de ce qui est écrit là.
(en lisant La Voix sombre de R. Sekiguchi)
De la radio
« À l’écoute de la radio, on est dans l’intimité » (45)
Tellement juste cette remarque, mais pourquoi ? J’ai souvent ressenti que l’ouverture de la radio me branchait sur quelque chose, qui est de l’ordre intérieur. Serait-ce cela que suggère Ryoko Sekiguchi ?
Du retour des voix
« Si cette voix est revenue du passé, il y aurait donc une sorte de banque de données capable d’archiver toutes les voix qu’on a entendues ? » (55)
→ lisant cela, j’ai convoqué intérieurement trois de mes amies. Mon amie d’enfance, une autre amie de jeunesse très aimée mais perdue de vue et encore une autre amie de jeunesse, elle toujours présente dans ma vie d’aujourd’hui. Je note que ce sont trois voix connues très tôt, je note aussi que j’ai essayé de les écouter s’adresser à moi et qu’elles furent là, instantanément. Mais est-ce leurs voix que j’ai entendues ou surtout leurs intonations ? Ou plutôt n’est-ce pas l’intonation qui porte la voix : les petits grains de la voix sur l’onde de l’intonation, double nature comme la lumière ?
Conclure pour aujourd’hui avec cela : « La voix seule se fait entendre, comme la silhouette d’une personne apparaîtrait, sans décor ni arrière-plan. Comme un hologramme, un fantôme »
→ ce côté hologrammatique de la parole enregistrée, son volume dans l’espace intérieur. Sa triple dimension. En ces jours de grande découverte scientifique et bien que cela n’ait rien à voir, on serait tenté de parler de parler de ces voix comme d’ondes gravitationnelles. Elles ont eu lieu et déforment depuis l’espace-temps. Voix fossiles dont la « lumière » nous parvient avec retard.
(en lisant La Voix sombre de R. Sekiguchi)
Rédigé par Florence Trocmé le 16 février 2016 à 21h38 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 12 février 2016 à 16h29 dans photomontages | Lien permanent
Appeaux
Relisant pour publication les variations de Boris Wolowiec autour du livre de Laurent Albarracin, Le Grand Chosier, je relève cela : « les choses sont aussi pour Albarracin des sortes d’appeaux. Les choses sont les appeaux du langage, les appeaux du verbe. Chaque chose apparait à la fois comme un appeau du monde et un appeau du verbe pour dire le monde. »
Le prodige de la poésie
et toujours de Boris Wolowiec : « Comme si la diversité et la variation de la forme des choses étaient leur façon à elles d’user du langage qu’elles n’ont pas, d’en être la fable par leur seule métamorphose en elles-mêmes. Pour Albarracin, la voix des choses fabule le langage. L’appel taciturne des choses fabule paradoxalement le langage même. Pour Albarracin, la voix taciturne des choses, l’appel taciturne des choses provoque, évoque, invoque, exclame la fable du langage même. Pour Albarracin, l’existence des choses fabule l’existence du langage, l’existence inexpressive du langage. Albarracin sait ainsi que ce sont à la fois les choses et le langage qui apparaissent taciturnes. Et le prodige de la poésie c’est précisément le geste de savoir comment donner à la fois la parole aux choses grâce au langage et aussi de manière paradoxale la parole au langage grâce aux choses. En effet de quoi parlerait le langage si les choses du monde n’existaient pas ? Si les choses du monde n’existaient pas le langage ne saurait pas de quoi parler. »
Entre absence et présence
« C’est comme si pour Albarracin les choses apparaissaient incarcérées à l’intérieur d’une pulsation entre présence et absence, incarcérés entre les tenailles de ténuité d’une hésitation sinusoïdale. Et la virtuosité de la poésie serait ainsi de parvenir à capter, à ravir la chose par le geste de saisir au vol à la fois sa présence et son absence, sa présence comme son absence. »
Voix, avec Ryoko Sekiguchi
Ce matin, préparant l’anthologie permanente de Poezibao, cela qui m’ouvre des perspectives presqu’infinies : « L’objectif, ou plutôt la morale à extraire à la lecture de ce livre, est seulement ceci : enregistrez la voix de ceux qui vous sont chers. Dans la littérature, il arrive qu’on délivre des conseils valables dans la vie quotidienne. Mon conseil, le seul que j’aie jamais donné dans un livre, vous servira un jour, j’en suis sûre. Même si cette voix, enregistrée, peut troubler votre temporalité à jamais. »
(Ryōko Sekiguchi, La Voix sombre, P.O.L., 2015, pp. 7 à 11)
D’autant plus troublant que j’ai rencontré à plusieurs reprises une allusion à cette poète franco-japonaise dans le livre de Sanda Voïca, hier soir. Un monde à explorer.
De la citation
Laurent Mourey écrit dans une note sur un livre de Serge Ritman :
« La citation, si elle est porteuse d’altérité, est retour et invention de soi (…) Les citations de soi se conjuguent aux citations d’autrui, sous des signes de voix ou avec des voix qui nous font signe, ce qui est une autre manière de faire signe toujours de vie, de signifier la vie sur le mode de la résonance généralisée. »
→ toute l’approche du flotoir !
Aigrette et tadorne
Cette belle expérience sur lesdits réseaux sociaux. Nulle en ornithologie, j’ai mis sur Tweeter deux photos d’oiseaux prises récemment en Bretagne (ici et là) et en 5 mn j’ai reçu réponse avec leur identification : aigrette garzette et tadorne de Belon, Lucien Suel excelle à l’exercice !
Le bonheur de l’énumération
Chez Olivier Domerg « l’énumération sans fin de tout ce qui pousse, rampe, volette, creuse, décampe » que l’on pourrait opposer, salutaire exercice mental, item à item, à l’énumération sans fin de tous les drames, catastrophes, tragédies. Non pas déni bien sûr, mais voir les deux versants, la splendeur et la richesse insondables de la nature et de nos ressources et tout aussi insondables, la bêtise et la violence humaines. Tenter d’être lucide ne veut pas dire considérer uniquement le plus noir, le désespoir.
(en lisant Le Temps fait rage)
Une scrupuleuse précision
Notion mise en avant par Olivier Domerg et qui me parait très importante. La précision à coupler avec l’attention, précision dans ce que nous faisons, dans ce que nous disons. « ce qu’il poursuit : la scrupuleuse précision. » (84).
Tellement importante en musique cette précision : respecter tout le texte, non seulement les notes, mais aussi les durées, les phrasés et surtout… les silences dont le musicien maladroit a toujours peur.
De très près (photo)
« On ne verrait plus que la profusion, la confusion, qu’un chaos de détails, comme un zoom avant fait basculer toute chose dans l’abstraction. dissolution de la forme, intensification de la couleur. » (87)
Ces mots me font penser à ma dernière séance de photos.
(en lisant Le Temps fait rage d’O. Domerg)
La visée utopique mais centrale d’Olivier Domerg
« Précipiter la voluminosité & la prodigalité du monde dans la page ? » (87)
En arrière-plan, présente, diffuse, la présence de Cézanne. Olivier Domerg semble le convoquer sans cesse en ses courses sans fin autour de la Ste Victoire. Il tente de faire un parallèle entre son propre travail, sa visée, ses méthodes et celles du peintre. Ce qui les rapproche, ce qui les distingue. Cézanne passe, oui, ici ou là : « on dit qu’il ne l’a jamais peinte d’ici, qu’il en est resté éloigné. » (87) Il y a comme une superposition de l’écrivain qui vit son expérience et du peintre qui est passé par là, qui s’est confronté à la même aporie gigantesque : La Montagne Sainte-Victoire. Il court, il court la campagne. Qui ? L’écrivain, le peintre, l’autre écrivain (Handke, Juliet), le lecteur ?
« tu te prépares à sortir dans la prose, à t’enfoncer dans la montagne comme un coin dans la pierre. tu te prépares à la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle, à la géologique du poème débarrassé du poème. » (89)
Satire
On trouve aussi chez lui, en particulier dans la partie 6/9, une violente satire sociale, focalisée notamment sur les tics et tocs de tous ces randonneurs en tenue de sport dernier cri qui arpentent les pentes de la montagne !
Voir est sans voix
Forte remarque que ce voir est sans voix. (115) Et si voir s’allie à voix, alors voir est gauchi, faussé, trahi. À voir, on préfère trop souvent dire, reconnaître, interpréter, avoir donc, alors qu’il faudrait laisser être et être en soi.
Un millefeuille référentiel
Très intéressante aussi et utile à extrapoler cette note d’Olivier Domerg : « embrasser une montagne que trouble le millefeuille référentiel », car il y a aussi pour lui, on le sent à toute la tension du livre, confrontation à une débordante prolifération du sensible, à la micro et à la macro échelle (tension dans la tension) mais aussi à tout ce que cette « Sainte-Victoire », à l’instar d’un Everest ou d’un Ventoux, a attiré comme représentations.
→ Si souvent, ce sentiment de se trouver face à un millefeuille référentiel devant telle ou telle œuvre, monuments de la littérature ou de la musique. Et d’avoir du mal à se frayer son propre chemin. Le fourré de références interdisant toute pénétration, toute appropriation.
C’est toute la difficulté de la critique littéraire et musicale, inclure dans le même mouvement ce millefeuille référentiel (idéalement connaître le plus possible de l’œuvre pour pouvoir parler de tel livre) et la singularité de son approche personnelle. Être informé sans être étouffé par le référentiel. Pas évident et demandant un travail inlassable.
Sanda Voïca
Je suis le fil de ces Epopopoèmémés, me laisse porter. Flux de pensées, les siennes, distinctes pour l’instant mais qui commencent à résonner, à éveiller des échos chez moi. Se laisser faire par un texte, le laisser vous travailler, déranger doucement votre (ordre) établi. Ne pas l’analyser, l’épingler papillon mort mais au contraire le laisser voleter. Et se laisser voleter autour, librement.
Convoqués ici plusieurs fois Alain Jouffroy, avec qui Sanda Voïca entretenait une grande correspondance, Ryoko Sekiguchi aussi, qui vient d’arriver plus fortement dans mon champ de conscience avec son livre La Voix sombre.
Le texte fonctionne en réseau et par associations, me faisant à nouveau penser à tout ce que Hugues Duffau écrit sur le cerveau, ses épicentres, ses réseaux et sous-réseaux : « il existe dans le cerveau une sorte de mouvement perpétuel : des épicentres distants les uns des autres se connectent en permanence pour assurer telle ou telle fonction ; ces sous-réseaux sont eux-mêmes capables d’interagir à loisir pour fabriquer une pensée unique de chaque instant, dynamique donc, symbiotique, conceptuelle, capable de s’ajuster en fonction des modifications de l’environnement » (Hugues Duffau, in L’Erreur de Broca)
« Dans quel champ (…) mes poèmes ? Je l’appelle comme mon titre générique : épopopoématique. Ni grammaire, ni politique, ni botanique, ni zoologique, ni physique, ni chimique » (Sanda Voïca, p. 40), mais sans doute tout cela en même temps et bien plus, en un mix très contemporain.
Itinéraires de délestage aussi chez Sanda Voïca, il y a comme évacuation de la chaleur produite par le système.
L’écriture comme un système de refroidissement ?
J’évoquais cette notion en lisant Sanda Voïca et la giclée dynamique de son poème : l’écriture comme un indispensable système de refroidissement, je ne sais mais de ralentissement, oui. Comme un filtre contraignant à limiter le flux entrant. Le langage peut-être lui aussi comme un réducteur indispensable devant la folle profusion du monde mais aussi de la pensée ? Diriger le flux dans un réseau, une canalisation.
L’opération en détail (Hugues Duffau)
Le chapitre 15 du livre d’Hugues Duffau, L’Erreur de Broca, en constitue en quelque sorte l’acmé et il a soigneusement préparé son lecteur, comme il prépare, depuis le début du livre, la jeune patiente qu’il va opérer, Patricia. Ce chapitre est en effet entièrement consacré à la description d’une opération du cerveau, patient éveillé. C’est stupéfiant. La patiente est réveillée, une fois les premières phases de l’intervention effectuées et va pendant une heure trente répondre à toutes sortes de tests proposés par un neuropsychologue en liaison avec le chirurgien qui stimule une à une les zones autour de la tumeur gliale, pour voir les réactions du sujet, cartographier toute la zone et déterminer ce qu’il peut enlever de la tumeur sans créer de handicaps.
On peut dire qu’Hugues Duffau est aussi un excellent vulgarisateur, au meilleur sens du mot et un conteur hors-pair. On a le sentiment qu’il agit avec le lecteur un peu comme avec ses patients. Nous avons reçu, nous lecteurs, au début de notre lecture, le choc violent de ce fait : certains chirurgiens opèrent le cerveau, patient éveillé. Il va nous conduire petit à petit vers la compréhension du processus en suivant le fil de ses propres découvertes, tout au long de sa formation et sans omettre des données personnelles, comme son amour du piano et singulièrement de Keith Jarrett. « En explorant le système nerveux, tel un cartographe de territoires d’une incroyable beauté, je commence à percevoir les rouages à l’œuvre dans notre cerveau profond et qui expliquent pourquoi nous avons intérêt à éveiller nos sens pour mieux percevoir le monde environnant et mieux interagir avec lui. Cela devrait sans doute nous encourager à développer davantage nos capacités d’improvisation et de créativité. Car plus on entraîne cette neuroplasticité, plus on élargit l’éventail de nos ressources. Pas besoin de créer une intelligence artificielle. Tout est là, en nous, de façon quasi illimitée. Il faut sans cesse le répéter, les formes de pensée sont donc diverses et d’une prodigieuse richesse et notre activité cérébrale n’est autre que notre capacité à créer, nous renouveler, nous affoler en tant qu’être singulier. Alors l’autre guerre, moins visible, car souvent son action reste souterraine, c’est bien celle de la création contre la censure et la pensée dogmatique. »
De la lecture toujours
« la lecture est une amitié » écrit Sanda Voïca (p. 50). Elle poursuit « Je lisais et j’étais l’amie de Beckett – sans qu’il le sache, mais mon grand ami. Il aurait pu s’en douter : tant que ses livres arrivaient dans une bibliothèque, même dans un pays de l’est, quelqu’un serait touché et deviendrait son "proche". »
Et dans le même temps réfléchissant au livre d’Hugues Duffau sur le cerveau, à de récentes lectures sur l’intelligence artificielle, etc. j’ai pensé que pour la « réalité augmentée » il n’était nul besoin de machine sophistiquée et coûteuse, ni de calculs à milliards de décimales : lire suffit.
Rédigé par Florence Trocmé le 12 février 2016 à 16h21 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 11 février 2016 à 17h47 dans photomontages | Lien permanent
Entre le désir et le soupçon (Olivier Domerg)
Je reprends ma lecture de Le Temps fait rage d’Olivier Domerg, lecture suspendue quelques jours et j’éprouve un vrai plaisir à entrer de nouveau dans ce texte. Entrer est bien le mot, il y a presque un effet physique ici, on se retrouve avec lui, dans son corps à corps avec le paysage et avec la page. Je retrouve cette alternance, à l’intérieur d’un même bloc de textes tournant toujours autour de 14 lignes, de la tentative de description et d’une forme de rétroaction, de feedback. Que suis-je en train de faire, de dire, d’écrire, pourquoi, comment ? Nombreuses injonctions de l’auteur à lui-même, peu tendres à son propre égard en général. Il y a presqu’un effet de dédoublement entre celui qui est totalement impliqué dans la marche et dans le contact sensible avec le monde autour de lui, aux deux échelles de la proximité et du lointain, et celui qui sans cesse se conteste dans son travail, s’épie le faisant, met en doute sa légitimité, affronte toutes les impossibilités. « L’âme qui organise l’incroyable illusion du continu autorise qu’un logos, par-là-dessus, veine se réclamer de l’être. » (51)
Un écartèlement entre le désir et le soupçon.
→ autre effet du livre, permettre de mesurer la différence de langue entre le concret et l’abstrait puisque O. Domerg les mêle étroitement, quasi bout à bout, parfois sans solution de continuité, passant de de la sente étroite au logos, des champs d’olivier à la recherche de la nouveauté, etc.
Une pratique (O. Domerg)
« Le bouillonnement d’une pratique volontairement brouillonne ».
→ je retrouve là quelque chose de ma propre pratique. L’effervescence, le bouillonnement auxquels je laisse libre cours, me fiant souvent plus au désir et à l’intuition qu’à un plan. Même si je me rends compte qu’il y a de grands filons profonds qui affleurent sans cesse, toujours de même nature.
Articulation (O. Domerg)
Avec Olivier Domerg, on est constamment à l’articulation de ce qui est perçu et de ce qui peut – très peu – en être dit.
Et pour cette raison, il lui faut faire feu de tout bois. Contourner les obstacles en permanence (ce qui active une forte association avec tout ce que Hugues Duffau écrit sur le fonctionnement du cerveau, je vais y revenir) : « utiliser la toponymie comme relance, la géologie et la géomorphologie comme élucidation » et « la prose comme véhicule tout terrain » (52)
De la citation (O. Domerg)
Le régime de la citation est ici très intéressant. Voici soudain un passage en italique qui entraîne un réflexe conditionné : pourquoi cet italique ? Pas de notes de bas de pages, alors je me porte à la fin du livre et découvre une page avec quelques noms, parmi lesquels Jean-Marie Gleize, Charles Juliet, Peter Handke, Dominique Méens…. Les citations sont comme chevillées aux phrases, en font partie, avec selon les cas une parfaite intégration ou au contraire quelque chose qui gêne, qui suscite un petit arrêt dans la lecture. Olivier Domerg dit aussi qu’il peut les tronquer ou les remanier, ces citations. Autre indice, un petit corpus de livres autour de la Montagne Sainte-Victoire.
On découvre par la même occasion que les différentes parties du livre, numérotées seulement 1/9, 2/9, etc. portent en réalité chacune un nom mais qui n’apparait que dans une sorte de table des matières. Signature a posteriori, un peu comme Debussy en ses Préludes. Une suggestion, qui vient infirmer ou confirmer ce que, peut-être, le lecteur ou l’auditeur a ressenti.
La poussée de l’idée
« l’idée, sa poussée. »
Belle notation suggérant le caractère dynamique de la pensée (et là aussi une forte association avec les mécanismes cérébraux). On a l’habitude de dire qu’une pensée apparaît ou surgit, on parle plus rarement de sa poussée (son insistance, une obsession ?)
Mots d’une autre forge
« le vent chaud, enveloppant, celui s’affublant d’un doux nom rococo. »
→ Notre rapport au monde, par les mots et ces mots-là qui sonnent comme étranges, un peu différents à notre oreille alors même que le choc de la première rencontre avec eux est enfoui dans la nuit de notre temps. Cet alliage de sonorités dont intuitivement nous savons qu’il n’est pas né de la même forge que d’autres vocables de notre langue. Rococo, sirocco.
Objectif et réflexif (O. Domerg)
La prose avance (et elle avance bien, aucun effet d’enlisement ou de stagnation) mêlant croquis précis et factuels et considérations réflexives. Pas tant de l’objectif et du subjectif, que de l’objectif conditionnant, déclenchant du réflexif. Tout cela travaillé un peu comme une tresse, brins distincts certes mais formant un même ensemble homogène, le texte.
Le nom dans le paysage (O. Domerg)
« le surgissement du nom dans le paysage et comme arrière-plan de l’histoire (littérature, peinture) »
→ C’est qu’ici on a à faire à ce motif tellement inspirant que cela en devient troublant : la Montagne Sainte-Victoire. Il faut d’ailleurs se mettre dans la peau de l’autre lecteur, celui qui connait le lieu, le paysage, LA St Victoire, plus ou moins bien. Alors que soi, aucune connaissance directe, mais l’immense écho de Cézanne, Handke, Romilly (cette dernière non citée par Domerg).
Un affrontement (O. Domerg)
Les mots font référence à un combat avec les choses. Il faut « se tenir hors du moi » (58), dans le « démêlé houleux, compliqué, l’élan furieux, obstiné » (60) avec toujours « ce même désir de poursuivre, saisir, embrasser. »
O. Domerg évoque ici Opalka (et aussi Bernard Noël, dans la poignée de livres cités à la fin de l’ouvrage).
« passer d’une citation de J.-M.G., à une conversation avec N.P. à Port-de-Bouc, un soir d’après-lecture, revenant ainsi au contexte, à la rumination culturelle, à tout cet arrière-plan de rencontres, notes, conversations, lectures, expositions. récits croisés, phrases & strates imbriquées, comme dans la formation de la montagne, masse calcaire marmoréenne appartenant aux couches du jurassique. soit, en raccourci ou résumé, du réel fragmenté, diffracté et recomposé sur place, d’après nature ou dans l’atelier. édifié avec des équivalents scripturaux, physiques, rythmiques, documentaires. » (61)
nb : le livre ne comporte pas de majuscules, en particulier après les points, ce qui donne un caractère encore plus homogène au tissu, à la texte du tresse. Pas une coquetterie mais une nécessité, donc.
→ quant à N.P. on se demande bien sûr s’il ne s’agit pas de Nicolas Pesquès (dont vient d’arriver un nouveau livre autour de la Face nord de Juliau !)
Cerveau et société (Hugues Duffau)
Je reviens à Hugues Duffau qui dans L’Erreur de Broca non seulement fait un récit passionnant de son évolution mais dresse aussi d’intéressants parallèles, donnant à réfléchir, sur l’organisation de la société et sur celle du cerveau, allant jusqu’à proposer que le long blocage de la neurologie sur ce dogme de la localisation des fonctions aurait eu des répercussions sur certains blocages de la société : « La compréhension des formes d’organisation du cerveau par les neurosciences ne pourrait-elle pas nous servir de modèle à l’échelon sociétal ? Lenteur de l’adaptation des institutions, incapacité à appréhender les mutations du monde vivant, défaut de transmission de l’information aux différents étages de l’organisation sociale… Le cerveau, lui, sait comment échapper à ces écueils. »
Non des aires, mais des réseaux
« Il est à présent certain que le principe des voies de communication, ce qu’on pourrait appeler aussi l’architecture des réseaux en lien avec la plasticité et la connectomique, est un concept très performant pour déchiffrer la complexité de l’activité cérébrale. » et un peu plus loin : « il existe dans le cerveau une réalité structurelle souterraine, c’est-à-dire sous-jacente, une réalité générée par le foisonnement des réseaux interactifs. »
À noter que les propos plus théoriques, toujours très accessibles, se développent en marge de l’histoire d’un cas précis, celui d’une jeune femme à qui on a découvert une tumeur gliale et que Hugues Duffau reçoit longuement pour lui expliquer son approche, avant qu’elle exprime son accord ou son refus de l’intervention.
« C’est donc la mise en connexion temporaire de plusieurs épicentres distants les uns des autres dans le cerveau qui déclenche l’activation d’une fonction spécifique. En neurosciences, on appelle cela la synchronie temporaire des épicentres corticaux. Ou une oscillation en phase : leurs mises en connexion assurent donc la gestion des tâches, ces épicentres pouvant se substituer à un autre (du moins dans une certaine limite) pour assurer la poursuite de celles-ci ou associer plusieurs d’entre elles dans une même séquence. Cette mise en tension se remodèle à mesure que le cerveau doit entreprendre de nouvelles actions ou s’adapter à la suite d’une lésion inattendue, comme une tumeur cérébrale. Voilà donc le concept-clé de l’architecture en réseau ».
Et de donner un exemple tout à fait concret, très parlant : « J’aperçois dans la rue un vieil ami perdu de vue depuis longtemps. Plusieurs épicentres dans mon cerveau vont aussitôt se connecter les uns aux autres, notamment ceux de la mémoire, ceux de la reconnaissance des expressions chez autrui et, quand il me faudra lui adresser la parole, ceux du langage et de la parole. En effet, dans les secondes qui précèdent l’instant de cette rencontre, je reconnais un visage qui avance vers moi, je vais chercher dans ma mémoire autobiographique les souvenirs s’y rapportant, car j’ai déjà conscience de connaître personnellement ce visage. »
→ J’ai déjà essayé de réfléchir, ici même, dans ce flotoir, à certains mécanismes de la mémoire et de l’association d’idées. Pourquoi devant tel paysage urbain, jamais traversé, surgit tel autre, précis, référencé ?
Et peut-être parce que certains mécanismes, notamment dans la mémoire, vont un tout petit moins vite que jadis, je me rends très bien compte de cette manière qu’a notre cerveau de flasher dans différentes directions. Par exemple lorsqu’un nom propre n’est pas immédiatement accessible, mais qu’on le sent très nettement « venir », monter à la conscience. « Réorganisation des réseaux dans le but, non plus de trouver le nom (je sais que je n’y arriverai définitivement pas dans ce laps de temps si court), mais dans le but d’adopter une stratégie compensatrice » écrit Hugues Duffau ! Qui poursuit : « Alors les épicentres de secours viennent se connecter au réseau activé pour continuer à gérer la tâche en cours d’exécution et trouver la meilleure solution pour compenser ce déficit d’accès transitoire. » et « permutations, oscillations, interchangeabilité, réciprocité… tels sont les mots-clés de ce modèle. »
En langue aussi
Cette idée de réorganisation dynamique des réseaux en fonction de la tâche à résoudre, de l’obstacle à lever ou contourner, on en fait l’expérience lorsque l’on parle dans une langue étrangère. Imaginons que l’on veuille formuler quelque chose d’un peu compliqué (et que l’on n’y renonce pas !) : 1. on prend conscience de l’idée dans sa propre langue (si le temps de penser dans l’autre langue n’est pas encore venu et il ne vient pas vite !) ; 2. on tente d’en suivre la construction parfois complexe ; 3. on se rend compte du risque d’échouage dans un cul-de-sac syntaxique, faute de compétence, mais aussi parce que la langue dans laquelle on tente d’exprimer son idée ne fonctionne pas comme la nôtre. 4. alors, hop, on se dégage du piège, on taille, on raccourcit, on bifurque, attrapant au passage tel mot que l’on connait et on concocte une phrase qui peut à peu près exprimer notre idée de départ. Un bel exemple de synchronie temporaire des épicentres corticaux !
Une analyse claire et passionnante (H. Duffau)
Hugues Duffau amène à réfléchir sur ce qui nous semble aller de soi, le fonctionnement de notre cerveau : « Nous avons en général tendance à oublier que chacune de nos actions s’effectue par le biais d’opérations cérébrales bien spécifiques qui interagissent entre elles : voir, bouger, parler, comprendre, ressentir, mémoriser… ce qu’on appelle les fonctions cognitives, sans lesquelles la pensée ne pourrait pas être produite. Chacune d’elles se divise en plusieurs sous-fonctions. La prise de décision, par exemple, met en jeu une quantité d’opérations complémentaires : l’analyse, la mémorisation, l’évaluation, la comparaison, la planification, l’anticipation… C’est donc l’articulation de toutes ces fonctions et sous-fonctions par le biais du langage et des émotions qui forge un être et sa conscience. »
Les images mentales
Je terminerai ce moment de lecture par l’évocation de recherches faites sur sujet à qui on a demandé d’essayer de ne pas penser avant d’explorer son cerveau via une IRM. Et ce que décrit Hugues Duffau me renvoie aussi bien à la question qui affleure sans cesse, de manière plus ou moins énoncée, dans son livre, celle de la créativité et de la création. Mais aussi aux recherches sur le thème cerveau et méditation. Il faut ici citer de nouveau un peu largement : « [le sujet] est parvenu à détacher ses pensées des automatismes courants pour commencer un voyage dans un autre espace mental, et là, un réseau a été révélé à travers une cohérence temporelle, ou une "synchronie" telle que nous l’avons précédemment définie. Un réseau où le cerveau pense non pas avec des mots, mais avec des images mentales. Dans le cas de ce réseau, appelé "mode par défaut", on ignore s’il s’agit de pensées au sens strict du terme ou de la faculté de projeter mentalement des situations. Il faut préciser que, pendant un état de repos, de nombreux sous-réseaux peuvent être mis en évidence par des analyses biomathématiques : celles-ci appréhendent les épicentres corticaux qui « oscillent en phase », y compris les sous-circuits impliqués dans les mouvements ou le langage (alors que l’individu ne bouge pas et ne parle pas). Au sein de ces réseaux, le réseau "mode par défaut" a l’originalité de devenir plus actif pendant un état de repos, alors que dans la situation inverse, de "non-repos" donc, il aura tendance à se "désactiver" au profit des autres circuits lorsqu’une tâche spécifique sera demandée au sujet. Ce réseau semblerait impliqué dans des fonctions cruciales telles que l’introspection, la conscience de soi, ou encore la méditation. »
→ il faudrait explorer l’idée du recours aux images mentales dans la pratique musicale. Pourquoi ce récital de Lukas Geniušas m’a-t-il paru si incroyablement vivant et parlant ? Pourquoi à l’inverse celui de Bertrand Chamayou, pourtant sans doute dans un univers se prêtant mieux aux images mentales, n’a pas suscité cette impression d’être entraînée de bout en bout dans le récit musical ?
Rédigé par Florence Trocmé le 11 février 2016 à 17h42 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent