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Rédigé par Florence Trocmé le 29 mars 2016 à 15h13 dans photomontages | Lien permanent
Claudio Abbado
Vu un film intéressant sur l’Orchestra Mozart, qui fut le dernier orchestre créé par Claudio Abbado. Orchestre dont j’avais déjà bien entendu parler dans le livre de Hyacinthe Ravet, L’Orchestre au travail.
On y voit relativement peu Claudio Abbado, mais surtout les musiciens de l’orchestre qui parlent de leur métier, de leur vie, tel ce jeune Argentin, peut-être issu du fameux Sistema (il ne le dit pas, il me semble) tellement émouvant et à qui, sur une initiative de Claudio Abbado, l’orchestre et des mécènes offrent sa première contrebasse.
Je note cette remarque d’Abbado que l’on interroge sur le fait qu’il dirige par cœur : « il faut mieux avoir la partition dans la tête que la tête dans la partition ». (Orchestra Mozart, Claudio Abbado direction. Réalisateur : Helmut Failoni, Francesco Merini, 2014).
Un corps irrigué de mémoire
« C’est de résonance qu’il s’agit. / La résurgence de traces qui sont des drageons, la relance de ce qu’un corps, irrigué de mémoire, veut jeter devant. (Nicolas Pesquès, La Face Nord de Juliau, treize à seize, p. 102)
NB : un drageon est un rejet naissant sur une racine.
→ Empreintes après empreintes, depuis le ventre maternel jusqu’au dernier battement du cœur, la mémoire dépose sans fin au fond de nous la curieuse substance mémorielle dont nous sommes faits et dont nous savons si peu. Qu’est-ce qui fait mémoire et comment, dans le réseau cérébral ? Qu’est-ce qui s’inscrit et surtout sous quelle forme ? Affaire d’influx électriques et de chimie cérébrale ? De quoi sont faites les traces mémorielles ? Par quels mécanismes et quels moyens sont-elles traitées, que se passe-t-il quand on les « appelle », les sollicite. Et quand elles surviennent, ferrées par quelque sensation présente (madeleine et pavés de St Marc) ?
Et, particulièrement angoissante en ce moment, la question du trauma, autre forme, redoutable, de mémoire qui tétanise le corps, parfois pour toujours. De quelle nature cette empreinte au fer rouge laissée sur les victimes rescapées ou les témoins ?
Votre aporétique situation
« Telle serait votre aporétique situation de peintre si attentif au monde de l’histoire documentée par la photographie : situation instable s’il en est. Qui ne cesse pas d’osciller entre ces deux régimes : d’un côté, le champ des possibles sans hiérarchies constitué par l’atlas, ce que j’ai appelé ailleurs une "table à recueillir le morcellement du monde" ; et, d’un autre côté, l’éventualité – fatalement hiérarchisante, valorisée – du chef-d’œuvre, à savoir le tableau par excellence qui consacre, aux yeux de tous, l’unité d’un génie artistique. » (G. Didi Huberman, lettres à Gerhard Richter, à paraitre dans la Revue du Musée d’art moderne).
→ C’est aussi le dilemme de l’écrivain, partagé entre l’envie d’explorer le champ des possibles, plus ou moins hiérarchisé et le désir de produire un chef d’œuvre unique. On peut penser ici à Catherine Pozzi n’écrivant qu’une poignée de sonnets indéfiniment repris et Paul Valéry qui a exploré si magnifiquement, si largement, si extensivement le champ des possibles.
L’amalgame lacunaire
Champ des possibles aussi avec Nicolas Pesquès : « Et si la bouillie n’était pas si synthétique que ça ? / Elle serait plutôt un amalgame lacunaire, incomplet. Corps laissant des sensations inemployées, jaune mis au rebut, à peine mémorisé. Herbe, faille et rotonde non métamorphiques. Pente incolore. Chaque corps à l’avenant, chacun déporté par ses propres glaciations ou manquements, étonné par ceux des autres. Prose en conséquence. Écrire dans la lucidité des proportions ; » (NP.122)
→ tout ce que nous laissons « filer », se perdre. Où et comment ? Je pense souvent le flotoir non seulement comme un radeau, mais aussi comme une digue, pour empêcher toute la matière vivante de partir inexorablement dans le trou noir du passé, de la mémoire inaccessible. Une parade aussi contre les glaciations et les bétonnages, cette double tendance à murer ou à figer ce qui peut déranger, perturber, faire tache. Un flotoir qui entrave aussi le mécanisme naturel de la mémoire et le travail d’oubli ! Dans quel but et avec quel effet ?
Un coup de foudre permanent
« Au cœur de ce qui sans cesse nous éloigne, il y a un coup de foudre permanent : la racine du désir remise en jeu comme si c’était une première à chaque fois. Toutes les pentes un premier jaune.
Le coup de foudre dissocie, il déchire l’image et le son de la langue. Il déchire le silence qui ne demandait pas d’être rompu. C’est la nuit du langage. » (NP.123)
→ je retiens surtout l’idée de la racine du désir remise en jeu comme si c’était une première à chaque fois : cela qui est donné en toute chose qui nous passionne (travail, occupation). Chaque retour est un commencement. Cela qu’il faut tenter de faire naître à l’orée de tout travail répétitif. Je pense ici au travail musical par exemple. Que la répétition soit vécue dans le désir de la phrase, du son produit et en rien comme étape obligée mais rébarbative en vue d’un but de bonne réalisation.
Le sourire de l’apparence
« Tout ce qui a lieu dans le sourire de l’apparence » (NP.123). Serait-ce cela le sourire de Mona Lisa ? L’énigme tant sondée de ce sourire. Serait-ce celui de l’apparence, serait-ce l’apparence qui sourit, éblouissante d’être apparence, désespérante de n’être qu’apparence, et un peu moqueuse car elle nous fait croire qu’elle est autre chose que l’apparence ?
Faille du langage
« Le langage veut s’offrir à ce qui le supprime, à sa nécessite d’accéder en coupant, en mutilant. » (NP.124)
Et c’est tout le drame de celui qui voudrait dire la musique. Si rares ceux qui en disent quelque chose. Aujourd’hui le très beau poème de Rilke cité dans le grand article de Marc Dugardin sur le rapport de Jaccottet à la musique, article publié dans Poezibao : « Parole où la parole cesse. », précisément…
L’ouverture des images
Georges Didi-Huberman écrit à Gerhard Richter : « Je comprends mieux, à présent, toute la difficulté de votre entreprise présente (et pourquoi cette épreuve vous impose le doute, l’attente, l’indécision) : vous envisagez de peindre, à partir des quatre photographies du Sonderkommando que j’avais nommées des "images malgré tout" – des Bilder trotz allem –, quatre grandes Nachbilder trotz allem, quatre décisions picturales de Nachträglichkeit, quatre figures sensibles d’un après-coup historique ou d’un « aprèsvivre » (Nachleben) de ces images de mort. Double difficulté, à tout le moins : comment respecter l’évidence, ne pas en rajouter sur ces images fragiles, ne pas « esthétiser » ? Et comment délivrer le symptôme, c’est-à-dire se risquer à un acte interprétatif, à une sorte de fouille, une anamnèse, un travail de retournement des strates temporelles afin que s’ouvrent les images ? »
Ouvrir les images pour leur redonner leur puissance, leur vérité, les rendre sensibles aussi dans le temps présent, pour le temps présent : « il s’agit de les déployer jusqu’à ce qu’elles délivrent une énergie explosive, leurs "fusées" comme auraient dit Charles Baudelaire ou Walter Benjamin. » Et pour le peintre : « « L’image [photographique], c’est la représentation, et la peinture la technique employée pour la faire éclater et l’ouvrir »
→ je dépose tout cela ici, selon ma technique habituelle. Je ne comprends pas tout, je n’intègre pas tout encore, mais je laisse ces matériaux travailler.
Autobiographie allemande
Nouvelle lecture, un livre conçu à partir d’une rencontre et d’un entretien entre Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, autour de la question de l’Allemagne pour Hélène Cixous. Chacune commence par un court préambule à l’entretien, C. Wajsbrot pour expliquer comment lui est venue l’idée de ce questionnement, à partir de deux titres de livres, Angst et Osnabrück, Angst, angoisse, un des premiers livres d’Hélène Cixous et Osnabrück, la ville dont sont originaires sa grand-mère et sa mère ; Hélène Cixous pour dire comment elle est entrée dans ce projet à partir d'une immense question latente en elle et alors qu’elle vivait, dit-elle, « avec la terreur grandissant dans mon corps de perdre avec maman l’allemand et mes Allemagnes. » (HC.CW. 17)
→ et je sens bien qu’en plus de mon intérêt immense pour l’œuvre d’Hélène Cixous, ce livre pourrait bien être l’occasion d’interroger mon propre et très mystérieux rapport à l’Allemagne et plus encore à la langue allemande. « Je sens avoir toujours déjà été entourée d’Allemagne, j’ai pour souvenir primordial d’avoir été une algue flottante dans le sein de cette mer. » (HC.CW.19). Mon expérience est bien sûr totalement autre et je parlerai plutôt de gués allemands dans ma vie, un certain voyage avec mon grand-père, l’idée de faire une licence d’allemand abandonnée au profit de l’histoire de l’art (parfois je me demande si ce fut un bien !?). Ensuite l’Allemagne, en pointillé, très espacés, puis plus serrés et de plus en plus rapprochés, de fréquents petits voyages de l’autre côté de la frontière… jusqu’à la décision autour de 2010 de reprendre le travail sur la langue allemande, de manière assez soutenue, cours, exercices, etc. Avec aujourd’hui un « résultat » qui même s’il est assez conséquent a quelque chose, comme pour la musique, de très frustrant : une immense imperfection, malgré une toute aussi immense passion, une assiduité réelle, un élan presque constamment réactivé… et dans un cas comme dans l’autre, un but (un certain niveau, une production de langage ou de musique acceptable…) qui ne cesse de s’éloigner en me narguant de surcroît !
Les deux Al
Cixous souligne la proximité des premières syllabes de ses deux pays fondateurs, l’Algérie et l’Allemagne. Algérie où elle raconte qu’il y eut « un temps, celui de son enfance à Oran, où une Allemagne demeura en Algérie : l’Allemagne des fugitifs, des réfugiés » et elle ajoute un peu plus loin qu’elle est sans doute « la seule survivante de cette halte africaine dans l’odyssée judéo-allemand. » (HC.17). Et elle y revient au début de l’entretien : « Allemagne et Algérie. Mes grands-mères mentales, mes parentes destinales qui commencent par me caresser l’oreille par la même syllabe. » (HC.21)
S’étranger sans peine
dit-elle aussi : « Délice de s’étranger sans peine » : « n’être pas enfermé(e) dans la cellule du propre, du national, disposer de tous les moyens de transport, déborder à volonté. (HC.22)
→ n’est-ce pas cela aussi une langue dite étrangère, un moyen de sortir de sa propre langue et de sa mainmise sur nous. De desserrer l’étau de sa propre langue sur le monde, sur la vision que l’on a du monde. Oui de s’étranger soi-même, d’étranger le familier par le recours à d’autres mots qui ne sont pas encore ces « synthèses imaginatives » dont parle Jean-François Billeter.
Recherche
« Je me sens vouée à l’exploration des profondeurs, aux mines, galeries, labyrinthes, sites d’enfouissement et de résurrection, j’ausculte la poitrine de la création » (HC. 23)
Avec l’écriture, je peins
« En général, je ne raconte pas avec l’écriture. Avec l’écriture, je peins, – quoi ? le peuple des pensées et des visions, les passages, pas les pas. L’Allemagne – une Allemagne ou des Allemagnes – parle, passe, chante, se lève et se couche en moi, tous les jours. (HC.CW, 30)
Se plaindre des inhumanités
« C’est à Kleist et Shakespeare que je pouvais me plaindre des inhumanités dont je souffrais cruellement et tous les jours en Algérie, dans mon enfance. Ils comprenaient. » (HC.CW 32)
Le mur
Et ces mots qui semblent encore plus vrais aujourd’hui qu’il y a quelques mois lors de la rédaction de l’entretien : « Le Mur est une figure de la déconstruction : 1) il est toujours déjà tombé, c’était évident. 2) il demeurera, invisible, tenace, fantôme, toujours, après la chute. Il y a toujours du mur. En Allemagne on l’avait transposé en simulacre réel. Mais chaque État monte des murs. On ne peut pas les voir. Mais il suffit d’étendre les bras de l’âme pour les toucher du doigt. (…) Le Mur, lui, est allé se faire voir ailleurs. / La littérature : elle longe les murs à l’infini, pour tenter d’atteindre la fente par où se glisser de l’autre côté. Se tient dans la zone-frontière.
→ Je pense tout particulièrement aux beaux livres d’Emmanuèle Jawad en lisant ces mots, elle qui explore ces bords de mur, ces zones de mur.
Sur la langue
« Il n’y a qu’une langue et elle parle parfois anglais, ou tantôt chante allemand, c’est un fleuve sonore où se jettent tant d’affluents, où la pensée s’avance, sillon sensuel, s’aidant ou se parant dans son effort et son élan des forces et des charmes d’une langue ou d’une autre. Il y a quelque chose d’athlétique et d’érotique, dans la plongée des langues je suis guidée dans ma course par le toucher, le contact, le rythme, la grammaire orchestrale. » (HC.CW.39)
→ ce côté tellement physique de la langue dont parle aussi si bien Nicolas Pesquès !
La langue allemande
Hélène Cixous pointe la caricature de la langue allemande qui circule en France, son côté rauque, âpre, brutal : « pour mes oreilles cardiaques elle a toujours été rythme et chant, respiration et musique de cordes. »
→ il faudrait faire entendre à ceux qui pensent qu’elle est telle, la langue allemande, deux choses très précises : Paul Celan lisant son poème Todesfuge ou bien l’Évangéliste dans la Passion selon Saint Mathieu de Jean-Sébastien Bach ! Passion que j’ai entendue et vue il y a peu, en « live », en direct de la Chapelle Royale du château de Versailles, sous la direction de Raphaël Pichon. Et qui m’a fait pleurer, comme chaque fois ou presque. Et dont le drame m’a semblé de plus tellement actuel, les jeux de la foule, sa versatilité, son inconséquence, la lâcheté des disciples, l’abandon que peut ressentir un homme, lâché par tous ceux-là qui l’aimaient et l’admiraient mais qui ont peur et surtout qui se laissent manipuler. Terrible. Le bouc émissaire, cher à René Girard, la focalisation de la peur humaine/animale sur un récepteur. Cela à l’œuvre partout dans le monde et à notre porte. En nous aussi.
Langue et musique
Langue et musique bien sûr vont ensemble. C’est affaire de sonorités orchestrées très profond. La matérialité sonore des langues dit sans doute des choses que le sens apparent ne dit pas. Il faut écouter avec les oreilles cardiaques.
Et bien sûr se sentir totalement en accord avec Hélène Cixous quand elle écrit : « J’ai passion, gourmandise, dès que je lis, pour les mots, les tournures, en toutes les langues. Je suis profondément plurilingue. » (HC.CW.41)
Changer de langue
Entrer dans une autre langue « c’est un tel déracinement chaque fois et en même temps la chance de changer de destin, de continent, de cerveau ! » (HC.CW.42)
Hélène Cixous qui ajoute quelque part cela, qui correspond tellement à mon expérience quand, par hasard (ou pas vraiment !) je rencontre un mot allemand au fil de mes lectures : « les mots allemands ont un charme particulier pour moi : ils me semblent toujours revenir, être des mots retrouvés, sauvés. » (HC.CW). Il est vraiment très étonnant que j’éprouve souvent ce même sentiment puisque je n’ai, moi, aucune raison personnelle. Je n’ai pas été baignée dans la langue allemande dans mon enfance, mes parents ne parlent pas allemand, nous n’allions pas en Allemagne, n’avions pas d’amis allemands.
Drone
Étonnée de l’usage que fait Jacques Donguy, dans son intéressante biographie de La Monte Young, de ce mot dans le sens de bourdon (en musique), je constate qu’il a pleinement raison et que cette acception est même celle d’origine. Wiktionnaire : « Emprunt à l’anglais drone (« faux bourdon »). L’analogie provient de la lenteur et du ronronnement émis par les premiers appareils.°» Il est rare qu’un terme musical en vienne à désigner un engin militaire !
Lucas Debargue
Parution du premier disque du jeune pianiste Lucas Debargue après son triomphe au concours Tchaïkovski l’été dernier. Ses Scarlatti sont magnifiques, il y a aussi une Pièce lyrique de Grieg superbe. Quant au « Gibet°» du Gaspard de la Nuit, il est à la fois effrayant et bouleversant et met les larmes aux yeux.
Nikolaus Harnoncourt
Les numéros d’avril de Diapason et de Classica consacrent, chacun, un beau dossier à Nikolaus Harnoncourt : « Si vous avez un but élevé et digne, essayez encore et toujours même s’il vous semble hors de portée. »
Citation aussi de W. Furtwängler : « La pédanterie des sciences de l’art participe de notre emprisonnement intellectuel. On a parfois l’impression que la science est là pour réprimer tout le productif de son époque, pour l’anéantir. C’est un manque crucial de joie de vivre. » (Diapason, n° 645, avril 2016, p. 24)
Et je ne me lasse pas d’écrire le « vrai » nom d’Harnoncourt, si riche de résonances et de sens : Johann Nikolaus, comte de La Fontaine et d’Harnoncourt-Unverzagt. Unverzagt en allemand ? Intrépide, inébranlable.
Harnoncourt qui disait que le dialogue est « le pain quotidien. Tout doit dialoguer, le compositeur et le monde, le monde et la partition, la partition et l’interprète, l’interprète et le public. Plus que changer, tout doit échanger. Dialogue et action se combinent chimiquement. » (Ivan A. Alexandre, ibid.).
Harnoncourt qui m’aide aussi à poursuivre ma réflexion sur le thème musique et langage, car je l’ai entendu dire que les musiciens du Philharmonique de Vienne étaient sans doute les mieux habilités à jouer les Symphonies de Schubert, car il fallait pour bien les interpréter vivre de l’intérieur le dialecte viennois !
Double bind (Nicolas Pesquès).
Chez Nicolas Pesquès, cette phrase percutante : « Le langage restant le premier et le plus puissant double bind de l’humanité toute entière. » (NP.126)
Sur le mot double bind, d’abord, une vérification. C’est bien la double contrainte, l’injonction paradoxale, le fait que soient exprimées deux contraintes qui s'opposent : l'obligation de chacune contenant une interdiction de l'autre, ce qui rend la situation a priori insoluble. Un des moyens de rendre l’autre fou (H. Searle).
→ Il est vrai que Nicolas Pesquès donne sans cesse l’impression d’être sur ce fil du rasoir de l’injonction paradoxale, dire la colline mais ne pouvoir le faire sans la trahir. Il est en permanence confronté à cette aporie, je l’ai déjà plusieurs fois soulignée cette aporie, qui sonne ici comme une double contrainte, dont il tente par tous les moyens, depuis 1980, de sortir sans y jamais parvenir mais en la donnant à lire ; évitant ainsi de se confronter à une situation totalement fermée, à rendre fou. Il cherche « une phrase qui comprimerait pente et pensée en devenant colline et en restant une phrase » (NP.127), autrement dit l’impossible ! Mais il y a la recherche, la démarche, qui elles, sont viables. Sont un projet de vie et d’écriture. D’écriture-vie. « À la fois le parti-pris des choses et ce qu’elles sont : insaisissables. » (NP.126)
→ Mais pourquoi le langage est-il double bind pour l’humanité ? En ce sens que nous devrions accepter qu’il soit la chose et ne puisse l’être ? Qu’il nous fait prendre des vessies pour des lanternes ? Nicolas Pesquès cite plus loin Bougainville, baptisant une île : « Ce n’est qu’en quittant une chose que nous la nommons » (NP.133)
Âme ou corps ?
N. Pesquès s’interroge sur le mot âme, disant qu’il n’a jamais pu l’utiliser : « jamais vu nulle part ce qu’on appelle une âme » écrit-il mais il propose ce subterfuge : « et si mettre chaque fois à la place le mot corps était une solution ? » lequel subterfuge a aussi pour nous, lecteurs, l’effet de mieux faire comprendre la façon dont l’auteur utilise, sans cesse, page après page, ce mot corps pour signifier ce qu’il vit face à Juliau. « Corps dont on réalise que le désir – cet autre versant du mot âme – est l’aliment premier, son moteur faillible et endurant. (…) Corps (…) dieu carné, chair verbale enflammée ».
→ si le mystique est récusé, le spirituel, se dit-on, n’est quand même pas très loin.
Et à ce propos, remarqué l’article très enthousiaste d’Emmanuel Carrère dans le dernier Monde des livres à propos du livre de son ami de toujours, Hervé Clerc, livre qui s’intitule…. La Face Nord de Dieu !!!! (et que j’ai commandé).
Retenir donc peut-être que lisant Pesquès, on peut tenir pour presque synonymes les mots âme, corps et désir. C’est éclairant à bien des égards.
« Corps, façon de concevoir l’inclusion de l’environnement, les galaxies de la pensée ou bien, lui appartenant encore, comme au bout distendu de soi : les trous noirs variables de sa vie, ceux même de sa réflexion, là où s’abîme la phrase. Et même la grammaire. » (NP.136)
Langues de nouveau
Avec Hélène Cixous, qui écrit : « J’ai commencé dans Le Chapitre los à ouvrir mon texte à plusieurs langues. »
→ sujet de discussion récurrent avec Jean-René Lassalle, le plurilinguisme en littérature ! Ce vers quoi je vais aussi de plus en plus. Ne sommes-nous pas tous plus ou moins pétris de langues, plus que les hommes ne l’ont jamais été, ne serait-ce que par la prolifération des moyens de reproduction audio et vidéo ? On pourrait dire que l’hyper communication nous multilingue ! Cette expérience par exemple : regarder une vidéo où trois langues parfois sont présentes, le locuteur parle anglais, il est traduit en allemand par le présentateur et parfois il y a un sous-titre en français, c’est le cas par exemple dans de nombreux documentaires sur la musique et on ne prend même plus conscience du passage d’une langue à une autre. Alors même, soyons clair, qu’on ne parle pas « bien » les autres langues ! Il y a comme un halo des langues, éclairé de plus par les images : « c’est que nous vivons vraiment dans plus l’une langue » (HC.CW.42)
Les traces en cours de disparition
Hélène Cixous fait une réponse détaillée et bouleversante à une très belle question de Cécile Wajsbrot sur le « devoir-archiver, le devoir-retenir ». Elle dit qu’il lui semble qu’elle est « plutôt archéologue ou paléontologue de traces en cours de disparition. » Elle écrit : « J’admire L’Iliade, ce catalogue de la vie et de la mort de centaines de personnes qui toutes se présentent devant l’épreuve de leur jugement dernier en déclinant leur généalogie, leur curriculum vitae, et en espérant survivre, et chaque fois que l’un s’éteint, c’est toute sa lignée et sa mémoire qui va disparaître – non : il y a Homère pour l’enregistrer. » (HC.CW 50)
→ Je pense ici au très beau travail de Christine Jeanney dans son livre Oblique. Ces pages d’Hélène Cixous m’y renvoient constamment ! « C’est comme si on se penchait sur la planète et qu’on entendait le chœur qui se cite, une rumeur d’abeilles, d’oiseaux. ». Un drone ? (au sens « faux bourdon » ?)
Cixous toujours bouleversante quand elle ajoute : « J’ai toujours eu ou plutôt je suis un sentiment archiveur, mais je le perçois comme un instinct plutôt que comme un devoir, je ne sais tout simplement par supporter la vie mordue par la mort autrement qu’en gravant sur les murs de papier Hic fuit. Qu’il y ait au moins du passé. » (HC.CW.51)
→ Je ressens tellement cela dans mon intérêt pour la vie des autres qui est aussi un comment peut-on être persan ? Qui n’est pas du voyeurisme, ni un sentiment altruiste (même s’il peut entrer beaucoup d’affect dans cet élan vers autrui) mais l’essence de ma curiosité, curiosité d’être(s), appétit de sens. Comment chaque vie se vit-elle, comme est-elle possible ?
La volonté
Très intéressée par ce que Jean-François Billeter dans Esquisses écrit à propos de la volonté. « On ne peut avoir de volonté si l’on n’a pas de but. Le but, par contre, crée la volonté. Concevoir le but est le premier aboutissement d’un processus d’intégration qui se mue ensuite en puissance et en volonté d’agir, la puissance et la volonté étant une seule et même chose. »
→ Ce qu’il ne dit pas explicitement ici, c’est que cette intégration doit englober la dimension inconsciente. Ce n’est pas par manque de volonté que l’alcoolique ou le drogué ne parvient pas à s’arrêter de consommer le produit dont il sait très bien qu’il le détruit, c’est parce que le processus d’intégration est resté à un niveau superficiel, n’a pas mis en branle les couches les plus profondes de l’être où se trouvent tapies et terriblement agissantes des forces qui vont à l’encontre du soi-disant désir exprimé.
Beauté, émotion
Nicolas Pesquès : « Beauté, émotion appartiennent aux conséquences. Elles résultent. » (NP.142)
Idée très importante. La beauté, l’émotion ne sont en rien, jamais, le but. Ou alors on est dans la fabrication et la communication, on vend une savonnette ou une chanson. Je redoute cette dérive chez certains jeunes interprètes de musique classique.
Évolution de Juliau
Petite auto-rétrospective de N. Pesquès : « De multiples et méticuleuses descriptions auront longtemps précédé la nervosité des textes jaunes. » (NP. 143)
→ c’est vrai que je « jaune » on l’aura vu débouler, je ne sais plus à quel moment, à quelle étape. Mais je me souviens très bien de l’avoir senti commencer à envahir le champ, à un moment donné (Face nord de Juliau, six ?). Il a fait irruption, à la fois comme la réalité d’une couleur, celle du genêt, mais aussi comme quelque chose d’autre, bien plus difficile à définir : « avec la couleur, on voit bien que la matière continue sans fin, qu’elle se désintègre vers le verbal. ». Même typographiquement, c’est complexe, puisqu’il y a jaune et JAUNE.
Trouble
« La pensée ajoute du trouble à l’objet troublant. » (NP.143)
Et il y a aussi cette « énigme corporelle des sensations qui deviennent des émotions ».
Du mot lecture chez Nicolas Pesquès.
J’ai un peu de mal à percevoir ce que Pesquès appelle « lecture ». Non pas semble-t-il lecture d’un livre mais plutôt celle d’un enregistrement (de l’expérience, du ressenti...). Cela m’a amenée plusieurs fois au bord du contresens.
Ce qui me pousse à exprimer un sentiment éprouvé non pas en lisant le livre mais en y pensant, a posteriori. Il y a dans cette confrontation quelque chose de terriblement fermé, d’étouffant même. J’ai déjà dit la sensation d’un livre brûlant, je dois aussi dire cette sensation d’étouffement. Parce qu’il ne me semble pas y avoir dialogue, il n’y a aucune présence humaine, les seules présences sont quelques animaux, qui passent dans le champ. Il n’y a pas d’écrivains, pas de musiciens, peu de références, sauf il est vrai sous forme d’une poignée de citations, rivées à même le texte par des guillemets, les noms propres, les magnifiques noms propres étant rejetés loin sous forme d’une table à la fin de Juliau treize.
Par contraste, je vais sûrement y revenir, le livre d’Hélène Cixous fourmille de présences, et toujours chez elle présences du présent et présences du passé, propre ou collectif, mêlées. Montaigne et sa mère, Shakespeare et sa tante, mais aussi tous les vivants (mais peu de contemporains, toutefois, il me semble). Feuilletant ce matin Planche d’Antoine Emaz, avant bien sûr de m’y plonger en détail, je vois qu’il consacre un paragraphe à Jaccottet à propos duquel il fait ce même constat. Qui semble le gêner lui, tellement ouvert et attentif au travail de ses contemporains, comme il me gêne, moi : « Jaccottet, ermite. Dans toute cette anthologie, et il en va de même dans ses autres livres, il ne cite presque aucun poète plus jeune que lui (…) comme retranché en lui avec quelques pairs et des statues de sa stature. Sur ce point j’aime décidément mieux Baudelaire et ses Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains ou ses autres écrits de critique littéraire ou esthétique. Au moins il y a prise de risque, positionnement à peu près clair, mains mises dans le cambouis d’époque. »
→ et dieu sait que ce n’est pas facile de mettre les mains dans le cambouis d’époque, pas facile et pas toujours agréable non plus. Antoine Emaz sait le faire, lucidement et courageusement.
Avec Nicolas Pesquès, je suis confrontée à une expérience unique, qui lui est propre, qui débouche sur des vérités qui concernent surtout la petite minorité des chercheurs (quelle que soit la nature de la recherche). Mais pas sans doute tous les êtres humains. Avec Hélène Cixous, je suis dans l’expérience universelle.
Hélène Cixous et toutes ses voix
Cixous avec toutes ses voix dans le cœur et la tête : « mes revenants sont des toujours-vivants : des êtres et des choses-êtres qui viennent témoigner que la mort n’est pas un château-fort souterrain, que l’amour, l’amitié, la télépathie, l’écriture ont des pouvoirs surnaturels et réels. Que les êtres finis ont des ressources d’infini. (HC.CW.53)
Hélène Cixous qui ajoute : « quoi de plus bouleversant, de plus rassurant, que la revenance : ce qui est fini n’est pas fini. On retrouve ce qu’on croit perdu. (…) Certains lieux (qui sont des lieux-êtres) plus j’y reviens plus ils croissent en charme, en profondeur. »
Et elle propose : rêvenir ! Et on voudrait supprimer les accents circonflexes !
La répétition
« Je reviens à cette expérience d’accroissement, que le retour, la répétition, produit, et c’est merveille : plus on y revient, plus le sujet prend forces et pouvoirs. ». (HC.CW.54)
→ c’est si vrai dans le domaine de la musique, ou tout retour à une musique se déploie dans l’opulence des écoutes antérieures, les revivifie, les accroit. Et je ne parle pas ici des musiques répétitives, que j’ai toujours aimées, je l’assume et alors que je suis plongée dans une intéressante biographie de La Monte Young par Jacques Donguy. La Monte Young qui prônait que la répétition statique, la très longue tenue de très peu de notes étaient seules en mesure de nous faire comprendre, ressentir ce qu’est en vérité le son.
La mémoire
A propos des maisons ou des lieux où nous avons vécu, où nous sommes passés, Hélène Cixous dit que c’est un peu comme s’il y avait « hors de nous une mémoire qui garde et cultive, greffe, étend tous les moments d’être que notre existence, agitée et linéaire, dont nous sommes les otages, expulse chaque jour. »
De vrais lieux de mémoire ceux-là, lieux pour notre mémoire, pour alimenter l’immense réseau caché de notre économie intime. (HC.CW.54)
Téléphone
Hélène Cixous dit souvent, elle le dit ici encore, à propos de ces grands écrivains qu’elle chérit et lit sans cesse, qu’ils sont pour elle des vivants permanents : « ils me téléphonent ou m’écrivent plus souvent que mes propres enfants. Ils sont les habitants et les hôtes du pays des pays, le pays littérature. Ils y demeurent et m’y attendent. Co-vivants et dé-mourants. » (HC.CW.56)
Et je me souviens que dans le film Mission Mozart, Harnoncourt dit à un moment à son orchestre qu’il a « téléphoné hier soir à Mozart » et que ce dernier est content.
Walter Benjamin
Forte émotion de voir à la télévision un homme qui porte ce nom-là, exactement, Walter Benjamin ; il a été blessé lors des attentats de Bruxelles, amputé d’une jambe.
L’inatteignable
Dans une de ses questions à Hélène Cixous, Cécile Wajsbrot écrit : « Je me heurterai toujours à une limite, à l’inatteignable de la langue ». C’est toute la différence, dit-elle, entre connaître une langue dès l’enfance (ce fut le cas d’H. Cixous) ou l’apprendre après.
→ Musique, allemand ne furent pas originels, ne seront jamais miens, vraiment, resteront des chimères, infiniment désirables. Inatteignables.
Juliau
J’aborde Juliau 14 et son début crucial pour comprendre la démarche du poète. Il parle d’ailleurs d’autobiographie et fait mention de deux évènements, datés, et précisément situés : l’évènement dit first sight, en juillet 1967 et l’évènement dit « viens », en septembre 1971. Le premier s’est produit à Oxford, le second à Amsterdam. Il semblerait, j’avance avec précaution, qu’il y ait eu à un moment donné, 1969, une « absence de langage », une sorte de retrait ou d’impossibilité de la parole. Le mot aphasie n’est pas prononcé. On ne sait pas si ce retrait, dont il est dit aussi qu’il est simple suspension est le fruit d’une décision ou le fait d’une incapacité. Oxford et ses suites, le chancèlement dévastateur. Amsterdam et son incalculable, désastreuse et bénéfique conséquence. (NP.167) « Tout sentir, tout entendre et tout dire, et cela sans un son, comme si on pouvait se les adjoindre in absentia – les sons, le langage – qu’ils soient inclus par écrasement, augmentés sous l’union.
On voudrait qu’écrire puisse être à la hauteur de cette force, offrant à la lecture l’ensemble des sensations possibles, pas à pas, phrase à phrase.
Déclenchant un jaune total, une colline absolue. Déplaçant la foudre en lecture complète. » (NP.170).
On songe bien sûr à ces grandes crises vécues par certains auteurs, Claudel, Valéry et sa Nuit de Gênes, par exemple. Quelque chose saute au visage, dévaste puis oriente différemment le fil de toute la vie et la direction de l’œuvre. Quand cela ne l’engendre pas.
Anges de mémoire
Passer une fois encore de Nicolas Pesquès, dont je soutiens la lecture de plus en plus brièvement, à Hélène Cixous qui m’apaise. Cixous est une femme, Pesquès un homme, peut-être que nous ne parlons pas tout à fait la même langue, lui et moi ?. Je me suis fait en effet la réflexion du côté très masculin de la démarche de Pesquès, qui écrit p. 150 : « J’aimerais pouvoir répondre pour les Juliau : "Non, pas du jaune, du sperme" ».
À propos des langues, Cixous écrit, elle : « J’éprouve des jouissances extrêmes avec les trois langues que je peux lécher et étudier avec ma langue. Cela est tout érotique. Je jouis – de l’anglais, en anglais, en allemand – j’aime le français quand je peux en jouir, autrement dit quand il m’arrive, un peu étranger, et d’abord rythme, musiques. J’écris au rythme, cela fait loi en moi. C’est très sensuel. Les langues sont des anges à mémoire. Elles gardent et répètent le pas de Kleist, ou celui de Büchner ou celui de Stendhal, le souffle, la course. (HC.CW.66)
Les mots
Cela encore, sous la plume d’Hélène Cixous, en contradiction avec mes autres lectures, qui jettent une si dure suspicion sur les mots ! : « Ma famille aimait jouer des langues. On accordait attention et valeur à la force des mots. (…) Quel moyen de transport vers les profondeurs, que d’échelles souterraines et aériennes : les mots, je les remonte jusqu’à la racine. Ils sont tout jeunes et millénaires. Je leur demande toujours d’où ils viennent, ils portent le temps comme un pollen sur leur corselet. Et puis ils sont métis. Si seulement ces malheureux Français obtusément nationalistes comprenaient qu’ils ne prononcent pas une phrase qui ne soit pas de poly-origine, qu’il y a de l’arabe dans leur langue ! Mon français a des oreilles d’or. Il entend passer les autres vivants à des kilomètres. » (HC.CW.67)
La réalité même
« La littérature était la réalité même » écrit Cixous évoquant ses années d’enfance et d’adolescence. Quelle évidence pour moi ! Le cinéma aussi est la réalité et c’est pourquoi je ne le supporte plus. Je n’ai jamais cru à l’artifice de la narration, au comme si. Ce qu’on me dit, me raconte, me montre, je le tiens pour vrai et réel. Sans restriction.
Les langues, la musique, le désastre
Entendant Cixous parler de l’anglais, cette autre langue qu’elle connait admirablement (elle a fait une thèse sur James Joyce), je prends conscience de l’empêchement qui fut mien. Doublement et pour une question d’oreille. Je chantais faux, me dit-on et je ne me suis donc jamais permis de chanter et surtout pas dans un chœur, je fus hors-cœur) ; j’avais, par ailleurs, un accent affreux en anglais, dès les premiers mots appris. Anglais qui était parlé impeccablement à l’époque par qui m’enfermait dans ce dire invalidant. Je souffrais, parait-il, d’incompétence congénitale (lignée paternelle) pour les langues. Le piano m’évita sans doute d’être exclue de la musique mais je fus ainsi condamnée à la solitude musicale. Ni chœur, ni musique d’ensemble. Et la voix chantée m’est restée très problématique, elle était aussi violemment rejetée par ma mère, prompte à parler de dégueulando, à propos de telle cantatrice ! Elle employait d’ailleurs ce terme à contresens, le rapprochant involontairement d’une sorte de débondage oral, de dégobillage, alors même qu’il est attesté dans le domaine musical, comme un portamento ou glissando vers le grave.
J’ai néanmoins fini par trouver une voie (et une voix aussi) pour les langues étrangères, en m’adonnant à une langue inconnue dans ma famille et qu’on ne peut donc me reprocher de mal dire par manque d’oreille (mais peut-être que j’ai désormais l’oreille cardiaque…) Et j’ai beaucoup travaillé à partir du dire subtil et porteur d’un professeur de musique : si on chante faux, c’est qu’on n’entend pas bien et ça peut très bien se travailler. Je l’ai fait, patiemment, et il m’arrive… de chanter, juste je crois !
Bilinguisme
« Il y a longtemps que je suis pour le bilinguisme, comme langue minimale » écrit encore Hélène Cixous. « Au moins deux et on voit le monde autrement. (…) Nous sommes destinés, politiquement, éthiquement, à dépasser les frontières, la clôture nationale. » (HC.CW.91)
Rédigé par Florence Trocmé le 29 mars 2016 à 15h10 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 22 mars 2016 à 14h17 dans photomontages | Lien permanent
Imagination
Faisant des recherches en ligne autour d’Aby Warburg, je suis tombée sur un intéressant mémoire de Delphine Chaix. Qui relève notamment cela : « L'imagination n'est pas abandon aux mirages d'un seul reflet, comme on le croit trop souvent, mais construction et montage de formes plurielles mises en correspondances : voilà pourquoi, loin d'être un privilège d'artiste ou une pure légitimation subjectiviste, elle fait partie intégrante de la connaissance en son mouvement le plus fécond quoique – parce que – le plus risqué.7
Georges Didi Huberman, Images malgré tout, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 151, (cité ici).
Une iconologie des intervalles
« "Avec Mnemosyme, Warburg fonde une iconologie des intervalles qui ne porte plus sur des objets, mais sur des tensions, des analogies, contrastes ou contradictions." (Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement, Édition Macula, 1998, p. 238.) Cet atlas moderne juxtapose, monte ensemble, des éléments hétérogènes afin de provoquer une pensée. Cette méthode permet, à partir d'un désordre, de voir les rapports évidents entre les choses et de mettre l’imagination au travail. Une sorte de procédé heuristique du montage où la juxtaposition d'éléments provoque de multiples possibles souvent inattendus. » (Delphine Chaix, source)
La bibliothèque de Warburg, et le bon voisin
Aby Warburg « classait ses livres non pas selon l'ordre alphabétique ou arithmétique utilisé dans les plus grandes bibliothèques, mais selon ses intérêts et son système de pensée, au point d'en changer l'ordre à chaque variation de ses méthodes de recherche. La loi qui le guidait était celle du "bon voisin", selon laquelle la solution de son problème était contenue non pas dans le livre qu'il cherchait, mais dans celui qui était à côté. De cette manière, il fit de la bibliothèque une sorte d'image labyrinthique de lui-même, dont le pouvoir de fascination était énorme. » (Giorgio Agamben, Image et mémoire : Écrits sur l'image, la danse et le cinéma, Éditions Desclée de Brouwer, 2004, p. 13, cité ici)
Rhizome
« Un rhizome ne commence et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d'alliance. L'arbre impose le verbe "être", mais le rhizome a pour tissu la conjonction "et...et...et...". Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous ? d'où partez-vous ? où voulez-vous en venir ? Sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, chercher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du voyage et du mouvement (méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique...). Mais Kleist, Lenz ou Büchner ont une autre manière de voyager comme de se mouvoir, partir au milieu, par le milieu, entrer et sortir, non pas commencer ni finir. Plus encore, c'est la littérature américaine, et déjà anglaise, qui ont manifesté ce sens rhizomatique, ont su se mouvoir entre les choses, instaurer une logique du ET, renverser l'ontologie, destituer le fondement, annuler fin et recommencement. Ils ont su faire une pragmatique. C'est que le milieu n'est pas du tout une moyenne, c'est au contraire l'endroit où les choses prennent de la vitesse. Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l'une à l'autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l'une et l'autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 - Mille Plateaux, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 36. Cité ici)
Flotoir et fotoir
Si j’ai recopié soigneusement toutes ces citations, c’est que je ne peux m’empêcher de penser que le flotoir procède un peu ainsi. Sans méthode, de manière aléatoire, mais un aléatoire sous-tendu par des directions, des intuitions, des lignes de force. Si je relis le flotoir sur une longue période, je m’aperçois qu’au-delà de l’apparent désordre, ce sont toujours les mêmes thèmes qui reviennent, qui se ramifient, qui bourgeonnent et qu’il y a une forme de cohérence dans le désordre. Peut-être quelque chose qui a à voir avec la théorie du « bon voisin » dans la bibliothèque de Warburg ?
« L’objet rayonne en quête de son thème / Les trajectoires naissent là / Et se détournent Leur désir seul / Subsiste et persévère (Michel Couturier, L’Ablatif absolu, livre pour lequel Anne Malaprade vient de donner une très belle note de lecture à Poezibao, livre qu’elle m’incite à ouvrir sur le champ.
Finitude
« La production du sensible pour qu’il ne nous submerge pas. Jaune endigué le long de la nuit noire. » (Nicolas Pesquès, 61)
→ Toute la question de la présence au monde et avant tout de la question de l’être physique dont la finitude ne peut être éludée. Certains parviennent à croire à la non-finitude de l’esprit. Personne, même sans doute ceux qui disent croire en la résurrection de la chair, ne peut éluder la question de sa destruction physique à venir.
L’intelligence, une sensation ?
« Faire de l’intelligence une sensation. Les animaux excellent dans l’efficacité de cette fusion. Ils perdent leurs moyens aux marges de leur monde, comme nous aux confins de nos corps. Sauf que dans le cas du langage, la séparation précède la conjonction… » (NP. 62)
→ très difficile à comprendre vraiment mais on pressent que c’est essentiel, ce qui se dit là.
« Noir vu et toute la gravitation autour qui sombre. » C’est le trou noir qui attire irrémédiablement par sa puissance d’aspiration et engloutit ce qui passe à sa portée. Il se peut qu’il y ait un point de non-retour pour la conscience humaine, un effet de vertige s’auto-engendrant au-delà duquel la réversibilité n’est plus possible, où tout va au noir inexorablement, où tout œuvre au noir, sans retour possible
Une alerte d’oubli
« Dans le divorce que nos phrases accomplissent, il y a les secrets de la chair et, entre nos mots, le silence qui les tracte comme une alerte d’oubli. » (NP. 63)
→ Cette phrase, et nomment l’alerte d’oubli, me fait penser à Boris Wolowiec et à Philippe Jaffeux. Ce qui est rare avec Nicolas Pesquès, qui s’il suscite beaucoup de résonances dans le for intérieur n’y appelle pas tant des noms que des expériences ou des intuitions.
Nuisance
« Profonde nuisance de la phrase qui se trompe. » (NP. 63)
Je songe aux mots de Jean-François Billeter en lisant ce propos de Nicolas Pesquès, je songe à son constat sur ce qui se passe lorsqu’il se met à écrire et qu’il enclenche d’abord le discours, laissant la main au langage au lieu de tenter de la donner au corps. Qu’il met « le langage en branle pour qu’il produise un discours au lieu de laisser la pensée aboutir au langage. » (JFB, 68). Presque toutes les phrases se trompent. Presque tout ce qu’on lit, si ce n’est pas faux, ce n’est pas vrai pour autant. Si rare ce qui s’écrit et qui n’est pas une pure production du langage. La phrase qui se trompe, trompe le monde, me trompe, m’engage sur des voies fausses. Alors, oui, elle est nuisible, voire toxique.
Ruines
Ce reportage vu à la télévision ZDF allemande, sur les villes allemandes vues d’en haut en 1945, après toutes les bombardements. Ces millions d’images prises par les Alliés pour évaluer les destructions. Et vingt minutes plus tard, Alep, aujourd’hui. Exactement les mêmes images que celles de Dresde ou de Hambourg : murs debout, toitures éventrées ou inexistantes, moignons de constructions partout. 1944/1945 – 2014/2015 : la même chose, la même désolation, la même négation absolue de la personne humaine et de ce qu’elle a édifié.
L’animal
Revient plusieurs fois dans ces pages de Juliau treize, la question de l’animal : « Cet étonnement devant le langage. C’est toute notre animalité qui est en question. » (NP. 65).
Déchirer
« Lire déchire comme écrire »
Formule un peu énigmatique de N. Pesquès que pour ma part j’entends ainsi : lire et écrire comme le soc qui ouvre la masse fermée de la terre, du sens. Pour très peu de temps.
→ et moi comme les oiseaux qui viennent se nourrir de ce que ce retournement a produit, insectes et vers.
Le langage encore
Curieux le jeu d’échos entre Nicolas Pesquès et Jean-François Billeter : « le langage nous habitue à croire » écrit ce dernier (JFB. 69), citant Valéry : « l’une des merveilles du monde, et peut-être la merveille des merveilles – c’est la faculté des hommes de dire ce qu’ils n’entendent pas, comme s’ils l’entendaient, de croire qu’ils pensent cependant qu’ils ne font que dire. »
Échos parfois si forts qu’ils m’ont poussée à modifier mon système de référencement des notes, avec désormais les initiales de l’auteur et le numéro de la page).
Intégration
Je suis frappée par cette idée d’intégration développée par Jean-François Billeter : « La loi de l’intégration est la première loi de notre activité. (…) La conscience est un phénomène d’intégration : une partie de notre activité s’unifie et se densifie au point de devenir sensible à elle-même. » (JFB, 72). Il revient ensuite sur l’idée que le sens des mots est pour chacun une synthèse imaginative donc un phénomène d’intégration. Et il fait une distinction entre ceux qui se contentent d’une première intégration achevée en gros à la fin de l’adolescence et de la première jeunesse et ceux qui mènent une deuxième intégration, car ils désirent « donner droit à toutes les forces qui les habitent ». Ce second travail d’intégration devant leur permettre d’aboutir « à une personnalité vraie puisqu’elle est la synthèse de tout ce qu’ils portent en eux. » (JFP,73)
Le lieu de Juliau
Lisant Nicolas Pesquès, encore : « L’aventure de Juliau, occupant cette zone d’interrogation charnelle qui fait que le langage s’immisce dans l’acuité des corps… » (NP.67)
→ Il me semble qu’il définit ici bien lui-même le « lieu » de son travail
Les prérogatives du verbal
« Le verbal a pris des prérogatives dans notre monde. Il couvre et recouvre d’autres territoires – peinture, sculpture, musique etc. – (…) Mon désir, mon tourment : la visualité verbale, l’auditive visualité verbale, qui sans cesse tisonne les sens. (NP.69)
→ Le verbal, le concept aussi dirait peut-être Yves Bonnefoy. Et en effet tous les arts se disent, s’écrivent, se racontent. De plus en plus ?! On en « parle » mais regarde-t-on ? Non on passe vite, tant à voir, à « emmagasiner », on fait un petit selfie pour dire qu’on est passé par là, sans aucune idée de l’incongruité de rapprocher son visage et l’œuvre en question. Écoute-t-on ? Si rare l’écoute vraiment complètement dédiée à la musique, à l’heure où sa reproductibilité est totale ou presque. Touche-t-on ? Beaucoup de concepts donc et si peu de contacts avec le réel, que toujours une barrière matérielle ou virtuelle, imposée par l’extérieur ou par soi-même, éloigne inexorablement. Effet de dématérialisation du réel, du contact, du rapport avec les choses et les êtres. Concernant l’auditif, il me semble que Nicolas Pesquès engage assez peu les fonctions auditives dans Juliau. Pas d’évocation de sons, rien en tous cas qui puissent se poser en équivalent du jaune par exemple. Alors que « colline regardée autrement, sous-cutanée, comme si j’étais peintre et muet. » (NP.70)
Accommodation
« Le corps accommode, l’épervier aussi. Fondre dans la phrase est un geste vital. » (NP.72)
→ Une comparaison est-elle possible avec l’objectif qui zoome, fondre dans le cadrage, prélevé ce pan de vision qui correspond à ce qu’on a ressenti, le minuscule balayage de la recherche de l’équilibre ou le déséquilibre des masses et des lignes, l’objet qui focalise l’attention et détourne parfois de l’idée originelle.
Le hors-langue
« Bois de genêts, / compression où le hors-langue pénètre. » (NP.72)
→ Il y a sans doute bien plus de hors-langue que nous ne l’imaginons. Et en particulier devant tout ce qui excède, d’emblée, notre capacité discriminative. Comment dire, comment écrire l’inextricable du bois de genêts, du sous-bois, de la friche (belles tentatives pourtant récemment d’Emmanuèle Jawad ou de Yann Miralles). Ils sont hors-langue, débordent totalement nos sens, notre capacité d’accommodation, de discrimination. Le trop ne peut être que tu.
Retour sur le son
Alors que je m’interrogeais, il y a très peu de temps sur la question du son et de l’auditif dans l’approche de Nicolas Pesquès, je lis : « Le vice caché qui crève les yeux : le bruit. Le bruit de la colline, le bruit du son du vent dans l’herbe, du verbe dans les genêts, le bruit du volcan : tous ces sons qu’on n’entend pas, jamais. Sauf parfois dans la coupe d’une consonne sur le sentier qui tourne : le hululement de la chouette, le sanglier qui grommelle. Sinon tous les bruits ont disparu dans le transport. » (NP,78)
Écoutant
Écoutant la 5ème et la 6ème symphonies de Sibelius, je ressens une fois de plus que certaines des choses que j’entends là, je ne les ai jamais entendu dire dans aucun livre, par aucun philosophe, non plus que par un psychanalyste.
Michon, Zweig, les Habsbourg
Très belle chronique de Pierre Michon dans Le Monde des livres (par ailleurs bien médiocre !) daté de ce vendredi 18 mars 2016). Sur Le Monde d’hier. souvenirs d’un Européen (Die Welt von Gestern. Erinnerungen eines Europäers), de Stefan Zweig, traduit de l’allemand (Autriche) par Dominique Tassel, Folio, « Essais », à paraître en avril.
« "Je suis né en 1881 dans un grand et puissant empire, la monarchie des Habsbourg, mais qu’on ne la cherche pas sur la carte : elle a été rayée sans laisser de trace." Cet empire de conte de fées a pesé lourd dans l’histoire de la littérature. Qu’ils le pleurent ou le raillent, Hofmannsthal, Rilke, Joseph Roth, Musil, Freud, en sont indissociables. Et c’était plus qu’un empire d’opérette, c’était peut-être bien, comme dit Zweig, "la pierre angulaire de l’Europe". Illusion rétrospective ? L’Autriche des Habsbourg est une des patries de notre mythologie universelle, comme l’Angleterre élisabéthaine ou la ville de Hollywood à son âge d’or : un creuset d’art – une pierre angulaire. Une de ces clefs de voûte qui tiennent ensemble l’édifice humain.
→ une de celle dont l’Europe et donc nous manquons si cruellement aujourd’hui.
Harnoncourt et Lang Lang
Beau film, « Mission Mozart », où l’on voit Nikolaus Harnoncourt et Lang Lang enregistrer, en 2014, au Musikverein de Vienne, les concertos en sol majeur et en ut mineur de Mozart. Il y a une complicité étonnante entre les deux hommes, que pourtant a priori tout sépare. Ces moments où ils sont tous les deux, près du piano, devisant avant tant de respect mutuel, un peu avant que les musiciens du Philharmonique de Vienne arrivent pour l’enregistrement ont quelque chose de très émouvant. Ils me rappellent ce rêve que j’ai formé de la complicité d’un Buxtehude et d’un tout jeune Bach, seuls le soir dans une église de Lübeck, à l’orgue…
De manière un peu plus critique, je note le côté caméléon de Lang Lang, sa capacité à absorber et à reproduire (admirablement !) ce qu’Harnoncourt lui dit, lui enseigne. Il est comme une éponge, il comprend tout, assimile tout mais parfois on se demande où est son être musical propre.
À retenir très particulièrement, pour le travail au piano, cette remarque d’Harnoncourt. Il rappelle que Mozart disait que la main droite devait ignorer ce que faisait la main gauche. Autrement dit, qu’il fallait combiner la liberté de la mélodie et la rigueur de l’accompagnement ? Émouvante aussi la présence discrète, en régie, d’Alice Harnoncourt, d’autant plus émouvante que l’on sait que maintenant ils sont séparés par la mort.
De l’impossibilité de dire
« Comme quand ce qui est compris taraude, et passe, dépassant la capacité des mots à n’être qu’intelligence. » (NP.78)
Trop souvent les mots brillent et ce n’est que du toc.
Travail et travail
Georges Didi-Huberman publiera prochainement dans la Revue du Musée d’Art moderne (Cahiers du Mnam 135, printemps 2016) deux lettres écrites au peintre Gerhard Richter, dont il a été question dans ce flotoir, après la visite de l’exposition « Birkenau » au Musée Frieder Burda de Baden Baden. Il fait dans la première de ces deux lettres une très intéressante distinction : « Cela fait longtemps, me semble-t-il, que vous vous êtes attaché à montrer le travail (au sens impersonnel du processus ou de l’opus operandi) comme partie intégrante et nécessaire au fait d’exposer, de montrer votre travail (au sens plus personnel du résultat ou de l’opus operatum). »
Autre distinction importante, basée en fait sur le recours aux deux termes allemands qui signifient l’expérience : Erfarhung, au sens de l’expérience que l’on vit, Experiment au sens de celle que l’on fait (dans un laboratoire par exemple).
Didi Huberman qui écrit encore à Gerhard Richter : « Votre méthode est désir, obstination, prise de risque, tourment, espoir. Elle est donc, par là même, non-savoir... » et un peu plus loin : « C’est comme si vous aviez conscience qu’entrer dans le travail, le travail d’un tableau ou d’une série de tableaux, c’était accepter, à un moment précis, de suspendre vos propres attentes, vos stratégies, vos jugements, vos certitudes, vos éventuelles vues surplombantes : accepter, par conséquent, de sortir du plan.
→ Cela évoque fortement une « consigne » donnée pour la méditation : ne rien attendre et ne pas (se) juger. Mais il est si difficile de sortir du plan, de l’intentionnalité, de la visée, du projet. La lecture de Billeter, et paradoxalement aussi celle de Nicolas Pesquès, y incite pourtant fortement.
Mystique ?
J’avais posé, ici même dans ce flotoir, une question, une interrogation sur un caractère éventuellement mystique (profane) de la démarche de Nicolas Pesquès. J’ai ma réponse : un non catégorique : « Être au monde en le quittant : la voix mystique. Certainement pas la nôtre. » ( NP.79)
Les formules
J’avance, tout doucement, dans ma lecture de Pesquès, tout doucement non parce que le temps manquerait, mais en raison de la densité extrême de son propos. Que l’on ne peut soutenir très longuement, sauf à l’édulcorer complètement, à passer à côté. J’ouvre la troisième séquence de Juliau treize, qui revient sur les « formules ». Ces cristaux théoriques qui émaillent Juliau, comme le disait N. Pesquès dans son « Prologue ». Un exemple, parmi d’autres « écrire produit un temps et un espace spécifiques. » (NP.83)
L’opération à coeur ouvert que produit toute écriture
« Utiliser le langage est si facile, mais on est estomaqué par l’apparition du mot. Par l’opération à cœur ouvert que produit toute écriture. La lame du graphe pour voir ce qui bée et grouille. La stupéfaction devant ce qu’elle provoque : une transsubstantiation intégralement corporelle. » (NP.84)
Chair réagissant à si peu de choses
« Chair réagissant à si peu de chose, à presque rien au cœur de l’incessant. Produisant de l’expression pour supporter la sensation, l’écarter, en redoubler la charge, avec peut-être au bout la même émotion, mais si différemment construite qu’elle revisite des corps surpris par ce transfuge. » (NP.87)
→ chair réagissant si peu, à presque rien, ou bien chair réagissant mais cette réaction étouffée à toutes sortes de niveaux. Il entrerait là en jeu tant des mécanismes individuels -depuis le refoulement jusqu’à l’accaparement de l’être par un tourbillon zapattoire qui le coupe de tout contact avec la réalité et en particulier celle de ses sensations, impressions et intuitions- que des mécanismes sociaux, culturels, collectifs.
La poésie ne bute pas…
« "Seeing is forgetting the names of things one sees." (Voir, c’est oublier le nom de ce que l’on voit).
→ je fais quelques recherches à propos de cette sentence, c’est en fait le titre d’un livre de Lawrence Weschler, à propos de l’artiste Robert Irwin. Mais je ne sais pas si la formule est de l’auteur du livre ou du peintre, ou venant d’une autre source encore ?
Revenir à la sensation brute, chose presqu’impossible. C’est la tentative, qui est souvent celle de l’artiste, de renouer avec l’état d’enfance, d’avant la verbalisation. Où le monde semblait si neuf et si étrange. Pas encore mis en mot, pas encore précipité en un substrat socialement viable.
Et avec cette nouvelle remarque de Nicolas Pesquès, on est toujours sur zone : « La poésie ne bute pas sur l’indicible au sens où "ce dont on ne peut rien dire il faut le taire" mais sur la nuit du langage, le fin fond du dicible. Au sens où on en attend un surcroît, pas un dépassement, plutôt un creusement comme si cette nuit pouvait être un tunnel, une sorte d’avant et de hors-langue porté par la langue même et lui appartenant. » (NP.92)
Quand une émotion
Avec de nouveaux de forts échos avec Esquisses de Jean-François Billeter qui écrit : « quand une émotion naît en moi, je m’arrête pour la laisser mûrir et l’éprouver pleinement » (JFB.88)
→ alors que si souvent on la repousse, l’élude ou passe outre, occupé à quelque chose qui nous paraît bien plus important !
Non pas en réprimant
Jean-François Billeter qui conclut une sorte de longue et belle variation autour de Spinoza en écrivant : « Nous progressons non pas en réprimant, mais en intégrant les forces qui sont en nous de façon à ce qu’au lieu de se contrarier, elles créent ensemble une activité plus intense et plus féconde. » (JFB.95)
→ cette idée d’intégration, sur laquelle Jean-François Billeter met si fortement l’accent me parait de plus en plus lumineuse, au fur et à mesure que je l’applique à tout ce que je vis, au quotidien. Et en particulier dans toute nouvelle approche, d’une lecture, d’une pièce pour le piano, d’un compositeur encore peu écouté, d’une situation différente. Chaque situation apporte sa pierre à la construction, les éléments s’assemblent petit à petit, et le niveau d’intégration augmente. J’ai deux terrains d’observation privilégiés pour cela : l’allemand et le piano. Il s’agit dans les deux cas d’un travail quotidien, très régulier, assidu, parfois ingrat, décourageant. Mais dans le « morceau » que l’on travaille (beaucoup de Mozart en ce moment), d’un jour à l’autre on voit ce qui a été « intégré », qui est devenu sien, et ce qui reste encore comme non assimilé, extérieur à soi. Bien souvent c’est là que le bât blesse, bien entendu.
Les lettres de G. Didi-Huberman à Gerhard Richter.
J’ai déjà un peu parlé de ces deux lettres, à paraître dans la Revue du Musée d’Art moderne. La première est construite comme un drame, il y a un effet quasi théâtral. On tourne autour de quatre toiles blanches, dans l’atelier de G. Richter où Didi-Huberman est reçu et circule longuement et librement. Et de tout ce blanc, on va passer brutalement dans le noir ou au noir quand Didi-Huberman découvre ce que depuis plusieurs heures G. Richter regarde : quatre images terribles que le peintre connaît depuis près de soixante ans. « Ce sont quatre images terribles. Je sais que vous en avez eu connaissance – au moins pour une ou deux d’entre elles – depuis votre jeunesse à l’École des Beaux-Arts de Dresde. Cela fait donc, en quelque sorte, soixante ans que ces images attendent au bord de vos yeux, quelque part dans votre tête, profond dans votre cœur, appelant, peut-être, un geste de votre main. Soixante ans pour arriver à vous dire que vous pourriez les affronter pinceau en main. » Il s’agit de quatre photos prises par un Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau, en août 1944, « Elles forment quatre monades de pure terreur (une terreur qui durait depuis des années et qui aura détruit des millions de vies humaines). »
La voix sceptique
Georges Didi-Huberman au début de sa deuxième lettre évoque les philosophies sceptiques de l’Antiquité. En relation avec le mot aporie. Car il dit que les quatre toiles blanches dans l’atelier de Richter sont « comme des portes encore fermées ou des pans de murs brutalement interposés entre vous et les quatre images du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau. » Qu’elles sont des apories. Ils présentent les trois qualificatifs de la « voie sceptique » antique : c’est une voie chercheuse, suspensive et aporétique. Chercheuse parce qu’elle examine et en effet cherche, suspensive « du fait de l’affect advenant à la suite de sa recherche chez celui qui examine ». Aporétique enfin « du fait qu’à propos de tout elle est dans l’aporie et recherche, soit du fait qu’elle est incapable de dire s’il faut donner son assentiment ou refuser. »
Quant à la position d’Aristote dit aussi Didi Huberman, elle donne un nom rigoureux au processus qui va de l’aporia (l’obstacle, l’impossibilité de passer) à l’euporia (le bon passage, l’ouverture possible, l’advenue de la vérité recherchée).
→ et si j’insiste ici sur la question de l’aporie, c’est parce que, à tort ou à raison, elle m’a souvent semblé centrale aussi dans le travail de Nicolas Pesquès. Or que dit Didi Huberman, qui pourrait s’appliquer à ce travail de l’écrivain devant Juliau : « On ne résout donc pas une aporie en l’évitant, en la dévalorisant ou en l’écrasant. Mais, au contraire, en la développant : en la laissant grandir et en l’explorant "en tous sens", dans toute l’extension de son domaine d’efficacité. »
Et j’ai enfin noté que Georges Didi-Huberman évoquait les terribles antinomies constitutives de l’histoire du peintre, l’oncle Rudi médecin SS responsable d’un millier de stérilisations forcées et la tante Marianne, schizophrène, morte misérablement, affamée, à 27 ans, victime de la politique nazie à l’égard des malades mentaux.
Oser le corps
Toujours plus avant dans la lecture de Nicolas Pesquès.
« Il ne s’agit pas de nier l’invisible, ou de taire ce qui n’a pas lieu d’être, mais de remettre entre nos mains nos phrases excavatrices, d’oser le corps, en entrant dans l’espace de sa puissance, d’y sombrer. » (NP.92)
→ oser le corps, ce que sans doute propose aussi la méditation. Reprendre conscience du corps, de sa totalité à un moment donné, de ce qui le touche, de ce qu’il ressent, en essayant d’effacer momentanément l’incessante production de mots dans le for intérieur.
L’assaut du ressac
Nicolas Pesquès parle à propose de Juliau et de son expérience au très long cours, face à cette colline de l’assaut du ressac. On a tout à fait ce sentiment le lisant. De quelque chose qui se retire, puis s’élance de nouveau, se heurte à un mur, mais dans l’espoir, voire avec la certitude, d’effriter la muraille, de la ronger petit à petit, d’en emporter quelque chose avec soi, que l’élan en soit imprégné, habité jusque dans sa retombée, voire son renoncement.
L’émotion du lecteur
Cette émotion du lecteur, elle « dépendra de l’histoire de son corps, de l’histoire dans son corps des mots qui s’y sont déposés et qui gisent dans des espaces insoupçonnés. » (NP.93)
→ la lecture suscite comme une mise au jour de ces mots gisants mais par ailleurs, elle permet une fusion et de nouvelles compositions de mots et d’émotions. Un effet de réactions en chaîne.
La séparation
« De toujours, la séparation est d’origine, de chaque instant. L’animalité s’est déployée en chemin, la nôtre hypersécante, dévoreuse de coupures, de pensées, décortiqueuse de vie. Le paysage en blocs puis en morceaux puis en miettes de plus en plus fines. Le jaune en effluves, le grand bain de la matière. L’extrême rencontre de l’extrême dissipation. (NP.99)
Mots que je recopie en écoutant les dernières notes du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg, cette longue tenue si poignante (version Stern/Bernstein de 1959). Parfaite adéquation, même hauteur, même émotion, même effroi. Hyper abstraction et hyper concrétude.
Des questions simplissimes ?
« Au fond les questions sont simplissimes.
Qu’est-ce qu’on voit quand on regarde ?
Qu’est-ce qu’on lit quand on lit
Qu’est-ce qu’on entend quand on écoute etc. » (NP.100)
→ Leur énoncé est simple, leurs abîmes sans fond ! Ce sont par ailleurs quelques-unes des questions centrales (surtout la deuxième et la troisième) autour desquelles tourne le Flotoir.
Leitfossil
Dans ses lettres à Gerhard Richter, Georges Didi-Huberman évoque le concept de Leitfossil, qui vient d’Aby Warburg. (leiten, en allemand, diriger, aiguiller, conduire) Dans un entretien avec Nicolas Truong, il expliquait que cela correspond aux couches fossiles qui se forment, entraînent un jour un séisme et marquent une discontinuité dans la sédimentation.
→ Un peu de mal à percevoir ce que cela signifie et implique mais je pressens que cela entraîne la mise en relation, côte à côte, de choses qui appartiennent à des temporalités différentes ?
Je relève aussi cela, bien difficile et technique, mais qui à mon sens éclaire un tout petit peu le sujet, lequel m’est important : « Leitmuschel est le terme introduit au XIXe siècle en géologie pour définir la fonction géognostique des fossiles qui caractérisent de façon fiable la couche géologique à laquelle ils appartiennent. Le terme, qui s’est fixé ensuite dans la forme Leitfossil, est devenu un instrument d’indication et de différenciation des couches géologiques, permettant avec la biostratigraphie une émancipation de la discipline stratigraphique hors de l’intersection entre paléontologie et lithologie, lui permettant d’atteindre un status transdisciplinaire qui lui est propre.. Comme on peut le lire dans les notes de Warburg pour la conférence, la « Sirène », le « char tiré par des hippocampes » (le char de Neptune) sont, parmi les tapisseries Valois, des Leitmuscheln. À l’exemple de l’analyse biostratigraphique, on propose une morphologie iconologique construite, de façon aussi pratique, sur un réseau d’images. »
→ Il me semble que le terme important ici est celui de réseau d’images.
Infectées de l’intérieur par la question du mal
Dans ces lettres, G. Didi Huberman évoque l’Atlas de Gerhard Richter. Il note l’apparente banalité des sujets des premières planches, photos de famille, objets relativement triviaux, mais il écrit que ces images sont « déjà infectées de l’intérieur par la question du mal. »
Deux flous
Observant une autre planche de l’Atlas (sans doute la planche 19), G. Didi-Huberman distingue aussi deux sortes de flou en rapport avec l’art de Richter.
« Limage du Sonderkommando n’a pas été modifiée par vous : elle n’est floue que parce que la situation photographique était déjà celle d’un danger extrême, d’un mouvement obligé, d’une impossibilité à faire le point et, même, à viser correctement. On pourrait nommer cela un flou d’urgence inhérent à l’image elle-même et à sa phénoménologie. Tandis que les autres images de cette planche procèdent d’un choix visuel de votre part, un choix après coup qui correspond exactement à votre esthétique picturale mise en place dès le début des années 1960. C’est donc en ce cas, un flou de patience, si je puis dire, un flou inhérent à l’art et non plus à l’image-source, un flou qui signale le travail pictural auquel vous avez soumis beaucoup d’images photographiques issues de votre grand Atlas. »
→ Il y aurait une grande nomenclature à faire autour du flou, le flou en photographie essentiellement.
C’est dans une certaine mesure, aussi, la question des superpositions d’images. Il y a toujours eu, depuis l’enfance, ce goût pour les fondus-enchaînés, surtout bien sûr dans ses phases transitoires, intermédiaires. Le lieu de la séparation ? On quitte un monde, on n’a pas encore abordé à l’autre. C’est ce temps du passage, qui est aussi un sas, pendant lequel la douleur s’absente momentanément ? Avant, la peur, prendant, rien, après, le chagrin. Transition de phase
La conscience
Dans Esquisses, Jean-François Billeter décrit la conscience comme une « efflorescence de l’activité du corps », ce que ne renierait sans doute pas Nicolas Pesquès ! (JFB.98)
La civilisation
« La civilisation n’est pas un luxe. Elle est l’alternative à la catastrophe » (JFB.99)
Rédigé par Florence Trocmé le 22 mars 2016 à 14h05 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 15 mars 2016 à 14h00 dans photomontages | Lien permanent
Perfection et beauté
« N’essayez pas d’atteindre la perfection, car la perfection est en conflit avec la beauté ». Nikolaus Harnoncourt au violoniste Gidon Kremer.
Quatre types de gestes chez l’interprète
J’avance dans la lecture du très gros livre de Hyacinthe Ravet sur L’Orchestre au travail. Si ce n’est une thèse, c’est écrit comme une thèse et il faut savoir survoler de nombreux passages très techniques, qui explorent en détail toute la bibliographie sur le moindre aspect du sujet. Je cherche les éléments vivants, ceux qui ont trait aux rapports au sein de l’orchestre, entre les musiciens et surtout entre le chef et les musiciens. Le chef qui est ici très souvent une femme puisque la thèse de l’auteur portait sur les femmes musiciennes. Elle suit ainsi le travail de Claire Gibault, Laurence Equilbey et Debora Waldman, mais aussi un peu celui de Claudio Abbado.
Elle reprend une description des types de gestes propres à l’interprète devant le public : les premiers ont pour effet d’impulser et d’effectuer, comme ceux du chef d’orchestre. Les seconds s’attachent à signifier et conduisent à percevoir le corps de l’interprète comme « produit social et producteur de sens ». Le troisième type de geste tend à exprimer, ce sont des mouvements accidentels et non contrôlables et les derniers enfin servent à se représenter. (p.28)
Il s’agit ici du musicien en représentation, qui se donne à voir alors qu’il joue et cela me rappelle certaines remarques de S. L. à propos du travail effectué par le pianiste Kristian Zimerman sur son image en scène (vidéo à l’appui). Pas sûre d’aimer beaucoup cela. Me demande si Sokolov entre dans ce genre de recherche. Dov'è la musica là-dedans ? Dérive du show-biz ?
Écoute
Je réécoute, tranquillement, sur le site de France Musique, ce concert auquel j’ai assisté et qui était retransmis en direct. Et je constate une fois de plus comment l’écoute est perturbée par le fait de voir, comme elle est distraite par la vision de tous ces paramètres, magnifiques, d’un concert : la salle, les musiciens, tous les musiciens les uns après les autres, le chef, le soliste, ici en plus l’orgue, ses volets qui s’ouvraient et se fermaient en fonction de la pédale d’expression activée par Olivier Latry. La musique de Chausson par exemple, je l’ai bien mieux entendue ici, alors même que je ne suis pas 100% à l’écoute puisque je travaille en même temps. Le Concerto pour orgue de Poulenc, je le retrouve tel que je l’aime et tel que curieusement je n’ai pas eu tout à fait l’impression de l’entendre lors du concert. Ce qui me pose un problème dans ma modeste fonction de critique : devrais-je constamment fermer les yeux pour être sûre que mon écoute soit entière et non parasitée, distraite par tout ce qui se passe de tellement beau esthétiquement et tellement passionnant sur la scène ?
Sur le travail du chef
Que fait au juste le chef d’orchestre, en quoi consiste son rôle et surtout que fait-il avec l’orchestre en face de lui ?
Claire Gibault, chef d’orchestre très présente dans le livre de Hyacinthe Ravet et dont les propos sont souvent passionnants, dit : « Il faut s’appuyer sur l’analyse de la partition, des grandes lignes générales, des grandes tonalités, des rapports des tonalités entre elles… et puis après il faut distinguer chaque élément les uns après les autre et la construction d’ensemble. Parce qu’on ne peut pas interpréter sans savoir où l’on va, la forme, les parties, les ponts, l’introduction, les thèmes principaux… l’analyse musicale est fondamentale pour l’interprétation. Les rapports des thèmes entre eux, tout ce que ça pose, thèmes masculins / thèmes féminins, mais plus que cela tout ce qui fait contrepoids mélodique, les rappels. » (HR, 153)
→ Voici une approche, je dirais presque une grille, très féconde, aussi bien pour le travail musical que pour le travail de lecture. Pour toute analyse d’œuvre d’art.
Femmes chefs d’orchestre
Je développe ici un petit passage significatif sur la question des femmes chefs d’orchestre ou dirigeantes d’institutions musicales importantes : « Lors de la saison 2014-2015, aucune femme ne dirige l’un des trente orchestres permanents français en tant que directrice artistique et chef permanent. Les femmes qui ont dirigé quelque temps l’un d’entre eux se comptent sur les doigts d’une seule main. Venue de Finlande, Suzanna Mälkki a dirigé de 2006 à 2013 l’Ensemble Intercontemporain (…) Durant quelques années, de 2006 à 2009, elles auront été deux à diriger l’un de ces ensembles, Suzanna Mälkki et Graziella Contratto. Cette dernière, chef d’orchestre suisse, a été de 2003 à 2009 directrice artistique de l’Orchestre des Pays de Savoie (…) orchestre dirigé par Claire Gibault en tant que chef attitré de 1976 à 1983. » (HR, 203)
L’auteur fait donc remarquer le caractère exceptionnel de ces situations et le fait que ce sont souvent des ensembles très spécifiques que ces femmes dirigent. Elle s’interrogera plus loin sur le fait que souvent les femmes créent leur propre ensemble et se demande si elles ne trouvent pas ainsi une réponse à cette situation de quasi exclusion de toute carrière à la tête des grands ensembles musicaux. Elle rappelle quelque part cette histoire insensée qui a vu le Philharmonique de Vienne refuser un poste de harpiste à une candidate, sous le double prétexte qu’elle était femme et noire !!!
On apprend aussi que pendant cette même saison 2014-2015 en France, il y a eu 23 femmes dirigeant un spectacle musical sur 572, soit 4% des concerts programmés. Cela me rappelle ma recension des femmes poètes dans la collection Poésie/Gallimard ! On tournait à peu près autour des mêmes chiffres.
Le J de Juliau
Retour au j de Juliau et au livre de Nicolas Pesquès dans lequel on ne peut avancer que lentement. Il faudrait tout relever et commenter.
« un effet de j
une masse souvenante au nom de chose propre
j fournisseur d’élans
terre et mère terre et multiple »
(p.38)
Songer dans son sillage à tout ce que portent certains noms propres, de lieux en particulier, pour chacun de nous. Comme ils sont masse souvenante avec leur nom de chose propre, de lieu bien particulier, à nous assignés.
Cet accumulat aussi en nous de la vie qui passe avec son lot de précipités au fond de notre corps et de notre mémoire. En cela peut-être que notre corps pense. En croisant des jeunes dans la rue, se remémorer les pensées qui m’agitaient à leur âge. Comprendre le sens du mot expérience, tout cela qui s’est inscrit en nous, qui s’est décomposé selon une chimie propre à chacun et qui nous constitue.
Contemplation
« Écrire la lente variation des jaunes, un apprentissage des sensations, des essais d’amour. Le gouffre » (NP, 40)
→ tellement laissé pour compte l’apprentissage des sensations ! Cerveaux gavés, corps dressés, formatage, mais si peu de développement du regard et de l’écoute, en particulier au travers des arts visuels ou musicaux. Magnifique cette idée que cet apprentissage est en réalité un essai d’amour. Mais la lucidité aussi : cette ouverture du corps dont parle Pesquès ailleurs est aussi profondément déstabilisante. Tant elle nous éloigne précisément du connu, de ce que l’on nous a appris à croire qu’on ressentait, etc. La véritable expérience ouvre des failles dans le béton, dans l’armure, dans la construction défensive de soi.
Combat de poésie
« Défi qui serait spécifiquement un combat de poésie : inventer l’expression de la disparition du désir de dire. » (NP, 41)
Non-écho
« L’extrême proximité de ce dont on ne veut pas se séparer par une phrase, et qui va quand même s’éloigner à sa suite. L’abîme de l’instant sous lequel on va passer. L’absence de son dans la voix, je veux dire le bruit du non-écho. La facilité abyssale de l’apparence. »
→ la pensée poétique se fait ici si complexe que chaque membre de phrase mériterait un long travail de réflexion. Retenir l’idée de l’appauvrissement de l’expérience vécue en profondeur, dans le corps, dès la mise en mots. Un peu comme le souvenir aimé trop ressassé qui perd de sa force. On sait avoir vécu parfois des moments très particuliers, alors même qu’ils ont semblé souvent anodins. On le sait à un certain remuement intérieur à bas bruit qu’ils continuent à engendrer, longtemps après. Mais les analyser, les mettre en mots, c’est leur retirer tout une part impondérable et pourtant essentielle, c’est trop souvent éteindre ce qui brûle là, leur aura. Rationaliser quelque chose d’irrationnel et donc le gauchir, à jamais. Sauf à suivre le chemin de Pesquès, le travail d’écriture, si l’écrivain sait entrer en contact, avec la baguette de sourcier de son écriture, en contact avec cette expérience, au-delà de la barrière des mots, mais en vue, in fine, d’une mise en mots, d’une autre forme de mise en mots que l’analyse déductive.
Préciser, reformuler, repasser
« Ce que tu lis, cher lecteur, n’aurait jamais pris forme si je n’avais pas noté au fil des années des idées qui me venaient, si je ne les avais pas précisées, reformulées, rapportées les unes aux autres. À chaque fois les mots et les phrases sur lesquels je revenais me servaient à reprendre le travail de la pensée, ou plutôt à le laisser reprendre là où il s’était arrêté. Je m’apercevais d’ailleurs souvent qu’il avait continué sans moi. » écrit Jean-François Billeter (Esquisses, p.64) qui poursuit avec cette remarque qui comme celle que je viens de transcrire, me semble parler aussi de ma manière de faire dans le flotoir : « Le langage nous permet aussi, chose merveilleuse, de nous introduire dans la réflexion des autres et de la poursuivre pour notre compte. »
Ce que dit le corps
Extraordinaire exemple de cette pensée qui se forme dans le corps. Passer d’un livre à l’autre, c’est éprouver, si on veut bien prendre la peine de se laisser vraiment ressentir les choses, d’un univers à l’autre. Très concrètement. Impression de sortir de quelque chose de brûlant, empreint de lumière, de soleil, d’âpreté, une colline en plein été (même quand elle est sous la neige) à un tout autre monde, plus abstrait en réalité, d'une luminosité diffuse, avec le livre de Billeter. Chez ce dernier, j’ai affaire à une pensée déductive, même si elle déduit de manière très particulière chez un auteur totalement imprégné de la pensée et de la philosophie d’Extrême-Orient. Chez Nicolas Pesquès, je suis à la racine bouleversante de la naissance des mots, dans l’épreuve de leur inadéquation et en même temps de leur absolue nécessité. Sensations de feu et d’eau, si je voulais schématiser un peu. Et en sachant l’immense réservoir (!) qu’est pour moi la thématique de l’eau.
Et néanmoins
Billeter encore : « Je peux vivre longtemps avec le sentiment que quelque chose doit être dit, sans savoir quoi, et vivre comme une délivrance le moment où les mots se forment et m’apprennent enfin quelle était ma pensée. (…) je me rends compte que pour sortir de l’impasse, je dois quitter le langage, revenir en deçà et repenser la chose afin qu’advienne l’expression juste. » (p.65)
→ Il y a tout un processus d’intégration, mot qui revient souvent sous la plume de Billeter, qui précise que du rythme et du cheminement de ce dernier, nous ne sommes en rien maîtres. « Rien ne sert de parler, dirait La Fontaine, il faut faire halte et laisser venir. En plus court : rien ne sert de parler, il faut dire. »
→ importante distinction, qui sonne comme du Wittgenstein, entre parler et dire. « Ce qui rend l’exercice de la pensée difficile [c’est qu’elle est] la gestation de quelque chose de nouveau, elle avance dans le noir. »
→ Sans doute cela que je ressens dans la lecture de Nicolas Pesquès et qui remue si profondément. Il est dans le noir, avec sa peur et son désir, il ose avancer vers le nouveau, comme un enfant qui explore un domaine inconnu et qui, faut-il le rappeler, souvent chante pour se donner du courage et tromper l’impression de solitude.
Il faudrait dire et non parler
Bien féconde aussi pour qui tente d’écrire ces remarques de JF Billeter : « A presque chaque pas, je commets l’erreur de commencer par parler, c'est-à-dire par mettre le langage en branle pour qu’il produise un discours. Au lieu de laisser la pensée aboutir au langage, je compte sur le langage pour penser à ma place (…) pendant que je parle, à moi-même ou aux autres, mon activité est centrée sur le langage. Au lieu de se former dans l’activité du corps, ma pensée ne fait qu’accompagner le langage et l’entourer d’une sorte de halo signifiant. La sphère du langage est éclairée, celle du corps reste dans l’obscurité (…) quand je parle, j’imagine les choses et le monde tels que le langage me les représente. » (P. 68 et 69)
→ d’où cette nécessité d’arrêter le langage (mais c’est extrêmement difficile, ceux qui tentent de méditer en savent quelque chose) pour écouter le corps penser, sentir, être, tout simplement. Passer la barrière de corail du langage. La pensée est-elle une émotion ?
Il y a aussi un phénomène d’aimantation sélective. De l’expérience qui parle fort en soi, certains moments se concentrent et s’agglutinent à une sorte de pôle (ou à plusieurs pôles) alors que d’autres ont commencé à diverger et à s’éloigner du foyer. Le foisonnement de l’expérience décante, les lignes de force qui sont ici de faille et de rupture sous l’écorce se dessinent, images dans l’œil fermé.
Pied du blaireau
Idées à confronter avec cela, dans ce jeu fécond d’un dialogue intérieur entre Nicolas Pesquès et Jean-François Billeter :
« pied du blaireau, pattes de pie
offrir la lisibilité de ce qui n’est pas écrit »
(NP. 43)
→ L’écriture comme une simple trace, l’empreinte d’un corps à un moment donné sur la feuille vierge comme neige pour blaireau et pie.
La prise de forme
« Même quasi instantanée et silencieuse, la prise de forme est un labeur exigeant, une sorte de torsion musculaire avec son bruit de trouvaille et de dépliement. » (NP. 44)
→ je pense ici à tout ce qu’Antoine Emaz, qui m’annonce la sortie imminente d’un nouveau livre, Planche, écrit sur la force-forme.
Projet
« Il n’y a pas eu de projet mais une longue tanière avec quelque chose de dur sous l’essaim. » (p.45)
Le Flotoir, le fotoir, ne sont pas des « projets », ce sont des tentatives, des recours, des petites constructions au jour le jour, vaille que vaille. Dans le sillage d’immenses modèles tutélaires. Une tanière, oui. Un radeau.
Inatteignable
« Passer de ça à ça, du renard au dixit, sans changer de sensation » (p. 46)
→ but ultime, quasi inatteignable. Le renard est irreprésentable, mais la sensation du renard ? Le haïku est-il une des meilleures tentatives, en sa fulgurance, de rendre compte de cela. Ai pensé que certaines notes brèves de Pesquès procèdent de cette approche. Le dire avec toutes les précautions nécessaires, tant cette forme a été dévoyée, galvaudée en raison de son apparente facilité, alors que c’est un art d’une extrême densité et précision où la réussite n’est qu’exceptionnellement au rendez-vous. Sans doute parce que les auteurs font trop confiance au langage et ne se confrontent pas des heures et des jours durant à des sensations qui semblent inexprimables.
Pourquoi la langue ?
« Mais si, régnant, c’est le corps qui divulgue des secrets, pourquoi la langue quand il peut seul gravir la pente, la jouir sans elle » (p. 48).
→ pour ne pas rester seul à l’infini, infiniment seul, corps seul ?
Écrivant ces mots, alors que je n’avais pas lu alors ce qui suit ! : « Seul à le faire, comme mort, plus un besoin de meute, un diapason, un chant qui va vers l’extrême finesse pour un troupeau d’oreilles qui lisent. ».
→ me voici troupeau, oreilles et lectrice. Étrange image que je traduis en un Magritte un peu facétieux. Mais gravité cependant : être à l’écoute la plus discriminante possible, comme ces officiers sous-mariniers qui ausculte (yeux fermés ?) le bruit de fond marin et tenter d’y décerner un son suspect.
Expérience extérieure, expérience intérieure
« L’expérience extérieure. Elle énonce un domaine, le versant Juliau de l’écriture. On ne l’opposera pas à l’autre. Elle s’y adosse et la retourne.
"L’expérience intérieure" : elle entretient l’illusion de fusionnel, la fièvre de tout ce à quoi l’on aspire et que l’on croit toucher. Mais on ne peut sortir de la séparation -de la parturition, de la sexuation, de l’expression. On ne la quitte jamais puisque c’est elle qui crée les conditions de la rencontre, ce qui va se vouloir, et aussi l’obsession du retour. » (Nicolas Pesquès, 52)
→ ces notes qui ouvrent la série onze à treize de La Face nord de Juliau sont admirables. C’est un pur produit de décantation. On sent qu’on est ici au cœur, souvent brûlant, de l’expérience. Pas de délayage, rien de superflu, on est totalement sur zone. C’est à la fois impressionnant et très bouleversant. Je ne sais comment Nicolas Pesquès entend ici l' « obsession du retour ». Mais je la comprends pour ma part comme ce désir à la fois pulsionnel mais invalidant qui nous fait toujours attendre le retour de quelque chose qui a été fort, intense, de l’expérience au vrai sens du mot. Non seulement c’est une pure illusion, mais en plus cela empêche tout contact avec une autre expérience. L’attente tue la possibilité de l’expérience. Elle veut du déjà vu et rend impossible la perception du pas encore vu.
Une méthode ?
« Construire pour retrouver le chemin que le corps a vécu en provenance du paysage » (NP, 52)
Ce fut, mutatis mutandis, un peu mon expérience avec cette tentative de Fotoir, (sans l, d’après le mot allemand Foto), atlas d’images et de montages, après ce que je sens bien avoir vécu en Allemagne et qui est resté en partie mystérieux. Le mystère travaille en réalité et je sais avoir construit quelque chose, sans doute exclusivement pour mon usage personnel, à partir de ces photos, des ces documents que j’ai rassemblés, montés, confrontés sur de simples feuillets mobiles. J’ai tenté de construite quelque chose pour explorer ce que j’ai vécu en provenance des circonstances allemandes, à Baden Baden et à Karlsruhe, au musée Frieder Burda devant les toiles de Gerhard Richter et au ZKM.
Deux thématiques, très personnelles, me restent toutefois à explorer dans ce fotoir : automates et boîtes à musique & pierres dures.
À la limite du rapt
« La connaissance est invivable veut dire qu’on ne peut pas vivre la lumière ni rester dans l’éclair. Ni abolir leurs coupures. L’illimité inonde et noie. On quitte la terre pour un flux de savoir. La pulsion disparaît. On croit pouvoir vivre cette béatitude » (NP, 54)
→ et ici les idées qui me viennent penchent clairement du côté de l’expérience mystique, même si la dimension « religieuse » ne fait pas du tout partie apparemment de la démarche de Nicolas Pesquès. Je pense à ces scènes de la Bible, telle le Buisson ardent, où le personnage humain comprend qu’il ne peut pas voir Dieu au risque d’être anéanti. Ou à certains récits de transports de grands mystiques, chrétiens ou bouddhistes. Nous ne sommes pas de taille à vivre ces expériences-là, qui nous arrachent au réel de notre condition. Autrement que très fugitivement pour certains. Rares. Je pense que Nicolas Pesquès, dans sa confrontation à cette entité mystérieuse qu’est Juliau, autrement dit à la fois et indéniablement une colline, mais aussi tant d’autres choses, vit par moments un phénomène de transport, ne serait-ce sans doute que par tarissement momentané des mots en lui et surabondance des sensations. En un illimité qui ne peut être éprouvé que fugitivement, à la limite du rapt par Juliau. Il se met clairement en très grand danger et son écriture naît là. Puissamment.
Le présent
« En fait, c’est le présent que nous ne supportons pas. En quoi nous sommes humains. Nous n’avons qu’un souhait : en oublier la violence ; et le lange – tous les langages – nous aident à l’écarter sans nous en détourner. Il nous en offre les multiples. Un monde de mondes. »(NP, 58)
→ mais si ce sont des « multiples » que nous offre le langage, on peut se demander alors s’il n’y pas pas perte d’aura, dans le sillage de la pensée de Walter Benjamin.
→ on peut aussi se demander, dans le sillage cette fois des réflexions précédentes de ce Flotoir, si l’expérience vécue par NP n’est pas précisément celle qui consiste à éprouver le présent. Dans sa violence, sa nudité.
Rédigé par Florence Trocmé le 15 mars 2016 à 13h54 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 09 mars 2016 à 17h35 dans photomontages | Lien permanent
Lecture
Remarquable note sur la lecture dans les Cahiers de Bernard Collin (à quand une édition un peu systématique de cette grande œuvre méconnue ?), extrait d’un feuilleton en cours dans Poezibao : « Le papier d’un livre change de couleur quand il est lu. "En ligne directe, la représentation a lieu à l’infini." La lecture représentée, l’œil du lecteur sur le papier, représentation, comment représenter la lecture ? "Représenter c’est rendre présent par une action, par une image, etc." Représentation, image, peinture de quelque chose qui sert à en rappeler l’idée. Lecture représentée par des couleurs, sur les couleurs du papier quand un livre est lu, ce n’est pas le même papier, quel mot représentatif, surveille ton langage, rendre présente la lecture, ainsi peignant ses livres, livres lus et livres représentés comme on représente une œuvre au théâtre, ou direz-vous que tous représentables ? Lus et illisibles je demande. Couleur du livre quand il est lu ? à la fin de la lecture, représentation, et livre laissé peint, tous les livres lus ne sont pas peints, vous expliquerez. »
→ la trace de notre lecture. Aujourd’hui cela se fait électroniquement, les lectures d’un livre, sur certaines liseuses, sont enregistrées et les annotations faites par le lecteur aussi s’il le souhaite. Je m’afflige du fait que l’on peut « partager » ses annotations et que la liseuse offre une fonction qui permet de voir « les passages les plus surlignés », heureusement activable de façon facultative. Mais ne fais-je pas la même chose, ici, dans ce flotoir ?
Écoute
« L’effort profond de chercher loin ce que les notes seules atteignent. »
→ cette évidence-là, sans cesse, cet effort-là, toujours repris, toujours « vain » d’une certaine manière mais avec le sentiment, néanmoins, de toucher là, quelque chose qui n’est nulle part ailleurs.
(en lisant Christine Jeanney, Oblique, p. 130)
Autocensure
Intéressant recul, une voix parmi toutes les voix, dans le livre de Christine Jeanney, comme la personnification des sur-moi et des censeurs qui sans cesse viennent entraver le difficile projet, le contredire, le juger. « Les choses se trament malgré moi. Les mots aussi. Ça n’a plus aucun sens, dit la voix au-dessus de ma tête, vindicative, qui voudrait du rendement, que ça sonne, que ça tienne, qu’on voie un peu l’ensemble, qu’on définisse des bords et une structure, qu’on attrape cette fresque par un bout pour s’en aller vers l’autre, qu’il y ait la narration, un personnage un sujet un verbe un complément, enfin que tout ne soit pas ce fouillis gribouillé sur un mur abîmé qui tremble de partout / Chi se ne frega. » (p.130)
→ et si justement, c’était cela la force du livre ? Avec de puissants effets de fondus enchaînés. On sort du livre sans avoir toujours bien compris qui est qui, mais cela n’a aucune importance. Il y a eu quelques focalisations, comme la voix à la petite couverture blanche (magnifique invention que celle de ce personnage, surtout quand on sait ce qu’est cette petite couverture blanche) ou celui qui a traversé les Alpes. Ce serait plutôt comme une musique spectrale, une fresque mémorielle qui travaillent surtout sur les harmoniques et les résonances. En passant, l’écriture fait tinter des tiges de bambou, des cloches, des tuyaux de métal. C’est une sorte de harpe éolienne, bruissante de ce que le souffle des mémoires ici convoquées fait entendre. C’est une saga construite en calques superposés (dans une proximité, parfois, de Virginia Woolf, si chère à l’auteur qui la traduit) plutôt qu’une saga à l’américaine, type dynastie des Forsyte ! Une saga trouée (comme toute généalogie reconstituée), rêvée, très onirique, qui laisse une immense place au lecteur qui peut ainsi déployer ses propres rêveries, inventer ses voix à lui, comprendre que lui aussi il est au coeur (dans le chœur) d’une telle polyphonie, inscrite dans son corps, ses gênes. Christine Jeanney a su ne pas faire barrage. Elle n’a pas été ce que nous sommes trop souvent, sourds à ces voix qui voudraient encore un temps, minuscule à l’échelle des générations, se faire simplement entendre. Chant déjà tellement enfoui dans la nuit du temps, falaise avalée par le ressac des jours.
Comparaison des langues
J’avance dans les Esquisses de Billeter qui déploient toute une réflexion sur la langue, donc, et travaille sur la comparaison des langues et de leur manière de faire. Trois langues en particulier, le français, le chinois, l’allemand. « Pour entrer dans une langue nouvelle, nous apprenons des pas qui diffèrent des nôtres. » (p.49)
→ toujours cette notion du corps. Quelle idée magnifique que cette idée du pas des langues. Comment est-ce que je marche dans la phrase allemande, comment je me casse le nez parfois, partie dans une construction complexe mais à la française, que je tente de traduire sur le fil, ne tardant pas à me retrouver dans un cul-de-sac ! Comment à un stade intermédiaire, où l’on n’est plus dans la traduction littérale et pauvre, mais pas encore entré dans le processus de l’autre langue au point de pouvoir la laisser se dérouler naturellement ou presqu’en soi, on est tout le temps obligé de changer de pied (ou le pied, le pas) en avançant dans son propos. Il y a toute une stratégie à mettre en place (j’imagine que ceux qui font de l’interprétariat en direct doivent bien connaître ces processus d’ajustement constant, de réévaluation perpétuelle de la petite stratégie adoptée pour transcrire le propos du locuteur, et en particulier avec des langues comme l’allemand ! Puisqu’ici une petite particule placée à la fin de la phrase peut infléchir très différemment tout le sens de la phrase.)
Écouter l’enfant, le regarder
Dans cette perspective, il est passionnant de regarder un petit enfant qui commence à découvrir les mots, leur sens, bien avant même de parler. Ce véritable saut quantique qui se passe dans la petite tête, dont on découvre un beau matin, qu’elle comprend parfaitement ce qu’on lui dit, qui peut parfois être relativement complexe. C’est un niveau d’intégration cérébrale inouï, on a trop tendance à l’oublier. Ce franchissement qui s’opère, le souligne Billeter, par les jeux de langage, par exemple celui des questions et des réponses : l’enfant « saisit le geste de la question, qui reste en suspens, et trouve le geste de la réponse, qui résout la tension. »
→ processus éminemment musical que ce jeu de la tension et de la détente, dite dans le contexte de la musique tonale, la résolution. Ce couple tension/détente ou résolution n’est-il pas universel ? La négociation, par exemple, est un jeu de tensions/résolutions.
Fa # mineur et bon tempérament
Mon obsession de fa # mineur et toutes les questions qui tournent autour. Je le retrouve dans le merveilleux livre que Gilles Cantagrel consacre à la rencontre, quasi mythique, de Bach et de Buxtehude, à Lübeck, en 1705, alors que Bach à vingt ans et qu’il est venu à pied d’Arnstadt, à plus de 300 kms de là, en passant par la lande de Lunebourg. Je lis : « Les deux musiciens et les deux souffleurs descendent de la tribune et se rendent au grand orgue, où Sebastian avait vu hier le maître dans l’exercice de ses fonctions. Cette fois, c’est Buxtehude qui s’installe d’abord aux claviers et entonne un grandiose praeludium. En fa dièse mineur, ce "ton de la chèvre", impraticable, interdit… ! ». (p.51) S’ensuit toute une conversation entre les deux musiciens, Buxtehude portant à la connaissance de Bach, qui en entend parler pour la première fois, la question du tempérament ; « Il y a maintenant près de vingt-cinq ans, raconte Buxtehude, que mon ami Andreas Werckmeister, le facteur d’orgue mathématicien (…) a jeté les bases d’une nouvelle manière d’accorder les instruments à clavier, telle qu’on puisse pratiquer toutes les tonalités sans craindre le diabolus in musica, la quinte du loup ou le ton de la chèvre. (…) Sitôt qu’il m’en a fait la démonstration, j’ai fait réaccorder entièrement mes deux orgues sur les bases nouvelles de ce qu’il appelle à juste titre le "bon tempérament". (Gilles Cantagrel, La Rencontre de Lubeck, p. 51 et 52).
Retour intense à Juliau
Je retourne à la Face nord de Juliau de Nicolas Pesquès, quittée il y a maintenant sans doute deux ou trois ans (oui le dernier opus date de 2013). L’auteur annonce qu’on trouvera ici ce qu’il appelle des formules, cristaux théoriques. Car « depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées par ses griffes, ou dans ses voiles. » (p.11)
Ce que passer veut dire
« Ce que passer veut dire. Toujours cette question du transport. » (11). Oui, la question du transport, tellement universelle et complexe, ce qui transporte et ce qui porte, aussi, phore, métaphore, photophore, sémaphore, christophore (je pense à Michel Tournier) et J.-F. Billeter, ce geste qui est revenu me hanter à plusieurs reprises.
Ècre
Revoici écre, ce mot formé par Nicolas Pesquès et sur lequel j’ai souvent buté. Il le reprend, l’explique « il s’est installé dans ma bouche, il m’a colonisé. » (12) : de « l’écriture qui fend son propre racloir ». Je tente de l’éprouver, mieux que je ne l’ai fait, de le penser à mon tour avec ma bouche, de le dire, de le retourner.. Il me devient plus convaincant.
Chez Pesquès, la puissance corrosive de l’insistance. Le geste répétitif. La tentative sans cesse réitérée, d’une manière qui fait parfois penser à Sisyphe, d’enfoncer un coin dans le réel : « ouvrir le mur, le corps, la viande qui durcit. » (13)
De l’âme des violons
Lisant un entretien avec Anne Sophie Mutter dans Classica (n° 180, mars 2016), je découvre que ce que les Français appellent, si joliment, l’âme du violon, se dit Stimmstock (littéralement le bâton de la voix) en allemand, ce qui, concède la violoniste, est « moins poétique » et plus réaliste puisque l’âme du violon est une toute petite pièce de bois d’épicéa maintenue verticalement entre le fond et la table (dessus) de l’instrument. Son placement, délicat, se fait grâce à une pointe aux âmes. L’âme a un double rôle, transmettre les vibrations des cordes au fond de l’instrument et soulager les pressions qui s’exercent sur le dessus du violon. En anglais l’âme se dit sound post. En italien, l’anima del violino.
Le conseil de Buxtehude
Voici un bon conseil de Buxtehude au jeune Bach de vingt ans qui vient de se mettre à l’orgue : « Interpellez vigoureusement l’assemblée ! Vos auditeurs doivent immédiatement comprendre que ce que vous avez à leur dire est important. Et cet accord à contretemps leur interdit tout répit : tenez-les en haleine dès le début, et maintenez leur attention en éveil jusqu’au terme de votre propos. Mais attention, pas un mot de trop, pas une note inutile ! »
C’est ainsi que Buxtehude aurait parlé à Bach, selon Gilles Cantagrel. Scène qui prend place dans son merveilleux livre La Rencontre de Lubeck.
→ conseil valable aussi bien pour toute interprétation musicale. Encore une fois ce que j’ai ressenti si fort lors du récital de Lukas Geniušas, cette manière d’embarquer l’auditeur dès la première note de chaque pièce et de ne plus le lâcher. Sans doute en raison de sa vision d’ensemble à lui, de la manière dont il fait vivre la musique en lui, dont il l’a organisée, rêvée, pensée en lui-même. Il faut « organiser le discours musical en lui donnant une puissante unité interne dans sa diversité, le continu dans le discontinu, sous peine d’incohérent bavardage. » (p.105)
Valable aussi pour le/la journaliste. Je me souviens, mais je cite de mémoire, un propos de François Mauriac disant en substance que lorsqu’on écrivait un article, il fallait saisir le lecteur par le revers de son paletot dès les premiers mots et ne plus le lâcher jusqu’à la fin !
→ important aussi la chute de la citation de Cantagrel : pas un mot de trop, pas une note inutile. Pour tenir le pari, il faut tenir le propos, l’empêcher de divaguer, le concentrer au maximum. Surtout aujourd’hui où l’attention des lecteurs est tellement sollicitée. Que d’articles j’ai abandonnés à cause d’un insupportable délayage introductif !
La signification que l’on prête à la musique
« La signification que l’on prête à la musique (…) il faut la chercher d’abord dans la musique même, et avant tout dans l’organisation interne du discours. « (106)
→ Je viens donc de finir ce très beau livre. Une sorte de « fantaisie » sur les noms de Bach et de Buxtehude, très documentée, très plausible mais ne reposant que sur quelques phrases de Carl Philipp Emanuel Bach qui parlant de son père écrivit « il entrepris un voyage à Lubeck, qui plus est à pied, pour y écouter Dietrich Buxtehude, célèbre organise à cette époque de l’église Sainte-Marie de cette ville. Il y séjourna trois mois, non sans profit pour lui-même, et revint ensuite à Arnstadt. » (p.185). À partir de là Gilles Cantagrel a procédé à une sorte de reconstitution, avec comme points forts, les deux grandes cérémonies, Abendmusiken exceptionnelles, organisées à Lubeck en décembre 1705, pour commémorer la disparition de l’empereur Léopold 1er et l’élection de son successeur, Joseph 1er. Gilles Cantagrel prête de nombreuses et belles réflexions à Buxtehude sur le sens de la musique en rapport avec la création et Dieu, sur la symbolique des nombres, sur la question du tempérament en musique, etc. C’est érudit mais en même temps très facile à lire.
Mais pour moi une petite gêne, celle-là même qui me fait fuir les adaptations filmées des livres que j’aime. L’histoire racontée par Gilles Cantagrel ne correspond pas à celle que je m’étais forgée dans mon for intérieur, rêvant, souvent, de cette rencontre de Buxtehude et de Bach. Je les imaginais seuls ou presque dans une église en hiver et au crépuscule, en train de jouer l’un pour l’autre de magnifiques pièces d’orgue, de les commenter, d’enrichir leur perception et leur écoute mutuelles de la musique. Alors que dans le livre ces apartés sont quasi inexistants, les deux musiciens étant pris dans le tourbillon de l’organisation de toutes les fêtes liturgiques et musicales qu’ils doivent assumer.
Allemagne, Baden-Baden, Karlsruhe et les deux Atlas
À Baden-Baden, une très forte exposition Gerhard Richter au musée Frieder Burda, « Birkenau ». Exposition qui fut une découverte pour moi, que je dois retravailler, à partir notamment d’un livre (en allemand) acheté sur place. Il comporte notamment une très belle lettre de George Didi-Huberman à Gerhard Richter. Elle a été traduite en allemand et je vais voir si je peux la trouver en français. Didi-Huberman y parler du côté aporétique de l’œuvre de Richter. M’a fascinée aussi la découverte de l’Atlas de Gerhard Richter qui compte à ce jour 800 feuillets, de grandes feuilles sur lesquelles il rassemble un matériel complexe, des photos faites par lui ou par d’autres, des coupures de presse, etc.
À Karlsruhe, impressions mitigées devant le ZKM, Zentrum für Kunst und Medien, une ancienne usine d’armement reconvertie en immense espace culturel, avec salles d’expositions, auditorium, médiathèque. Les trois expositions présentées ne m’ont pas paru très convaincantes et par moments même bien oppressantes : « New Sensorium » avec une intrigante installation de Kohei Nawa, de fins filaments d’huile de silicone noir qui descendent vers une sorte de flaque noire, « Global control and censorship » et « Global Games ». Mais le lieu est impressionnant et j’ai noté qu’il y aurait de juin à octobre une exposition autour de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg.
Les deux atlas, Warburg et Richeter
Conjonction en effet de deux Atlas, celui d’Aby Warburg, évoqué par Didi-Huberman dans le catalogue de l’exposition G. Richter et celui donc de G. Richter.
Et cette idée qui insiste, de constituer à mon tour une sorte d’Atlas, dont il me reste à trouver le nom, une sorte de pendant « images » du flotoir.
Nicolas Pesquès
Je continue mon avancée lente dans le nouvel opus Juliau et note que cela résonne fort dans ma confusion intérieure, Birkenau, Gerhard Richter, Aby Warburg, G. Didi-Huberman, ma propre idée d’atlas : « quitter la représentation sans quitter la colline ». Quitter les mots, sans quitter les sensations, les idées. J’ai entrevu que Didi-Huberman parlait de l’art aporétique de G. Richter. J’ai souvent utilisé ce mot d’aporie à propos de Juliau et du travail de Nicolas Pesquès.
S’extraire de la représentation
Nicolas Pesquès : « Entrer dans la matérialité verbale, et au bout dans le non-moléculaire, le sans grain : une sorte de jaune vif.
L’ampleur de ce qui est écarté, l’effort de destruction quand tout le corps s’ouvre, attaché au phrasé, puis en plein détachement. Nuit totale du jaune frais, de l’hébété construit. Ahurissante réalisation de l’oubli qui aura scripté. (…) La douche nue, grammaticale, comme on traverse le pré et bientôt l’écriture à même cette vapeur. Ablution vers exactement la forme. Corps qui va. » (p.15)
Il y a ici toute la question du geste, travaillée en profondeur par Jean-François Billeter dans ses Esquisses qui resurgit. Le geste en substitution (temporaire au moins) aux mots. Que ce soit dans la musique ou dans l’attention au monde.
→ C’est aussi toute la question de Gerhard Richter « devant » Birkenau, pour ce que j’en comprends maintenant, à un stade très précoce de cette recherche. Il travaille à partir de quatre photos prise par un Sonderkommando. Il lui faut comme ensevelir ces photos qui seront la toile de fond au sens propre des quatre tableaux présentés à Baden.
Le présent pour sa chimère
« On aura choisi une conjugaison : par exemple le présent pour sa chimère. »
(p. 17)
Impossible présent, présent impossible, toujours déjà passé, toujours à venir, jamais là, ou si fugitivement. Quand je parle au présent, suis-je dans une forme d’illusion, de mensonge ? Quand je dis je suis, suis-je, ou bien étais-je, il y a une milliseconde, ou serai-je, dans une milliseconde ? Oui, le présent est une chimère. Écrire, parler, au présent, une imprécision, à tout le moins.
Beauté
Il y a dans ces pages de Nicolas Pesquès, qui sont à la fois désespérées et énergiques, dynamiques (donc de facto pas complètement désespérées même si je sais bien qu’on parle de l’énergie du désespoir) une beauté, la beauté de quelque chose qui brûle. « Jaune deuil presque serein qu’écrire peut peindre jusqu’à ce que lire pleure. » (p.18)
Des passages proches de l’idée, au fond très absolue, que je me fais de la poésie. Une brûlure. Quelque chose qui vous brûle mais qui est aussi le substrat d’un feu, de quelque chose qui a brûlé, noir.
Qu’est-ce qu’on voit quand on lit ?
Question cruciale. Immense question ! Que je complète volontiers par : qu’est-ce qu’on entend quand on lit ? « On ne voit pas les mots ». Non en effet. On voit ce qui défile, les fils, ce qui naît des mots, mots attachés ensemble, mouvement cinétique, comme un train, fondu du sens et des sens. Naissent et meurent, s’entrelacent vives et mortes, des images. Venues d’où ? De la conscience et de l’inconscient du lecteur. Inouï travail cérébral qui identifie chaque mot sans l’isoler, une synapse qui s’allume, et qui de ces brassées de signes fait un sens et parfois entraîne bien au-delà du sens apparent, du sens voulu par l’auteur. Chaque mot comme une timbale frappée par le mouvement des yeux, résonnant. Question de la rémanence aussi. « Puis l’oreille entre en mémoire à partir d’un jaillissement. » et cela encore « on voit ce qu’on lit, la bouillie ou la synesthésie. » (p.22)
Rencontres
Idée de noter les noms de tous ceux que j’ai croisés dans une journée, ceux qui m’ont marquée, vivants ou morts. Chaque jour.
Ainsi cette journée du 7 mars, dominée par Nikolaus Harnoncourt (mort le 5 mars). Mais aussi par Herman Gorter (beaux poèmes choisis par Alain Lance dans la traduction récemment parue de Saskia et Henri Deluy, le père et la fille) – Brahms – Louis Thiry – Jean-François Billeter – Nicolas Pesquès – Bernard Collin –
Atlas
Je réfléchis toujours à mon Atlas mnémosyne à moi, qui ne sera pas un mnémosyne dans le sens qu’il voudrait trouver des traces des grands mythes de l’humanité, mais plutôt un moyen de me souvenir et de rapprocher, de continuer à travailler la question des échos, des dialogues. J’ai du matériel, ce que j’ai rapporté des deux jours en Allemagne par exemple, je réfléchis à une manière de faire à la fois élégante et simple. Je pense à de simples feuillets indépendants, datés, où reproduire par scan des parties de brochures. On sait trop ce qu’il en est avec les brochures, parfois très intéressantes, on les collecte et puis ça finit pas disparaître dans le trou noir de la bibliothèque ou de la poubelle. Or il y a des choses là-bas qui sont entrées en vibration et j’aimerais bien garder trace de cela. La réalisation matérielle serait simple et l’idée s’en est imposée rapidement : des feuillets donc. Pas de colle et du N&B (imprimante laser) seul. Annotations manuscrites possibles et bienvenues.
Les quatre regards de Nikolaus Harnoncourt
Lundi 7 mars, sur France Musique, dans une brève interview de Didier Durand Bancel qui travailla entre autres pour Teldec et Erato, cette remarque sur Nikolaus Harnoncourt. Il avait en fait quatre regards, quatre manières de regarder : le regard un peu halluciné dont on parle souvent mais aussi le regard de la bienveillance et de l’écoute extrêmement attentive (Didier Durand Bancel décrit l’extraordinaire concentration d’Harnoncourt), un troisième regard d’intensité rieuse malgré cet autre regard, le quatrième, celui d’un pessimisme très actif.
La référence
Une immense question, celle-là aussi, que celle de la référence. Tout n’est-il pas référentiel ? Mais Nicolas Pesquès qui dans les premières pages de son livre semble réfléchir à sa démarche poétique et à l’aventure assez inouïe des Juliau écrit : « Serait désormais pensable qu’il peut exister une organisation de phrases, entièrement soustraite à la référence et totalement dédiée à la construction d’une colline. » (p.27)
→ difficile à imaginer, à envisager, cette organisation entièrement soustraite à la référence, mais certaines phrases de ce livre, dont j’ai déjà souligné la beauté et le côté brûlant (faute de pouvoir mieux en écrire) relèveraient de ce très petit monde de phrases sans références. Raison pour laquelle elles attirent et déconcertent, car elle trouble l’immense jeu référentiel sans cesse à l’œuvre chez le lecteur, un jeu qui peut parfois troubler la lecture comme peut se troubler une eau claire. Il faut savoir sans doute comme lui parvenir à « interroger le socle qui n’est pas le langage mais, dans le corps, le lieu d’où la main part en jaune ou en mot. » (p.16)
Recherche
« Ce que je cherche à voir est ce qui me regarde » écrit Nicolas Pesquès (p.29). Variante « Ce que je cherche à entendre est ce qui me parle ».
Ce qui me regarde ; quelque chose m’a regardé au-delà, derrière le sans tain de ma conscience à Baden Baden. « Birkenau », les quatre toiles de Gerhard Richter, tout le processus qui y a conduit, tout cela a déposé en moi quelque chose qui ne m’a pas quittée plusieurs jours après. Se sont mises à vibrer tant de dimensions : extermination, mémoire, archives, irreprésentabilité, abstraction, œuvres de Pierre Wemaëre, photos de mon père, mes propres photos, le palimpseste, la trace, le recouvrement, enrichissement ou enfouissement.
Penser
« Penser reste une sensation » (Nicolas Pesquès)
« L’observation nous apprend que ce n’est pas la conscience qui pense, mais le corps ». (Jean-François Billeter, Esquisse n° 15)
Un bloc de sensations
« Un bloc de sensations à porter sur la page » écrit Nicolas Pesquès (p.33)
N’est-ce pas l’expérience même du poème ?
Fotoir
Oui ce sera tout simplement le Fotoir, mon atlas à moi. Je l’ai commencé hier, deux feuillets. Je travaille par documents montés dans Word, avec les images, puis j’imprime. Je fais deux enregistrements, dont un en PDF. Il y aura ainsi aussi une version couleur dans mon ordinateur. Mais je me réserve la possibilité d’écrire à la main sur les feuillets, ce sera même sans doute une des caractéristiques du Fotoir, le commentaire. Parmi les feuillets une copie d’écran du site de Gerhard Richter qui propose l’intégralité des 800 planches de son atlas. J’ai fait un rapide calcul, il doit en fabriquer une vingtaine par an, donc une toutes les six semaines en moyenne. Ce sont des planches beaucoup plus grandes que mes feuillets, mais je tiens au format feuillet pour toutes sortes de raison. Et je ne suis ni Richter ni Warburg !!! J’expérimente une autre approche, une annexe en quelque sorte du Flotoir, une manière de résoudre la question de la documentation et des images.
Avec toujours cette fascination pour les travaux-fleuve, comme les Cahiers de Valéry, le Zibaldone de Leopardi, Le Brouillon général de Novalis… et ces deux « Atlas » qui portent au jour et à la connaissance des matériaux qui vont entrer en phase, voire en fusion.
Rédigé par Florence Trocmé le 09 mars 2016 à 17h29 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent