Lecture
Remarquable note sur la lecture dans les Cahiers de Bernard Collin (à quand une édition un peu systématique de cette grande œuvre méconnue ?), extrait d’un feuilleton en cours dans Poezibao : « Le papier d’un livre change de couleur quand il est lu. "En ligne directe, la représentation a lieu à l’infini." La lecture représentée, l’œil du lecteur sur le papier, représentation, comment représenter la lecture ? "Représenter c’est rendre présent par une action, par une image, etc." Représentation, image, peinture de quelque chose qui sert à en rappeler l’idée. Lecture représentée par des couleurs, sur les couleurs du papier quand un livre est lu, ce n’est pas le même papier, quel mot représentatif, surveille ton langage, rendre présente la lecture, ainsi peignant ses livres, livres lus et livres représentés comme on représente une œuvre au théâtre, ou direz-vous que tous représentables ? Lus et illisibles je demande. Couleur du livre quand il est lu ? à la fin de la lecture, représentation, et livre laissé peint, tous les livres lus ne sont pas peints, vous expliquerez. »
→ la trace de notre lecture. Aujourd’hui cela se fait électroniquement, les lectures d’un livre, sur certaines liseuses, sont enregistrées et les annotations faites par le lecteur aussi s’il le souhaite. Je m’afflige du fait que l’on peut « partager » ses annotations et que la liseuse offre une fonction qui permet de voir « les passages les plus surlignés », heureusement activable de façon facultative. Mais ne fais-je pas la même chose, ici, dans ce flotoir ?
Écoute
« L’effort profond de chercher loin ce que les notes seules atteignent. »
→ cette évidence-là, sans cesse, cet effort-là, toujours repris, toujours « vain » d’une certaine manière mais avec le sentiment, néanmoins, de toucher là, quelque chose qui n’est nulle part ailleurs.
(en lisant Christine Jeanney, Oblique, p. 130)
Autocensure
Intéressant recul, une voix parmi toutes les voix, dans le livre de Christine Jeanney, comme la personnification des sur-moi et des censeurs qui sans cesse viennent entraver le difficile projet, le contredire, le juger. « Les choses se trament malgré moi. Les mots aussi. Ça n’a plus aucun sens, dit la voix au-dessus de ma tête, vindicative, qui voudrait du rendement, que ça sonne, que ça tienne, qu’on voie un peu l’ensemble, qu’on définisse des bords et une structure, qu’on attrape cette fresque par un bout pour s’en aller vers l’autre, qu’il y ait la narration, un personnage un sujet un verbe un complément, enfin que tout ne soit pas ce fouillis gribouillé sur un mur abîmé qui tremble de partout / Chi se ne frega. » (p.130)
→ et si justement, c’était cela la force du livre ? Avec de puissants effets de fondus enchaînés. On sort du livre sans avoir toujours bien compris qui est qui, mais cela n’a aucune importance. Il y a eu quelques focalisations, comme la voix à la petite couverture blanche (magnifique invention que celle de ce personnage, surtout quand on sait ce qu’est cette petite couverture blanche) ou celui qui a traversé les Alpes. Ce serait plutôt comme une musique spectrale, une fresque mémorielle qui travaillent surtout sur les harmoniques et les résonances. En passant, l’écriture fait tinter des tiges de bambou, des cloches, des tuyaux de métal. C’est une sorte de harpe éolienne, bruissante de ce que le souffle des mémoires ici convoquées fait entendre. C’est une saga construite en calques superposés (dans une proximité, parfois, de Virginia Woolf, si chère à l’auteur qui la traduit) plutôt qu’une saga à l’américaine, type dynastie des Forsyte ! Une saga trouée (comme toute généalogie reconstituée), rêvée, très onirique, qui laisse une immense place au lecteur qui peut ainsi déployer ses propres rêveries, inventer ses voix à lui, comprendre que lui aussi il est au coeur (dans le chœur) d’une telle polyphonie, inscrite dans son corps, ses gênes. Christine Jeanney a su ne pas faire barrage. Elle n’a pas été ce que nous sommes trop souvent, sourds à ces voix qui voudraient encore un temps, minuscule à l’échelle des générations, se faire simplement entendre. Chant déjà tellement enfoui dans la nuit du temps, falaise avalée par le ressac des jours.
Comparaison des langues
J’avance dans les Esquisses de Billeter qui déploient toute une réflexion sur la langue, donc, et travaille sur la comparaison des langues et de leur manière de faire. Trois langues en particulier, le français, le chinois, l’allemand. « Pour entrer dans une langue nouvelle, nous apprenons des pas qui diffèrent des nôtres. » (p.49)
→ toujours cette notion du corps. Quelle idée magnifique que cette idée du pas des langues. Comment est-ce que je marche dans la phrase allemande, comment je me casse le nez parfois, partie dans une construction complexe mais à la française, que je tente de traduire sur le fil, ne tardant pas à me retrouver dans un cul-de-sac ! Comment à un stade intermédiaire, où l’on n’est plus dans la traduction littérale et pauvre, mais pas encore entré dans le processus de l’autre langue au point de pouvoir la laisser se dérouler naturellement ou presqu’en soi, on est tout le temps obligé de changer de pied (ou le pied, le pas) en avançant dans son propos. Il y a toute une stratégie à mettre en place (j’imagine que ceux qui font de l’interprétariat en direct doivent bien connaître ces processus d’ajustement constant, de réévaluation perpétuelle de la petite stratégie adoptée pour transcrire le propos du locuteur, et en particulier avec des langues comme l’allemand ! Puisqu’ici une petite particule placée à la fin de la phrase peut infléchir très différemment tout le sens de la phrase.)
Écouter l’enfant, le regarder
Dans cette perspective, il est passionnant de regarder un petit enfant qui commence à découvrir les mots, leur sens, bien avant même de parler. Ce véritable saut quantique qui se passe dans la petite tête, dont on découvre un beau matin, qu’elle comprend parfaitement ce qu’on lui dit, qui peut parfois être relativement complexe. C’est un niveau d’intégration cérébrale inouï, on a trop tendance à l’oublier. Ce franchissement qui s’opère, le souligne Billeter, par les jeux de langage, par exemple celui des questions et des réponses : l’enfant « saisit le geste de la question, qui reste en suspens, et trouve le geste de la réponse, qui résout la tension. »
→ processus éminemment musical que ce jeu de la tension et de la détente, dite dans le contexte de la musique tonale, la résolution. Ce couple tension/détente ou résolution n’est-il pas universel ? La négociation, par exemple, est un jeu de tensions/résolutions.
Fa # mineur et bon tempérament
Mon obsession de fa # mineur et toutes les questions qui tournent autour. Je le retrouve dans le merveilleux livre que Gilles Cantagrel consacre à la rencontre, quasi mythique, de Bach et de Buxtehude, à Lübeck, en 1705, alors que Bach à vingt ans et qu’il est venu à pied d’Arnstadt, à plus de 300 kms de là, en passant par la lande de Lunebourg. Je lis : « Les deux musiciens et les deux souffleurs descendent de la tribune et se rendent au grand orgue, où Sebastian avait vu hier le maître dans l’exercice de ses fonctions. Cette fois, c’est Buxtehude qui s’installe d’abord aux claviers et entonne un grandiose praeludium. En fa dièse mineur, ce "ton de la chèvre", impraticable, interdit… ! ». (p.51) S’ensuit toute une conversation entre les deux musiciens, Buxtehude portant à la connaissance de Bach, qui en entend parler pour la première fois, la question du tempérament ; « Il y a maintenant près de vingt-cinq ans, raconte Buxtehude, que mon ami Andreas Werckmeister, le facteur d’orgue mathématicien (…) a jeté les bases d’une nouvelle manière d’accorder les instruments à clavier, telle qu’on puisse pratiquer toutes les tonalités sans craindre le diabolus in musica, la quinte du loup ou le ton de la chèvre. (…) Sitôt qu’il m’en a fait la démonstration, j’ai fait réaccorder entièrement mes deux orgues sur les bases nouvelles de ce qu’il appelle à juste titre le "bon tempérament". (Gilles Cantagrel, La Rencontre de Lubeck, p. 51 et 52).
Retour intense à Juliau
Je retourne à la Face nord de Juliau de Nicolas Pesquès, quittée il y a maintenant sans doute deux ou trois ans (oui le dernier opus date de 2013). L’auteur annonce qu’on trouvera ici ce qu’il appelle des formules, cristaux théoriques. Car « depuis le début, soit depuis l’été 1980, l’étonnement s’est accru de voir ce que fabrique le langage, ce que les choses deviennent après être passées par ses griffes, ou dans ses voiles. » (p.11)
Ce que passer veut dire
« Ce que passer veut dire. Toujours cette question du transport. » (11). Oui, la question du transport, tellement universelle et complexe, ce qui transporte et ce qui porte, aussi, phore, métaphore, photophore, sémaphore, christophore (je pense à Michel Tournier) et J.-F. Billeter, ce geste qui est revenu me hanter à plusieurs reprises.
Ècre
Revoici écre, ce mot formé par Nicolas Pesquès et sur lequel j’ai souvent buté. Il le reprend, l’explique « il s’est installé dans ma bouche, il m’a colonisé. » (12) : de « l’écriture qui fend son propre racloir ». Je tente de l’éprouver, mieux que je ne l’ai fait, de le penser à mon tour avec ma bouche, de le dire, de le retourner.. Il me devient plus convaincant.
Chez Pesquès, la puissance corrosive de l’insistance. Le geste répétitif. La tentative sans cesse réitérée, d’une manière qui fait parfois penser à Sisyphe, d’enfoncer un coin dans le réel : « ouvrir le mur, le corps, la viande qui durcit. » (13)
De l’âme des violons
Lisant un entretien avec Anne Sophie Mutter dans Classica (n° 180, mars 2016), je découvre que ce que les Français appellent, si joliment, l’âme du violon, se dit Stimmstock (littéralement le bâton de la voix) en allemand, ce qui, concède la violoniste, est « moins poétique » et plus réaliste puisque l’âme du violon est une toute petite pièce de bois d’épicéa maintenue verticalement entre le fond et la table (dessus) de l’instrument. Son placement, délicat, se fait grâce à une pointe aux âmes. L’âme a un double rôle, transmettre les vibrations des cordes au fond de l’instrument et soulager les pressions qui s’exercent sur le dessus du violon. En anglais l’âme se dit sound post. En italien, l’anima del violino.
Le conseil de Buxtehude
Voici un bon conseil de Buxtehude au jeune Bach de vingt ans qui vient de se mettre à l’orgue : « Interpellez vigoureusement l’assemblée ! Vos auditeurs doivent immédiatement comprendre que ce que vous avez à leur dire est important. Et cet accord à contretemps leur interdit tout répit : tenez-les en haleine dès le début, et maintenez leur attention en éveil jusqu’au terme de votre propos. Mais attention, pas un mot de trop, pas une note inutile ! »
C’est ainsi que Buxtehude aurait parlé à Bach, selon Gilles Cantagrel. Scène qui prend place dans son merveilleux livre La Rencontre de Lubeck.
→ conseil valable aussi bien pour toute interprétation musicale. Encore une fois ce que j’ai ressenti si fort lors du récital de Lukas Geniušas, cette manière d’embarquer l’auditeur dès la première note de chaque pièce et de ne plus le lâcher. Sans doute en raison de sa vision d’ensemble à lui, de la manière dont il fait vivre la musique en lui, dont il l’a organisée, rêvée, pensée en lui-même. Il faut « organiser le discours musical en lui donnant une puissante unité interne dans sa diversité, le continu dans le discontinu, sous peine d’incohérent bavardage. » (p.105)
Valable aussi pour le/la journaliste. Je me souviens, mais je cite de mémoire, un propos de François Mauriac disant en substance que lorsqu’on écrivait un article, il fallait saisir le lecteur par le revers de son paletot dès les premiers mots et ne plus le lâcher jusqu’à la fin !
→ important aussi la chute de la citation de Cantagrel : pas un mot de trop, pas une note inutile. Pour tenir le pari, il faut tenir le propos, l’empêcher de divaguer, le concentrer au maximum. Surtout aujourd’hui où l’attention des lecteurs est tellement sollicitée. Que d’articles j’ai abandonnés à cause d’un insupportable délayage introductif !
La signification que l’on prête à la musique
« La signification que l’on prête à la musique (…) il faut la chercher d’abord dans la musique même, et avant tout dans l’organisation interne du discours. « (106)
→ Je viens donc de finir ce très beau livre. Une sorte de « fantaisie » sur les noms de Bach et de Buxtehude, très documentée, très plausible mais ne reposant que sur quelques phrases de Carl Philipp Emanuel Bach qui parlant de son père écrivit « il entrepris un voyage à Lubeck, qui plus est à pied, pour y écouter Dietrich Buxtehude, célèbre organise à cette époque de l’église Sainte-Marie de cette ville. Il y séjourna trois mois, non sans profit pour lui-même, et revint ensuite à Arnstadt. » (p.185). À partir de là Gilles Cantagrel a procédé à une sorte de reconstitution, avec comme points forts, les deux grandes cérémonies, Abendmusiken exceptionnelles, organisées à Lubeck en décembre 1705, pour commémorer la disparition de l’empereur Léopold 1er et l’élection de son successeur, Joseph 1er. Gilles Cantagrel prête de nombreuses et belles réflexions à Buxtehude sur le sens de la musique en rapport avec la création et Dieu, sur la symbolique des nombres, sur la question du tempérament en musique, etc. C’est érudit mais en même temps très facile à lire.
Mais pour moi une petite gêne, celle-là même qui me fait fuir les adaptations filmées des livres que j’aime. L’histoire racontée par Gilles Cantagrel ne correspond pas à celle que je m’étais forgée dans mon for intérieur, rêvant, souvent, de cette rencontre de Buxtehude et de Bach. Je les imaginais seuls ou presque dans une église en hiver et au crépuscule, en train de jouer l’un pour l’autre de magnifiques pièces d’orgue, de les commenter, d’enrichir leur perception et leur écoute mutuelles de la musique. Alors que dans le livre ces apartés sont quasi inexistants, les deux musiciens étant pris dans le tourbillon de l’organisation de toutes les fêtes liturgiques et musicales qu’ils doivent assumer.
Allemagne, Baden-Baden, Karlsruhe et les deux Atlas
À Baden-Baden, une très forte exposition Gerhard Richter au musée Frieder Burda, « Birkenau ». Exposition qui fut une découverte pour moi, que je dois retravailler, à partir notamment d’un livre (en allemand) acheté sur place. Il comporte notamment une très belle lettre de George Didi-Huberman à Gerhard Richter. Elle a été traduite en allemand et je vais voir si je peux la trouver en français. Didi-Huberman y parler du côté aporétique de l’œuvre de Richter. M’a fascinée aussi la découverte de l’Atlas de Gerhard Richter qui compte à ce jour 800 feuillets, de grandes feuilles sur lesquelles il rassemble un matériel complexe, des photos faites par lui ou par d’autres, des coupures de presse, etc.
À Karlsruhe, impressions mitigées devant le ZKM, Zentrum für Kunst und Medien, une ancienne usine d’armement reconvertie en immense espace culturel, avec salles d’expositions, auditorium, médiathèque. Les trois expositions présentées ne m’ont pas paru très convaincantes et par moments même bien oppressantes : « New Sensorium » avec une intrigante installation de Kohei Nawa, de fins filaments d’huile de silicone noir qui descendent vers une sorte de flaque noire, « Global control and censorship » et « Global Games ». Mais le lieu est impressionnant et j’ai noté qu’il y aurait de juin à octobre une exposition autour de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg.
Les deux atlas, Warburg et Richeter
Conjonction en effet de deux Atlas, celui d’Aby Warburg, évoqué par Didi-Huberman dans le catalogue de l’exposition G. Richter et celui donc de G. Richter.
Et cette idée qui insiste, de constituer à mon tour une sorte d’Atlas, dont il me reste à trouver le nom, une sorte de pendant « images » du flotoir.
Nicolas Pesquès
Je continue mon avancée lente dans le nouvel opus Juliau et note que cela résonne fort dans ma confusion intérieure, Birkenau, Gerhard Richter, Aby Warburg, G. Didi-Huberman, ma propre idée d’atlas : « quitter la représentation sans quitter la colline ». Quitter les mots, sans quitter les sensations, les idées. J’ai entrevu que Didi-Huberman parlait de l’art aporétique de G. Richter. J’ai souvent utilisé ce mot d’aporie à propos de Juliau et du travail de Nicolas Pesquès.
S’extraire de la représentation
Nicolas Pesquès : « Entrer dans la matérialité verbale, et au bout dans le non-moléculaire, le sans grain : une sorte de jaune vif.
L’ampleur de ce qui est écarté, l’effort de destruction quand tout le corps s’ouvre, attaché au phrasé, puis en plein détachement. Nuit totale du jaune frais, de l’hébété construit. Ahurissante réalisation de l’oubli qui aura scripté. (…) La douche nue, grammaticale, comme on traverse le pré et bientôt l’écriture à même cette vapeur. Ablution vers exactement la forme. Corps qui va. » (p.15)
Il y a ici toute la question du geste, travaillée en profondeur par Jean-François Billeter dans ses Esquisses qui resurgit. Le geste en substitution (temporaire au moins) aux mots. Que ce soit dans la musique ou dans l’attention au monde.
→ C’est aussi toute la question de Gerhard Richter « devant » Birkenau, pour ce que j’en comprends maintenant, à un stade très précoce de cette recherche. Il travaille à partir de quatre photos prise par un Sonderkommando. Il lui faut comme ensevelir ces photos qui seront la toile de fond au sens propre des quatre tableaux présentés à Baden.
Le présent pour sa chimère
« On aura choisi une conjugaison : par exemple le présent pour sa chimère. »
(p. 17)
Impossible présent, présent impossible, toujours déjà passé, toujours à venir, jamais là, ou si fugitivement. Quand je parle au présent, suis-je dans une forme d’illusion, de mensonge ? Quand je dis je suis, suis-je, ou bien étais-je, il y a une milliseconde, ou serai-je, dans une milliseconde ? Oui, le présent est une chimère. Écrire, parler, au présent, une imprécision, à tout le moins.
Beauté
Il y a dans ces pages de Nicolas Pesquès, qui sont à la fois désespérées et énergiques, dynamiques (donc de facto pas complètement désespérées même si je sais bien qu’on parle de l’énergie du désespoir) une beauté, la beauté de quelque chose qui brûle. « Jaune deuil presque serein qu’écrire peut peindre jusqu’à ce que lire pleure. » (p.18)
Des passages proches de l’idée, au fond très absolue, que je me fais de la poésie. Une brûlure. Quelque chose qui vous brûle mais qui est aussi le substrat d’un feu, de quelque chose qui a brûlé, noir.
Qu’est-ce qu’on voit quand on lit ?
Question cruciale. Immense question ! Que je complète volontiers par : qu’est-ce qu’on entend quand on lit ? « On ne voit pas les mots ». Non en effet. On voit ce qui défile, les fils, ce qui naît des mots, mots attachés ensemble, mouvement cinétique, comme un train, fondu du sens et des sens. Naissent et meurent, s’entrelacent vives et mortes, des images. Venues d’où ? De la conscience et de l’inconscient du lecteur. Inouï travail cérébral qui identifie chaque mot sans l’isoler, une synapse qui s’allume, et qui de ces brassées de signes fait un sens et parfois entraîne bien au-delà du sens apparent, du sens voulu par l’auteur. Chaque mot comme une timbale frappée par le mouvement des yeux, résonnant. Question de la rémanence aussi. « Puis l’oreille entre en mémoire à partir d’un jaillissement. » et cela encore « on voit ce qu’on lit, la bouillie ou la synesthésie. » (p.22)
Rencontres
Idée de noter les noms de tous ceux que j’ai croisés dans une journée, ceux qui m’ont marquée, vivants ou morts. Chaque jour.
Ainsi cette journée du 7 mars, dominée par Nikolaus Harnoncourt (mort le 5 mars). Mais aussi par Herman Gorter (beaux poèmes choisis par Alain Lance dans la traduction récemment parue de Saskia et Henri Deluy, le père et la fille) – Brahms – Louis Thiry – Jean-François Billeter – Nicolas Pesquès – Bernard Collin –
Atlas
Je réfléchis toujours à mon Atlas mnémosyne à moi, qui ne sera pas un mnémosyne dans le sens qu’il voudrait trouver des traces des grands mythes de l’humanité, mais plutôt un moyen de me souvenir et de rapprocher, de continuer à travailler la question des échos, des dialogues. J’ai du matériel, ce que j’ai rapporté des deux jours en Allemagne par exemple, je réfléchis à une manière de faire à la fois élégante et simple. Je pense à de simples feuillets indépendants, datés, où reproduire par scan des parties de brochures. On sait trop ce qu’il en est avec les brochures, parfois très intéressantes, on les collecte et puis ça finit pas disparaître dans le trou noir de la bibliothèque ou de la poubelle. Or il y a des choses là-bas qui sont entrées en vibration et j’aimerais bien garder trace de cela. La réalisation matérielle serait simple et l’idée s’en est imposée rapidement : des feuillets donc. Pas de colle et du N&B (imprimante laser) seul. Annotations manuscrites possibles et bienvenues.
Les quatre regards de Nikolaus Harnoncourt
Lundi 7 mars, sur France Musique, dans une brève interview de Didier Durand Bancel qui travailla entre autres pour Teldec et Erato, cette remarque sur Nikolaus Harnoncourt. Il avait en fait quatre regards, quatre manières de regarder : le regard un peu halluciné dont on parle souvent mais aussi le regard de la bienveillance et de l’écoute extrêmement attentive (Didier Durand Bancel décrit l’extraordinaire concentration d’Harnoncourt), un troisième regard d’intensité rieuse malgré cet autre regard, le quatrième, celui d’un pessimisme très actif.
La référence
Une immense question, celle-là aussi, que celle de la référence. Tout n’est-il pas référentiel ? Mais Nicolas Pesquès qui dans les premières pages de son livre semble réfléchir à sa démarche poétique et à l’aventure assez inouïe des Juliau écrit : « Serait désormais pensable qu’il peut exister une organisation de phrases, entièrement soustraite à la référence et totalement dédiée à la construction d’une colline. » (p.27)
→ difficile à imaginer, à envisager, cette organisation entièrement soustraite à la référence, mais certaines phrases de ce livre, dont j’ai déjà souligné la beauté et le côté brûlant (faute de pouvoir mieux en écrire) relèveraient de ce très petit monde de phrases sans références. Raison pour laquelle elles attirent et déconcertent, car elle trouble l’immense jeu référentiel sans cesse à l’œuvre chez le lecteur, un jeu qui peut parfois troubler la lecture comme peut se troubler une eau claire. Il faut savoir sans doute comme lui parvenir à « interroger le socle qui n’est pas le langage mais, dans le corps, le lieu d’où la main part en jaune ou en mot. » (p.16)
Recherche
« Ce que je cherche à voir est ce qui me regarde » écrit Nicolas Pesquès (p.29). Variante « Ce que je cherche à entendre est ce qui me parle ».
Ce qui me regarde ; quelque chose m’a regardé au-delà, derrière le sans tain de ma conscience à Baden Baden. « Birkenau », les quatre toiles de Gerhard Richter, tout le processus qui y a conduit, tout cela a déposé en moi quelque chose qui ne m’a pas quittée plusieurs jours après. Se sont mises à vibrer tant de dimensions : extermination, mémoire, archives, irreprésentabilité, abstraction, œuvres de Pierre Wemaëre, photos de mon père, mes propres photos, le palimpseste, la trace, le recouvrement, enrichissement ou enfouissement.
Penser
« Penser reste une sensation » (Nicolas Pesquès)
« L’observation nous apprend que ce n’est pas la conscience qui pense, mais le corps ». (Jean-François Billeter, Esquisse n° 15)
Un bloc de sensations
« Un bloc de sensations à porter sur la page » écrit Nicolas Pesquès (p.33)
N’est-ce pas l’expérience même du poème ?
Fotoir
Oui ce sera tout simplement le Fotoir, mon atlas à moi. Je l’ai commencé hier, deux feuillets. Je travaille par documents montés dans Word, avec les images, puis j’imprime. Je fais deux enregistrements, dont un en PDF. Il y aura ainsi aussi une version couleur dans mon ordinateur. Mais je me réserve la possibilité d’écrire à la main sur les feuillets, ce sera même sans doute une des caractéristiques du Fotoir, le commentaire. Parmi les feuillets une copie d’écran du site de Gerhard Richter qui propose l’intégralité des 800 planches de son atlas. J’ai fait un rapide calcul, il doit en fabriquer une vingtaine par an, donc une toutes les six semaines en moyenne. Ce sont des planches beaucoup plus grandes que mes feuillets, mais je tiens au format feuillet pour toutes sortes de raison. Et je ne suis ni Richter ni Warburg !!! J’expérimente une autre approche, une annexe en quelque sorte du Flotoir, une manière de résoudre la question de la documentation et des images.
Avec toujours cette fascination pour les travaux-fleuve, comme les Cahiers de Valéry, le Zibaldone de Leopardi, Le Brouillon général de Novalis… et ces deux « Atlas » qui portent au jour et à la connaissance des matériaux qui vont entrer en phase, voire en fusion.