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Rédigé par Florence Trocmé le 19 avril 2016 à 11h25 dans photomontages | Lien permanent
Langue et littérature
Cécile Wajsbrot s’adressant à Hélène Cixous, lui demande si, pour elle, « la littérature n’est pas venue se substituer à la langue. Si la littérature allemande ou de langue allemande n’a pas été l’occasion de tenir le fil de l’allemand par d’autres voies, et d’autres voix. » (Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, Autobiographie allemande, p.97)
→ pour moi, en tous cas, la réponse est oui. Voie et voix : lire l’allemand, lire Stifter, Mann, Zweig peut-être… et aussi lire les auteurs allemands en français, Novalis par exemple (avec souvent recours à l’original).
Nationalité humaine
« Je vais jusqu’à oublier que Freud est autrichien. Sans doute parce qu’il est, comme Shakespeare, de nationalité humaine. » (HC.CW.102)
Antoine Emaz, la lecture
J’ouvre Planche, le livre de notes d’Antoine Emaz, publié par Rehauts qui vient d’arriver. Quelqu’un qui est indéniablement de nationalité humaine ! « Ce qui est à la fois difficile et sain dans la lecture, c’est la nécessité de mettre en veilleuse ses propres réglages internes pour essayer de passer sur ceux de l’autre. » (Antoine Emaz, Planche, p. 9)
Piano
« J’adore le piano, j’avais 7 ans quand il est devenu mon meilleur ami, et ça n’a pas changé. Mais je trouve que le clavier est une invention machiavélique, typiquement européenne, nulle part ailleurs sur terre on n’a imaginé un truc aussi compliqué et finalement aussi peu musical. Déjà, il coupe les notes en tranches en décrétant que le demi-ton est le plus petit intervalle exprimable – quel gâchis… une oreille attentive peut facilement entendre un sixième de ton. Du coup, ça mélange les bémols et les dièses, bref c’est comme un grillage à travers lequel on décide de faire passer la patate de la musique : de l’autre côté, il en sort des frites, c’est magique mais, dans l’opération, on perd plein de petites choses qui font le goût des bonnes purées… Certains inventeurs ont décidé de s’affranchir du clavier, de chercher ailleurs, mais c’est très pratique, un clavier, quand on est dans la science, c’est précis et bien tranché. D’ailleurs, c’est sur un clavier de machine à écrire, puis d’ordinateur, qu’une bonne partie de l’humanité passe désormais le plus clair de son temps ! Laurent de Wilde, dans Le Monde daté 1er avril, à l’occasion de la sortie de Les Fous du son, chez Grasset. (source)
A rapprocher de cette remarque du musicien Iégor Reznikoff, cité dans le livre de Jacques Donguy sur La Monte Young : « le piano classique actuel sonne faux. À part les octaves, tous les intervalles sont, acoustiquement parlant, légèrement faux » (JD.138)
Lecture associative
Dans certains textes, chaque avancée fait surgir des associations ; ainsi, tapant ce texte d’Hervé Piekarski pour Poezibao, je pense à Nicolas Pesquès (le sursaut de la couleur prévient le corps), aux oiseaux qui font un concert inouï matin et soir en ce moment (ce matin, comme jamais les oiseaux auront été l’œuvre du ciel), à l’amie dont le chat est malade (immobile dans l’écuelle le lait), à Werner Herzog (nos visages dans la vitre ancienne)
→ Pourquoi ? Comment ? alors que le texte suivant, même s’il suscite une forte émotion esthétique, ne produira aucun écho ? Lit-on aussi pour activer la survivance ? Lire serait-il parfois un filet à papillons mémoriels ?
Flotoir
Passage à vide, des notes, mais a minima, un grand sentiment de doute et de découragement par rapport à cette masse du flotoir. Quel sens, quel but ? Le doute atteint tous les domaines de travail simultanément : le piano, l’allemand, le travail pour la musique et pour la littérature, la lecture, etc. Mais je le sais cyclique. Je le laisse passer, comme passent en ce moment les bourrasques et les averses.
Lectures
Je voudrais dans ce Flotoir distinguer désormais, peut-être, les lectures en cours, répertoriées toujours sous la rubrique « Lectures » et les lectures de passage, sous la rubrique « Livres parcourus ». Tant et tant chaque jour et sans cette nouvelle manière de faire, trace perdue alors que cela a un sens, le simple fait d’avoir été vers ce livre, de l’avoir ouvert, d'en avoir lu des fragments, fut-ce de manière complètement superficielle.
Stase
Jacques Donguy écrit dans sa biographie de La Monte Young que ce dernier a toujours été intéressé par l’état de stase et il le cite disant en 1964 cela, que je trouve très beau : « Cette musique [The Tortoise, His Dreams ans Journeys] peut se jouer sans s’arrêter pendant des milliers d’années, exactement comme la Tortue a survécu pendant des millions d’années dans le passé, et peut-être après de nouveau elle va continuer à vivre pendant des millions d’années, et comme toutes les tortues dans le passé, elle sera capable de dormir et de rêver au nouvel ordre des tortues à venir et des anciens tigres à fourrure noir, et elle a le pressentiment du tourbillon 189/98 dans la Région du Lac Ancestral Perdu. »
→ La Monte Young qui a travaillé toute sa vie sur la question des sons tenus très longtemps et également autour de « l’importance de l’idée de drone, de structurer la musique autour d’un point fixe, et d’organiser les autres fréquences autour de ce point fixe, ce qui permet d’être plus précis. (Jacques Donguy, La Monte Young, p. 116)
La note dominante
Et cela qui rejoint mes interrogations sur notre « note dominante ». Sommes-nous accordés sur une fréquence particulière, émettons-nous une fréquence particulière, chantons-nous spontanément toujours la même note ? Jacques Donguy écrit à propos du musicien indien Pandit Pran Nath avec qui La Monte Young et sa compagne Marian Zazeela ont travaillé et vécu pendant des années : « Quand Pandit Pran Nath est arrivé en Amérique, sa note dominante était proche du do. »
Le tamis personnel
Je suis immergée dans le très beau Planche d’Antoine Emaz, mais je note peu, j’ai envie de me laisser porter par la lecture, de la laisser déposer en moi, sans forcément pratiquer tout de suite cette forme d’extraction que sont ces notes du Flotoir. Je note peu donc, pour l’instant. Je note qu’il faudrait tout noter, tant la plupart des courts paragraphes sont riches de réflexions, d’associations, de questions : « Le réel est ce que j’en saisis à travers mon tamis particulier (sensoriel, émotionnel, mais aussi culturel, idéologique…) » (Antoine Emaz, Planche, p. 10)
→ polysémie de Planche, qui ici n’est pas courbe ! L’établi bien sûr, le côté artisan auquel Antoine Emaz fait si souvent référence, mais aussi l’idée de faire la planche, de laisser venir sensations, états, impressions, poèmes, même, qui ensuite seront menuisés, ô combien, sur la planche de l’établi.
Forme
Cette citation, magnifique, de Webern, qu’Hervé Piekarski a mis en exergue de son livre L’État d’enfance, II : « Vivre veut dire défendre une forme ». Et Antoine Emaz, réfléchissant à la distinction prose et poésie : « il est bien moins important de pouvoir cadastrer, ramener les formes à du connu normé, que de voir si elles fonctionnent. » (AE.11)
Hypersensibilité
« L’hypersensibilité est un handicap autant qu’un don. On est continuellement en train de régler les capteurs internes pour retrouver une vision "normale" des choses. » (AE.16)
Aller vers soi-même
Et cela si fort et si porteur : « Toujours aller vers soi-même, mais pas égoïstement ou narcissiquement ; simplement parce que c’est le plus direct chemin pour aller vers sa part profonde d’humanité. C’est par elle que l’on peut vraiment rejoindre les autres ».
→ Dans ce nouveau livre de notes, il me semble que l’homme Antoine Emaz s’exprime plus que dans les précédents, depuis Lichen, lichen. Alternent ainsi des notes sur la littérature, la poésie, l’écriture et des notes sur la vie quotidienne, sur des choses ressenties. Cela innerve encore plus l’écriture, la rend encore plus parlante pour soi, y compris dans son aspect strictement littéraire. On n’est pas exclu de cette pensée en mouvement.
Antoine Emaz le souligne d’ailleurs lui-même, parlant de son parcours dans ses livres de notes, Lichen, lichen, Lichen, encore, Cambouis, Cuisine : « Dans Cambouis, et plus nettement avec Cuisine, je glisse vers le journal. La note ratisse plus large et je vais intégrer la famille, les lectures, les amis, la politique, le métier, la vie quotidienne… » (AE.63)
Le Méridien
J’entame aussi, tout doucement, la lecture du livre de Jean Daive sur Paul Celan. Je lis cela à propos du Méridien dont Paul Celan disait « Lisez Le Méridien, ce que j’ai à dire sur la poésie se trouve là, là surtout ». Bernard Böschenstein, avec qui Jean Daive dialogue au début du livre, fut appelé par Gisèle Celan à publier les matériaux du Méridien, travail qui lui a pris une dizaine d’année. À propos du Méridien, donc, Jean Daive écrit : « Le Méridien est tout d’abord un titre et un texte, et un texte compliqué, à plusieurs niveaux de lecture parce qu’il raconte plusieurs histoires tout en ayant les accents d’un manifeste et tout en étant un hommage à Georg Büchner, figure, disons-le, de second plan pour beaucoup dans la littérature allemande, sauf aux yeux de quelques-uns. »
→ dont ceux qui aujourd’hui se rassemblent dans une sorte de confrérie informelle du 20 janvier : « le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne… »
Le langage syllabique
Il y a chez Celan, dit Bernard Böschenstein, « cette idée d’une conversion, d’une métanoïa fondamentale qui doit être amenée par la grande poésie. Pourquoi ? La poésie est là. » On est très proche de « sa notion de "l’involution", qui doit se retourner vers l’intérieur, vers une origine qui chez lui est évidemment le rapport étroit aux morts, à partir duquel tout se rétrécit (…) Il le dit toujours, il le dit dans "Tübingen, janvier", où le poète devient enfant, devient bègue, devient syllabique. C’est très important pour lui, le langage syllabique, c’est une manière de décomposition qui lui permet de refaire à partir de zéro une langue qui est d’abord une langue faite d’intervalles, faite de pauses, faite de césures, faite de silences. » (in Jean Daive, Paul Celan, Les Jours et les nuits, éditions Nous, p.15)
L’idée est reprise ensuite à propos du poème « Anabase », dont Bernard Böschenstein dit que c’est un des plus importants qui soit, « parce que c’est vraiment la poétique de la syllabe. (…) Nous avons ici cette langue morcelée, qui est en même temps une langue sonore et une langue luisante. Nous avons donc le concours du visuel, de ce qui est ouvert à l’ouïe et de ce qui est linguistiquement découpé. » (JD.23)
Johannes Poethen
Dans ce même livre de Jean Daive, une très impressionnante séance de traduction de poèmes de Johannes Poethen par Jean Daive et Paul Celan. (JD.33 à 54)
Le DSCH
« La lancinance du DSCH, ré-mi bémol-do-si, signature musicale de Dimitri Chostakovitch. » (Marie-Aude Roux, dans Le Monde)
→ Je l’ignorais ! Même principe que le fameux B.A.C.H. de Bach ! si bémol, la, do, si bécarre, que l’on retrouve comme signature plus ou moins cachée dans de nombreuses œuvres. Les peintres se campaient dans un coin des retables, les tailleurs de pierre signaient au revers d’une pierre de cathédrale, les musiciens, quand ils peuvent transcrire tout ou partie de leur nom dans le système d’équivalence notes et lettres, le font aussi, à leur manière.
La Monte Young et la spiritualité
« Pour La Monte, jouer de la musique est une expérience spirituelle. (…) Il y a cette idée dans la musique indienne, que l’univers tel que nous le connaissons a été créé par le son ».
Il faut rappeler que La Monte Young a été très proche du très grand chanteur indien Pandit Pran Nath.
Je recopie cette remarque de Jacques Donguy qui me renvoie au livre d’Hervé Clerc, Dieu par la face Nord, lequel s’étend longuement sur l’hindouisme : « Il y a pour Young une double identité : le Dieu rationnel occidental du Nombre et l’auteur éthéré de l’oriental OM, sans parler des déités disparates de la contre-culture, le LSD, ou de la religion des Mormons. »
Son frappé et son non frappé
Dans la théorie musicale indienne, il y a deux types de sons, le son frappé, qui est le son que vous pouvez ressentir physiquement, et le son non frappé, qui est l’équivalent pythagoricien de la musique des sphères. Le son non frappé, ce sont les vibrations de l’éther, ou les vibrations au niveau de l’atome. (JD.178)
Note de passage
musique – méditation – marche – lecture.
Peu et rien
Antoine Emaz : « Le poète n’est pas un enchanteur, même "pourrissant" mais il ne confond jamais peu et rien » (AE.46)
Courbes de lecture
Magnifique et tellement proche de mon expérience cette idée d’Antoine Emaz de la courbe de lecture : « Il y a des courbes de lecture comme de température. Par exemple : choc de la découverte, admiration, magie affaiblie, magie disparue. Ou : indifférence première, intérêt naissant, intérêt confirmé, désir de lire davantage. » (AE.60)
Compilation de notes
Antoine Emaz écrit à propos d’un choix de notes thématique pour la revue Triages, la difficulté à éviter un certain ressassement. Et qu’il préfère « la circulation des récurrences qui se fait à la longue dans un recueil de notes » (AE.62)
→ Remarque qui est valable aussi pour ce Flotoir et qui me rend si difficile d’envisager des compilations thématiques. Chaque fois que je l’ai fait, j’ai eu un sentiment d’échec, voire de honte.
C’est aussi ce que l’on a fait subir aux Cahiers de Paul Valéry pour l’édition de la Pléiade et même si lui avait commencé à classer l’immense matériau des Cahiers selon certaines thématiques, cette approche éditoriale est-elle une bonne chose ? Sans doute oui, si elle apporte un complément à la lecture des Cahiers tels qu’ils furent écrits. Et il faut dire qu’être confronté à l’édition CNRS n’est en aucun cas une mince affaire : énormité et poids des volumes, déchiffrage de l’écriture manuscrite, etc.
Sur la note de lecture
Antoine Emaz dit qu’à force de notes de lecture il pense arriver peut-être à une forme sienne pour cet exercice : « il faudrait être plat. La critique doit rester au service du livre, même quand elle est négative »
→ il y aurait tout un travail à faire sur l’évolution des notes d’Antoine à l’intérieur même de Poezibao, lui qui en propose si généreusement et continument quels que soient les aléas de sa vie depuis plus de dix ans.
→ quelle remarquable éthique de la critique que celle formulée ici. Être au service du livre, du disque, des musiciens, même si l’avis est en partie négatif.
→ Mais j’ai pour ma part de plus en plus de mal avec cet exercice. J’ai une vraie vie (dans les bons cas) avec le livre, un corps à corps, un esprit à esprit, un âme à âme même parfois que la note ne peut refléter. Je ne sais pas écrire une note plate, je n’ai d’ailleurs pas une très bonne puissance de synthèse, davantage une acuité de perceptions à fleur de texte, dont je rends compte par le biais des notes en lisant.
Filiation
Etrange et belle formule d’Antoine Emaz, toujours dans Planche (AE.113) : « Génétiquement vôtre, existentiellement autre ».
Remarque que je ne fais pas mienne, en raison d’un fort sentiment de filiation surtout du côté paternel. Filiation assignée certes, excluante de l’autre, mais filiation évidente dans les tropismes : les livres, la musique, l’intériorité, les pierres dures, la photographie, les boites à musique, etc.
Mémoire
« Mémoire. Mine dont on extrait les souvenirs, pépites parmi une montagne de débris, poussier, cendres. On ne sait plus où est passé le cours de la vie, ni quand. On creuse du temps pour retrouver tel ou tel visage abîmé, statue retournant à la pierre, l’indistinct, galet remué par l’eau jusqu’au lisse. Ombres illisibles, et pourtant leur poids, leur obstination à passer dans l’œil pour rien puisque muettes et presque sans noms. Formes qui vont vers rien, se défont, floues dans le ciel du soir. » (AE, 113)
→ c’est magnifique, c’est un poème en prose.
Lire
« D’où tu viens importe décidément moins que ce que tu es devenu, à force de déliaison. Pour les gens comme pour les livres, il ne faut pas s’arrêter trop à ce qui arrête, sous peine d’être bloqué. Il faut passer au-delà, ailleurs, autrement. » (AE.114)
→ ce qui me rappelle bien sûr le merveilleux conseil de mon père dans ma jeunesse : si tu ne comprends pas quelque chose dans un livre, ne t’arrête pas, continue, il y a des chances pour que l’auteur se répète et tu vas finir par comprendre.
Faits ou dates
Envie de noter ici, parfois, de simples faits. Ou des dates…
Désir qui me fait songer aux si beaux textes de Liliane Giraudon, intitulés Mon Pouchkine, Ma Tsvetaieva. Les simples faits, parfois si résonnants, pour celle ou celui qui connait l’œuvre. Comme des cordes tendues qu’il suffit d’effleurer pour entendre une longue résonance dans le for intérieur.
Paul Celan et Ingeborg Bachmann se sont rencontrés à Vienne, dans l’atelier d’Edgar Jené en janvier 1948. Lui se suicide le 19 avril 1970. Elle met presque trois semaines à mourir après qu’on l’a retrouvée, gravement brûlée, dans son appartement de Rome, le 25 septembre 1973. Elle meurt le 17 octobre 1973.
« Paul Celan écrit dans Le Méridien que tout poème doit garder inscrit son 20 janvier »
« Le 20 janvier, Lenz… »
Ces données sont extraites du très beau Paul Celan, Les jours et les nuits, de Jean Daive.
Lieux
Les lieux de Paul Celan à Paris, la rue de Longchamp avec Gisèle, la rue Tournefort à la Contrescarpe et son bureau de la rue d’Ulm et l’avenue Émile Zola, si près du Pont Mirabeau.
Le livre de Jean Daive sur Paul Celan est très émouvant et très troublant. Il me touche infiniment, je me sais sur zone, aux profondeurs où j’ai besoin de me mouvoir mais quelque chose aussi me trouble. Que je ne sais identifier.
Une librairie allemande à Paris
Dans ce livre, compilation d’articles et de conférences diverses, Jean Daive évoque une librairie allemande qui se trouvait Quai des Orfèvres, la librairie de Martin Flinker. Telle qu’elle était en 1958. Un rêve de librairie dont je n’imaginais même pas qu’elle eut pu exister. Cruelle comparaison avec les librairies d’aujourd’hui où l’infiniment futile, inutile côtoie l’important, voire l’essentiel. Chez Flinker, raconte Jean Daive, il y avait foison d’œuvres complètes (Freud, Schnitzler, Zweig, Broch, Nietzsche, Goethe, Schiller, Hesse, Kant, Lessing, Höldelin et « toute l’Allemagne venait ici, Mann, Hesse, Brecht)
Parlant d’un certain rayonnage dans ce lieu magique, il poursuit : « [Il] contient tout ce que je pense, tout ce que je sais, tout ce que je pressens, mais sans en avoir encore les mots. Les mots vont venir. Les mots sont ici, dans ces livres. Avec Gottfried Benn, Else Lasker-Schuler, Georg Trakl ; Rilke, Hölderlin, Martin Heidegger, Paul Celan ». (JD, 70 et 71)
La langue viennoise
Jean Daive évoque encore une rencontre entre Paul Celan et Martin Flinker, dominée par leur joie « de partager, non plus l’allemand, mais une langue aussi biseautée que la musique de Mozart : la langue viennoise, celle qui ajourne le chagrin. » (JD.74)
→ ce qui me renvoie à la remarque d’Harnoncourt que les musiciens du Philharmonique de Vienne sont sans doute les mieux à même de jouer la musique de Schubert, parce qu’ils connaissent cette langue-là, la langue de la ville et de la région de Vienne.
De la justesse
« Justesse. Impression très forte, quasi de l’ordre d’une évidence sonore immédiate – c’est ou ce n’est pas "juste" – mais demeurant mystérieux. Elle n’est pas fixée, elle peut varier d’un poème l’autre ; elle n’est pas non plus le résultat de l’observance d’un quelconque cahier des charges précédant le poème. (…) Un jugement clair, global, catégorique, sans justification verbale : le poème est abouti, ou non. Étrange aussi comme cette justesse semble le résultat de l’élimination du négatif : on sait surtout si ce n’est pas juste. Tel vers, ou passe ou poème ne va pas : il faut bouger. Une sorte d’intuition critique impérieuse alors qu’elle est semble-t-il sans fondement réflexif, sans explication ou raison claire et immédiate pour la justifier. » (Antoine Emaz, Planche, p. 128)
→ et petit sentiment de tristesse à finir ce livre d’autant plus que j’ai été surprise par la dernière tourne : je pensais qu’il y avait quelques pages encore. Fini sur cette belle notion d’erre qui est à la fois une allure, la trace d’un animal et la vitesse acquise d’un bateau
Écrire
Cette belle citation d’Hervé Clerc, relevé dans Dieu par la face Nord et sachant que le hara est le mot japonais pour ventre :
« Quand l’écriture provient du hara, elle est dense, profonde, singulière. Les siècles roulent dessus sans qu’elle cesse d’être actuelle. Les premières lignes de Moby Dick procèdent du hara. Les textes sacrés prennent naissance et tournure dans le ventre. Et l’Iliade et l’Odyssée. Et les tragédies grecques. Écrire tête penchée, les deux mains en cornet, comme l’orant. Par ruminage, pas avec la tête, pas avec l’air du temps, non. Avec le ventre. »
Zabolotski
Préparé tout un dossier Nikolaï Zabolotski pour Poezibao, anthologie permanente, note sur la création et note de lecture d’Antoine Emaz. Puis j’ai lu la fin du livre, terrible. Le récit de l’arrestation et de la déportation de N. Zabolotski en Sibérie, les interrogatoires, les humiliations, le froid, la faim, l’entassement à soixante dans une pièce faite pour dix personnes, etc. Et il faut penser que cela se passe encore aujourd’hui, par exemple en Syrie, en Egypte ou en Corée du Nord. Le récit du terrible voyage en Sibérie, qui a duré plusieurs mois, dans un train immense et sans fin, rappelle tout ce qu’on a pu lire sur les déportations nazies. La somme de la souffrance humaine est inimaginable.
Livres
Reçu ce matin, du Seuil, un gros livre de notes théoriques de Roubaud, Poétique Remarques, dûment numérotées à la Roubaud, de 1 à…4755 !!!! je ne sais pas encore s’il y a des trous dans le comptage, avec notre mathématicien poète, il faut s’attendre à tout. Sur la quatrième de couverture : 15 sections de 317 remarques. 317 est un nombre premier, ainsi que son palindrome 713 et justification plus poétique, 317 est lié à Pétrarque, Khlebnikov et Perec. À suivre donc, avec sans doute des « notes sur la création » en perspective !
Concernant Agnès Rouzier
Dossier du Cahier critique de poésie (n°31). Magnifique dossier conçu par Anne Malaprade. Ses interventions et celles de Stéphane Korvin sont profondément émouvantes car elles montrent à quel point un livre peut bouleverser une vie, la toucher très en profondeur, modifier peut-être quelque chose en l’être. Je suis un peu déçue par ce qu’écrit l’invité miracle ou fantôme du dossier, celui qui fut un très jeune amant d’Agnès Rouzier, un jeune Allemand, rencontré avenue de l’Opéra et avec qui elle fut liée pendant 4 ans et dont Stéphane Korvin ou Anne, je ne sais plus, a retrouvé la trace. Il a donné beaucoup de précisions sur Agnès Rouzier, ses parents, sa date de naissance. Beaucoup, c’est un grand mot en fait, car elle reste très mystérieuse et son mari, assassiné au Maroc par de jeunes homosexuels, n’est plus là pour dire quoi que ce soit. J’ai aimé aussi le bel Appel à témoins de Jean Daive.
Les notes
Du mal avec les notes. Je lis mais je ne note pas.
Pourquoi est-ce que je ne note pas ? Par fatigue, par scepticisme. Fatigue physique et lassitude mentale, psychique ?
Mais je lis
Mais je lis. En vrac, de plus en plus : Zabolotski, Rouzier, Daive/Celan, Roubaud.
Les piles de livres comme le pré pour l’abeille. Butiner, faire un miel mille-fleurs. Roubaud : « la poésie est l’ultime art de la mémoire »
Roubaud qui publie une somme considérable dans laquelle je suis entrée, à peine reçu le livre, une lecture au long cours, comme le Brouillon Général de Novalis, cette collection immense de plus de 4000 « remarques » sur la poésie, le nombre, le temps, la mémoire.
Méthode
Aurais-je un problème de méthode ? Collerais-je trop au texte ? Le travaillerais-je trop en exégète au lieu de m’en éloigner pour mieux le récapituler ? Chenille plus que papillon ?
Christophe Fourvel
Butinage qui peut amener à des trouvailles. Comme ce beau livre de Christophe Fourvel, Tant de silences, paru aux éditions de l’Atelier contemporain.
À propos de Rachmaninov : « De quoi cette absence de sourire est-elle le deuil ? » (CF.69)
Une grande variation, libre mais tenue, sur le thème du silence, des silences, notamment le silence des créateurs. Ni Rimbaud, ni Sibelius, mais Le Titien, Ettore Scola et d’autres.
Rachmaninov
Très belles pages sur le 2ème concerto de Rachmaninov qui se trouvent réveiller un souvenir oublié ou presque : ma propre écoute, pour la première fois, de ce concerto chez une amie dont la mère était pianiste et qui nous a fait écouter la version de Byron Janis. Et très curieusement, alors que Christophe Fourvel ménageait un certains suspens, qu’on ne savait pas encore qui était ce musicien qui ne souriait pas, j’ai comme entendu les premiers accords du concerto et j’ai vu la pièce baignée de lumière, très nue, belle, avec vue sur le Dôme des Invalides, où j’ai entendu l’œuvre pour la première fois. J’avais 15 ou 16 ans.
Et je l’entends par hasard, en recopiant ces notes, par Rubinstein, dans un enregistrement de 1956 (Chicago, chef Fritz Reiner, orchestre un peu sirupeux par moment) !
Musique et souvenirs
A propos de l’alliage souvent très fort entre certaines musiques et des circonstances, des évènements, des émotions de la vie, Christophe Fourvel écrit qu’elles sont, ces musiques « des malles extraordinaires et envoûtantes que chaque écoute rouvre. (…) Réécouter ces musiques devient une expérience sensible qui égratigne la notion de temps linéaire jusqu’à la faire vaciller ».
→ Temps, musique, mémoire, je suis incontestablement sur zone !
Les photos portent toutes un mensonge
Et voilà la photographie. Si j’ajoute que l’auteur semble souffrir une carence auditive de l’oreille droite, dont il décrit fort bien les effets, carence plus sévère que la mienne toutefois, j’en aurais peut-être fini avec les coïncidences ?
Donc, sur la photographie, voici cette évidence à laquelle je n’avais jamais pensé et qu’il énonce, en un coup de matraque initial : « Les photographies sont toutes porteuses d’un mensonge. Aucun bruit n’émane du désordre des rues, aucun son ne sort des bouches ouvertes. Un bruissement de feuilles ne résonne pas dans la forêt ventée. Les frondaisons, les boulevards, les opprimés sont muets. Le silence est le mensonge le plus sournois de l’image, nous y adhérons un instant, subjugués, prêtant sans aucun doute un calme et une harmonie plus grande aux motifs qui fixent nos yeux. Car le monde mutique est plus proche de nos rêveries que le vrai monde. »
→ Aveuglante évidence. Tellement aveuglante, que je n’y avais pas encore pensé ni ce que cela entraîne sur la réflexion par rapport aux images. Les photos sont silencieuses. Même si parfois nous entendons les voix que nous connaissons ou connaissions en regardant les images de nos proches.
La suite du chapitre est terrible. Titré « le silence des bourreaux », il évoque une image qui montre le massacre de centaines de « femmes nues, juives et nues, dans une fosse creusée, comme c’était le cas alors, de l’Allemagne à l’Ukraine, par les victimes mêmes, en bordure de leur mort. » (CF, 47)
Agnès Rouzier
« Comment aborder la vie courante pour qu’il y ait un rapport d’intensité – rapport hors duquel je suis aveugle – de moi-même aux choses. «
Claviéristes…
Tellement touchée par l’idée de Stéphane Korvin, retapant mot à mot le livre d’Agnès Rouzier, Non, rien, en vue de sa réédition en sa maison d’édition Brûle-Pourpoint et racontant dans le Cahier critique de poésie qu’il tapait très lentement pour s’imprégner de son écriture et de sa présence.
→ je me souviens avoir, quelques fois, fermé les yeux et tapé très lentement certains textes qui me bouleversaient, moi aussi. Nos touchers de claviéristes touchés au cœur.
Méthode
Au piano comme sur le clavier de l’ordinateur, essayer d’éviter la fausse frappe, quitte à prendre plus de temps. La fausse manœuvre s’inscrit dans les mains et il est difficile ensuite de ne pas la reproduire. Les professeurs de musique disaient « travailler lentement ». Je ne le faisais pas. Mais je note cette remarque de Paul Watzlawick, le grand théoricien de l’école de Palo Alto: « si on fait ce qu’on a toujours fait, on obtient ce qu’on a toujours obtenu » !!!
→ Par ailleurs qu’il s’agisse de notes ou de lettres sur un clavier, je pense que la notion de rythme aide considérablement à enfoncer la bonne touche. Pour un texte, se donner des syllabes, des groupes de lettres, que l’on saisit ensemble. Pour la musique, entrer dans le fond des temps, articuler les notes autour des temps, être infiniment scrupuleuse dans le phrasé. Dans une manipulation répétitive à l’ordinateur, ne pas s’autoriser le manque d’attention, la frappe « au pif », à corriger ensuite. Vigilance sur les enchainements. Le cerveau est plastique ! Il a si vite fait d’apprendre et s’il apprend à tort, il n’est pas si facile de revenir en arrière.
Le salaire de ma vie
Je reprends donc ma lecture de Raphaële George via le PDF d’un futur livre à paraître aux éditions Unes et que Jean-Louis Giovannoni m’a confié en vue de la préparation d’un article pour la revue Europe.
« Je n’ai plus qu’à écrire avec joie un œuvre de fin du monde. La prophétie, qui a sculpté mes vingt ans, se confirme terriblement à l’âge mûr. Dans ma rencontre avec les faits, toute ma vie est comprise. Je veux alors que ma vie soit le salaire de ma pensée… » (Raphaële George, Journal et feuilles éparses, p. 14)
Conscience du désastre
Il y a chez elle une conscience du désastre, très précoce au fond, quelque chose de parfois presque prophétique, qui frappe aujourd’hui qu’une part de ce qu’elle pressentait advient : « Puis-je saisir le signe d’un chêne liège dans un univers où tout terrain praticable sera bientôt l’éternel Bois-de-Boulogne ? » (RG.19)
Double tension désespoir / espoir
« De cette obscurité qui, je le sais, erre derrière mes yeux, monte la plus profonde amitié de la vie. » écrit-elle dans son journal de 1983. (RG. 45)
Non sans lucidité, puisqu’elle note aussi : « Lu l’entretien de Thomas Bernhard dans Le Monde. Quelle lucidité devant un appel à vivre qui sue de partout en ne laissant derrière soi que cendres, constructions follement belles, ou discours sans autre motif que la destruction au plus profond et même dans les endroits, en apparence, les plus paisibles. » (RG, 56)
Cette envie de parler
« Cette envie de parler après avoir lu un texte, cette envie de prolonger le poétique afin que d’autres l’entrevoient et à leur tour prolonge l’écho. » (RG, 16)
→ ce fut toute la démarche, c’est encore toute la démarche à l’origine de Poezibao. Rompre la solitude de lecture, encore plus intense aux époques où n’existait pas encore Internet.
Jacques Roubaud
J’avance tout doucement, item par item, dans l’immense collection de « remarques » de Jacques Roubaud. Celles de cette première section (il y a 15 sections de 317 remarques chacune) sont surtout axées sur la mémoire, le rapport de la poésie et de la mémoire, les arts de mémoire, tous thèmes qui courent dans toute l’œuvre de Roubaud.
Il écrit ainsi, remarque 119 « les arts de la mémoire sont un témoignage anthropologique de la domination du visuel. »
→ oui écrasante domination du visuel, qui toujours « prend la main », en tous cas pour tous ceux qui voient. Il distrait en permanence, tire l’œil au détriment de l’oreille, toujours. Cette expérience récente dans l’autobus : fermer les yeux, n’être qu’écoute. Tout ce que l’on entend alors. Retrait de la puissance interprétante, retrait du jugement lié à l’analyse instantanée et très conditionnée du visuel. Perception autre de ce qui entoure, déliaison des voix et des visages. Musique de ces voix et des langues, de l’espagnol et du chinois. Lecture aussi des impressions physiques induites par le mouvement de l’autobus, lecture en aveugle du parcours, la double courbe qui précède tel arrêt, le mouvement presque dansé de l’autobus à ce moment-là. Les odeurs aussi.
→ je me souviens de ce long trajet, il y a longtemps, dans l’autre sens mais dans le même autobus, je me souviens d’avoir écrit mes impressions visuelles, de les avoir montrées à l’amie que j’allais voir. Et je me souviens aussi de sa remarque, si juste : « on voit que tu es photographe, tu cadres ».
Roubaud et l’anglais
Ici Roubaud écrit en anglais, souvent ; il cite, mais pas seulement, ses apartés sont souvent en anglais. La citation dit quelque chose, il ajoute son grain de sel et c’est souvent très drôle. Exemple, la remarque 130 : « E.A. Havelock : oral language never fossilizes. Yes, but it disappears. ». Il n’écrit pas « cf. » pour renvoyer à quelque chose, allusivement, il écrit « see ».
Nous sommes baignés de langues, il serait normal que cela imprègne notre écriture. Je me souviens de quelqu’un qui m’avait reproché de n’avoir pas traduit un petit fragment d’anglais dans un texte… cela m’avait peinée, mais j’avais senti aussi un sentiment analogue à celui de ceux qui n’osent entrer dans une librairie. Une sorte de complexe social ou culturel : ce n’est pas pour moi, ce n’est pas mon monde. Or, pour moi, de plus en plus, celui qui écrit est multilingue, plurilingue, par définition.
Mémoire de la poésie
Remarque 143 : « La poésie devient aussi mémoire de la poésie. C’est sa ténacité. »
→ Idéalement elle devrait subsumer la poésie antérieure et la relancer vers le futur.
Marcher
Remarque 148 : « Il faut réapprendre à marcher dans sa tête. »
→ Il me semble qu’il y a de multiples manières d’interpréter cela. Développer en soi l’imagination de l’extérieur, celle des lieux où l’on se promène, où l’on marche. Loin du confinement, de la stase, de l’arrêt. De la position assise. Roubaud est un grand marcheur, on le sait. Un marcheur compteur de pas, releveur de noms de rue, un marcheur systématique, procédant par tranches exploratoires !
Poésie et mémorisation
Remarque 150 : « Un poème doit être mémorable, pour être mémorisé, ou au moins revisité intérieurement. »
→ Il me semble qu’il y a ici le double problème du mémorable et du mémorisable. Il y a des poèmes mémorables qui sont très difficiles à mémoriser surtout dans le champ contemporain, faute de repères assignables à la mémoire. Je me souviens (en partie) de la méthode de Roubaud pour apprendre par cœur des sonnets, il en a appris des centaines, oui des centaines ! Une sorte de mise en place du cadre, avec le premier vers et les différentes rimes si je me souviens bien, une sorte de figure en angle droit, à partir de laquelle il remplissait les vides.
Tant de ces poèmes que je lis à longueur d’année ne sont ni mémorables, ni mémorisables. Mais de certains, pas si rares que cela, je peux en effet garder une image intérieure, qui autorise une revisite ultérieure. Et il faut croire aussi fermement qu’au-delà de ce qui est mémorable ou mémorisé, il y a une empreinte induite par toute lecture, qui fait que toujours il en reste quelque chose, sous une forme mystérieuse, la plupart du temps inaccessible mais qui serait comme une sorte de compost. Un compost n’est-il pas fait aussi des rebuts, de ce qui est jugé non noble, non utile, non consommable, les épluchures par exemple ?
Rédigé par Florence Trocmé le 19 avril 2016 à 11h19 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent