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Rédigé par Florence Trocmé le 30 mai 2016 à 15h31 dans photomontages | Lien permanent
Les quatre piliers de l’apprentissage
Remarquable dossier dans Le Monde des Sciences, daté mercredi 25 mai 2016, sur neurosciences et éducation. Je relève notamment cela :
« Les neurosciences cognitives ont identifié quatre piliers de l’apprentissage, résume Stanislas Dehaene dans ses conférences. Le premier est l’attention, qui fonctionne comme un projecteur et canalise les apprentissages. Il y a ensuite l’engagement actif de l’apprenant, passant par des autoévaluations et des contrôles réguliers des connaissances. Le troisième pilier est le retour d’information, ou feedback, le cerveau ayant besoin de faire des erreurs pour progresser. Enfin, le quatrième pilier est l’automatisation, qui s’acquiert notamment par la répétition quotidienne des apprentissages et grâce au sommeil, qui consolide les acquis de la journée. » source
Résistance aux automatismes
Dans le même article cela aussi, à creuser :
« Pour résoudre un problème, nous avons le choix entre deux stratégies de raisonnement, poursuit le chercheur [Grégoire Borst] : "Soit une heuristique (un automatisme), une stratégie rapide, qui fonctionne souvent mais pas toujours ; soit un algorithme, plus lent et plus coûteux cognitivement mais qui fonctionne toujours." »
Quelques explications s’imposent : « Des erreurs récurrentes fréquentes au cours des apprentissages sont dues à l’application erronée d’une stratégie heuristique. Ainsi de certaines fautes d’orthographe, du type je les mangeS, qui résultent du réflexe de mettre un pluriel derrière un les. Autre piège classique : les problèmes arithmétiques à contenus verbaux, du type "Louise a 25 billes, elle a 5 billes de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de billes ?" Beaucoup d’élèves répondent 30 (alors que la réponse correcte est 20), car ils ont déclenché automatiquement une addition en entendant le mot "plus". (…) « Faire prendre conscience à un enfant qu’il est devant un piège est fondamental pour qu’il puisse le déjouer, souligne Grégoire Borst. En imagerie fonctionnelle, nous avons montré que le cerveau passe de l’erreur à la réussite en se reconfigurant. Il y a un basculement de l’activation cérébrale de la partie postérieure du cortex – impliquée dans les automatismes – au cortex préfrontal, zone du blocage des heuristiques. » L’inhibition est un mécanisme-clé des apprentissages, au même titre que le recyclage neuronal, estime le chercheur. »
La Mouette
Toujours dans Le Monde du mercredi 25 mai 2016, bel article sur la mise en scène de La Mouette de Tchekhov par Thomas Ostermeier. Fabienne Darge, après avoir évoqué le scénario de la pièce, écrit : « Voilà de quoi faire de belles mises en scène avec dentelles blanches et sentiments délicats comme il y en eut pendant longtemps, et certaines mémorables. Ce n’est évidemment pas le parti de Thomas Ostermeier, dont La Mouette, résolument contemporaine, creuse une interrogation essentielle pour le metteur en scène : comment peut-on rester dans l’entre-soi de l’art quand le monde est ce qu’il est, politique et tragique ? Quel rôle l’art peut-il jouer face à un tel état du monde, et quels moyens peut-il se donner dans ce but ? » source
Le feuillettement de la conscience
« J’aime les paragraphes courts, qui correspondent au feuillettement de la conscience. » (p.48)
Claude Minière, cité par Antoine Emaz dans cette note de lecture de Poezibao. N’est-ce pas un peu le parti du Flotoir ?
Lumière et migraine.
La lumière verte soulage la migraine. (Le Monde, mercredi 25 mai 2016)
Sans doute pour cela que j’aime tant le vert, le vert des arbres, les verts des coteaux, quand la lumière vient les révéler.
Les Carnets d’Eucharis
Très beau sommaire pour ce numéro annuel de la revue de Nathalie Riera. Elle ouvre par un dossier sur Charles Racine (1927-1995), qui fut reconnu et/ou ami de Paul Celan, Giacometti, Jacques Dupin, Michel Deguy, Martine Broda.
4755
À propos des Remarques de Jacques Roubaud, Danièle Robert m’écrit ces mots que je reproduis avec son autorisation :
« Dans les lignes que vous consacrez à l'ouvrage de Jacques Roubaud : Poétique, remarques, vous notez que ces remarques sont au nombre de 4755 - ce dont lui-même donne une explication détaillée : 4755 = 15 sections de 317 remarques, 317 étant un nombre premier qui est aussi le nombre des sonnets du Rerum Vulgarium Fragmenta de Pétrarque, le nombre fétiche de Khlebnikov et l'un de ceux qu'affectionnait Perec ; mais ce que Roubaud ne dit pas, curieusement, c'est que 4755 est le nombre exact de vers qui composent le Purgatoire, ce qu'il ne peut pas ignorer, étant donné l'importance qu'il accorde à ces questions, tout comme Dante. Peut-être a-t-il laissé ce détail dans un coin de sa mémoire ? »
Les souvenirs de première enfance
Jacques Roubaud, en son livre Poétique, remarques, précisément : « Les souvenirs de première enfance sont un musée de murmures. Moments revêtus de leurs circonstances évanouissantes et des sentiments qui les accompagnent. » (1416)
→ superbe note, profondément émouvante, qui donne chair et cœur à un ensemble de remarques qui peuvent paraître, parfois, très cérébrales. Mais un lecteur attentif peut, je crois, déceler dans toutes ces remarques de Jacques Roubaud, sur la mémoire en particulier, un auteur profondément sensible, qui masque parfois l’émotion derrière le raisonnement.
Traité de mémoire
Si l’on extrayait de ce livre les innombrables remarques sur la mémoire, on disposerait d’un véritable Traité de la mémoire (et en partie des Arts de la mémoire). « Les mots de notre souvenir ajoutent à notre souvenir » (1420) et tout de suite après, « Notre souvenir est-il autre chose que les mots de notre souvenir ? » (1421).
Dernier souvenir
et toujours sur ce thème, cette saisissante formule, alors que Roubaud tourne autour du thème des premiers souvenirs : « personne n’a de dernier souvenir. » (1425)
→ une séquence de six mots seulement qui ouvre des abîmes de réflexion. Qui peut renvoyer à des souvenirs très personnels auprès de proches en train de mourir. Eux qui n’emportent rien. Qui ne sont plus rien, qui ne sont surtout pas leur mémoire, dont Roubaud, mais aussi on le verra plus tard, Santiago Espinosa, disent bien qu’elle est notre identité. Il y aura bien sans doute quelques dernières impressions, peut-être largement en-deçà du seuil de la mort clinique, mais de ces impressions ou sensations, il n’y aura nul souvenir.
Sur la pensée
Il est passionnant de voir dans la durée (même si on ne sait pas quelle est la chronologie de ces remarques) revenir, insister, s’établir tel ou tel thème, qui se creuse, qui s’enrichit.
Ainsi le rapport mémoire et pensée, qui prend soudain une dimension nouvelle avec ces deux remarques : « La pensée : ressouvenir, par recombinaison de souvenirs » et « La pensée est un produit de la mémoire » (1444 et 1445).
→ discussion possible de cette assertion ? : si la mémoire joue comme composante essentielle des matériaux mis en œuvre par la pensée, ne peut-il advenir qu’il y ait du neuf qui apparaisse, quelque chose qui n’a jamais fait partie de la mémoire et qui se produit du fait du travail de pensée, que celui-ci repose sur la déduction ou sur l’association ? Plus probablement sans doute sur l’association, qui opérant des rapprochements, peut engendrer du pas encore pensé.
Bien faire attention toutefois à la formulation de Roubaud, qui est précis, en bon mathématicien. La pensée est un produit de la mémoire. Il ne dit pas qu’elles se confondent.
Voir et entendre
J’ouvre le nouveau livre de Santiago Espinosa Voir et entendre, critique de la perception imaginative. Prélude : « On a peu remarqué que les philosophes ont des préférences à l’égard des sens. » (SE, 15). Je pense ici à André Hirt, si attentif à l’écoute, à l’entendre, attention en effet souvent rare chez les philosophes et aussi chez les écrivains. J’aime la distinction faite entre l’homme qui pense en faisant des images, homo videns et celui qui pense en écoutant, homo audiens. Cette différence, dit Espinosa, n’est pas une question de degré mais de nature.
Claude Minière
La note d’Antoine Emaz pour Poezibao m’a entraînée très vite vers le livre de Claude Minière, Le Divertissement. Il s’ouvre par un superbe exergue d’Hölderlin : « Diverses sont les lignes de vie. Comme le sont les routes, les formes des montagnes. »
→ alors même que tout récemment, accompagnant une proche à un enterrement, je lui faisais la remarque de l’étonnante diversité des êtres humains (on a tout le temps de les observer quand ils reviennent s’asseoir après avoir béni le cercueil !), dans un milieu social en l’occurrence assez homogène, ce qui rend cette diversité encore plus frappante, alors que dans les rues d’une grande ville, elle est notre expérience quotidienne.
Une référence stable
« Nous aimerions croire possible de mesurer à l’aune d’une référence constante les évènements », écrit Claude Minière (CM, 9).
→ Alors qu’une des difficultés majeures est la vitesse croissante des changements, et le décalage induit entre le monde extérieur et un monde intérieur qui, même ouvert, accueillant, informé, ne peut en aucun cas avoir le bon tempo pour l'assimilation du nouveau. Nos instruments de mesure et d’analyse tant personnels que collectifs sont affolés et les prétendus experts tout autant déboussolés, en vérité, que le citoyen de base.
Et par ailleurs Claude Minière pose cette question, cruciale à vrai dire : « Qu’est-ce qui, de nos épreuves, peut arriver jusqu’à la phrase, passer aux mots, avec ou sans les dieux ? Pourtant, je n’écris pas pour faire de la littérature, j’écris pour dessiner un je, lui-même et autrement, pensée et sensations. » (CM, 12).
Pascal
Lisant Minière encore, évoquer son premier contact, très jeune, avec Pascal, je me souviens. Je me souviens de la classe aux boiseries Louis XV, de l’étrange petit placard pratiqué dans un coin de la pièce, à même ces boiseries. Je me souviens y avoir pris un opuscule, une sorte de petite livret Classiques d’aujourd’hui. Titre, Les Pensées, auteur, Blaise Pascal. Dont je ne savais bien sûr encore rien (je devais avoir douze ou treize ans). Et je me souviens de ce choc à la lecture, le roseau pensant, les deux infinis qui s’ouvraient à moi pour la première fois et qui depuis ne cessent de me hanter, l’un comme l’autre, le monde des quarks et le monde des trous noirs, m’entraînant souvent vers des lectures trop savantes pour moi : « Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. »
Et Claude Minière, que dit-il de Pascal ? : « vers la fin de sa vie il jette ses pensées sur des feuilles éparses que l’on trouvera en liasses désordonnées après sa mort (à l’âge de trente-neuf ans). Sa marque ? La balance des contraires. Une particularité de son style : il n’évite pas les répétitions. » (CM, 14 et 15)
Mentionner, oui mentionner
« J’aime mentionner le nom des grands auteurs classiques. Ils sont les humains acteurs d’une ligne dans la durée, son "incarnation" et les preuves vivantes d’une poursuite de la formulation la plus juste, les jalons d’une obstination. D’un "ostinato" musical leurs citations sont l’instrument. » (CM, 16)
→ et je saisis l’occasion de cette allusion musicale pour dire, à mon tour : j’aime mentionner le nom des grands musiciens…. Schubert, Bach, Mozart, Sibelius, Bruckner… si souvent invoqués, effet de rempart, présences. Ils ont été, ils ont écrit leur musique, rien n’est tout à fait perdu.
La coïncidence
Claude Minière, encore : « Quelle autre définition des instants de bonheur que celle-ci : la coïncidence » (CM, 26)
Oui, si je comprends bien cette idée, si je ne la détourne pas ! Le cœur qui bat plus vite à cause de l’écho, ce que j’appelle les clignotements, le nom d’un écrivain, une phrase musicale, une idée. Qui se répètent et semblent se répondre. Un petit orage neuronal peut-être.
La route sincère
« Au milieu du chemin de notre vie, je m’étais égaré, diverti. Rejoindre la route sincère, à soi pensée… »
→ magnifique idée que celle de la route sincère, celle pour laquelle nous sommes faits. Celle de la coïncidence avec nous-même, à l’écart de celle de la convention, de la conformité. Claude Minière développe souvent cela en faisant appel à la géométrie, au jeu des lignes : « Ce qui se révèle difficile est de voir la courbe invisible qui agit en parallèle à la droite ligne d’une vie. » (CM, 28). Cette courbure de l’espace-temps !
→ Je découvre un Claude Minière inattendu, loin de l’homme rare et érudit dont je me suis forgé l’image en dialoguant avec lui par le courrier et au travers de ses livres, des textes aussi qu’il me donne, souvent, avec générosité, pour Poezibao. Je ne me sens ni l’envie ni le droit d’en dire plus ici. Il a les mots tellement justes pour le faire. Mais souligner cependant que les pages sur son enfance sont bouleversantes. Et bouleversant ce cheminement : les dix premières années, les années terribles auxquelles il fait allusion avec pudeur mais avec quelques détails qui en disent très long, puis la marche vers la normalisation (Ecole normale d’instituteurs, etc. ) mais avec toujours quelque chose d’autre en cours souterrain, cela même qui alimente ses textes, ses analyses puissantes : « jamais je ne parlais de la fêlure, de la rupture de continuité dont l’onde poursuivait sa courses secrètement à l’écart de la ligne visible, aveuglante. » (29) . Ainsi je comprends mieux maintenant son texte sur Melville.
Marcel Duchamp
Je note dans le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink Journal itinérant 1980-1981 cette intéressante remarque à propos de Marcel Duchamp, joueur d’échecs. « D’humeur sèche et intempestive, Duchamp était particulièrement doué aux échecs pour défaire des situations. Aussi le jeu ne tardait-il pas sous sa main à se dérégler, à se court-circuiter, à tourner court. » (SPH, 35)
Siegfried P.H. qui décrit maintes expériences qui semblent proches de la dépersonnalisation dans ces pages, « proie vive de son propre reflet au miroir ». Lui qui poursuit indéfiniment, me dit-il, les reflets dans sa recherche photographique.
Il évoque la possibilité d’une sorte de repli, sur un point : « et là peut résider, rétrécie, ciblée en impact, toute vie ». La résultante de l’implosion, une hyper concentration infime. Un peu plus loin « le pur sentiment géométrique » me renvoie à Claude Minière. Ici (SPH) deux lignes croisées et un point en équilibre. Là (CM) ces deux lignes plusieurs fois évoquées et qui courent ensemble.
Retour à Roubaud
« L’acte de mémoire est semblable à l’acte de tisser. La mémoire entrelace ce qui n’a pas d’enchaînement régulier dans le monde des singuliers externes : par juxtaposition, par imbrication, par combinaison. « (Remarque 1457)
Bifurcations brusques
A la lecture de ces remarques de Roubaud, on éprouve parfois une étrange sensation. On s’est installé plus ou moins confortablement dans un thème, avec dix, vingt remarques à la suite sur la mémoire, sur la poésie, etc. Et puis tout à coup, ex abrupto, on débarque dans tout autre chose. Il y a comme un effet de butée, l’élan de la lecture qui portait de remarque en remarque s’interrompt brusquement et l’on se sent Gros Jean comme devant !
Philosophes et poésie
Remarque (1470) amusante et sans doute très juste : « Les philosophes, si jamais ils s’intéressent à la poésie, ne connaissent en règle générale qu’un poète (…) Deleuze-Guattari connaissent, apparemment, Henri Michaux. Heidegger avait phagocyté Hölderlin. Milner, dans L’amour de la langue s’intéresse à Yves Bonnefoy (comme Renaud Camus) (…) il s’agit en fait d’une dénégation radicale de la poésie. La poésie n’a pas qu’un seul représentant. Il n’y a pas qu’un seul poète. »
Bons voisins
« Dans la bibliothèque de nos images-mémoires y a-t-il de "bons voisins" ».
→ allusion à la bibliothèque de Warburg que l’on peut préciser ici pour bien prendre la mesure de la remarque (1478) de Roubaud : « Quand vous allez prendre un livre dans les rayons, celui dont vous avez réellement besoin n’est pas celui-là mais son voisin. ».
→ Il y a aussi les souvenirs écrans.
Savamment et innocemment
Petit agacement superficiel parfois, dû au fait que Roubaud (et il a mille fois raison) a voulu livrer ses remarques telles qu’elles sont nées. Il arrive donc au lecteur de mettre un peu de temps pour comprendre de quoi il s’agit. Par exemple, voici une nouvelle séquence, dont toutes les remarques commencent par vme. Et bien sûr, se dit-on une fois qu’on a enfin compris, il s’agit de Vie Mode d’Emploi de Perec. Livre dont Roubaud dit (1496) qu’il peut être « lu à la fois savamment et innocemment ».
→ très importante remarque sur la lecture. La lecture savante ou la lecture toute libre, innocente, décomplexée ? Lire de ces deux façons en même temps ne serait-ce pas l’art suprême du critique ? Capable de comprendre en profondeur mais de lire comme s’il était un lecteur lambda, ni forcément savant, ni forcément au courant de l’œuvre de l’auteur. Et bien sûr ces remarques valent pour l’approche d’une œuvre musicale. Érudition et fraîcheur, si difficile à maintenir attelées, connaissance et innocence, comprendre et sentir.
Roubaud ajoute (1500) toujours à propos de vme, qu’il n’est pas « nécessaire de savoir "hors le livre" pour lire le livre. »
→ et là, je replonge dans ce qui fut un grand dilemme quand j’ai abordé l’œuvre de Patrick Beurard-Valdoye qui fait allusion à d’innombrables figures souvent peu connues, plus ou moins masquées par l’écriture. Devais-je me laisser totalement aller au fil du texte ou bien devais-je parallèlement me renseigner quelque peu sur ces figures, pas, peu ou mal connues de moi ? Si je lis un livre d’histoire, je ne sais pas mais j’apprends par et avec le livre et je n’ai pas besoin de chercher en dehors de ce livre, sauf parfois pour faire une sorte de synthèse (expérience récente avec le beau livre de Françoise Wagener sur Fersen). Alors qu’avec Le Narré des îles Schwitters de Patrick Beurard-Valdoye, j’ai eu souvent besoin de m’aider pour résoudre ce que je ressentais comme une énigme. On pourra objecter que j’eus dû le lire en poète. Objection totalement recevable, cela va de soi.
Attaques contre la poésie
Roubaud en liste cinq ou six (1507), pour ensuite faire cette remarque (1508) : « Un livre de poésie : ne peut avoir beaucoup de lecteurs immédiats. Il faut du temps pour avoir le temps de le lire. Chaque voix de poésie est particulière, ne peut pas être entièrement acceptable par beaucoup simultanément à moins a) d’être devenue voix d’un passé b) de l’être par contresens c) de l’être parce qu’elle transporte autre chose (ce qui ne peut pas être dit ailleurs, par interdiction). Il en résulterait que même si l’ensemble des livres de poésie faisait, globalement, bonne figure commerciale, chaque poète individuellement ne le pourrait et par conséquent la poésie resterait inadaptée aux conditions actuelles. »
→ Réflexion importante pour la fonction que je m’apprête à endosser pour trois ans !
La réflexion sur la poésie
est un axe majeur du livre, comme si sans cesse Roubaud tournait autour de ce pôle avec assertions, réfutations, discussions.
Un exemple ? : « Il n’y a jamais de formes poétiques épuisées, il n’y a que des versions épuisées des formes. » (1511)
Les portraits de lecteur
Deux séries en fait, qui pourraient se recouper. Une série photographique que je ne publie quasiment pas par crainte de porter atteinte à la vie privée des lecteurs. Et les portraits écrits, rédigés sur le vif, au moment de la rencontre avec ce que Siegfried Plümper-Hüttenbrink appelle, de façon tellement appropriée, les injoignables.
Mais voici que développant une série d’images prises dans un square il y a peu, je réalise qu’il est possible, par le biais d’agrandissements successifs, de percer certaines énigmes. N’était-ce pas tout le sujet du film Blow-up ? Zoomant sur le livre dans un logiciel de traitement d’images, je parviens à déchiffrer un nom, un passage. Puis, par le jeu des moteurs de recherche, je poursuis l’enquête et j’ai réussi dans plusieurs cas à trouver quel livre lisait la personne photographiée et cela alors même que le livre était ouvert et la couverture totalement masquée ! J’y reviendrai.
Le déchiffrement du titre de l’ouvrage et si possible une petite idée de son contenu étant des ingrédients indispensables du portrait de lecteur, cette « découverte » me permet d’ouvrir de nouvelles voies. Les photos resteront sans doute inédites, mais je peux travailler à partir d’elles pour camper mes injoignables, les rejoindre et tenter de percer leur mystère.
Traduire
« Mutation et renouveau incessant, les traductions successives modifient l’original, font entendre des voix enfouies, des sens multiples. Ni image ni copie, on peut effectivement en arriver à penser que l’existence de l’original procède d’une sorte de fiction renouvelable puisqu’il est toujours en train de changer. Sans doute parce qu’on traduit toujours à partir d’un certain état de sa langue et de sa littérature. En ce sens traduire c’est non seulement témoigner mais se souvenir, l’action s’opérant dans l’intériorité d’un présent antérieur, la traduction des « formes » s’inséparant de ce qui se dit. » Liliane Giraudon, présentation d’un entretien avec Danièle Robert, à l’occasion de la parution d’une nouvelle traduction, par cette dernière, d’Enfer de Dante.
Poésie et musique
Et cet autre extrait du dialogue de Liliane Giraudon et de Danièle Robert :
« LG. Cette question de la voix me rappelle que vous avez écrit, voici quelques années, un essai sur Billie Holiday, participé à la rédaction de Diapason et que vous êtes vous-même pianiste. Peut-on dire qu’il y a pour vous interaction de la musique et de la poésie dans votre métier de traductrice ?
DR : Ces deux pratiques sont pour moi inséparables. Le traducteur est l’interprète d’une "partition" au même titre que le chanteur, l’instrumentiste soliste ou le chef d’orchestre face à une œuvre musicale. Il se doit de respecter cette partition intégralement et dans tous ses détails, bien évidemment ; mais il en donne une lecture personnelle en puisant en lui-même les éléments qui vont réaliser un objet artistique nouveau qui lui appartient en propre – sans pour cela exclure toute autre lecture différente de la sienne. »
Des images du réel
Je continue ma lecture, passionnée et passionnante du livre de Santiago Espinosa, Voir et entendre. Laquelle, comme toute lecture d’un livre riche et profond, entre constamment en résonance avec d’autres lectures actuelles (Jacques Roubaud, Claude Minière, Siegfried Plümper-Hüttenbrink) ou récentes (André Hirt notamment).
« Sans doute sommes-nous obligés de nous donner des images du réel, sa nature paraissant essentiellement insaisissable, toute perception portant la marque de l’éphémère. » (SE, 24).
→ ne serait-ce pas là aussi un des rôles de la poésie, à condition d’entendre image dans un sens très large. Et de ne pas privilégier la lecture du monde par la vue, lecture dominante comme le montre Santiago Espinosa dans ces pages. À condition de mettre en jeu le corps et tous les autres sens, au premier rang desquels l’ouïe.
Avec la vue, poursuit Espinosa, il se crée « une distance par rapport à ce qui nous affecte » et il poursuit : « Pour la plupart des sens, c’est ici, dans le corps, que tout se passe » alors que « ce que nous "voyons" – l’image – (…) est toujours là-bas ailleurs (…) et c’est pourtant à partir de la vue que le philosophe fait témoignage du réel, de l’ici. » (SE, 24)
Omniprésence de la vue donc, dans toute réflexion sur le réel, dans toute appréhension du réel. « La vue, sens par excellence » titre-t-il le début du livre.
Anticipation opérée par l’imagination
Fort de ce constat, il démontre ensuite que toute connaissance « ne repose sur aucune impression mais sur l’anticipation opérée par l’imagination, au moment de relier deux idées, c'est-à-dire deux images de la mémoire. Ce principe d’association mis en œuvre par l’imagination, analysé par Hume, a une portée considérable : il permet de rassembler la diversité des impressions en une seule image, et ainsi de rendre connaissable l’inconnaissable, de rendre général ce qui est singulier. » (SE, 25)
→ certes, mais à quel prix, celui d’un appauvrissement drastique de l’image du monde ! Et là encore on peut penser que ce serait une des fonctions de la poésie, de l’écriture, passer outre ces conditionnements pour retrouver un contact réel avec le monde, ce contact fut-il affolant et très perturbant.
→ Ici peut-être l’occasion de relater une expérience récente. Prenant mon petit déjeuner, regard un peu dans le vague, j’aperçois soudain une tige haute et étrange s’élevant d’une pomme placée dans un compotier sur la table. Et immédiatement, mais je le perçois très nettement, comme un déclic en quelque sorte, recadrage de l’esprit, accompagné d’une nouvelle accommodation oculaire : je prends conscience que la prétendue tige est en fait un motif graphique sur une boîte de mouchoirs située juste derrière le compotier et que l’inattention a en quelque sorte fondu avec l’image de la pomme.
Alors oui, plein accord avec Espinosa quand il écrit que « l’imagination est somme toute une faculté qui nous convainc de la "fiction d’une existence continue" : nous avons d’innombrables impressions éphémères de la réalité ; nous en faisons une image qui prouve que l’objet de ces impressions reste toujours "le même" » (SE, 26). On pourrait dire de façon un peu triviale qu’on se raccroche aux branches !
Appauvrissement
De cette substitution constante de nos impressions par des images toutes faites fournies par la mémoire résulte un terrible aplatissement du monde, une dé-réalisation, une véritable grille (enfermante) de lecture : pré-supposés, pré-jugés, pré-vus, pré-sentis. Aucune possibilité de frapper laissée aux impressions. Elles entrent littéralement dans une usine à les traiter, les écrabouiller, les formater pour ensuite pouvoir les ranger avec le bon code-barre, sur le bon rayonnage dans l’immense entrepôt. C’est sinistre et il n’est pas étonnant que l’homme soit frappé d’un irrépressible ennui dont il tente de s’échapper en recourant à la violence toujours croissante des images qu’on lui jette en pâture.
Et quel écho,
avec les remarques de Jacques Roubaud, ici : « La pensée, c'est-à-dire les images de la mémoire une fois figées par le langage » (SE, 28) !
Nerveusement sensible aux lignes
Retour à Claude Minière : « J’ai toujours, nerveusement, été extrêmement sensible aux lignes, à leurs prises et leur puissance exploratrice. » (CM, 37)
→ noter en premier lieu que cette sensibilité aux lignes me renvoie à tout le travail de Philippe Jaffeux, dont je vais bientôt publier de nouveaux extraits dans la revue Sur Zone !
→ je suis frappée aussi, venant de Roubaud et Espinosa, par une qualité (sensible ?) particulière de l’écriture de Minière. Vibratoire ?
Une nervure secrète du monde
« On a toujours le sens idiot d’une nervure secrète du monde » dit aussi Claude Minière dans cette même page (CM,37) où il évoque superbement une vision enfantine à partir d’un ciel.
→ ce qui corrobore bien le point de vue de Santiago Espinosa. Voyant ce qu’on voyait, on a su ne pas le traiter à coups d’images-souvenirs (ce n’est qu’un vulgaire nuage !) et se laisser prendre corps et âme par cette étrangeté qui est au fond celle du réel, sentiment d’étrangeté qui viendrait d’un vrai contact avec le monde, sans l’écran des images-mémoire. Minière qui ajoute que « ces choses sont mieux comprises par l’écriture ».
Rédigé par Florence Trocmé le 30 mai 2016 à 15h24 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 24 mai 2016 à 14h58 dans photomontages | Lien permanent
Sur le quatuor
Vu, il y a peu, un film intéressant sur une Académie d’été, en Suisse, créée par Seiji Ozawa. Ce qui m’a sans doute le plus retenue, c’est cette idée magnifique : tous les jeunes musiciens invités, qui tous jouent des instruments à cordes, sont répartis en plusieurs quatuors et travaillent dans cette formation pendant la durée de leur séjour. L’idée étant de leur apprendre à écouter les autres, eux qui ont surtout reçu une formation de solistes. J’ai aussi trouvé émouvant le personnage frêle d’Ozawa, dans sa petite chemise rose.
Gilles Ortlieb
Je lis Gilles Ortlieb, navigant, d’une humeur flâneuse qui me semble bien convenir à ses livres, de Et tout le tremblement à Dans les marges, d’Emmanuel Bove à la rue du faubourg Poissonnière (évoquée dans un large extrait proposé par Poezibao dans l’anthologie permanente).
À quoi sert le langage ?
« C’est pourquoi la question : à quoi sert le langage ? n’a qu’une réponse : À vivre. » Émile Benveniste, cité par Anne Malaprade dans une note de lecture du livre de Claude Royet-Journoud, La Finitude des corps simples.
Anne Malaprade qui écrit dans cette note remarquable : « Chaque séquence vit la langue, et témoigne de ce qu’une énonciation écrite est possible, même lorsque la voix se fait distante, silencieuse ou enfouie. Le terme d’énoncé, effectivement, ne convient pas vraiment aux fragments ici reconduits. Les notions de forme et de contenu ne suffisent pas pour décrire ce qui se joue, ce qui se trame, ce qui s’aventure dans cet ensemble vertigineux. La question de l’acte, celle de la production de l’énoncé et du cri est en effet constamment, littéralement et dans tous les sens, présente, alors même que les indices de personnes, les marques spatio-temporelles et les déictiques, étrangement, se subtilisent, se troublent ou s’assourdissent. »
Et enfin, cela aussi :
« L’alphabet et "le travail du nom" peuvent soutenir la réminiscence, l’actualisation d’événements traumatiques, "l’intime désastre". Ils dégagent par "une méthode descriptive" la simplicité des corps de la complexité du vivre, l’évidence de l’expérience depuis la composition de la langue. »
TRAM
Enfin, dans le livre de Jacques Roubaud (Poétique, remarques), je trouve l’explication plusieurs fois cherchée, du mot Tra (M, m). Cela veut dire Théorie du Rythme Abstrait. Curieuse cette manière de noter les concepts chez Jacques Roubaud. Sa pensée a une dimension mathématique, elle procède, me semble-t-il, mais je suis mal placée pour en juger, selon un mode mathématique comme il arrive à ma pensée d’avoir une forme musicale. Mais cette manière-là de penser m’est très hermétique. Ce qui ne veut pas dire que toutes les remarques qui composent Poétique me soient hermétiques, bien au contraire. Non, seulement celles qui s’appuient sur les concepts et des idées mathématiques dont je n’ai pas la moindre idée.
La TRAM avec un grand M, métaphysique, la TRAm avec un petit m, mathématique. Je le note comme balise aussi pour la suite de ma lecture.
Il y a aussi la TAM, Théorie Abstraite de la Mémoire.
Et cela qui me fait tant rire, le ROMPOL, non pas une forme poétique orientalisante, mais tout simplement le Roman policier.
Je note aussi que ce livre de Roubaud est particulièrement difficile à « extraire » (je reprends la formule récurrente des Carnets de notes de Pierre Bergounioux), alors même que certains énoncés s’imposent avec une grande évidence et servent de tremplin pour continuer à aller à sauts et gambades dans ce taillis de 4755 remarques. Je note aussi que ce livre a éveillé le souvenir d’une lecture passionnante, celle du livre de Véronique Montémont, Jacques Roubaud, l’amour du nombre.
Au cœur de l’âme indienne (portrait de lectrice)
Dans le tramway. Lundi 9 mai 2016, 16 heures. Visage très jeune, cheveux attachés, jean clair et baskets noires. Petites lunettes fines. Un gros sac Reebok sur les genoux. Une alliance. Parka noire avec fermeture éclair rouge. Petite chaîne en or autour du cou. Elle lit le Ramayana, dans une édition de poche et elle est complètement absorbée. Elle semble bien au cœur de l’âme indienne.
Avant-garde et destruction
Jacques Roubaud, remarque 973 : « Pour que le geste avant-gardiste ne soit pas qu’un geste de dérision (en un sens un geste nul), il faudrait savoir ne pas mépriser, ignorer la forme à détruire. Exemple : le "sonnet" de Gerhard Rühm. »
Gerhard Rühm qui est à la fois musicien contemporain, écrivain et artiste. (Notice en anglais ou en allemand).
Roubaud ajoute en sa remarque suivant : « Il est vrai qu’en agissant ainsi, le geste avant-gardiste perd de sa force de destruction. Tel est son paradoxe irréductible. »
Le poème
Remarque 978 : « Un poème dit toujours quelque chose. Mais la poésie n’est pas ce qu’il dit » (Jacques Roubaud)
La bonne note de lecture
Que serait-elle ? Pourquoi ai-je de moins en moins envie d’en rédiger ? Je suis toujours partagée entre la note plate (selon la conception d’Antoine Emaz, qui écrit dans Planche : « il faudrait être plat. La critique doit rester au service du livre, même quand elle est négative ») et une note qui engage peut-être plus d’affect et de subjectivité (mais les notes d’Antoine ne sont pas froides, pour autant !). Cela dépend en fait de la visée de la note, exercice critique destiné à situer, à classer, à penser, note visant à une certaine pérennité (même minime) ou bien exercice émotif (pour ou contre ; pour moi toujours pour, ou presque, je n’aime pas détruire) destiné à susciter une adhésion immédiate du lecteur potentiel. Il y a aussi la note purement narcissique destinée à mettre plus son auteur en valeur que le livre ou l’auteur dont il est question et bien sûr la note complaisante, qui n’a pas d’intérêt, car elle est faussée. Il y a aussi, c’est un peu différent, la note indulgente par amitié. Ce qui aboutit sur le plan strictement critique à la même chose : une note faussée, non juste. Il est si difficile d’émettre fut-ce de simples réserves quand on connait personnellement l’auteur (et plus difficile encore quand on l’aime !). Et le livre étant fini, publié, exposé en quelque sorte, on ne peut procéder à la manière d’un éditeur, faire part de réserves, voire de suggestions.
Roubaud et ses remarques
Je m’interroge sur la construction du livre. Certes les notes sont numérotées mais elles ne sont pas datées et, sur la quatrième de couverture, Jacques Roubaud insiste sur le souhait qui fut le sien de ne pas unifier ni corriger ces pages : « écrites durant plus d’un demi-siècle, je ne les ai pas datées. En n’unifiant pas, je laisse (du moins je l’espère) une trace du temps. L’idée qui est la mienne est la suivante : chaque remarque est une image et le lecteur doit la recevoir comme telle. »
→ très concrètement on aurait envie parfois, en effet, de recopier telle ou telle remarque sur un petit bristol, donc d’en faire une sorte de carte à jouer, d’image.
→ la numérotation laisse cependant penser que ces remarques furent écrites à la suite. Simple supposition.
Par moments, il y a comme une séquence, plusieurs notes se suivent qui manifestement se déduisent les unes des autres, poursuivent le raisonnement. Et puis abruptement, on débarque dans un autre sujet. C’est un peu comme si on recevait des paquets de mer : un paquet de mer mathématique, puis un autre sur la poésie et de nouveau tout un nuage de notions sur la poésie et ainsi de suite, de manière plus ou moins cyclique.
Cette première partie me semble mettre en évidence l’empreinte mathématique qui marque le travail de recherche de Jacques Roubaud, qu’il parle spécifiquement de nombres, mais aussi bien de poésie, de mémoire, de temps. Les nombres, leurs propriétés, leurs liens, leur combinatoire, leurs combinaisons, sont comme un continuo sur lequel se bâtit la réflexion, y compris en partie la réflexion poétique. Toutefois tout ce qui a trait à la mémoire – et c’est considérable – semble apporter du « flou » à cette rigueur numérique.
Les grands nombres
« La maîtrise des grands nombres est liée au rêve de la maîtrise "numérique" du monde par l’énumération des singuliers ».
→ il se peut que je ne comprenne pas bien le sens de cette remarque 1007 mais elle me fait songer à toute la question des big data, à l’immensité de la masse de données en expansion croissante dans notre monde numérique. Cela même que je suis en train de taper sur mon clavier d’ordinateur, ces mots, viennent s’agréger à cette masse dont l’expansion semble infinie et incontrôlable et dont beaucoup cherchent à extraire du sens, pour le meilleur et pour le pire.
→ les singuliers ? : unité, dualité, triade et quatuor. Peu de vraies relations au-delà de ces entités ? Le quatuor déjà souvent à la limite de la rupture ?
Et l’infiniment petit poétique
Je relève encore cette remarque passablement énigmatique mais qui étrangement résonne avec la note de lecture qu’Anne Malaprade a consacrée au livre de Claude Royet-Journoud, La Finitude des corps simples : « Un évènement poétique suscite un processus de mémoire. On pourrait le comparer à la trajectoire d’une particule. De même que la particule du très petit physique n’est identifiable qu’indirectement, de même l’évènement infiniment petit poétique peut être invisible et ne consister (pour le regard de l’observateur) qu’en trajectoires de mémoire. » (Remarque 1019)
Mémoire et époque moderne
« Une hypothèse du moderne : période de l’affaiblissement, sinon de la destruction non de la mémoire interne mais de ses modes antérieurs de fonctionnement, en particulier des stratégies, des formes de vie de sa maîtrise (en particulier l’oubli et la décadence en mnémotechnie des arts de mémoire. »
Jacques Roubaud qui ajoute cette remarque : « Les stratégies d’apprentissage de la mémoire sont aussi anciennes que le langage, la poésie, le nombre ». Il aurait pu sans doute ajouter le chant, mais j’ai déjà remarqué que l’univers du son, et celui de la musique, ne sont pas au centre de ses recherches. (Remarques 1028 et 1929)
→ Lieu peut-être de relater ici cette étrange expérience. Ayant accepté de participer à une cohorte d’épidémiologie médicale, pour laquelle j’ai été tirée au sort, j’ai dû me prêter à des tests cognitifs. On m’a présenté successivement quatre feuilles avec quatre mots. On m’a fait répéter les quatre mots de chaque feuille après les avoir cachés. On m’a ensuite demandé de redire autant de mots que possible sur cet ensemble de seize. Puis on m’a donné un chiffre, disons 387 et on m’a demandé de compter à l’envers. On m’a redemandé de redonner le plus grand nombre possible des seize mots. Puis de nouveau de compter à l’envers à partir de 492… À ma question : pourquoi ce compte à rebours entre l’évocation des mots ? la psycho neurologue m’a répondu : « pour purger la mémoire de travail ».
Ce qui est curieux c’est que plus de dix jours après l’expérience, je suis capable de donner encore quasiment toute la liste. Alors que j’éprouve des difficultés avec le « par coeur », qu’il s’agisse de mémoriser une pièce de musique ou un poème.
Roubaud, Mallarmé et la musique
→ Oui, en effet, toujours me manque dans cette pensée de Jacques Roubaud celle de la musique. C’est un trou béant, presqu’inexplicable. Il y a le son, le nombre, la combinatoire, il aurait dû y avoir la musique.
Mais il y a aussi l’approche pour le moins curieuse de la musique par un Mallarmé. Je lis ce livre dont le titre est en forme de chiasme, Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé. En fait Mallarmé voulait, selon une formule célèbre, « reprendre à la musique son bien », il la jalousait et disait très clairement qu’il ne « connaissait a priori par grand-chose à la musique ». Les contributions à cet essai collectif, sous la direction d’Antoine Bonnet et de Pierre-Henri Frangne, attestent toutes de ce que l’on pourrait presque nommer (aucun des contributeurs ne le fait pourtant) un détournement de la musique par Mallarmé. « Pas beaucoup de musique au sens strict, finalement, dans cette œuvre littéraire car Mallarmé était poète, et théoricien. Malgré tout, c’est bien un "objet musical" que l’on retrouve au chevet de son lit de mort, le Beethoven de Wagner : inconscient mais vibrant hommage du poète à la Musique qui l’occupa d’une manière ou d’une autre sa vie durant. » (Mallarmé et la musique, La musique et Mallarmé, sous la dir. d’Antoine Bonnet et de Pierre-Henry Frangne, p. 96)
La montée des eaux
La montée des eaux menace 1,2 milliard de personnes d’ici 2060.
Résolument ailleurs (Portrait de lectrice)
Dame toute ronde. Pantalon noir, polo rayé coq de roche et blanc. Cheveux mi- longs poivre et sel. Ballerines en daim. Visage rond à petit double menton, fines lunettes, léger duvet sur la lèvre supérieure, très hors du temps et sans âge. Beaux yeux bleus. Elle lit La Première Compagnie des Indes de Marie Ménard-Jacob.
Têtes vides
De nouveau une séquence sur la mémoire dans les remarques de Roubaud. Celle-ci par exemple : « Le moment contemporain est celui de la pénétration des têtes vides par les images externes. Il est caractérisé par le remplissage des têtes. » (1040)
Roubaud qui ajoute dans la remarque 1042 que « les images qui refont les têtes sont des images qui ne sont pas formées à l’intérieur. »
→ Immense et terrible portée de ce constat. On pense bien sûr à la trop célèbre formule d’un directeur de chaîne de télévision sur le temps de cerveau disponible. Notre for intérieur ne serait plus la résultante, toujours en remaniement, d’un lent processus de filtrage de nos lectures, de nos écoutes, de nos rencontres, toutes plus ou moins choisies, mais le fruit d’un matraquage d’images et de fictions, imposées de l’extérieur par la doxa et le pouvoir économique et qui ne sont pas plus assimilées que certaines fibres par notre organisme. Jacques Roubaud dit aussi, ce qui aggrave encore le constat, que les images dont ils parlent, non formées à l’intérieur « tentent d’échapper à la langue ». Il souligne enfin à quel point « la topologie de [ces] images pénétrantes est pauvre » (1046).
→ quelle est dans nos têtes la part des images qui nous sont propres et celles qui ne sont que des corps étrangers. Celles qui ont été assimilées, travaillées par la mémoire et l’influence sous-jacente de notre inconscient et celles qui nous ont envahis, à notre corps défendant ou trop consentant ?
Et ne serait-ce pas un des effets de la littérature, et singulièrement de la poésie, que de nous aider à constituer, à reconstituer notre mémoire, notre monde intérieur, dans sa spécificité ? Cela qui fera que nous ne sommes pas le clone de notre voisin.
Il y a là une vingtaine de remarques (1028 à 1048) qui sont autant de coups de massue ! On est frappé par l’évidence de la démonstration. Et soucieux de penser plus avant le rapport entre la mémoire et cette tendance contemporaine à vider les têtes.
Et la poésie
Cette séquence débouche soudain sur une nouvelle série de remarques, sans solution de continuité, sur la poésie. La poésie et la mémoire, précisément : « La poésie a affaire à notre mémoire intérieure, à celle de chacun de nous. Elle agit sur les formes-mémoire d’une manière spécifique, qui n’est ni celle de la mémoire-souvenir, ni celle de la mémoire-pensée. Elle suscite souvenir(s) et pensée(s) (et bien d’autres choses encore, comme les affections) mais selon son effet propre, qui est l’effet-poésie. » (1066)
Effacement du référent
Dans le livre sur Mallarmé et la musique, évocation de la « règle mallarméenne de l’effacement du référent »
Effacement du référent, effacement de la référence, aussi : une difficile question, toujours, pour qui travaillant à partir d’extraits de livres ou de citations, aussi bien pour le flotoir que pour Poezibao, a toujours scrupule à les référencer très précisément, pas tant pour que ce soit vérifiable, mais pour qu’on puisse les retrouver facilement. Pas une question de contrôle, mais une question de transmission. Certains citent et font comprendre qu’ils citent, de façon plus ou moins claire (italique, guillemets) et ne donnent pas leurs sources, ou bien de manière quelque peu reléguée dans un coin de livre : ils brouillent volontairement la piste, ils gomment la frontière entre leur texte et l’autre texte, les chevillant soigneusement l’un à l’autre, sans solution de continuité. On est là en eaux très troubles où tout repose sur la démarche et l’attitude profonde de l’auteur, attitude que le lecteur peut ne pas connaître. Authentique création qui s’incorpore des fragments de l’autre texte ou bien manœuvre de plagiaire masqué qui tente de valoriser sa maigre production par ce qui ne lui appartient pas ?
Les livres sont des mines
Les livres sont des mines, je suis le mineur, la chercheuse de métal rare ou précieux, ou plus simplement de celui dont j’ai besoin. Quête sans fin, butins inégaux : de foison à fétu, de profusion à infime.
Valéry sur la musique
Dans le livre Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé, remarquable contribution de Philippe Charru dont je connais déjà un peu le travail, notamment sur Bach.
Il cite Valéry : « De la fin de l’automne à la fin du printemps, le concert Lamoureux était l’évènement hebdomadaire qui sanctifiait les fidèles de l’art, et particulièrement les poètes. (…) Stéphane Mallarmé subissait avec ravissement, mais avec cette angélique douleur qui naît des rivalités supérieures, l’enchantement de Beethoven ou de Wagner. Il protestait dans ses pensées, il déchiffrait aussi en grand artiste du langage qu’il était ce que les dieux du son pur énonçaient et proféraient à leur manière. Mallarmé sortait des concerts pleins d’une sublime jalousie. Il cherchait désespérément à reprendre par notre art ce que la trop puissante Musique lui avait dérobé de merveilles et d’importance. » (cité p. 128)
→ toujours cette intelligence inouïe de Valéry, toujours cette perspicacité et cet art de dire en dix lignes ce que tout le livre que je suis en train de lire, parfois difficilement en raison de sa densité et de mon manque de connaissance de Mallarmé, peine à dégager en quinze contributions différentes !
Élimination
Cette autre très belle citation faite par Philippe Charru : « Je n’ai créé mon œuvre que par élimination, et toute vérité acquise ne naissait que de la perte d’une impression qui, ayant étincelé, s’était consumée et me permettait, grâce à ses ténèbres dégagées, d’avancer plus profondément dans la sensation des Ténèbres Absolues. La Destruction fut ma Béatrice. » (Cette fois citation de Mallarmé, p. 130)
Non disparition de la poésie
Retour à Roubaud et à ses Remarques de poétique : « (…) Il faut affirmer la non-fatalité de la disparition de la poésie. »
→ L’excellent éditorial du Journal du Marché de la poésie écrit par Yves Boudier enfonce ce clou : la poésie n’est pas morte. Je vais reprendre, avec son accord, des extraits de cet article dans Poezibao.
Jacques Roubaud qui écrit aussi : « Il faut affirmer que la question de la poésie ne concerne pas que les poètes. La chute de la poésie menace la langue. La chute de la poésie menace chacun en sa mémoire, menace sa faculté d’être libre »
→ il me semble qu’il ne s’est pas dit autre chose l’autre soir lors de la séance de clôture des très intéressantes « Rencontres poétiques du Lycée Racine », mises en œuvre par Pierre Drogi.
Les curieux acronymes de Jacques Roubaud
Dans ces remarques, écrites au fil du temps (il dit sur un demi-siècle !), Jacques Roubaud crée de curieux acronymes. ECOPROF, économie du profit, IVIMON, idée du village mondial ou le très amusant TONUTRIN, Tout numérique à transmission instantanée : « Le rôle social du poète (dans les temps de l’ECOPROF et du l’IVIMON) ne peut être que très modeste » (1116) mais il dit aussi « je défendrai l’idée de la relative neutralité de la technique (donc du TONUTRIN) » (1117). Cette dernière remarque à verser au dossier de la lecture ou de l’écriture numérique ?
Fatalité
« La fatalité de l’avant-garde est la posture de secte. »
→ beau sujet pour des étudiants en histoire littéraire. Illustrez !
Debussy
Pierre Charru, toujours dans sa contribution au livre sur Mallarmé et la musique, fait une très belle analyse de l’apport musical de Debussy. Et je lui dois de nouveau la découverte de cette très belle citation, de Debussy lui-même, cette fois : « La musique est un total de forces éparses ».
Pierre Charru qui ajoute un peu plus loin : « Pour Debussy le monde n’est pas un texte à lire ni à transposer. Sa langue musicale nous fait entendre un en-deça de la représentation du monde où la musique trouve son lieu de prédilection, un lieu qui est en réalité un évènement irréductible, celui de la rencontre et de la communication avec le monde, non sur le mode de la parole proférée mais sur celui du sentir. Sa musique ne nous dit rien du monde, mais nous donne d’éprouver sa présence. Elle ne représente pas le monde mais nous y rend présent. » (136)
Piano préparé et sensibilité acoustique
Nouvelle contribution dans ce livre sur Mallarmé, celle de Philippe Albéra autour de la riche question « Boulez et Mallarmé ». Contribution qui s’ouvre par des pages fort intéressantes sur ce qui oppose Boulez et John Cage, notamment autour de la question du hasard. Où il est montré que Boulez, s’il a accepté une forme d’aléatoire, ne l’a fait qu’à condition de pouvoir contrôler très étroitement le processus, tandis que Cage au contraire, par le recours au hasard, a tenté de libérer le langage musical.
Autour du piano préparé : « Le piano préparé nous dit Boulez ne donne pas "des sons purs – fondamentales et harmoniques naturelles" – mais "fournit des complexes de fréquences". (…) Il peut alors poser la question : "L’éducation traditionnelle que nous avons reçue – ou subie – nous priverait-elle d’une sensibilité acoustique plus affinée ?" » (142)
→ Je pense qu’un Alain Bancquart qui a tant travaillé sur les quarts, voire les huitièmes de ton (et au-delà) serait en accord avec cette idée d’un déficit de la sensibilité acoustique, formatée par le système tonal et ses dérivés.
Futur antérieur de la poésie
et retour aux Remarques de poétique de Roubaud, il en sera sans doute ainsi pendant des semaines, tant le livre est passionnant et dense et tant il est impossible d’y cheminer à grands pas. Cette idée : « La poésie anticipe sur les changements dans la langue (le temps de la poésie est aussi un futur antérieur), les annonce, éventuellement participe à leur émergence. » (Remarque 1154). Il fait ce constat en analysant les raisons de la difficulté de la poésie extrême-contemporaine. Ce qu’elle dit et comme elle le dit n’a encore aucune présence dans la mémoire du lecteur. Il doit accueillir quelque chose qui est une sorte de corps étranger. « La difficulté de la poésie aujourd’hui est qu’elle est poésie. Ce qui est difficile à admettre, à entendre, et à comprendre (l’a toujours été plus ou moins, mais l’est à l’extrême dans les conditions actuelles), c’est qu’il y ait, encore, cette manière particulière de traiter la langue qui constitue la poésie. La difficulté première est là. Toute autre difficulté est secondaire. » (1163)
La notion de sens en poésie
Roubaud encore, remarque suivante : « Cela tient bien sûr à la nature toute particulière de la notion de sens en poésie. S’il y a sens, c’est sens formel et effet intérieur de sens. Dans toute forme-poésie du présent, d’un type nouveau, il y a difficulté à saisir ce sens, à l’admettre, à le reconnaître parce qu’on est habitué (scolairement et idéologiquement habitué) à chercher autre chose, une des formes habituelles du sens. » (1164)
→ ce sont alors ces formules-type et ces réactions : ça ne veut rien dire, ça n’a ni queue ni tête, c’est du charabia… ! Alors que peut-être, au contraire, c’est devant ce manque de sens apparent qu’il faudrait être en alerte. Il faut toutefois mettre en évidence une difficulté supplémentaire, due à l’action des « faiseurs », ceux qui trichent et font exprès de monter des élucubrations pour faire croire à une profondeur qui n’est pas la leur.
Livre dans les mâchoires de la porte
Encore un portrait de lectrice, mais cette fois il n’est pas de mon fait. Je le relève dans Journal itinérant 1980-81 de Siegfried Plümper-Hüttenbrink (qui est précisément la personne qui m’a incitée à reprendre mes portraits de lecteurs !) : « Dans le métro, une femme absorbée par la lecture d’un livre. Soudain elle est prise d’un soubresaut, se précipite sur les portes coulissantes, qui de sitôt se referment sur sa lecture. Elle restera ainsi, debout, le livre bloqué entre ses deux mains, le temps d’une station à l’autre. » (SPH, 20)
Tel est le Réel
Dans ce même livre je note : « Tel est le Réel : bouclé à double tour, tautologique. Il est par définition, ce qui ne pourra jamais entrer en coïncidence avec, se décalquer sur, se laisser voir à nu pour faire l’objet d’une description. » (SPH, 21)
→ ce qui me fait irrésistiblement penser au Grand Chosier et à d’autres livres de Laurent Albarracin.
Tant de temps, plus de temps
Je suis souvent aux portes d’un univers qui m’attire mais qui me fait penser qu’il faudrait tant de temps pour l’explorer que je ne l’ai plus, ce temps, à ma disposition.
Conjonctions & coordination
Parfois frappée par d’incroyables « rencontres », de faits, de personnes. Serais tentée d’en faire une nouvelle rubrique de ce flotoir.
Ainsi : « En 1953, Pierre Boulez offre à John Cage les œuvres complètes de Mallarmé » (Mallarmé et la musique, p. 155)
Il y a dans ces mêmes pages une autre conjonction que je trouve fascinante, celle de Paule Thévenin, Michel Butor et Pierre Boulez, évoquée dans une contribution de Robert Piencikowski, « Boulez selon Mallarmé selon Butor » (p. 167 et suivantes). Michel Butor qui, tout jeune, se rend à la demande de L’Express à Baden Baden, pour assister à des représentations de Pli selon pli de Pierre Boulez, en compagnie de Paule Thévenin. L’amie d’Antonin Artaud, l’éditrice de ses œuvres complètes mais aussi du livre Le Pays fertile, Paul Klee, de Pierre Boulez.
L’œuvre ouverte
Je ne fais pas ici allusion au beau travail en ligne de Laurent Margantin mais à un livre d’Umberto Eco, dont je ne connaissais pas l’existence et qui m’intéresse d’autant plus qu’on dit qu’il fut écrit à la suite de nombreux entretiens avec Luciano Berio, André Boucourechliev (qui a d’ailleurs contribué à sa traduction en français, par Chantal Roux de Bézieux) et Henry Pousseur.
Les écrivains et la musique
Ce constat, dans l’article sur Butor et Boulez : « Les écrivains, ou plus généralement les gens de lettres, étaient peu enclins à faire état de leurs goûts musicaux, soit que ceux-ci fussent si conventionnels qu’ils préféraient n’en point faire étalage, soit qu’ils fussent simplement plus discrets. À ce titre Michel Butor fait plutôt figure d’exception [et] son penchant prononcé pour l’art sonore allait bientôt le singulariser parmi ses pairs. » (170)
→ c’est aussi mon constat. Assez peu d’écrivains sont sensibles à la musique. Avec d’admirables exceptions comme Thomas Mann ou Michel Butor, précisément.
Portrait de lectrice
Autobus. 22.05.2016. 17h40. Jeune fille, pantalon en jean gris avec une large bande noire sur le côté. Les cheveux sont blonds, longs, répartis des deux côtés du visage qui est bien dégagé. Elle porte un tee-shirt blanc à motifs gris et à bandes noires et un grand gilet, léger, noir aussi. Elle ne doit pas avoir très chaud. Il pleut, il fait très humide et froid. Et ses pieds sont nus dans des petites sandales toutes fines ! En bandoulière, une sorte de sacoche en tissu Burberry. Elle lit un vieux livre de poche à tranche colorée rouge passé comme je n’en ai plus vu depuis des années. Comme il y en avait dans la bibliothèque de la maison d’enfance, trésor fascinant auquel je ne pouvais accéder qu’accompagnée, car il s’agissait de savoir si tel ou tel livre était « pour » moi, compte tenu de mon âge. Qui plus est, ce livre est un Cronin, auteur qui était bien présent dans cette bibliothèque, auteur phare du catalogue du Livre de Poche à ses débuts. Je ne lis que le début du titre, qui ne me dit rien, L’Epée… ; L’Epée de justice, je ne me souviens pas du tout de ce titre, je me souviens de La Citadelle, bien sûr, des Clés du Royaume (le n° 2 de la collection du Livre de poche après Koenigsmark de Pierre Benoît !). Est-ce dans l’un de ces livres que le héros, sorti acheter des cigarettes, ne reviendra jamais car il se sera fait renverser par une voiture ? Je me souviens aussi de l’exposition à Beaubourg pour les 50 ans du Livre de Poche, en 2003, j’avais écrit un article à l’époque. Je me souviens de Joseph Peyré et de son Escadron blanc, de A.J. Cronin, de Mazo de la Roche, de Daphné du Maurier, Rosamond Lehmann, etc.
Langue et poésie
Jacques Roubaud, toujours, remarque 1214 : « La poésie, si je l’accueille et la reconnais, fait de la langue ma langue plus que tout autre usage, me fait possesseur de ma langue. Ma langue est à moi par la poésie. »
Une prise de vue
« Tête inclinée, on furète entre les pavés, à l’affût du moindre incident de parcours. On se piste et se traque en marchant sur le hasard. Glane des vétilles, s’acharne sur des riens. Voyez donc ! Là, au tournant, qui l’aurait cru, encore qu’au vu de personne, un rien se détache, acquiert un relief saisissant au point d’en aller choir dans l’œil. Et on appelle cela une prise de vue. Ein Augenblick.
Cette belle remarque de Siegfried Plümper-Hüttenbrink dans son livre Journal itinérant 1980-81 est le très fidèle écho de mon expérience photographique. Quand il y a cette pulsion à photographier mais que rien ne se présente. Cet affût, cette attente, et soudain cela qui s’assemble et qui fait signe.
Pour les non-germanophones, on peut préciser qu’Augenblick en allemand veut dire instant, moment. Formé de der Blick, la vue, la perspective, le regard, le coup d’œil et de das Auge, l’œil.
Guy Lelong
Sa contribution au livre Mallarmé et la musique est assez surprenante, car elle me semble un peu hors-cadre, en ce sens qu’elle est plus critique, moins policée que ne le sont d’habitude les contributions à ce genre d’ouvrage collectif. Réponse du berger à la bergère, peut-être, le directeur de l’ouvrage, Antoine Bonnet, dans sa conclusion, adresse une pique, en petite note, à Guy Lelong, disant qu’il fait « un contresens en interprétant la musique spectrale comme "poursuite des opérations mallarméennes." » (p.223)
Guy Lelong dont les notes, très intéressantes, se centrent aussi bien sur Buren que sur Gérard Grisey, avec allusions à Perec et Roubaud. Il écrit que « certaines des pensées, les plus vives à [ses] yeux de ces dernières décennies et jusqu’à aujourd’hui, ont renoué avec la pensée de Mallarmé sans l’avoir revendiqué » (p.199). Il se base sur ce qu’il distingue comme les deux « révolutions mallarméennes ». La première qui déduit les œuvres des propriétés de leur médium et la seconde : « le texte, s’il prend son autonomie par rapport au sens, n’est en revanche plus autonome de son lieu d’accueil, la page, autrement dit son contexte. » (p.192). Sa contribution me semble une des plus intéressantes de tout cet ensemble. Lui qui écrit encore qu’il « ne s’agit plus de mettre en musique un texte préalable, mais de déduire ce texte de sa destination musicale et des propriétés que le texte partage avec la musique. » (p.199). Ce qui me renvoie, une fois encore, à ce qu’Alain Bancquart m’avait dit à propos de la composition d’une de ses œuvres, fondée sur la diction Marie-Claire Bancquart d’un poème écrit par elle.
Ravel et Debussy
Dans la belle conclusion de l’ouvrage, extrêmement riche et dense sur Mallarmé et la musique, conclusion signée Antoine Bonnet, je relève une très intéressante confrontation de la façon dont et Debussy et Ravel ont mis en musique, chacun, trois poèmes de Mallarmé (dont deux identiques). C’est un peu dur, mais sans doute très juste pour Ravel, ne sous-estimant pas par exemple la profonde intelligence qu’il pouvait avoir de ces poèmes. Et cela montre que Debussy seul fut à même de « destituer la mélodie de ses prérogatives historique : l’imitation des affects. » (p. 223)
Les trois âges du langage
Toujours dans ce même ouvrage, belle évocation des trois âges du langage selon Walter Benjamin, par Dimitri Kerdiles. 1. Le langage est l’outil de Dieu, il est créateur de la réalité qu’il désigne, performatif de sorte « qu’il règne entre le nom et la chose une unité absolue ». 2. Vient le temps d’Adam qui nomme et distingue : « si les mots ne sont déjà plus eux-mêmes l’être qu’ils disent, ils en sont encore une connaissance véritable. ». 3. puis c’est le langage humain, après le renvoi d’Eden et Babel : « le langage est réduit à un vulgaire outil de communication », « disjoint de son sens et morcelé, il tombe dans "l’abîme du bavardage" et perd finalement toute valeur de connaissance. » (p. 208)
Les langues imparfaites
« Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. » (Mallarmé, in Crise de vers, cité par Dimitri Kerdiles, p. 208)
Des ouvrages savants
Je prends conscience que j’aime lire des essais, des études universitaires, compte-rendu de colloques, thèses et autres mémoires, pour l’extraordinaire richesse de citations qu’ils recèlent en général. Autre accès donné à des œuvres qu’on n’a pas toujours lues, qu’on ne lira peut-être jamais faute de temps ou de choix en ce sens et qui pourtant contiennent des pensées qui nous sont importantes, raison pour laquelle souvent nous avons choisi de lire ces essais ! Ce sont en quelque sorte les retombées positives de certaines lectures, parfois ardues, toujours demandeuses de temps et de disponibilité.
Il revient au vers…
« Il revient au vers de dissoudre la fonction communicative du langage », dit aussi Dimitri Kerdilès et il se trouve que ces mots, je les ai relevés juste avant de reprendre Poétique, remarques de Jacques Roubaud, de telle sorte que je me suis demandé, un court instant, à qui je devais en attribuer la paternité.
Jean Pleurdegoies et la boîte de mouchoirs
Pourquoi, mais pourquoi, lisant sur une boîte de mouchoir (oui !) cette astuce un peu facile sur les noms propres, j’ai été soudain traversée par une envie de créer un personnage, de lui donner un nom, d’en raconter, qui sait, l’histoire. Désir de maternité fictive, si longtemps après la maternité réelle ? Très étrange en tout état de cause. Et pourquoi sur ce nom, fort beau au demeurant, Pleuredegeois ?
Le problème du compositeur de poésie.
Je reviens à Roubaud et à ses remarques et note ici intégralement la 1265, exceptionnellement longue (les notes font souvent une ligne à peine, parfois deux ou trois, les notes plus longues sont rares. »
« Il y a un vrai problème pour le compositeur de poésie (…). Le fait de ne pas dire selon les modes ordinaire de dire, le fait de l’intention toujours déjouée de dire (et aussi la nécessité assez générale de dire au sens ordinaire, et le fait d’avoir dit quelque chose, au sens ordinaire, le plus souvent), le fait qui en résulte, au sens strict ou comme horizon de menace, le fait de l’impossibilité de dire (la vide blancheur du papier mallarméen) (ce sont des situations que rencontre inévitablement la poésie), se heurtent à ce spectre, à cette horreur du non-dire et du dire-rien, soit parce qu’il n’y aurait rien à dire (au sens ordinaire), soit parce que ce qu’on dirait ne serait que ce qu’on aurait dit (au sens ordinaire) (deux visages d’un néant). (Remarque 1265)
Rédigé par Florence Trocmé le 24 mai 2016 à 14h48 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 16 mai 2016 à 17h07 dans photomontages | Lien permanent
Ne pas développer
Ne pas développer. Accueillir/libérer mais aussi ne pas retenir et alimenter la pensée qui passe.
Avec la liseuse,
me saute soudain aux yeux un inconvénient majeur pour quelqu’un qui lit cinq ou six livres en même temps et qui a à faire avec des dizaines simultanément. On ne voit pas le livre qui est dans la liseuse et on risque d’en oublier l’existence.
Notes d’un lecteur
Un lecteur du Flotoir regrette les « portraits de lecteur » et il me donne envie de réactiver cette rubrique. Il m’offre aussi cette très belle citation reprise « d’une vieille revue des années 76, intitulée Première Livraison et qui a donné par la suite la collection du même nom aux éditions Christian Bourgois sous la houlette de J.C. Bailly : "Un témoin de la lecture n'aurait rien à raconter, car à la lettre, il ne se passe rien. Pourtant, une voix inaudible ne cesse de bafouiller, fabuler, revenir en arrière ou répondre à côté. Comme dans le huis-clos familial où pendant des années rien n'arrive en apparence : les origines sont cachées, les histoires sont tues, les répliques étouffées". Gérard Macé in Bâtons brisés. »
Ce même lecteur me parle aussi de « cette figure introuvable qu'est tout lecteur. Dans la traversée en solitaire qu'est sa lecture, il reste foncièrement injoignable pour quiconque. Seul le livre qu’il a encore en main pourrait, en guise de "vade-mecum" attester de son existence qui est plus que compromise. »
Et ce lecteur…
Et ce lecteur, je le découvre peu de temps après, est l’écrivain Siegfried Plümper-Hüttenbrink. Je retrouve dans ma bibliothèque deux livres de lui, De la lecture (sur Walter Benjamin et Ludwig Wittgenstein) et En lettre recommandée.
Sur la lecture, je relève cela qui m’apaise, moi qui me reproche si souvent d’être injuste vis-à-vis de tant de livres qui sont là, qui m’attendent et que je ne peux ouvrir, faute de disponibilité suffisante : « Un livre n’a pas forcément besoin d’être lu dès qu’il veille, en attente d’être lu, sur votre table de chevet ou dans le poche de votre manteau. Lu ou pas, il est et reste un partenaire invisible, autant dire un fantôme, et qui, selon Hélène Cixous, reste en activité permanente. » (Cahier Agnès Rouzier, du CCP, p. 48)
Et cela alors même qu’il y a peu, dépassant ma « culpabilité » vis-à-vis de tous ces livres, qui me rend parfois intérieurement agressive à leur égard, j’ai choisi de les considérer comme des présences amies, en attente très précisément (je parle bien sûr des livres que j’ai choisi de garder, étant entendu que si je reçois plus de 700 livres par an, une toute petite partie d’entre eux, une centaine sans doute au grand maximum, me retient vraiment).
« Hier stehe ich, ich kann nicht anders »
Citations que je complète de celle-ci : « Je songe ici à cette figure exemplaire de Walter Benjamin, pour qui lire c’était aussi consulter, voire même ausculter ce silence archaïque qui gît à l’étouffée au fond des livres. L’acte de lire fut d’emblée à ses yeux l’enjeu même de sa pratique d’écriture. » (De la lecture, p. 15)
Comme si écrire un mot
Un peu plus loin je relève : « Comme si écrire un mot était d’abord lire avec lui ce qu’il nous donne à lire » qui me fait immédiatement songer à cela, publié dans les « Notes sur la création » de Poezibao : « Selon Claude-Royet Journoud et Jean Daive, Michel Couturier disposait, pour écrire (notamment L’ablatif absolu), d’une boîte en bois dans laquelle il rangeait des fiches bristol. Sur chacune d’elle, il avait écrit un mot, et ainsi retranscrit l’ensemble du lexique du livre en cours. À chaque mot étaient associés une définition et l’ensemble des acceptions possibles du terme. Michel Couturier veillait à ce qu’à chaque occurrence dans le livre corresponde un sens différent. Cette anecdote nous dit beaucoup, me semble-t-il, sur l’usage de la répétition chez Michel Couturier, dans cette ambivalence, du sens et du son, dont il produit ici une forme de théorie pratique, à travers la boîte. » source
Poétique, remarques
Je continue en pas à pas, tant c’est dense et riche pour la pensée, les « remarques » de Jacques Roubaud.
Trois remarques sur la poésie, 204, 214 et 215 :
204. Le vers est un "état agglutinant" de la langue.
214. Poésie : une pensée sans connaissance
215. Poésie : une pensée qui perd connaissance
Poésie : qui entre bien sûr en résonance avec le titre d’un des volumes du grand cycle en prose de Jacques Roubaud.
→ oui un précipité, une condensation, une concaténation, une opération inverse de la dilution de Hahnemann. Du peu, du très dilué vers la plus grande concentration, faite de beaucoup d’élimination.
Un bleu d’octobre
Livre de Françoise Ascal que je commence dans un gris d’avril. Beau livre, très attachant, des notes au fil des jours, elles commencent ici en 2002, font état du retour d’une maladie, de l’angoisse devant la mort, des jours qui passent, du jardin aimé, des moments suspendus : « J’écoute Lipatti interpréter Bach. Il faut se rapprocher des sources sûres. »
→ pour moi toujours la tension extrême, le déchirement même parfois entre les sources sûres, livres et musique et l’appétit fou, insatiable de la découverte.
On meurt par hasard plus que par volonté. Sur Pierre Boulez
Claude Minière m’écrit :
« Pierre Boulez s’est éloigné discrètement, on ne peut pas dire que "l’actualité culturelle" ait accordé une grande place à ses écrits, ses réflexions et études. On a présenté des "portraits" du chef d’orchestre, toujours de bonne volonté, pédagogue, clair et précis. C’est peu pour un chercheur passionné et inquiet, pour un acteur critique sans concessions…
Je me souviens qu’il nous avait aidés, Margaret Tunstill et moi, quand nous traduisions d’Ezra Pound Treatise on Harmony. Nous aurions pu commettre des erreurs dans la dénomination des valeurs de notes (blanches, noires, demi-croches, etc.) telles qu’elles sont nommées en Amérique ; il a tout vérifié soigneusement, puis nous avons parlé très librement de Pound. J’avais publié une Note de lecture de son ouvrage, Par volonté et par hasard (le titre est loin d’être anodin), dans la revue italienne Spirali. Assis dans un studio de l’IRCAM, il plaisantait gaiment. Je me rappelle de quelque chose de plus intrigant : je menais avec lui un entretien destiné à paraître dans la revue TXT. Des projets de création ? Il avait longuement décrit son souhait de composer un opéra dans lequel les interprètes porteraient tous des masques… Les voix seules seraient la volonté, sans représentation... Il avait horreur de la musique d’illustration.
Il s’est "effacé". Mon dieu, comme les choses s’effacent politiquement ! »
Claude Minière, correspondance privée, reproduit avec son autorisation
Écriture
Cette note de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, dans le cadre d’une recension d’un ouvrage que je compte lire, Le Choix d’un poème, sous-titre, La poésie saisie par la musique.
« Sans doute qu’il y a à l’origine de l’écriture une "incision". Quelque chose comme la force frayante d’un trait ou d’un tracé qui inscrit plus qu’il n’écrit. Faisant de la lettre une entaille mémorielle. Lui conférant même un impact occulte dès qu’elle s’inscrit "en lettres de feu" (comme chez Hölderlin) ou disparaît subitement (comme avec le "e" chez Perec). Quant à l’acte lui-même d’inscrire, il se disait enscrire au XIIIe siècle, au sens d’indiquer une destination, de marquer un rappel ou d’évoquer un souvenir. Dante dira "noter" en écoutant, et en vue de "retenir la note dans l’acuïté" dira Anne-Marie Albiach dont la syntaxe annotative, câblée en morse, s’ouvre aux reliefs et reliquats d’un chant graphique » (source)
Portrait de lecteur
Il est assis sur le banc d’un square. C’est un homme âgé. ll porte un pantalon en velours côtelé marron, des mocassins impeccables malgré la poussière du square, un pull-over rouge qui dépasse légèrement de son blouson, bien fermé car sans doute il n’a pas très chaud. Il a plus de 70 ans et ses cheveux blancs dépassent d’un chapeau Borsalino noir. Il lit M, une enquête de Tabor Süden, de Friedrich Ani : « À la recherche d’un homme qui a mystérieusement disparu, le célèbre commissaire Tabor Süden nous entraîne dans le monde dangereux des groupuscules néo-nazis, dont la nostalgie pour le Troisième Reich demeure intacte. ». Il en est au tout début du livre, qu’il retourne pour lire la quatrième de couverture. Se demande-t-il dans quel monde il est tombé. Les néo-nazis parmi les petits enfants patineurs et cyclistes, les tulipes perroquets et les pavots, les merveilleux nuages.
J’apprends que l’auteur, très connu en Allemagne, a écrit le scénario de très nombreuses séries allemandes dont le célèbre Tatort.
Judith Schlanger & les réseaux invisibles
Très beau portrait de la philosophe Judith Schlanger dans Le Monde daté jeudi 28 avril 2016.
Elle dit cela par exemple : « Vous savez, je perçois la survie de manière de plus en plus pessimiste : ce qui subsiste n’a presque rien à voir avec le mérite. Il y a parfois des réhabilitations imprévues, mais n’attendez rien du jugement de l’histoire. En revanche, je crois profondément qu’il y a toujours plus de valeur que ce que nous savons ou percevons. La vie de l’esprit est loin de se réduire à de grands noms ou à de grands textes. Autour de nous, sans que nous le sachions, des gens réfléchissent ; des livres attendent leurs lecteurs, et ces derniers sont le plus souvent totalement imprévisibles. Je ne m’intéresse plus qu’à ces réseaux invisibles. »
Flotoir
Je me sens tout à fait en mesure de me débrouiller avec toutes les tâches, de plus en plus nombreuses, qui m’incombent, mais je ne dois en aucun cas négliger le Flotoir et sa mise en ligne. Il est le cœur de mon travail, son moteur, la source de toute mon énergie.
Joseph Joubert
Ayant peu de temps pour lire en ce moment, peu de temps pour tenir mes notes dans ce flotoir, autour des lectures et des écoutes, je me suis tournée vers ma petite Kindle, dans laquelle j’ai enregistré, il y a un moment déjà, cet auteur qui m’a toujours intéressée et attirée, Joseph Joubert. Et j’ai trouvé dans les pages feuilletées, de pures pépites.
Mais en cherchant s’il y avait une édition recommandée de ses écrits, je suis tombée sur ce bel article dans Fabula, dont tout le début synthétise des réflexions que j’ai souvent effleurées à propos de la notoriété littéraire, de la question de la communication chez les artistes, etc.
Voici le début de cet article d’Étienne Beaulieu (source)
S’effacer en douce : la discrétion de Joseph Joubert
« Nous sommes habitués à penser aujourd’hui le geste littéraire en fonction de sa rémunération symbolique et non plus seulement en regard d’une récompense en monnaie sonnante et trébuchante. L’époque oppose souvent même avec désinvolture l’un et l’autre dans une polémique éternelle entre les tenants d’une littérature « commerciale » et ceux qui voudraient que ne porte ce beau nom que la « véritable littérature », comme si la chose allait de soi. La sociologie de Bourdieu a réussi à imposer jusqu’à son lexique dans ce que l’on nomme maintenant, l’expression se changeant en réalité, « le champ littéraire ». Ce fameux champ (plus électromagnétique qu’agraire) inverserait la donne du champ économique en jouant l’étrange jeu du « qui perd gagne » faisant en sorte que, depuis le milieu du XIXe siècle (avec Flaubert, Baudelaire et Manet plus précisément), la marge serait devenue le centre de la valeur littéraire et artistique. Le centre de l’attention médiatique et populaire perdrait en conséquence toute valeur autre que de pure façade commerciale. Plus on a de reconnaissance du grand public, moins la valeur de l’œuvre serait grande, et inversement plus obscure se révèle l’œuvre et plus grande pourrait être sa valeur symbolique et sa chance d’être lue dans une norme ultérieure qu’elle aurait d’ailleurs contribué à mettre en forme. La réduction ainsi opérée touche directement l’idée d’un décalage entre la faveur du public à une époque donnée et une reconnaissance future et improbable que l’on appelait jadis « la postérité » ou « la fortune », sorte de ciel des élus qui n’ont pas rencontré ici-bas l’horizon d’attente d’un lectorat frivole et qui font avec Stendhal le pari très risqué d’être lu cent ans après leur mort. Mieux encore, cette théorie toute économique et symbolique de la littérature a rendu suspecte toute tentative de penser ce qui échappe au jeu d’un don fait à l’avenir, que l’on comprend maintenant comme un placement sur le contre-don de l’au-delà : après sa mort, un écrivain récupèrerait sa mise perdue par la défaveur de son vivant et il pourrait même toucher avant terme les dividendes de sa gloire post-mortem, un peu à la manière de Chateaubriand et de ses Mémoires d’outre-tombe qui récupère sa mise en avançant en âge et qui en conséquence augmente sa valeur en vieillissant et au fur et à mesure que croissent ses mémoires.
En examinant le cas étrange de Joseph Joubert (1754-1824), une autre avenue d’interprétation se dégage et montre de manière oblique en quoi cette théorie sociologique de la littérature échoue à comprendre le geste littéraire qui tente de s’effacer lui-même, dans un pur renoncement à toute forme de gloire fût-elle posthume, comme c’est le cas de cet écrivain sans écrit qu’est Joubert.(…) Lui dont les ratures se sont accumulées des décennies durant dans ce qu’il appelait ses « cahiers » et qui n’ont pas été conservés pour publication d’aucune façon, mais seulement par les soins posthumes de sa veuve et de son ami Chateaubriand, qui ont déterré littéralement les écrits qu’avait entassés Joubert dans ses malles avant de mourir »
→ j’apprends en parcourant cet article qu’une édition complète de ses cahiers est en cours de publication aux Classiques Garnier, sous la direction de Sabrina Giai-Duganera et Etienne Beaulieu, avec la collaboration de Pierre Aussudre, Jean-Luc Dauphin et Isabelle du Chayla et qu’on peut toujours se référer aux anthologies existantes et à la belle édition Beaunier publiée chez Gallimard en 1938 et réimprimée en 1994.
Quelques citations de Joseph Joubert
Relevé plusieurs belles citations de Joubert (lecture Kindle)
« Au lieu de me plaindre de ce que la rose a des épines, je me félicite de ce que l'épine est surmontée de roses et de ce que le buisson porte des fleurs. »
« Je suis, comme Montaigne, impropre au discours continu. »
« Vous allez à la vérité par la poésie, et j'arrive à la poésie par la vérité. »
« J'ai trop de cervelle pour ma tête ; elle ne peut pas jouer à l'aise dans son étui. »
« Ce n'est pas ma phrase que je polis, mais mon idée. Je m'arrête jusqu'à ce que la goutte de lumière dont j'ai besoin soit formée et tombe de ma plume. » Joseph Joubert, Pensées, essais, maximes et correspondance
Jacques Roubaud et Poétique
Il n’est pas question de tout transcrire de ce qui m’intéresse, dans le livre Poétique, Remarques de Jacques Roubaud, je serais noyée et le flotoir avec, malgré sa nature insubmersible ! Mais il me faut cocher, souligner pour repassages ultérieurs, tant le propos est incroyablement riche et dense. Il n’est pas daté, cela rend les choses quelque peu mystérieuses : comment s’est construite cette pensée, comment se sont accumulées ces 4755 remarques, où il est question principalement de poésie, de poétique, de nombres et de mathématiques, de mémoire, d’images…?
Ma théorie du repassage, pour faire pièce au tas considérable qui m’attend, fer en main cette fois !
Contraintes et productivité fictive.
Cette remarque, la 874, qui me semble si merveilleusement convenir à Georges Perec. : « La poétique formelle a, dans sa deuxième partie, le (les) programme(s) de composition, recours aux dispositifs fantasmagoriques (L’Oulipo ne s’en prive pas) ; si par ailleurs toutes les contraintes générales énoncées sont respectées (avec une rigueur tatillonne), on obtiendra une grande productivité fictive. »
→ mais il s’agit ici de récit. Quid de la poésie sous contraintes ?
Mon fil est dans le flux
Tentant de reprendre un peu la barre d’un flotoir longuement resté en rade, je me rends compte comme il m’est difficile de revenir sur mes pas, de remonter le courant. Il y a un effet de flux qui est très puissant et porteur sur le moment, comparable à un fleuve qui entraîne les matériaux dans son cours. Mais si je reviens plus tard, en quête de ce qui est resté sur les berges, il est très difficile pour moi de retrouver ce qui me semblait alors aller de soi, une forme de cohérence entre tous les éléments pris dans ce flux. L’effet flux diminue au fur et à mesure que passe le temps. L’impulsion encore très perceptible pendant un jour ou deux, perd de sa puissance et tout s’étiole dans une sorte d’enlisement. Très vite ce qui a été pris dans la nasse cesse de palpiter et s’éteint.
Il en va de même de tous mes projets. Si je les mets en œuvre alors qu’ils viennent de se former, je dispose d’une très forte énergie pour les propulser. Mais si je laisse cet élan originel se démagnétiser, l’effort pour reprendre les choses est considérable et souvent peu efficace.
Note de passage
Remplacer les pronoms tu, ou il, ou encore ils, par nous.
→ Et surprise de découvrir, quelques jours après avoir noté cette idée, donc sans aucune concertation possible, dans un sens ni dans l’autre, ces mots, dans le livre de Didier Cahen (voir ci-dessous) : « …délier silencieusement le je, le tu, le il. Irradiation du nous » (DC, 96)
Le peu des hommes
Beau livre en effet de Didier Cahen, à propos duquel Anne Malaprade me donne une note pour Poezibao. Le Peu des hommes. Pas un journal, plutôt des notes. La vie qui va, notée surtout pendant des périodes de vacances à l’ile de Ré, les tentatives d’écriture, le sentiment d’impuissance, une forme d’auto-dérision. Un Didier Cahen pour moi assez inattendu mais devenant plus proche, dans cette sorte d’humanité à nu qu’il donne à voir ici. Ne le dit-il pas lui-même : « … mieux partager mes doutes » (DC, 59)
Sur la lecture ? : « J’emmêle les sources, je prends la vie des autres. » (DC, 15) ou bien encore « J’entre toujours trop vite dans la gueule du non ». (DC,26)
Et cette remarque qui me parle tant : « Retour au monde. France Musique. France Culture ? Pas le même accompagnement. J’hésite. Des notes, de la parole, et mon écoute flottante ; j’aime entendre ce silence autrement cultivé. » (DC, 29)
« … en bas de l’échelle. La vie… continuelle… perpétuée… inachevée » (DC, 35)
→ je pense à Marie-Claire Bancquart, à son dernier livre, tout juste paru, Qui vient de loin, à cette lecture l’autre jour chez Tschann, à sa présence vaillante malgré tous les aléas de sa santé, au questionnement fin et subtil d’Olivier Philipponnat.
Siegfried Plümper-Hüttenbrink et la photographie
Je découvre le livre In absentia, sous-titre photographies, qui contient bien en effet de très curieuses photographies mais aussi une série de textes très puissants sur la photographie, sur la pratique de la photographie. Il me semble qu’un lien de compréhension particulier unit ceux, ils ne sont pas si nombreux, qui ont fait cette expérience, que je juge quasi ontologique, du développement des images en chambre noire, cette pratique fut-elle très modeste et limitée. Je ne cesse de repenser à ce saisissement de voir apparaître dans le bain de révélateur l’image jusqu’à présent strictement invisible, cette (al)chimie qui la fait surgir de cette eau qui semble sans mémoire. Et cela alors même que je n’ai plus mis les pieds au laboratoire photo depuis plus de trente ans sans doute. Et toujours j’associe, à tort ou à raison quant à la justesse de la réminiscence (mais cela importe si peu), cette expérience et le film Blow up où une vérité cachée finit par advenir, si je me souviens bien, par l’exploration de l’image. C’est exactement cela me semble-t-il que dit Siegfried Plümper-Hüttenbrink dans ces textes saisissants. Je viens au demeurant d’en donner un dans l’anthologie permanente.
Rédigé par Florence Trocmé le 16 mai 2016 à 17h02 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent