Les quatre piliers de l’apprentissage
Remarquable dossier dans Le Monde des Sciences, daté mercredi 25 mai 2016, sur neurosciences et éducation. Je relève notamment cela :
« Les neurosciences cognitives ont identifié quatre piliers de l’apprentissage, résume Stanislas Dehaene dans ses conférences. Le premier est l’attention, qui fonctionne comme un projecteur et canalise les apprentissages. Il y a ensuite l’engagement actif de l’apprenant, passant par des autoévaluations et des contrôles réguliers des connaissances. Le troisième pilier est le retour d’information, ou feedback, le cerveau ayant besoin de faire des erreurs pour progresser. Enfin, le quatrième pilier est l’automatisation, qui s’acquiert notamment par la répétition quotidienne des apprentissages et grâce au sommeil, qui consolide les acquis de la journée. » source
Résistance aux automatismes
Dans le même article cela aussi, à creuser :
« Pour résoudre un problème, nous avons le choix entre deux stratégies de raisonnement, poursuit le chercheur [Grégoire Borst] : "Soit une heuristique (un automatisme), une stratégie rapide, qui fonctionne souvent mais pas toujours ; soit un algorithme, plus lent et plus coûteux cognitivement mais qui fonctionne toujours." »
Quelques explications s’imposent : « Des erreurs récurrentes fréquentes au cours des apprentissages sont dues à l’application erronée d’une stratégie heuristique. Ainsi de certaines fautes d’orthographe, du type je les mangeS, qui résultent du réflexe de mettre un pluriel derrière un les. Autre piège classique : les problèmes arithmétiques à contenus verbaux, du type "Louise a 25 billes, elle a 5 billes de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de billes ?" Beaucoup d’élèves répondent 30 (alors que la réponse correcte est 20), car ils ont déclenché automatiquement une addition en entendant le mot "plus". (…) « Faire prendre conscience à un enfant qu’il est devant un piège est fondamental pour qu’il puisse le déjouer, souligne Grégoire Borst. En imagerie fonctionnelle, nous avons montré que le cerveau passe de l’erreur à la réussite en se reconfigurant. Il y a un basculement de l’activation cérébrale de la partie postérieure du cortex – impliquée dans les automatismes – au cortex préfrontal, zone du blocage des heuristiques. » L’inhibition est un mécanisme-clé des apprentissages, au même titre que le recyclage neuronal, estime le chercheur. »
La Mouette
Toujours dans Le Monde du mercredi 25 mai 2016, bel article sur la mise en scène de La Mouette de Tchekhov par Thomas Ostermeier. Fabienne Darge, après avoir évoqué le scénario de la pièce, écrit : « Voilà de quoi faire de belles mises en scène avec dentelles blanches et sentiments délicats comme il y en eut pendant longtemps, et certaines mémorables. Ce n’est évidemment pas le parti de Thomas Ostermeier, dont La Mouette, résolument contemporaine, creuse une interrogation essentielle pour le metteur en scène : comment peut-on rester dans l’entre-soi de l’art quand le monde est ce qu’il est, politique et tragique ? Quel rôle l’art peut-il jouer face à un tel état du monde, et quels moyens peut-il se donner dans ce but ? » source
Le feuillettement de la conscience
« J’aime les paragraphes courts, qui correspondent au feuillettement de la conscience. » (p.48)
Claude Minière, cité par Antoine Emaz dans cette note de lecture de Poezibao. N’est-ce pas un peu le parti du Flotoir ?
Lumière et migraine.
La lumière verte soulage la migraine. (Le Monde, mercredi 25 mai 2016)
Sans doute pour cela que j’aime tant le vert, le vert des arbres, les verts des coteaux, quand la lumière vient les révéler.
Les Carnets d’Eucharis
Très beau sommaire pour ce numéro annuel de la revue de Nathalie Riera. Elle ouvre par un dossier sur Charles Racine (1927-1995), qui fut reconnu et/ou ami de Paul Celan, Giacometti, Jacques Dupin, Michel Deguy, Martine Broda.
4755
À propos des Remarques de Jacques Roubaud, Danièle Robert m’écrit ces mots que je reproduis avec son autorisation :
« Dans les lignes que vous consacrez à l'ouvrage de Jacques Roubaud : Poétique, remarques, vous notez que ces remarques sont au nombre de 4755 - ce dont lui-même donne une explication détaillée : 4755 = 15 sections de 317 remarques, 317 étant un nombre premier qui est aussi le nombre des sonnets du Rerum Vulgarium Fragmenta de Pétrarque, le nombre fétiche de Khlebnikov et l'un de ceux qu'affectionnait Perec ; mais ce que Roubaud ne dit pas, curieusement, c'est que 4755 est le nombre exact de vers qui composent le Purgatoire, ce qu'il ne peut pas ignorer, étant donné l'importance qu'il accorde à ces questions, tout comme Dante. Peut-être a-t-il laissé ce détail dans un coin de sa mémoire ? »
Les souvenirs de première enfance
Jacques Roubaud, en son livre Poétique, remarques, précisément : « Les souvenirs de première enfance sont un musée de murmures. Moments revêtus de leurs circonstances évanouissantes et des sentiments qui les accompagnent. » (1416)
→ superbe note, profondément émouvante, qui donne chair et cœur à un ensemble de remarques qui peuvent paraître, parfois, très cérébrales. Mais un lecteur attentif peut, je crois, déceler dans toutes ces remarques de Jacques Roubaud, sur la mémoire en particulier, un auteur profondément sensible, qui masque parfois l’émotion derrière le raisonnement.
Traité de mémoire
Si l’on extrayait de ce livre les innombrables remarques sur la mémoire, on disposerait d’un véritable Traité de la mémoire (et en partie des Arts de la mémoire). « Les mots de notre souvenir ajoutent à notre souvenir » (1420) et tout de suite après, « Notre souvenir est-il autre chose que les mots de notre souvenir ? » (1421).
Dernier souvenir
et toujours sur ce thème, cette saisissante formule, alors que Roubaud tourne autour du thème des premiers souvenirs : « personne n’a de dernier souvenir. » (1425)
→ une séquence de six mots seulement qui ouvre des abîmes de réflexion. Qui peut renvoyer à des souvenirs très personnels auprès de proches en train de mourir. Eux qui n’emportent rien. Qui ne sont plus rien, qui ne sont surtout pas leur mémoire, dont Roubaud, mais aussi on le verra plus tard, Santiago Espinosa, disent bien qu’elle est notre identité. Il y aura bien sans doute quelques dernières impressions, peut-être largement en-deçà du seuil de la mort clinique, mais de ces impressions ou sensations, il n’y aura nul souvenir.
Sur la pensée
Il est passionnant de voir dans la durée (même si on ne sait pas quelle est la chronologie de ces remarques) revenir, insister, s’établir tel ou tel thème, qui se creuse, qui s’enrichit.
Ainsi le rapport mémoire et pensée, qui prend soudain une dimension nouvelle avec ces deux remarques : « La pensée : ressouvenir, par recombinaison de souvenirs » et « La pensée est un produit de la mémoire » (1444 et 1445).
→ discussion possible de cette assertion ? : si la mémoire joue comme composante essentielle des matériaux mis en œuvre par la pensée, ne peut-il advenir qu’il y ait du neuf qui apparaisse, quelque chose qui n’a jamais fait partie de la mémoire et qui se produit du fait du travail de pensée, que celui-ci repose sur la déduction ou sur l’association ? Plus probablement sans doute sur l’association, qui opérant des rapprochements, peut engendrer du pas encore pensé.
Bien faire attention toutefois à la formulation de Roubaud, qui est précis, en bon mathématicien. La pensée est un produit de la mémoire. Il ne dit pas qu’elles se confondent.
Voir et entendre
J’ouvre le nouveau livre de Santiago Espinosa Voir et entendre, critique de la perception imaginative. Prélude : « On a peu remarqué que les philosophes ont des préférences à l’égard des sens. » (SE, 15). Je pense ici à André Hirt, si attentif à l’écoute, à l’entendre, attention en effet souvent rare chez les philosophes et aussi chez les écrivains. J’aime la distinction faite entre l’homme qui pense en faisant des images, homo videns et celui qui pense en écoutant, homo audiens. Cette différence, dit Espinosa, n’est pas une question de degré mais de nature.
Claude Minière
La note d’Antoine Emaz pour Poezibao m’a entraînée très vite vers le livre de Claude Minière, Le Divertissement. Il s’ouvre par un superbe exergue d’Hölderlin : « Diverses sont les lignes de vie. Comme le sont les routes, les formes des montagnes. »
→ alors même que tout récemment, accompagnant une proche à un enterrement, je lui faisais la remarque de l’étonnante diversité des êtres humains (on a tout le temps de les observer quand ils reviennent s’asseoir après avoir béni le cercueil !), dans un milieu social en l’occurrence assez homogène, ce qui rend cette diversité encore plus frappante, alors que dans les rues d’une grande ville, elle est notre expérience quotidienne.
Une référence stable
« Nous aimerions croire possible de mesurer à l’aune d’une référence constante les évènements », écrit Claude Minière (CM, 9).
→ Alors qu’une des difficultés majeures est la vitesse croissante des changements, et le décalage induit entre le monde extérieur et un monde intérieur qui, même ouvert, accueillant, informé, ne peut en aucun cas avoir le bon tempo pour l'assimilation du nouveau. Nos instruments de mesure et d’analyse tant personnels que collectifs sont affolés et les prétendus experts tout autant déboussolés, en vérité, que le citoyen de base.
Et par ailleurs Claude Minière pose cette question, cruciale à vrai dire : « Qu’est-ce qui, de nos épreuves, peut arriver jusqu’à la phrase, passer aux mots, avec ou sans les dieux ? Pourtant, je n’écris pas pour faire de la littérature, j’écris pour dessiner un je, lui-même et autrement, pensée et sensations. » (CM, 12).
Pascal
Lisant Minière encore, évoquer son premier contact, très jeune, avec Pascal, je me souviens. Je me souviens de la classe aux boiseries Louis XV, de l’étrange petit placard pratiqué dans un coin de la pièce, à même ces boiseries. Je me souviens y avoir pris un opuscule, une sorte de petite livret Classiques d’aujourd’hui. Titre, Les Pensées, auteur, Blaise Pascal. Dont je ne savais bien sûr encore rien (je devais avoir douze ou treize ans). Et je me souviens de ce choc à la lecture, le roseau pensant, les deux infinis qui s’ouvraient à moi pour la première fois et qui depuis ne cessent de me hanter, l’un comme l’autre, le monde des quarks et le monde des trous noirs, m’entraînant souvent vers des lectures trop savantes pour moi : « Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. »
Et Claude Minière, que dit-il de Pascal ? : « vers la fin de sa vie il jette ses pensées sur des feuilles éparses que l’on trouvera en liasses désordonnées après sa mort (à l’âge de trente-neuf ans). Sa marque ? La balance des contraires. Une particularité de son style : il n’évite pas les répétitions. » (CM, 14 et 15)
Mentionner, oui mentionner
« J’aime mentionner le nom des grands auteurs classiques. Ils sont les humains acteurs d’une ligne dans la durée, son "incarnation" et les preuves vivantes d’une poursuite de la formulation la plus juste, les jalons d’une obstination. D’un "ostinato" musical leurs citations sont l’instrument. » (CM, 16)
→ et je saisis l’occasion de cette allusion musicale pour dire, à mon tour : j’aime mentionner le nom des grands musiciens…. Schubert, Bach, Mozart, Sibelius, Bruckner… si souvent invoqués, effet de rempart, présences. Ils ont été, ils ont écrit leur musique, rien n’est tout à fait perdu.
La coïncidence
Claude Minière, encore : « Quelle autre définition des instants de bonheur que celle-ci : la coïncidence » (CM, 26)
Oui, si je comprends bien cette idée, si je ne la détourne pas ! Le cœur qui bat plus vite à cause de l’écho, ce que j’appelle les clignotements, le nom d’un écrivain, une phrase musicale, une idée. Qui se répètent et semblent se répondre. Un petit orage neuronal peut-être.
La route sincère
« Au milieu du chemin de notre vie, je m’étais égaré, diverti. Rejoindre la route sincère, à soi pensée… »
→ magnifique idée que celle de la route sincère, celle pour laquelle nous sommes faits. Celle de la coïncidence avec nous-même, à l’écart de celle de la convention, de la conformité. Claude Minière développe souvent cela en faisant appel à la géométrie, au jeu des lignes : « Ce qui se révèle difficile est de voir la courbe invisible qui agit en parallèle à la droite ligne d’une vie. » (CM, 28). Cette courbure de l’espace-temps !
→ Je découvre un Claude Minière inattendu, loin de l’homme rare et érudit dont je me suis forgé l’image en dialoguant avec lui par le courrier et au travers de ses livres, des textes aussi qu’il me donne, souvent, avec générosité, pour Poezibao. Je ne me sens ni l’envie ni le droit d’en dire plus ici. Il a les mots tellement justes pour le faire. Mais souligner cependant que les pages sur son enfance sont bouleversantes. Et bouleversant ce cheminement : les dix premières années, les années terribles auxquelles il fait allusion avec pudeur mais avec quelques détails qui en disent très long, puis la marche vers la normalisation (Ecole normale d’instituteurs, etc. ) mais avec toujours quelque chose d’autre en cours souterrain, cela même qui alimente ses textes, ses analyses puissantes : « jamais je ne parlais de la fêlure, de la rupture de continuité dont l’onde poursuivait sa courses secrètement à l’écart de la ligne visible, aveuglante. » (29) . Ainsi je comprends mieux maintenant son texte sur Melville.
Marcel Duchamp
Je note dans le livre de Siegfried Plümper-Hüttenbrink Journal itinérant 1980-1981 cette intéressante remarque à propos de Marcel Duchamp, joueur d’échecs. « D’humeur sèche et intempestive, Duchamp était particulièrement doué aux échecs pour défaire des situations. Aussi le jeu ne tardait-il pas sous sa main à se dérégler, à se court-circuiter, à tourner court. » (SPH, 35)
Siegfried P.H. qui décrit maintes expériences qui semblent proches de la dépersonnalisation dans ces pages, « proie vive de son propre reflet au miroir ». Lui qui poursuit indéfiniment, me dit-il, les reflets dans sa recherche photographique.
Il évoque la possibilité d’une sorte de repli, sur un point : « et là peut résider, rétrécie, ciblée en impact, toute vie ». La résultante de l’implosion, une hyper concentration infime. Un peu plus loin « le pur sentiment géométrique » me renvoie à Claude Minière. Ici (SPH) deux lignes croisées et un point en équilibre. Là (CM) ces deux lignes plusieurs fois évoquées et qui courent ensemble.
Retour à Roubaud
« L’acte de mémoire est semblable à l’acte de tisser. La mémoire entrelace ce qui n’a pas d’enchaînement régulier dans le monde des singuliers externes : par juxtaposition, par imbrication, par combinaison. « (Remarque 1457)
Bifurcations brusques
A la lecture de ces remarques de Roubaud, on éprouve parfois une étrange sensation. On s’est installé plus ou moins confortablement dans un thème, avec dix, vingt remarques à la suite sur la mémoire, sur la poésie, etc. Et puis tout à coup, ex abrupto, on débarque dans tout autre chose. Il y a comme un effet de butée, l’élan de la lecture qui portait de remarque en remarque s’interrompt brusquement et l’on se sent Gros Jean comme devant !
Philosophes et poésie
Remarque (1470) amusante et sans doute très juste : « Les philosophes, si jamais ils s’intéressent à la poésie, ne connaissent en règle générale qu’un poète (…) Deleuze-Guattari connaissent, apparemment, Henri Michaux. Heidegger avait phagocyté Hölderlin. Milner, dans L’amour de la langue s’intéresse à Yves Bonnefoy (comme Renaud Camus) (…) il s’agit en fait d’une dénégation radicale de la poésie. La poésie n’a pas qu’un seul représentant. Il n’y a pas qu’un seul poète. »
Bons voisins
« Dans la bibliothèque de nos images-mémoires y a-t-il de "bons voisins" ».
→ allusion à la bibliothèque de Warburg que l’on peut préciser ici pour bien prendre la mesure de la remarque (1478) de Roubaud : « Quand vous allez prendre un livre dans les rayons, celui dont vous avez réellement besoin n’est pas celui-là mais son voisin. ».
→ Il y a aussi les souvenirs écrans.
Savamment et innocemment
Petit agacement superficiel parfois, dû au fait que Roubaud (et il a mille fois raison) a voulu livrer ses remarques telles qu’elles sont nées. Il arrive donc au lecteur de mettre un peu de temps pour comprendre de quoi il s’agit. Par exemple, voici une nouvelle séquence, dont toutes les remarques commencent par vme. Et bien sûr, se dit-on une fois qu’on a enfin compris, il s’agit de Vie Mode d’Emploi de Perec. Livre dont Roubaud dit (1496) qu’il peut être « lu à la fois savamment et innocemment ».
→ très importante remarque sur la lecture. La lecture savante ou la lecture toute libre, innocente, décomplexée ? Lire de ces deux façons en même temps ne serait-ce pas l’art suprême du critique ? Capable de comprendre en profondeur mais de lire comme s’il était un lecteur lambda, ni forcément savant, ni forcément au courant de l’œuvre de l’auteur. Et bien sûr ces remarques valent pour l’approche d’une œuvre musicale. Érudition et fraîcheur, si difficile à maintenir attelées, connaissance et innocence, comprendre et sentir.
Roubaud ajoute (1500) toujours à propos de vme, qu’il n’est pas « nécessaire de savoir "hors le livre" pour lire le livre. »
→ et là, je replonge dans ce qui fut un grand dilemme quand j’ai abordé l’œuvre de Patrick Beurard-Valdoye qui fait allusion à d’innombrables figures souvent peu connues, plus ou moins masquées par l’écriture. Devais-je me laisser totalement aller au fil du texte ou bien devais-je parallèlement me renseigner quelque peu sur ces figures, pas, peu ou mal connues de moi ? Si je lis un livre d’histoire, je ne sais pas mais j’apprends par et avec le livre et je n’ai pas besoin de chercher en dehors de ce livre, sauf parfois pour faire une sorte de synthèse (expérience récente avec le beau livre de Françoise Wagener sur Fersen). Alors qu’avec Le Narré des îles Schwitters de Patrick Beurard-Valdoye, j’ai eu souvent besoin de m’aider pour résoudre ce que je ressentais comme une énigme. On pourra objecter que j’eus dû le lire en poète. Objection totalement recevable, cela va de soi.
Attaques contre la poésie
Roubaud en liste cinq ou six (1507), pour ensuite faire cette remarque (1508) : « Un livre de poésie : ne peut avoir beaucoup de lecteurs immédiats. Il faut du temps pour avoir le temps de le lire. Chaque voix de poésie est particulière, ne peut pas être entièrement acceptable par beaucoup simultanément à moins a) d’être devenue voix d’un passé b) de l’être par contresens c) de l’être parce qu’elle transporte autre chose (ce qui ne peut pas être dit ailleurs, par interdiction). Il en résulterait que même si l’ensemble des livres de poésie faisait, globalement, bonne figure commerciale, chaque poète individuellement ne le pourrait et par conséquent la poésie resterait inadaptée aux conditions actuelles. »
→ Réflexion importante pour la fonction que je m’apprête à endosser pour trois ans !
La réflexion sur la poésie
est un axe majeur du livre, comme si sans cesse Roubaud tournait autour de ce pôle avec assertions, réfutations, discussions.
Un exemple ? : « Il n’y a jamais de formes poétiques épuisées, il n’y a que des versions épuisées des formes. » (1511)
Les portraits de lecteur
Deux séries en fait, qui pourraient se recouper. Une série photographique que je ne publie quasiment pas par crainte de porter atteinte à la vie privée des lecteurs. Et les portraits écrits, rédigés sur le vif, au moment de la rencontre avec ce que Siegfried Plümper-Hüttenbrink appelle, de façon tellement appropriée, les injoignables.
Mais voici que développant une série d’images prises dans un square il y a peu, je réalise qu’il est possible, par le biais d’agrandissements successifs, de percer certaines énigmes. N’était-ce pas tout le sujet du film Blow-up ? Zoomant sur le livre dans un logiciel de traitement d’images, je parviens à déchiffrer un nom, un passage. Puis, par le jeu des moteurs de recherche, je poursuis l’enquête et j’ai réussi dans plusieurs cas à trouver quel livre lisait la personne photographiée et cela alors même que le livre était ouvert et la couverture totalement masquée ! J’y reviendrai.
Le déchiffrement du titre de l’ouvrage et si possible une petite idée de son contenu étant des ingrédients indispensables du portrait de lecteur, cette « découverte » me permet d’ouvrir de nouvelles voies. Les photos resteront sans doute inédites, mais je peux travailler à partir d’elles pour camper mes injoignables, les rejoindre et tenter de percer leur mystère.
Traduire
« Mutation et renouveau incessant, les traductions successives modifient l’original, font entendre des voix enfouies, des sens multiples. Ni image ni copie, on peut effectivement en arriver à penser que l’existence de l’original procède d’une sorte de fiction renouvelable puisqu’il est toujours en train de changer. Sans doute parce qu’on traduit toujours à partir d’un certain état de sa langue et de sa littérature. En ce sens traduire c’est non seulement témoigner mais se souvenir, l’action s’opérant dans l’intériorité d’un présent antérieur, la traduction des « formes » s’inséparant de ce qui se dit. » Liliane Giraudon, présentation d’un entretien avec Danièle Robert, à l’occasion de la parution d’une nouvelle traduction, par cette dernière, d’Enfer de Dante.
Poésie et musique
Et cet autre extrait du dialogue de Liliane Giraudon et de Danièle Robert :
« LG. Cette question de la voix me rappelle que vous avez écrit, voici quelques années, un essai sur Billie Holiday, participé à la rédaction de Diapason et que vous êtes vous-même pianiste. Peut-on dire qu’il y a pour vous interaction de la musique et de la poésie dans votre métier de traductrice ?
DR : Ces deux pratiques sont pour moi inséparables. Le traducteur est l’interprète d’une "partition" au même titre que le chanteur, l’instrumentiste soliste ou le chef d’orchestre face à une œuvre musicale. Il se doit de respecter cette partition intégralement et dans tous ses détails, bien évidemment ; mais il en donne une lecture personnelle en puisant en lui-même les éléments qui vont réaliser un objet artistique nouveau qui lui appartient en propre – sans pour cela exclure toute autre lecture différente de la sienne. »
Des images du réel
Je continue ma lecture, passionnée et passionnante du livre de Santiago Espinosa, Voir et entendre. Laquelle, comme toute lecture d’un livre riche et profond, entre constamment en résonance avec d’autres lectures actuelles (Jacques Roubaud, Claude Minière, Siegfried Plümper-Hüttenbrink) ou récentes (André Hirt notamment).
« Sans doute sommes-nous obligés de nous donner des images du réel, sa nature paraissant essentiellement insaisissable, toute perception portant la marque de l’éphémère. » (SE, 24).
→ ne serait-ce pas là aussi un des rôles de la poésie, à condition d’entendre image dans un sens très large. Et de ne pas privilégier la lecture du monde par la vue, lecture dominante comme le montre Santiago Espinosa dans ces pages. À condition de mettre en jeu le corps et tous les autres sens, au premier rang desquels l’ouïe.
Avec la vue, poursuit Espinosa, il se crée « une distance par rapport à ce qui nous affecte » et il poursuit : « Pour la plupart des sens, c’est ici, dans le corps, que tout se passe » alors que « ce que nous "voyons" – l’image – (…) est toujours là-bas ailleurs (…) et c’est pourtant à partir de la vue que le philosophe fait témoignage du réel, de l’ici. » (SE, 24)
Omniprésence de la vue donc, dans toute réflexion sur le réel, dans toute appréhension du réel. « La vue, sens par excellence » titre-t-il le début du livre.
Anticipation opérée par l’imagination
Fort de ce constat, il démontre ensuite que toute connaissance « ne repose sur aucune impression mais sur l’anticipation opérée par l’imagination, au moment de relier deux idées, c'est-à-dire deux images de la mémoire. Ce principe d’association mis en œuvre par l’imagination, analysé par Hume, a une portée considérable : il permet de rassembler la diversité des impressions en une seule image, et ainsi de rendre connaissable l’inconnaissable, de rendre général ce qui est singulier. » (SE, 25)
→ certes, mais à quel prix, celui d’un appauvrissement drastique de l’image du monde ! Et là encore on peut penser que ce serait une des fonctions de la poésie, de l’écriture, passer outre ces conditionnements pour retrouver un contact réel avec le monde, ce contact fut-il affolant et très perturbant.
→ Ici peut-être l’occasion de relater une expérience récente. Prenant mon petit déjeuner, regard un peu dans le vague, j’aperçois soudain une tige haute et étrange s’élevant d’une pomme placée dans un compotier sur la table. Et immédiatement, mais je le perçois très nettement, comme un déclic en quelque sorte, recadrage de l’esprit, accompagné d’une nouvelle accommodation oculaire : je prends conscience que la prétendue tige est en fait un motif graphique sur une boîte de mouchoirs située juste derrière le compotier et que l’inattention a en quelque sorte fondu avec l’image de la pomme.
Alors oui, plein accord avec Espinosa quand il écrit que « l’imagination est somme toute une faculté qui nous convainc de la "fiction d’une existence continue" : nous avons d’innombrables impressions éphémères de la réalité ; nous en faisons une image qui prouve que l’objet de ces impressions reste toujours "le même" » (SE, 26). On pourrait dire de façon un peu triviale qu’on se raccroche aux branches !
Appauvrissement
De cette substitution constante de nos impressions par des images toutes faites fournies par la mémoire résulte un terrible aplatissement du monde, une dé-réalisation, une véritable grille (enfermante) de lecture : pré-supposés, pré-jugés, pré-vus, pré-sentis. Aucune possibilité de frapper laissée aux impressions. Elles entrent littéralement dans une usine à les traiter, les écrabouiller, les formater pour ensuite pouvoir les ranger avec le bon code-barre, sur le bon rayonnage dans l’immense entrepôt. C’est sinistre et il n’est pas étonnant que l’homme soit frappé d’un irrépressible ennui dont il tente de s’échapper en recourant à la violence toujours croissante des images qu’on lui jette en pâture.
Et quel écho,
avec les remarques de Jacques Roubaud, ici : « La pensée, c'est-à-dire les images de la mémoire une fois figées par le langage » (SE, 28) !
Nerveusement sensible aux lignes
Retour à Claude Minière : « J’ai toujours, nerveusement, été extrêmement sensible aux lignes, à leurs prises et leur puissance exploratrice. » (CM, 37)
→ noter en premier lieu que cette sensibilité aux lignes me renvoie à tout le travail de Philippe Jaffeux, dont je vais bientôt publier de nouveaux extraits dans la revue Sur Zone !
→ je suis frappée aussi, venant de Roubaud et Espinosa, par une qualité (sensible ?) particulière de l’écriture de Minière. Vibratoire ?
Une nervure secrète du monde
« On a toujours le sens idiot d’une nervure secrète du monde » dit aussi Claude Minière dans cette même page (CM,37) où il évoque superbement une vision enfantine à partir d’un ciel.
→ ce qui corrobore bien le point de vue de Santiago Espinosa. Voyant ce qu’on voyait, on a su ne pas le traiter à coups d’images-souvenirs (ce n’est qu’un vulgaire nuage !) et se laisser prendre corps et âme par cette étrangeté qui est au fond celle du réel, sentiment d’étrangeté qui viendrait d’un vrai contact avec le monde, sans l’écran des images-mémoire. Minière qui ajoute que « ces choses sont mieux comprises par l’écriture ».