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Rédigé par Florence Trocmé le 26 juin 2016 à 11h07 dans photomontages | Lien permanent
Une crique
Une crique sur une immense baie toute en profondeur, sableuse et déserte. Et la mer montant à grande vitesse, très visiblement, avec un jeu de couleurs stupéfiant. Les verts et verts bleus de la mer (La Côte d’Émeraude), la couleur acide d’une fine couche d’algues vertes, celle, claire, des bancs de sables, le noir des rochers. La solitude totale, les oiseaux marins, le vent agitant les arbres qui bordent la crique. Contempler chaque point gagné par l’eau puis disparaissant. Éprouver un sentiment très particulier devant la puissance du phénomène et son côté inexorable.
Jamais la photo
Jamais la photo ne rendra compte des perceptions réelles, jamais elle ne sera vivante, jamais elle ne sera autre chose que du temps congelé, froid et mort. Mais à ce titre, paradoxalement, parfois elle parle. Ce qui importe c’est sa capacité à fendre la mer gelée en nous ! Elle réveille, ressuscite, re-suscite un monde. Elle n’en est que le marqueur, mais doué de propriétés spécifiques. Jamais la photo ne pourra rendre compte de ce phénomène lumineux, bandes d’ombre et de lumière, bandes de couleurs, passant sur un paysage lorsqu’il y a des nuages et que le soleil apparait et disparait. Le film peut-être, mais selon ma perception, il est anecdotique. Aucun moyen technique ne peut rendre ce composé de statique et de mobile qui se vit lors de la contemplation soutenue d’un paysage changeant de centième de seconde en centième de seconde. Rien jamais ne pourra se faire l’écho de ce « faisceau ou [cette] collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuel » selon la formule de Hume.
Portrait de lecteur, avec Josef Breuer
7 mai 2016, 15h41 – dans un square. Il est assis dans l’herbe. Il est plutôt jeune, beau, cheveux bruns, teint mat, non rasé, une grande mèche de cheveux sur le devant du visage. Il porte une chemise à manches courtes et à motifs de petits carreaux verts et bleus que je connais parfaitement, un tout proche ayant exactement la même. Il est en short, jambes nues. Il n’a pas de lunettes malgré la luminosité intense et il est particulièrement absorbé dans son livre. Mais que lit-il ? Il me faudra une vraie enquête pour arriver à le découvrir. Car le livre, ouvert, n’a pas quitté ses genoux et je n’ai donc jamais pu voir la couverture. Mais ce lecteur, je l’ai photographié, de loin, à son insu et par le jeu de zooms successifs dans la photo, j’ai pu découvrir le nom de Breuer dans la page qu’il lisait. Le nom de Breuer et ces quelques mots : « Chez les Breuer, les matinées commençaient toujours selon le même rituel. À six heures, le boulanger du coin, qui était également un patient de Josef ; livrait ... » De recoupements en recoupements, je suis arrivée à cette conclusion qu’il s’agit sans doute de Et Nietzsche a pleuré d’Irvin D. Yalom. Une rencontre imaginaire entre Nietzsche et Breuer.
QI et perturbateurs endocriniens
Bien perturbée par cet article découvert dans Le Monde :
« Dans de nombreux pays où les données peuvent s’étudier avec un recul historique suffisant, une légère érosion des facultés cognitives est mesurée, environ depuis le milieu des années 1990. (…) Nous acceptons volontiers que notre foie puisse être intoxiqué, que notre prostate, nos glandes mammaires, notre pancréas puissent s’abîmer au contact des polluants de l’environnement. Mais que l’organe de notre intelligence soit affecté de la même façon, et que ces dégâts puissent altérer notre esprit, notre humeur, notre propension à la joie ou à l’insouciance, nous est intolérable. Le cerveau, pense-t-on, c’est de l’éducation greffée sur de la génétique. Un point c’est tout. (…) C’est pourtant faux. On peut, pour s’en convaincre, lire un livre savant, paru fin mai en France (…) Dans Le Cerveau endommagé (Odile Jacob), la biologiste Barbara Demeneix (CNRS/Muséum national d’histoire naturelle) montre comment la perturbation du système hormonal par une multitude de substances présentes dans notre environnement domestique (solvants, plastiques, etc.) ou dans la chaîne alimentaire (pesticides, additifs, etc.), peut altérer la construction de certaines structures cérébrales, notamment au cours de la période intra-utérine. (…) La chercheuse (…) a ratissé toute la connaissance, de l’épidémiologie à l’épigénétique en passant par l’endocrinologie et la biologie du développement ; elle conclut à un lien fort entre l’exposition généralisée de la population aux perturbateurs endocriniens — ces substances capables d’interférer avec le système hormonal — et l’augmentation d’une variété de troubles neuro-comportementaux (trouble de l’attention, hyperactivité, autisme, etc.). » Stéphane Foucart, dans Le Monde daté mardi 21 juin 2016.
→ Et cela alors que Bruxelles vient de proposer des critères d’identification des perturbateurs endocriniens qui exigent des niveaux de preuve presque impossibles à atteindre !
Les réflexes conditionnés de la langue
La langue a des réflexes conditionnés, que peut-être un Wolowiec tente de désamorcer. Elle a un côté agglutinant, liant fortement certains mots, notamment au travers de ses clichés : lourdement armé, le front des inondations, le loup solitaire, etc.
Le flou stable
Lisant un article du Monde, daté du 14 juin 2016 (« Voyage au cœur des cellules », par David Larousserie), je découvre l’existence des micro-tubules : Au cœur de la cellule, donc, le noyau, renfermant les précieux chromosomes. « Mais, autour, on trouve d’autres molécules tout aussi vitales : des centaines de filaments creux de quelques micromètres de long et 25 nanomètres de diamètre, appelés microtubules. Ils forment un ensemble à peine moins informe qu’un plat de spaghettis, au premier regard, mais tellement plus riche et complexe. » Fonction : construire « un squelette rigide, mais pas trop, présent et changeant sans cesse de conformation ». Un article difficile mais où je retiens surtout une notion très intéressante en dehors du strict domaine biologique, celle du « flou stable » où « assemblages et désassemblages garantissent paradoxalement la stabilité. »
Je pense aux étranges formulations de Boris Wolowiec, avec leurs assemblages et désassemblages et imagine que, peut-être, ils garantissent une forme de stabilité de la trajectoire du livre qui semble tenu alors qu’on pourrait craindre un immense morcellement, une fragmentation. J’ajoute cette remarque de Sénèque, citée aujourd’hui dans Twitter : tota haec mundi concordia ex discordibus constat (toute harmonie dans le monde dépend de la disharmonie, toute concorde en ce monde est basé sur la discorde…)
Le crâne
Les sentences, formules ou aphorismes, je ne sais plus comment les qualifier, et sans doute ne faut-il pas les engager toutes sous une même houlette, de Boris Wolowiec, regroupées sous le mot tête ou titre de séquences « crâne » sont particulièrement nombreux et denses. « Le crâne donne à sentir la connivence absolue de la création et du sommeil »
→ y aurait-il un autre accès à cette poésie ? Elle aurait à voir avec certains des mécanismes très étranges et bien trop peu observés du langage lors de la phase d’endormissement. Ce qu’il advient alors à la pensée et à nos formulations intérieures : presque impossible à observer. Revient à tenter de « mettre du sel sur la queue des oiseaux ». Ce pic-vert du jardin, si farouche qu’il sentait mon mouvement furtif à l’intérieur de la maison alors que j’étais à plus de 30 m de lui.
La sensation
Boris Wolowiec encore : « affirmer le scandale d’inconnu de la sensation »
→ ce qui est en cause n’est pas tant la sensation que ce que le cerveau en fait. Un cerveau conditionné à traiter très vite toutes les sensations, à les trier et les classer, ce qui les vide de leur substance, les assigne à résidence. Notions à lire et relire dans le livre de Santiago Espinosa en cours, Voir et entendre. La sensation est perpétuellement court-circuitée. Ce sont sans doute ces mécanismes d’intégration et d’organisation de la conscience qui font la différence entre la conscience enfantine et la conscience adulte. Les réflexes conditionnés, eux encore, ne sont pas en place et l’enfant baigne dans une sorte d’immédiateté et de surabondance sensorielles. Il n’a pas encore été dressé à interpréter.
Forme visuelle
Il y a aussi une forme visuelle dans cette poésie de Wolowiec. Avec ses mots repris : le silence du crâne, la certitude du crâne, la respiration du crâne. Il y aurait une forme d’enjambement, non par le biais d’un mot ou d’un morceau de phrase coupés, mais plutôt par le rebond induit à l’intérieur d’une ligne et qui propulse l’énergie du mot à la ligne suivante, une sorte de jeu de marabout bout de ficelle noyé dans la masse. Commotion aussi de certains vocables placés à petite distance : on passe ainsi de décapiter à enraciner, sans suture.
Objets étranges
Il y aurait comme des objets étranges sur la page, agrégats de mots qui ne se sont peut-être encore jamais côtoyés… la chute contorsionniste de l’incendie… le magma de neige du sang… la crampe de vide du crâne…. L’apocalypse de calme de la certitude (tous relevés p. 169)
Excroissances
« La bouche du crâne ensevelit le vent à l’intérieur de l’arbre »
→ il y a sans doute de nombreux effets de retournement, vers la face interne, retournement de gant, de peau. Le crâne est doté de mains, de bouches. Tout cela rappelle ces étranges images où l’on voit l’importance nerveuse réelle de tel ou tel organe, traduite par une formidable excroissance de l’organe en question, les oreilles ou les lèvres, sur une sorte de petit homoncule (Homonculus de Penfield)
Les mots viennent alors palper, ausculter la réalité. Ils cherchent des potentiels, des conditions de possibilité. Ils tendent à créer de nouvelles hypothèses par-delà l’incongruité apparente de leurs rapprochements : « la main debout du crâne contemple l’énigme du vide du temps ».
Les contraintes
Jacques Roubaud, remarque 2188 : « certaines contraintes oulipiennes définissent un monde possible de poésie par absence, par mutilation, par suppression. Elles blessent la langue, qu’il importe de guérir. »
Roubaud qui parle aussi d’une poésie où interviendraient des signes hors-langage (signes mathématiques, mots d’une langue étrangère inconnue, etc.)
Poésie… et musique
« Étant mémoire de la langue, la poésie est prémonitoire du futur de la langue ». « (2194)
On pourrait, il faudrait regrouper les remarques de Roubaud, semées ici au fil d’un temps deviné même si jamais précisé, sauf par déduction et de loin en loin, les regrouper par thèmes, par reprise sous forme variée parfois du presque même. Il parle d’ailleurs de « faisceaux de remarques » autour de la même question et d’une méthode par approximations successives.
→ tant de choses se font ainsi, par approximations successives. On se lance, dans l’étude d’une pièce de musique, dans l’idée de développer un compte Twitter et on marche par avancées et reculades successives, expérimentant, adoptant, rejetant. Par approximations successives, en effet. Dans ce processus-là, une part de hasard est possible, il faut savoir deviner une voie, une possibilité qu’on n’aurait pas imaginées.
→ et bien sûr cette remarque 2194 convient merveilleusement aussi à la musique.
Traductible ?
« La poésie n’est intraduisible que si on exige de la traductibilité les propriétés qui valent pour le roman, le texte scientifique ou le mode d’emploi d’un appareil ménager. » (Remarque 2230)
Registres
Et celle-ci, tellement juste : « Les ressources limitées des contraintes dures appellent certains registres de langue : enfantin, pornographique, extravagant, parodique ».
→ l’enfant n’applique pas des contraintes mais en revanche il est plus limité que l’adulte dans ses possibilités d’expression. Il y aurait bien une situation de même type.
Conte
Très belles pages de Jacques Roubaud sur le conte, qui, d’une manière très différente de celle d’un Quignard, y recourt parfois. « La perte du conte est une perte de désir, d’enfance, d’espoir. » (2307), Roubaud qui venait de préciser que « l’enfance désire le conte ». On pourrait dire aussi que le désir de conte chez l’adulte peut traduire un désir de retour en enfance (sens non péjoratif de la formule !).
Lire enfant (avec Christiane Veschambre)
Je commence Basse langue de Christiane Veschambre. Je vais vite comprendre qu’il s’agit d’un livre fort, qui touche des régions très profondes, en lien avec la lecture et l’écriture. Il s’ouvre sur l’évocation de la lecture d’enfance, cet âge où l’on ignore que les livres sont « écrits par des personnes ». Je me souviens en effet que je ne savais jamais, -quel enfant le sait ?-, qui était l’auteur du livre que je lisais ; je me souviens que si un adulte, pris dans ses réflexes de grande personne, me disait « de qui est-ce ? », la question me semblait bizarre et incongrue. Je me souviens que ce n’est qu’avec l’abord des « classiques », en classe (mais sûrement pas avec les pauvres poésies données en pâture aux petits), que j’ai commencé à associer un titre et un nom d’auteur. « Lire un livre c’était vivre quelque chose dont on était l’acteur – sujet ou objet. » Impossible dans ces conditions, souligne Christiane Veschambre, d’imaginer « que quelqu’un d’autre, quelqu’un d’extérieur à ce qui se passait quand on lisait le livre, puisse en être l’auteur. » La solitude de l’enfant avec son livre est encore plus grande que celle de l’adulte avec le livre. L’adulte peut fantasmer une figure spectrale, celle de l’auteur. Il peut concevoir, sentir que le livre est sorti de la conscience de l’auteur (ce qui lui permet le cas échéant de le mettre à distance, ce livre, voire de le rejeter), alors que l’enfant en semble plus captif.
Comment s’ouvre, parfois, le livre
Je me souviens avoir développé devant les élèves de Pierre Drogi cette image de certains livres comme une paroi haute et inquiétante où rien ne permet de s’accrocher…. Jusqu’à ce que, à même le texte, soudain, quelque chose suscite une possibilité d’ouverture. Une image, un mot se mettent à parler et pourront suffire à donner enfin accès à ce qui se dérobait. Christiane Veschambre : « Il ne s’agit d’ailleurs pas des livres mais de ce qui y est déposé et qui ne commence ni ne finit, ne se borne pas et pousse par le milieu, dont parfois on ne fend qu’un passage qui en s’ouvrant nous fend et fait passage à l’étranger qui nous fait signe. » (CV, Basse Langue, p. 8)
Elle annonce alors qu’elle va parler, dans ce livre, de quatre rencontres et ajoute cela, magnifique : « Sous chacune gronde l’énigme du dessous, d’un étranger qui nous arrive en propre. Et quand on est ainsi secoué, fendu, monte en surface ce qui ébranle et que le familier des jours maintient dans l’en-deçà : c’est la force du surgissement. » (CV, 9)
Lire dans une langue étrangère
Elle donne une très belle description de ce qui advient lors de la lecture d’un livre écrit dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle : « Sur chaque page je bute sur un petit monticule, parfois deux ou trois, ou quatre », oui, ces moments où la lecture est freinée, voire arrêtée par des mots inconnus, une tournure inexpliquée, etc. Je pense souvent à ces images qui montrent la structure atomique des matériaux, images si troublantes car elles présentent une sorte de chaos là où l’on imaginait quelque chose de continu, d’homogène, de lisse. Toutes qualités qui ne sont qu’illusions, engendrées par le manque d’acuité de notre perception visuelle.
Beauté
Cette notation si forte sur la beauté, il s’agit ici de celle d’une place dans une ville, une nuit : « La beauté déchirant l’ordre du temps » et ignorant « la présence transitoire » de ceux qu’elle atteint. Cela sans doute la force de l’œuvre d’art, de La Divine Comédie, de la Cavatine du 13ème quatuor de Beethoven, de La Ronde de Nuit de Rembrandt : déchirer l’ordre du temps, être présentes, co-existantes aussi bien pour l’homme contemporain de leur création que pour celui qui vient des siècles après. (CV, 16)
Sur la lecture
Cette lecture dans une langue étrangère qui, dit Christiane Veschambre, lui fait « oublier les glissades sur les livres lisses. » (18). Il y aurait une étude intéressante à faire sur le « régime » de la lecture en fonction de multiples paramètres, les uns afférents au livre, les autres à qui lit, les accélérations, les ralentissements. Il y a les livres rocailleux et les livres pente savonneuse, les livres avec lesquels on lutte (moi avec Boris Wolowiec !) et ceux qui nous endorment, ceux qui nous asphyxient et ceux qui nous donnent élan. Ceux qui, s’en vont résonner profond.
La syntaxe de Boris Wolowiec
Aux prises avec A oui, je tente de changer de pied et d’angle (mais je me laisse aussi souvent simplement porter par le texte, je le descends comme un bouchon balloté au fil de l’eau).
Sa syntaxe est tout à fait classique, souvent même élémentaire. Sujet ou groupe sujet, verbe au présent, complément. Beaucoup de compléments du nom, mais de quel nom, c’est souvent une des ambiguïtés du texte de Boris Wolowiec : du plus proche ou d’un nom plus lointain ? Il y a très souvent, presque systématiquement, de vraies cohortes de noms emboîtés, reliés par un simple de. On trouve aussi des comme, des par, ou des avec. Assez peu de propositions relatives. L’étrangeté, très réelle, nait plutôt en effet de l’enchaînement des génitifs : « l’arbre de bestialité de l’apocalypse ».
Beaucoup de verbes tels affirmer, déclarer, inventer. Calligraphier également, ce qui conforte l’hypothèse d’un aspect graphique de ce travail. Parmi les rares entorses à la syntaxe, le fait de rendre transitifs certains verbes qui ne le sont en principe pas : « la main surgit l’équilibre du sang » (178)
La main
C’est qu’en effet on est passé à une autre entité, après la longue séquence polarisée par crâne : main. « À l’intérieur de la main, il n’y a pas d’images » (178). Toute une séquence dont on se dit qu’elle parlerait aux pianistes. Mais dont on se demande aussi soudain si elle ne touche pas des sensations très archaïques et complètement enfouies en chacun. Celles qui ont trait au contact avec les choses et les êtres, contact qui est rendu de plus en plus impossible, remplacé par le virtuel. Sensations refoulées ou que l’on ne sait plus décrypter, faute de référent ou par excès de sollicitations d’autres sensations.
Jacques Roubaud, auto-fiction
Au cœur des remarques de Jacques Roubaud, dont certaines sont très pointues et pour tout dire un peu inaccessibles au non-spécialistes (remarques de métrique, de poétique, de mathématique), soudain, presqu’inapparents dans la masse, deux ou trois allusions à des évènements centraux mais cachés, centraux en ce sens qu’ils sont à l’origine d’une partie essentielle de l’œuvre, tout le cycle du Grand incendie de Londres. Deux disparitions, celle de Jean-René, son frère [qui se suicide en 1961] ; et celle d’Alix Cléo-Roubaud, sa femme, en 1983. La presqu’imperceptible évocation de ces faits majeurs de la vie dans cette masse sidérante de remarques, d’analyses, d’hypothèses donne soudain au livre une dimension humaine qui le rend plus remarquable encore.
Rimbaud à nouveau
Parlant à nouveau de Rimbaud, Jacques Roubaud écrit que « Mémoire » est le sommet absolu de Rimbaud (2499) et il ajoute « Pourquoi « Mémoire » et les poèmes semblables ? : à cause de l’extrême intensité-véridicité « ostensive » d’un fragment quelconque, vu, vu très proche du monde : monde des espèces naturelles (« natural kinds ») ; ces choses du monde dont est fait, pour moi, le monde possible de la poésie. » (2501)
Et il ajoute encore « Force des évidences poétiques montrées : c’est cela ; c’est ainsi. Elles sont rares (Rimbaud et après (see Deguy) ; Hopkins)). » (2503).
Précédemment, Jacques Roubaud avait ironisé à propos de l’inflation de commentaires sur Rimbaud : « La réussite du "coup du silence" de Rimbaud se marque, en particulier, par l’énormité du poids de papier qui a été rempli à son sujet. » (2477).
→ la force des évidences poétiques, il arrive sans doute qu’elle nous traverse, parfois, fugitivement. Mais nous sommes, presque tous, incapables de la montrer. Elle apparait aussi parfois dans la pratique photographique, mais la photo échouera tout autant que la tentative d’écriture à la montrer.
Il faut conclure par ces deux remarques de Roubaud, toujours à propos de Rimbaud : « C’est par l’ostension et l’ironie, toutes deux absolues, que Mémoire est sommet de la trajectoire poétique de Rimbaud. » (2511)
Et « La mémoire, c’est dire : c’était cela, c’est cela ; et cela nous quitte. » (2512)
Pourquoi le vers ?
dit encore Jacques Roubaud : « Pourquoi le vers en poésie ? parce que arbitraire mais nécessaire dans la langue, il est le lieu par excellence de la mémoire, où la langue, le désir-être de la langue retourne (versus) et répète. » (2516)
Un livre de poème
Cette note de Ludovic Degroote à propos de Planche d’Antoine Emaz : « Emaz rend compte d’un livre de poésie avec une concision et une économie de moyens qui lui permettent de mettre l’essentiel en évidence : intérêt thématique ou formel d’un livre, place dans l’œuvre, importance de ce livre ou de cette œuvre. »
Du surgissement et de la jachère
Christiane Veschambre de nouveau (Basse langue) : « Ce qui surgit ne tient pas à se prolonger. Mais, après nous avoir fait trembler, d’une secousse ou d’un signe, veut prendre forme jusqu’au bout – jusqu’à son bout, proche ou lointain, son terme qui est son épuisement en nous. Il faut à nouveau une jachère, une inertie, avant que puissent se reconstituer les conditions du surgissement. » (CV, 20)
→ Belle notion d’une jachère, qui est aussi un repos, une latence, une attente, une mise en disponibilité. Ce qui est curieux c’est que cherchant à en savoir un peu plus sur la jachère, j’apprends qu’en fait il y a une dérive de son sens. Le mot désigne en fait originellement une pratique culturale qui contrairement à ce qu’on pense, demande énormément de travail, puisqu’il s’agit de labourer encore et encore la terre, pour faire remonter toutes les graines des mauvaises herbes ou adventices que l’on laisse germer entre deux labours. Elle permettait en particulier de reconstituer les réserves minérales des sols. Le terme est aujourd’hui surtout employé pour désigner le « gel » d’une terre (dans le cadre de la politique agricole commune).
Écho
« Pas d’écart entre ses mains et ce qui leur est donné à saisir. Pas d’écart entre le silence et la langue. »
→ je pense aux pages sur « main » chez Boris Wolowiec : « la main détruit le murmure de sens engendré à travers le regard »
Et cette dernière remarque tellement en accord aussi avec Santiago Espinosa et la prééminence du voir, tueuse de vraies sensations, invalidant ce qu’émet la perception.
Christiane Veschambre écrit au demeurant, un peu plus loin, à propos de la contemplation d’un tableau : « elle cesse d’interpréter. Se tourne vers le silence et regarde la peinture. (…) Elle sait qu’il en a coûté la même inconsumable confiance en ce qui est singulièrement vu, la même indifférence à ce qu’il est coutumier de voir. » (CV, 49)
→ il y a bien là cette opposition entre ce qui est singulièrement vu, une fois, avec des perceptions et sensations singulières, brutes en quelque sorte, si tant est que ce soit possible et ce qu’il est coutumier de voir, par interprétation.
→ dans la lecture, oublier d’interpréter, ne pas chercher à interpréter. Essayer de recevoir le texte singulièrement, tel qu’il est singulièrement lu à ce moment-là. Conjonction irrépétable d’un lecteur donné à un moment donné (les deux donnés comptent autant l’un que l’autre) et d’une œuvre, telle qu’elle est en elle-même et pour le lecteur à ce moment-là, avec son poids d’interprétation, de tradition, de gloses et l’accumulation parfois immense des lectures déjà faites de ce livre et de celles à venir.
Écrire ce serait
« Écrire ce serait laisser venir une langue qui ignore les questions de sa corruption, une langue sans état préalable et positions prises, ce serait faire avec la langue qui ne s’éprouve pas aux miroirs ». (CV, 22)
→ quasi impossibilité de cette position, une langue qui ne s’éprouve pas aux miroirs. Il y a un tel conditionnement critique et autocritique, induit en particulier par tous les diktats imposés par certains courants musicaux et littéraires dans les années 50 et 60. Et là encore je pense à Boris Wolowiec qui pourrait avoir franchi cette sorte de barrière insurmontable pour tant d’autres. Qui laisse sans doute venir une langue qui ignore les questions de sa corruption. Il y faut une force intérieure considérable.
Régimes de lecture
De nouveau, dans Basse Langue, la féconde opposition entre lecture grumeleuse et lecture lisse : « la lecture grumeleuse tient dans ses mains la langue, ses accidents, tâte pour trouver ses prises et l’éprouve tout entière quand elle en tient une. » (CV, 27)
Ne pas savoir
« Je ne sais pas de quoi il s’agit
Justement, je ne sais pas le dire »
dit un peu plus loin (34) Christiane Veschambre à propos du sens ou de l’interprétation à donner à tel passage dans Erri de Luca.
→ ne pas savoir dire que quoi il s’agit. Accepter de ne pas « comprendre ». Dans le poème, dans le récit. Ne pas être dans une lecture facile qui fait son marché et s’en va, replète et contente de soi. Non, buter, éprouver l’obstacle, qu’il soit de langue ou de sens.
J’ai un jour tendu l’oreille
« j’ai un jour tendu l’oreille vers une voix. C’est ainsi qu’on commence à écrire, sans autre intention.
Je voulais entendre la voix de celle qui n’en avait pas.
Vers elle toujours se tend ma fine oreille civilisée : une voix archaïque. L’étrangère même. » (CV, 44)
Rédigé par Florence Trocmé le 26 juin 2016 à 11h04 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 19 juin 2016 à 10h42 dans photomontages | Lien permanent
Écrire de la main gauche
Le site Brain Pickings (langue anglaise) ouvre des pistes très intéressantes. Ainsi cet article : “I recently decided to teach myself to write with my left hand. This unorthodox pastime was sparked in part by rereading the vintage treasure Essays for the Left Hand by the pioneering Harvard psychologist Jerome Bruner, one of the loveliest and most underappreciated books written in the twentieth century. Since it was National Poetry Month, every day for the month of April I wrote out a poem a day with my left hand. Beyond to the tangible satisfaction of mastery painstakingly acquired, the endeavor had one unexpected and rather magical effect — it opened some strange and wonderful conduit through space and time, connecting me to the version of myself who was first learning to read and write as a child in Bulgaria. Generally lacking early childhood memories, I was suddenly electrified by a vividness of being, a vibrantly alive memory of the child’s pride and joy felt in those formative feats of the written word, of wresting boundless universes of meaning from pages filled with lines of squiggly characters
Somehow, as we grow up and learn to read, the thrill of mastery hardens into habit and we let the magical slip into the mundane. We come to take this wondrous ability for granted ». source
→ Maria Popova qui anime ce site Brain Pickings explique donc (je donne ici le sens de ces propos pour les lecteurs qui ne pratiquent pas la langue de Shakespeare), qu’elle a décidé pendant quelque temps d’écrire de la main gauche et comme avril était le mois de la poésie, elle a écrit un poème par jour avec cette main. Elle explique que cela a eu des effets tout à fait étonnants notamment celui de la remettre en contact avec la petite fille qu’elle fut, la petite fille apprenant à lire et à écrire en Bulgarie, alors même qu’elle se dit généralement plutôt privée de souvenirs d’enfance. Puis elle fait ce constat que lorsque l’enfant grandit, vient l’habitude et disparait le côté magique de ces opérations, lire et écrire. Que le fait de travailler avec sa main gauche a revivifié ses impressions d’alors.
→ Je me souviens que deux écrivains au moins ont écrit sur ce décalage de nos perceptions du fait d’un empêchement physique, Michaux et Le Clézio. Ce que cela induit. Et c’est en plein accord avec ce que je lis ces jours dans le livre de Santiago Espinosa qui, dans toute sa première partie dédiée au « Voir » (la seconde sera à « l’Entendre ») démontre comment notre vision est en fait cosa mentale, très peu fondée sur la réalité, mais faite de tout un ensemble de réflexes mentaux et d’habitudes d’interprétation, par le cerveau, des perceptions reçues et plus ou moins figées en images…
Les critiques de Hermann Hesse
Maria Popova cite ensuite les essais d’Hermann Hesse. Je lis à leur propos sur le site de l’éditeur Corti, ces mots :
« Les écrits de Hermann Hesse sur la littérature ont été rassemblés par le second fils de l’écrivain, Heiner Hesse, et édités en deux volumes en 1970. Parti à la recherche des articles publiés par son père sur une période qui s’étend de 1900 à sa mort, en 1962, il découvrit dans une soixantaine de journaux et revues plus de 3000 contributions consacrées à la littérature et n’en retint qu’un dixième.
L’image que l’on avait en Allemagne d’un Hermann Hesse solitaire et vivant hors du temps, évitant toute forme de relation avec ses contemporains, va s’en trouver bouleversée. Pendant une soixantaine d’années Hermann Hesse prend une part très active à la vie littéraire de son temps. Exerçant ce qu’il a appelé lui-même une "critique positive" ou une "critique par amour", il observe, recense, éclaire, explique, se donne pour tâche de faire lire, ne s’intéresse qu’à des écrivains et des œuvres dont il peut se sentir, sur le plan spirituel et artistique, solidaire. (Sur le site des éditions Corti) »
→ comme je me sens en phase avec cette idée de critique positive !
Et sur le livre, précisément
"Nous n’avons pas l’intention de déplorer que le livre ait pratiquement renoncé à ses privilèges d’antan et que, tout récemment, aux yeux des masses, il ait perdu, semble-t-il, à cause du cinéma et de la radio, de sa valeur et de sa force d’attraction. Nous n’avons néanmoins pas à craindre une destruction future, au contraire : avec le temps, plus certains besoins de distraction et besoins d’instruction populaire seront satisfaits grâce à d’autres inventions, plus le livre recouvrera de dignité et d’autorité. Car l’idée que l’écrit et le livre ont des fonctions éternelles supplantera bientôt la griserie du progrès la plus infantile. Il apparaîtra que la formulation par le mot et la transmission de ces formulations par l’écriture, ne sont pas que des auxiliaires importants, mais sont surtout l’unique moyen grâce auquel l’humanité peut accéder à une histoire et à une conscience durable de soi." (Hermann Hesse, cité ici)
→ ne peut-on considérer que ces mots écrits bien avant l’apparition des ordinateurs, des tablettes, smartphones et liseuses, s’appliquent parfaitement à cette nouvelle donne ? Et répondent aux sempiternelles annonces sur la mort du livre ?
Visage
Je reprends ma lecture de Boris Wolowiec, A oui et je lis les pages qui s’inscrivent sous le mot « visage ». Très belle séquence, avec des variations sur le thème du visage qui seraient aussi des litanies. Des exorcismes peut-être. Il y a sans doute de cette dimension chez Wolowiec, il me semble avoir déjà parlé de « formule ». Formules magiques, assemblage étonnant de mots. Redistribution des cartes à chaque mot invoqué, qui donne comme une impulsion, de nature psychique et physique et ouvre à de nouvelles combinaisons de mots où l’on retrouve toujours le même vocabulaire, avec des mots comme sang, terreur, hasard, catastrophe, blanc, etc. Il serait passionnant de faire une analyse informatisée du corpus des mots dans ce livre, avec leurs récurrences. Les mots les plus souvent repris semblent chaque fois confrontés, exposés au mot de tête du chapitre, celui qui le coiffe. Il y a un effet jeu de quilles ou de boules de billards : chocs, déplacements, éliminations, trajectoires. Quelque chose donc de très matériel, du concret dans les effets produits alors que la tonalité générale du propos semble souvent plutôt abstraite.
Sur le « gril »
Belle série de remarques de Roubaud dans Poétique, remarques sur son projet et son cycle Le Grand incendie de Londres. Il y a le ‘gril’, les livres tels qu’ils ont paru sur une assez longue période et le GRIL qui est le projet initial dont le ‘gril’ raconte l’échec. Il dit qu’il y a une dimension allégorique dans son livre, autour de ces grandes figures que sont la poésie ou les mathématiques (on pourrait ajouter la mémoire, centrale, qui pourrait bien être le cœur de tout le reste).
« ‘gril’ – il ne s’agit pas de retrouver le temps, mais de s’en débarrasser. » (2045)
Suivisme
Très juste et forte remarque : « A toute manière de dire, quelle qu’elle soit, le suivisme ôte toute tension. Il n’y a pas de disciples en poésie » (2047)
→ essentielle cette idée de tension. Peut-être cela que l’on perçoit, parfois en un éclair, quand on ouvre un livre de poésie, expérience (je parle de cette ouverture du livre) qui pour moi se reproduit souvent plusieurs fois par jour ou par semaine. Quelque chose retient, ou pas. Et c’est presqu’immédiat. Le livre peut être d’une qualité tout à fait honorable, mais il ne retient pas, il n’étonne pas, il ne remue pas, il ne surprend pas, il ne suscite pas cette petite effervescence électrique dans le cerveau ET le cœur qui serait le marqueur d’une œuvre.
Plusieurs modèles
Un conseil de bon sens, mais choisit-on ? : « Avoir plusieurs modèles pour n’être pas victime consentante d’un seul » (2050).
→ je pense au côté monomaniaque, monolingue, monolithique aussi parfois de ceux qui se sont enfermés dans une seule œuvre. À tous ceux se sont donné un seul dieu, une seule figure tutélaire.
Histoire formelle de la poésie
Très importante aussi cette remarque 2100 : « L’histoire formelle de la poésie est non seulement possible mais nécessaire. Elle suppose et soutient l’idée que la poésie existe encore, et existe comme activité autonome. Elle suppose et soutient l’idée que la poésie, art dont le matériau essentiel est la langue, n’est que cela : une activité autonome dans la langue. Et qu’elle est la seule à n’être que cela. »
À compléter de trois remarques adjacentes ou toutes proches :
« Chaque poème est au bout d’une très longue histoire formelle. » (2101)
« La poésie examinée du point de vue formel est comme la dernière parole de Svevo. Un vrai poème formellement significatif est une dernière parole qui en contient d’innombrables autres (et en annonce qui vont venir plus tard, qui sont là au futur antérieur). (2102)
Et enfin : « La poésie est résistance des langues à l’uniformisation généralisée. » (2107)
Jouet encore
Je reprends Jacques Jouet avec qui j’ai pu échanger quelques mots au Marché de la poésie. Benoît Casas son éditeur (éditions Nous) m’a offert ce qui fut l’amorce, l’entame, le début de l’aventure, un livre intitulé A supposer… et qui date de 2007. Très intéressant de vivre / lire le processus à l’envers en quelque sorte et de se pencher sur sa genèse après avoir découvert, il y a peu, son plein épanouissement. Jouet parle à propos de ses premiers « à supposer… » de « petites choses verbales » et d’emblée il y a ce mouvement de balance, d’ambivalence peut-être entre poème et philosophie. Un peu plus loin il parle de pensoir et de son dada du moment, dont on constate qu’il a tenu le coup pendant près de 10 ans, ce dada : « l’interrogation de la pensée dans une forme contrainte ».
La lectrice
Très souvent aussi Jouet -et cela me touche tout particulièrement comme une adresse personnelle ce qu’elle pourrait être et ce qu’elle n’est pas-, Jacques Jouet parle non pas du lecteur mais de la lectrice. Il parle du nœud formé par certains de ses textes (je souscris, aucune difficulté à remonter le fil le plus souvent mais une autre chose serait de le dénouer, je ne m’y suis pas encore vraiment essayé) et écrit qu’il faudrait « face à ce nœud comme face à une phrase filée de bonne substance et de bon rythme, qu’un regard doux, réfléchi, concentré, éduqué, critique, libre, sache faire ce qu’il faut, sans trop d’effort, pour les apprécier, le défaire et la comprendre. » (À supposer, p. 9)
Cette cohorte d’adjectifs me semble définir parfaitement ce que serait un bon lecteur (une bonne lectrice !) : bienveillante et ouverte, attentive (toutes antennes dehors), (un peu) informée donc en capacité d’être critique, mais libre. Vis-à-vis des autres, des institutions, de la doxa, des préjugés. Vaste programme.
Anastomose
Jouet parle de sa phrase bien méandreuse, anastomosée… (À supposer, p. 10)
L’anastomose en médecine désigne l’abouchement de deux vaisseaux sanguins, artériels ou lymphatiques et, par extension., entre deux conduits de même nature ou entre deux nerfs. Employé aussi métaphoriquement comme dans cette citation d’Emmanuel Mounier : L'intelligence se greffe sur l'instinct sans que les anastomoses soient toujours visibles ni les influences assignables. E. MOUNIER, Traité du caractère, 1946, p. 609.
Il y a donc un élément de circulation, d’échange, et c’est bien cette impression que donne la phrase unique de Jouet dans ses « à supposer... ». Un peu comme un fleuve qui s’enrichirait de ses affluents dans sa marche à l’embouchure. D’où la nécessité pour le lecteur (la lectrice !) de se laisser porter par le courant, sans trop chercher à comprendre les méandres, les processus d’abouchement.
Photographie
D’un échange avec Boris Wolowiec : « Il serait intéressant d’imaginer la lecture comme une manière de photographier un livre. Ou encore lire serait une manière d’accomplir des gestes de montage d’images. J’ai à ce propos l’impression que votre geste de lecture du Flotoir et celui de vos montages photographiques ne sont finalement qu’un seul et unique geste. La lecture serait ainsi une sorte de cadrage flottant, de cadrage flottant des phrases d’un autre. Lire par exemple comme le personnage de Blow up d’Antonioni. Cependant la lecture n’est pas toujours le geste d’agrandir un détail de l’œuvre, c’est aussi parfois celui de le diminuer avec subtilité. Lire ce serait photographier des phrases afin de modifier la taille des phrases. En effet les phrases ont à la fois la taille de leur apparition à l’intérieur d’un livre et aussi en même temps d’autres tailles, les tailles de leur retentissement dans le cerveau ou le corps des autres, ou encore la taille de leur retentissement à l’intérieur du vide. (J’ai esquissé une petite étude à propos de la multiplicité des tailles à l’intérieur des Conversations avec Laurent Albarracin.) Lire comme un photographe c’était sans doute aussi le désir resté inaccompli de Roland Barthes. Ce qu’il aurait pressenti pendant l’intégralité de sa vie sans jamais parvenir à le révéler avec netteté. »
Et précisément…
Pensant à Boris Wolowiec, au fait que je me casse souvent les dents dans ma lecture d’A oui ; à ce soupçon qui me traverse que quand je me saisis d’une phrase, j’opère un détournement de substance. Pourquoi ? Parce que je suis de manière irrépressible en quête de sens, mais dans une acception bien trop limitée, autrement dit, pour simplifier : qu’est-ce que cela veut dire ? Et encore, disant cela, je ne suis pas assez précise car bien sûr cela veut dire quelque chose, mais quelque chose dont il peut m’arriver de penser que cela n’a pas de sens ! Or, cette question du sens me parait centrale en poésie contemporaine. Peut-on tenter une analogie, je la tente en tout état de cause car elle m’aide à penser un peu plus avant, une analogie donc avec la peinture qui, il y a bien longtemps, un peu plus de cent ans si l’on s’en tient à la date repère de 1910 et à la fameuse aquarelle de Kandinsky, a commencé à renoncer à la figuration stricto sensu. La matière première de la poésie c’est la langue. La matière première de la peinture c’est… la peinture, matériellement, la peinture avec ses couleurs, ses textures, etc. La langue doit-elle obligatoirement véhiculer du sens, une histoire, un récit, une signifiance ? Je crois me souvenir que Boris Wolowiec compare son geste poétique au geste d’un Pollock. La poésie de Boris Wolowiec (et sans doute aussi celle de Philippe Jaffeux) serait un geste (et une geste !), en cela radicalement autre, nouvelle, un geste qui « pours and drips » (déverse et fait goutter) les mots en sur la page, en coulées, avec appariement des substances, sens et/ou sonorités. Avec pour effet que 1. le sens est second, mais qu’il peut advenir. 2. que l’important réside dans l’ébranlement dynamique chez le lecteur du fait d’une sorte d’électrification sensitive et que donc 3. le lecteur doit se faire conducteur (comme un matériau). « À l’intérieur du coma d’incendie de la bouche pleut le silence animal de l’arbre du destin » (p. 164)
La question du sens encore
Si le sens est « second », sa possibilité n’est pas niée, ou rejetée, ses conditions de possibilité sont présentes. Fruit d’un hasard ou d’une pulsion inconsciente, telle la figure qui semble apparaître dans ce caillou et ce tableau « abstrait » et c’est dire alors que le sens peut venir aussi bien de l’écriture que de la lecture. Un sens nouveau, encore inouï, peut aussi se faire jour par le frottement des vocables. Pas forcément voulu, pas exclu. « Le crâne dort la solitude. » (p.167)
Pandiculation
Boris Wolowiec emploie ce mot. Je cherche à en préciser le sens. « C’est l'action souvent associée au bâillement, caractérisée par un étirement généralisé des muscles », dit le TLFI qui ajoute : La pandiculation consiste à porter les bras au-dessus de la tête, renverser la tête en arrière, tout en étirant les muscles des cuisses et des mollets. Un creusement du dos est également remarqué. »
Boris Wolowiec : « Le crâne incruste la pandiculation de paralysie de la nuit. » (p.167)
Image
Je reprends ma lecture, un temps suspendue, mais qui travaille en arrière-plan, de Santiago Espinosa. Dans cette grande interrogation titrée Voir et entendre, il pose la question, dans la première partie, de la prééminence du voir et singulièrement dans le travail des philosophes. Il écrit que l’on pourrait penser que le sujet n’est qu’un « présupposé logique, c'est-à-dire une image du véritable moi variable produite à la fois par l’imagination et par le langage » ; (SE, 42)
→ autrement dit une sorte de construction, voire de reproduction ! Fruit de deux « producteurs », imagination et langage, dont on connaît le manque de fiabilité. Il enfonce le clou en s’appuyant sur Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience : « nos actions journalières s’inspirent bien moins de nos sentiments eux-mêmes, infiniment mobiles, que des images invariables auxquelles ces sentiments adhèrent ». Et lui, S. Espinosa continue : « le moi logique, ce produit du langage, prétend donner un soutien ferme à ce qui n’est que diversité et instabilité ».
S. Espinosa propose aussi cette superbe citation de Hume : le moi comme « un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuel. » (in Traité de la nature humaine, cité p. 44)
L’intérêt de l’image
Et c’est bien là en effet l’intérêt de l’image, ajoute-t-il : « elle donne une forme stable à ce qui n’en a pas. Voilà somme toute le problème de Dorian Gray dans le roman de Wilde (et de la photographie au sens large : la beauté est effectivement trop éphémère ; l’image, elle, renvoie toujours à elle-même dans son immobilité. » (SE, 43)
→ une photo est donc en quelque sorte un Suaire de Turin.
Hantômes
J’ai maintenant entre les mains le livre d’Isabelle Baladine Howald, dont j’avais lu le texte sur manuscrit. Ce livre s’appelle Hantômes. D’Hantômes je ne peux pas parler, je dois me taire. « Mort est une seule syllabe ». C’est un livre à prendre avec une infinie précaution, une délicatesse immense. On ne peut pas en parler, on peut seulement le traverser. En écoutant. Aussi doucement que possible : « Suspens de tout // jamais de réponse /// le r du mot » (p. 51). « Seule la mort interrompra le deuil » (55).
C’est un livre bouleversant. Que l’on a peine à lire comme on dirait qu’on a chagrin à lire. On ne peut presque pas, alors qu’il n’expose rien, ne dit rien, qu’on ne sait presque rien, que toute idée de pathos lui est totalement étrangère. Sauf à penser à l’Anatole de Mallarmé. À son tombeau. Le livre s’appuie sur ce tombeau.
Roubaud, Rimbaud
Roubaud en sa Poétique, remarques fait un sort au livre d’Alain Borer sur Rimbaud : « Quelle est le sens de la démarche ? faire comme si le renoncement à la poésie était la poésie ; renversement qui va contre le sens même du geste. » (2116)
Le geste moderniste
Roubaud poursuit sa réflexion, déjà évoquée ici, sur le modernisme. « Le geste moderniste n’a de sens que dans le moment de la destruction. Il est difficile de faire sauter deux fois la même maison. » (2121)
Roubaud et Wolowiec
Viennent ensuite des remarques qui pourraient m’éclairer sur ce que j’ai écrit à propos de Boris Wolowiec. « La poésie se réduit à la langue comme le poisson à l’eau ». Formule quelque peu paradoxale, qui ressemble à un koan. Si on essaie de la saisir, elle vous glisse entre les mains, comme le poisson dans l’eau !
« Le sens d’un jeu de poésie est dans sa règle et dans l’activité qui consiste à "suivre la règle" » (et bien entendu, il faut entendre cela bien au-delà de la seule poésie à contraintes).
Toujours me faisant songer à mes notes sur Boris Wolowiec : « Créer un monde possible de langue et le comparer avec le nôtre. » (2151)
→ on peut donc dire que s’il y a nouveau monde, le lecteur est un explorateur. Il prend beaucoup de risques, peut se perdre, se noyer, mais il peut aussi faire de très importantes découvertes. Il peut également se comporter comme un pilleur. Il est aux avant-postes, ouvre la route. Belle visée pour le lecteur-critique.
→ Petit rappel, cette autre citation de Jacques Roubaud : « Cela tient bien sûr à la nature toute particulière de la notion de sens en poésie. S’il y a sens, c’est sens formel et effet intérieur de sens. Dans toute forme-poésie du présent, d’un type nouveau, il y a difficulté à saisir ce sens, à l’admettre, à le reconnaître parce qu’on est habitué (scolairement et idéologiquement habitué) à chercher autre chose, une des formes habituelles du sens. » (1164)
Poésie et langues
« La poésie d’une langue fait le portrait de cette langue. »
→ Si le poète est souvent un traducteur, ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard.
→ Pour connaître une langue, lire de la poésie dans cette langue.
Chaque mot en poésie est un nom propre
« Pour Mallarmé, les langues sont imparfaites, "imparfaites en cela que plusieurs". Pourquoi la poésie, qui s’établit dans les langues, ne le serait-elle pas, a fortiori, elle aussi ? parce que chaque mot en poésie est un nom propre, un singulier de langue (c’est sa "pureté"). De poésie à poésie (par-dessus la frontière des dialectes), chaque mot est incomparable à chaque autre, chaque mot est parfait. » (2181)
→ Roubaud qui écrit, quelques remarques plus loin, ce qui précisément naissait à ce moment précis dans l’esprit : « Remarques sur ces remarques : chaque remarque est toujours implicitement interrogative. Chaque remarque doit être reçue comme entourée d’un doute : est-ce bien ainsi ? »
Non, pas forcément, tant elles semblent parfois assénées et laissent alors quelque peu sonnée. Occasion aussi de réfléchir dans quel état d’esprit on lit. Il y a les esprits systématiquement critiques, devant qui rien ni personne ne trouve grâce. J’accepte cette attitude à une condition, essentielle, que la démolition soit très solidement argumentée. Il y a les esprits trop facilement convaincus par la puissance de persuasion de l’auteur. L’idéal, de justesse, de justice aussi, serait de se trouver entre les deux. Accueillir avec bienveillance mais être capable de mettre en doute. Il faut pour cela avoir de solides moyens, fondés sur une très grande pratique, une vraie expérience de la chose artistique dont il est question (littéraire, picturale, musicale).
Et précisément, ce Poétique, remarques de Jacques Roubaud me semble un vrai bréviaire pour le critique littéraire tant il pousse à se poser des questions cruciales, tant il brasse de problèmes de poésie.
Jacques Jouet
Dialogue établi, sans doute un entretien à venir dans Poezibao. Il me fait part de ses projets au très long cours, notamment celui du poème quotidien. J’aime quand il parle d’une « pratique de poésie qui se refuse autant que possible à établir des préférences et des exclusions – de lecture ou de composition – » et qu’il fait part de son « envie de composer encyclopédiquement de la poésie, non seulement pour parler du monde, mais pour parler aussi encyclopédiquement de la poésie » (je suis obligée dans mes citations de tronquer les phrases de Jouet puisque je rappelle que chaque à supposer (qui tient en général sur un ou deux pages) est constituée d’une phrase unique, bien méandreuse, anastomosée…
Rédigé par Florence Trocmé le 19 juin 2016 à 10h40 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 09 juin 2016 à 11h02 dans photomontages | Lien permanent
Intensification de l’émotion
Dans le livre de Claude Minière, Le Divertissement, il y a une intensification de l’émotion, on pourrait presque dire de la brûlure. La scène de la classe est terrible : on ne ressent pas, on vit littéralement la solitude abyssale de cet enfant, sa désillusion. Et on se dit, mais on le savait déjà, que certains adultes peuvent être criminels avec les enfants et pas seulement en perpétrant sur eux des actes ignobles. Par leurs mots aussi.
La question du corps qu’on a
« A-t-on le corps qu’il faut. Je crois que certains se sont voulu un autre corps. A-t-on le corps qu’il faut pour aller où l’on veut avec la pensée, la mer et le soleil. » (CM, 57)
Et il faut poursuivre la citation car elle est importante : « C’est une vieille sornette la séparation de l’esprit et du corps mais on n’a pas encore trouvé dans les mots ni la parole et les écrits les moyens de dire au juste leur ligature particulière et leur conjugaison à tous les temps de l’indicatif et du subjonctif. Nous disons intellectuellement, volontairement et de manière moderne qu’ils ne sont pas séparables et pourtant dans l’expérience la distinction nous aide à sentir des bifurcations, des divergences, des parallèles, des tiraillements et croisements… Des différences de rythme, des degrés différents de présence. »
Et dans un de ces contrepoints que j’aime établir, cette note relevée dans la présentation, par l’éditrice Isabelle Sauvage, du livre d’Anne Malaprade Notre corps qui êtes en mots : « Ce corps, jamais parfaitement unifié, jamais sanctuarisé – au défaut de la prière, donc –, fait de pertes, agit comme le déchet d’une partie de soi et empêche de se rassembler comme un je. S’ensuivent comme des défauts de concordance : "On ne coïncide jamais
avec le corps qui attend de l’autre côté du détroit". »
La pointe qui fore
« Sous les divertissements, n’y a-t-il donc pas chez chacun une "pointe" qui obstinément fore son trajet, et qui sera ou non reconnue ? Écrire ou décrire, c’est peut-être rechercher cette pointe… » (CM, 58)
→ Oui sans doute chacun, cette pointe. Mais la force du divertissement et des divertissements, souvent manipulés par les pouvoirs économiques et politiques, est telle qu’elle détourne presque tout le monde de la reconnaître. Sauf peut-être, source d’espoir, au-travers de certains hobbies ou bénévolats.
La poésie
« La poésie, elle (…) est hors du temps, dans le temps hors des temps elle calme les idées, par un saut. La poésie est du vent, du grand air, du nuage, de l’échappée, de la légèreté des légendes sur ses deux jambes, sur les deux ailes (des dieux et des hommes)… Une gravure, grave et comique, la figure non d’une "vérité" profonde mais bien une courbe, taillée à l’encre forte, et qui s’envole, copeaux à l’instant, comme les atomes de lumière du vieux Lucrèce ? » (CM, 63)
Poésie encore, passée, présente, future
Poésie toujours avec Roubaud (Poétique, remarques). Il serait intéressant de faire un index des thèmes et de mesurer récurrences et prégnance des termes poésie, mémoire, souvenir, image, sonnet, etc. au fil des 4755 remarques.
« La poésie du passé est aussi une poésie présente (pas d’aphasie de la lecture de poésie). Il y a un présent du passé de la poésie (je ne pense pas que les poèmes de Cavalcanti, Du Bellay, etc. etc., sont des poèmes inexistants, dépassés, illisibles aujourd’hui. De plus ils ne peuvent être vraiment lus que comme poèmes d’aujourd’hui), il y a un présent du présent de la poésie (ce qui s’écrit) et un présent du futur de la poésie (ce qui tente de s’établir comme voie parmi les mondes possibles non décidés de la poésie à venir). (1517)
→ Les trois présents de la poésie, qu’il faudrait savoir embrasser quand on réfléchit à cette question ! Le présent du passé qui fait que nous lisons aujourd’hui, dans et avec notre monde d’aujourd’hui, ce qui a été écrit hier, le présent présent auquel il faut être attentif et d’autant plus attentif peut-être qu’il faudrait pouvoir entendre là le présent du futur, ce qui n’est pas donné à tout le monde ! Jacques Roubaud montre bien ici l’immense système de relations qu’est aussi la poésie, celui qu’elle entretient mais aussi celui qu’elle anticipe.
Roubaud qui ajoute un peu plus loin cette remarque importante : « Ce qu’il y a de difficile dans la poésie d’aujourd’hui, c’est qu’il y ait encore de la poésie, et pas que telle poésie ou tel poète est difficile. » (1520)
Travaillons !
« À toute nouveauté vraie dans les arts du langage il faut des lecteurs capables de la reconnaître, et de s’y sentir heureux. » (1525)
→ savoir aussi que toute nouveauté vraie (et le vrai ici est déterminant) devrait être dérangeante, elle devrait déranger un ordre établi. Cette propriété pourrait servir de sonar pour la détecter.
Le futur lecteur ne nait pas sensible à cette nouveauté, il se forme et sans doute surtout par la lecture de poésie. Il devient ainsi progressivement plus sensible à sa langue, il apprend à l’entendre comme on entend la musique. Il forme son oreille littéraire et poétique.
Perec et Proust
Très belles pages sur Perec (mais je l’ai déjà écrit, déploré même, impossible de tout citer de ce livre foisonnant de Jacques Roubaud, où on le voit penser, construire sa pensée, tourner sans fin autour des thèmes qui le travaillent, travailler ces thèmes, les développer, avec en bruit de fond ses expériences et ses immenses lectures, en anglais et en français, dont il laisse deviner parfois l’ampleur.) Mais le voici soudain réfléchissant à l’œuvre de Proust et je découvre un Roubaud plus que critique à l’égard de l’auteur de la Recherche. Comment ne m’en suis-je pas rendu compte avant, alors que je l’ai tant lu et avec tant de passion ? Mais Proust aussi, je l’ai beaucoup lu et avec passion, ce qui évidemment ici va me poser quelques problèmes. Voici donc une salve de remarques coups de poing introduites par retp, mais cette fois, c’est un peu comme si Roubaud m’avait entendu m’interroger sur quelques acronymes ou abréviations pas commodes à déchiffrer : retp (recherche du temps perdu). « Il n’y a pas de temps perdu. (…) Le souvenir ne nous offre pas le passé, mais une image momentanée du passé construite par le présent. Le titre, donc, est impropre, n’est pas le nom propre du livre qu’il prétend être, mais un masque. » (1528)
On commence donc assez fort dans ces notes critiques. On s’amuse avec la petite glose sur la traduction du dit titre en anglais, le premier « infidèle et shakespearien » mais « modestement conforme » : Remembrance of things past, remplacé par In quest of lost time dont Roubaud nous dit qu’un lecteur du Times avait fait observer qu’en anglais courant d’aujourd’hui ça se traduirait par quelque comme « enquête sur les heures de travail perdues pour cause d’absentéisme » !!! (1529 et 1530).
L’humour est toujours présent chez Roubaud, peut-être pas assez souligné par les critiques. Ironie, autodérision, culture peut-être du nonsense ? Tiens, d’ailleurs, voilà ce qu’il dit de Proust : « Ce qu’il y a de meilleur dans ce livre, c’est le comique, un comique toujours méchant, directement ou obliquement ». Est-ce que j’ose citer la suite ? : « Le reste est toujours en train de tomber dans la sentimentalité "camp", sans parler de son invraisemblable penchant à un horrible "poétique" ». (1536)
→ Je crois me souvenir alors que dans ses excellentes Ruminations du potentiel (que j’ai entrepris de lire après avoir noté tout cela !), Jacques Jouet raconte qu’il a mené récemment une nouvelle traversée intégrale de la Recherche et cela en même temps qu’une autre lectrice et que cette dimension comique les avait profondément frappés tous les deux. L’autre lectrice (qui prend subrepticement la parole) parlant des « rires francs qui émaillèrent [s]a lecture (Jacques Jouet, Ruminations du potentiel, p. 32). C’est d’ailleurs formidable, j’y reviendrai, de lire Jouet et Roubaud en même temps d’autant plus que cela résulte d’un hasard !
Roubaud qui peut-être se rattrape un peu par rapport à Proust ? « retp – Je dresse l’acte de mécontentement, par rapport à une attente plus haute. Cela n’empêche pas qu’on admire… » (1548) mais pas pour longtemps : là dit-il « affleure une niaiserie qui fait par contraste apparaître la sensiblerie dickensienne comme un monument de complexité. » (1537). Alors je passe un peu vite, trop inquiète de voir mon si cher R démolir mon si cher P.
La lecture
Il y a dans les remarques des paragraphes un peu plus longs, vingt à trente lignes, et aussi des notes en une seule phrase, parfois presqu’aphoristiques. Voici une nouvelle série autour de la littérature et de la lecture. « Hypothèse de la littérature : la littérature sert à lire » (1571) complété par « La littérature donne de la lecture : elle donne à lire pour lire ; par pour exciter encourager, reverser le gouvernement (…)
Boris Wolowiec
Belle nouvelle de ces dernières semaines, Boris Wolowiec a édité son grand opus A oui. Cette somme. Cette sorte de monstre aussi, auquel je me suis déjà largement affrontée et que je reprends, énergie nouvelle donnée par cette nouvelle édition. Comme Roubaud il ne peut se lire que pas à pas, trois à cinq pages maximum et comme Roubaud, avouons-le, en « sautant des pages » comme se le reprochent les enfants et comme je prône qu’il faut savoir lire certains livres pour pouvoir les lire. C’est ainsi par exemple que je lis les Cahiers de Paul Valéry. Roubaud, je saute des pages entières de gloses beaucoup trop érudites et spécialisées pour moi sur les troubadours, le sonnet, le trobar et le sirventes, etc. Wolowiec parfois j’isole tout un ensemble, parfois je saute des lignes et des pages. Je suis un peu comme le chasseur (photographique), en alerte, aux aguets, les choses défilent, passent, je les laisse passer et soudain quelque chose me fait signe. À moi et à moi seule, peut-être. Lecture imparfaite ô combien, partielle et partiale bien sûr mais ma lecture.
Wolowiec encore
Avec ce livre A oui, il faut accepter d’aller au fil de l’eau précisément, de se laisser faire, bousculer par le texte, accepter, voire observer, toutes ses réactions le lisant, de l’adhésion passionnée au rejet, parfois presque simultanés. Le terme monstre ne doit donc pas être entendu péjorativement mais comme désignant une masse inclassable, une immense collection d’assertions, lancées souvent par un seul mot, repris en répétition, lancées, jetées, adressées ou pas, c’est une des énigmes de ce livre. Autrement dit entreprise soit autiste, soit auto-suffisante ou bien à l’inverse sollicitant, peut-être plus que n’importe quelle autre, le lecteur. Ce qui expliquerait que Boris Wolowiec ait fini par éditer, lui-même, A oui, dans une maison créée d’abord pour cela, les Éditions du Vide immédiat, après avoir communiqué le livre, parfois quasi secrètement, à quelques-uns dont Ivar Ch’Vavar qui parmi les tout premiers a saisi l’énormité singulière de l’œuvre.
La vulgarité…
« La vulgarité atteste l’angoisse. L’obscénité affirme la terreur. » (BW, 139)
→ voici une assertion typique de Boris Wolowiec, une de celles aussi sur lesquelles on se casse les dents. Mais la question du sens, j’en ai déjà longuement parlé dans mes premières lectures que B. Wolowiec a reprises sur son site. Donc j’en suis encore à chercher le mode d’emploi de A oui. Puissante dynamique pour continuer la lecture.
Teilhard de Chardin
Boris Wolowiec en serait sans doute étonné, voir consterné, je ne sais, mais le lisant, a surgi soudain le souvenir de Teilhard de Chardin. En lisant ces mots très précisément : « L’univers du mal est celui de la croyance en l’infinitisation possible du corps à travers la toute-puissance de la pensée. Dans l’univers du mal la pensée laisse croire que le corps n’est que le signal organique de l’éternité de la lumière. » (BW, 141).
Qu’est-ce que lire ?
Je reprends Roubaud que j’avais laissé à l’orée d’une nouvelle série de réflexions et remarques sur la lecture et la littérature ? Qu’est-ce que lire ? Pourquoi lire ? Pourquoi tant ne lisent pas et n’en semblent pas affectés ? Pourquoi certains ne peuvent s’en passer ? me disais-je en regardant dans le métro trois « injoignables » installés dans un même carré de places, un vrai miracle au fond.
La poésie est difficile
dit Roubaud (1573) qui démontre que cette difficulté ne tient pas aux mots employés mais qu’elle est « une et indivisible ; elle tient à ce qu’elle est poésie. Ce qui rebute a priori, c’est la pensée qu’on peut employer un mode aussi peu ordinaire d’exercice de la fonction de langage. Ce qui peut réduire la difficulté de la poésie, c’est abandonner cette mauvaise raison de ne pas la lire et d’affronter ce refus pour ce qu’il est, un abandon paresseux aux modes d’existence contemporains »
→ ces modes mêmes qui me faisaient considérer comme presque miraculeux que trois personnes sur quatre dans un carré de sièges du métro lisent de vrais livres. Même s’il est est plus qu’improbable qu’il se fut agi de poésie.
L’absence de poésie
« Le constat de l’absence de la poésie est souvent fait, n’est plus à faire ; on pourrait même dire qu’il occupe plus de place dans les journaux que la poésie elle-même ».
→ oh oui ! Raison pour laquelle Poezibao, un dazibao de la poésie, essaie de placarder sur les murs de l’internet quelques fragments de poésie. Poezibao qui dresse ses petites stèles de poésie !
On peut ajouter cela encore : « Ce n’est pas la langue de la poésie qui est écart, c’est la poésie elle-même ; et d’autant mieux, sans doute, que la langue, dans la poésie, est sans écart. » (1619)
Poésie du rythme
La question du rythme agite aussi beaucoup Jacques Roubaud, mais dans une analyse de la versification et des mètres qui trop souvent me dépasse. Grave lacune. « La poésie est le lieu de mémoire de la composante rythmique de la langue. ». Je ne sais pas s’il a discuté avec Henri Meschonnic, je ne sais pas ce qu’il pense de tous ses travaux sur le rythme.
Moral et éthique
Je poursuis ma lecture de A Oui, de Boris Wolowiec. Il fait apparemment une distinction très tranchée entre morale et éthique. Je pense que cette distinction est importante. Je pense que cette assertion : « l’élégance de l’éthique affirme le geste de symboliser la discontinuité immorale du temps jusqu’à ce que la prolifération insensée des instants provoque le pacte de plaisir de la certitude » (BW, 143) atteste sans doute d’une dimension très profonde du livre et j’y vois une explication du A Oui du titre.
Et un peu plus loin, en effet, il parle du moraliste cynique qui « digère l’organe de la négation infinie sans jamais le manger. »
Dans toutes ces pages, des formules cinglantes et terribles : « l’homme moral délivre sans cesse le pendu du suicide pour pouvoir l’étrangler à travers ses moignons de pur témoin. »
→ je ne veux pas ici lister des exemples concrets, mais j’ai été traversée par toutes sortes de situations contemporaines où, sous couvert de morale, on assassine.
Faire bouger
Une jauge de l’importance d’un livre serait sa capacité à nous faire bouger intérieurement. Par le jeu des associations en premier lieu peut-être. Certains textes ne suscitent rien, aucun remuement, aucun ébranlement ni de mémoire ni de réflexion. Or il y a de l’endormi qui cherche à être éveillé chez le lecteur. Il expose son vide, son attente, face à page, avec le livre : face devant contre, pour reprendre le beau titre d’Isabelle Garron. Il se confronte, il attend d’être touché, atteint. Que les mots ici donnés viennent réveiller chez lui d’autres mots, peut-être, de l’enfoui, du non-pensé, du refoulé, du tu et du su, tout un magma qui ne demande qu’à être fécondé par la lecture, repris par elle, remis en chantier et ramené à la vie.
Parfois trop technique
Oui, je l’ai déjà écrit, qu’il s’agisse de mathématiques ou de poétique, certaines pages de Roubaud, en ses remarques, me sont totalement inaccessibles. Longs développements sur toutes les formes de sonnets, sur le trobar et le caudato, etc. Et puis se laissant porter au fil de ces remarques, les survolant en drone (c'est-à-dire tout de même assez près du texte), soudain cela : « Être poète aujourd’hui, c’est une seule chose ; continuer la poésie. » (1814) ou bien encore cela : « Je ne montre pas le monde, je fais seulement le geste de le montrer ».
→ Lisant cette dernière remarque, je songe à ce qui peut arriver lorsqu’on a un appareil de photo avec soi et que l’on voit soudain quelqu’un d’autre prendre une photographie. Il a vu quelque chose et pour moi c’est comme s’il faisait le geste de me montrer qu’il y a quelque chose. À moi alors d’agir. Dans sa remarque, Roubaud montre que le lecteur n’est pas passif, mais qu’il est aidé par le poète, qui par son geste l’invite à voir, à penser.
Relire la poésie
Et cette double remarque qui fera une belle note sur la création pour Poezibao :
« On ne peut pas lire un poème une seule fois » (1840)
« Si la poésie est "maintenant", si un "maintenant" n’est approché que comme un de ses futurs antérieurs possibles, il faut réitérer la lecture d’un poème. » (1841)
→ et je note par devers-moi que ces deux remarques s’appliquent admirablement et presque plus naturellement pour moi à la musique, à l’écoute d’une œuvre musicale. Il y a toujours dans le maintenant de l’écoute un futur antérieur non seulement possible mais désiré et anticipé.
Ruminations du potentiel
J’avais d’abord pris le livre de Jacques Jouet pour trouver des textes pour l’anthologie permanente et les notes sur la création de Poezibao. Et puis le livre, que j’avais mis de côté, s’est incrusté en quelque sorte, comme on dit d’une personne qui ne veut pas s’en aller de chez soi !!! C’est un livre formidable et intrigant.
Voici par exemple son ouverture, autour d’une supposition, puisque tout le livre est ainsi construit : « à supposer qu’on me demande ici quel est le spectacle qui serait capable de me plonger un temps dans une méditation calme et substantielle » et il enchaîne, évoquant alors « un quelconque piquet de hasard planté dans le lit » d’un cours d’eau et qui « a retenu par sa seule présence ce qu’il était à sa portée de retenir » (JJ, 7)
→ outre le fait que cette image a une étrange résonance en ces jours marqués par des inondations considérables dans toute la partie nord de la France, alors que les esprits sont emplis d’images de submersion et de flottaisons à vau l’eau, etc. je pense au Flotoir, à la construction de ces pages du Flotoir, à « sa façon à lui d’avoir effectué son exclusive retenue dans le lot des choses qui roulent leur présence minime ».
→ oui cet impact de ces images, de ces récits, de ce qui s’ensuit dans l’imaginaire, toute cette eau, cet engloutissement métamorphosant, ce retrait presqu’aussi incompréhensible, ce qui disparaît du regard et peut-être moisit déjà ou pourrit sous la surface, ces bribes de vie hachées par la puissance de l’eau : c’est tout un mode de pensée, une philosophie presque qui nait de ce régime d’immersion.
→ je reviens à Jacques Jouet et à son piquet. Il y a bien ce flux des mots, particulièrement ardus en cette soirée de lecture, rocailleux, pour une conscience emplie d’eau (par nature et par circonstances) : Wolowiec, Roubaud, Espinosa, Jouet. La lecture que j’en fais ? Un piquet planté dans le flux autour duquel quelques fragments (pourquoi ceux-là ?) sont venus s’agglutiner, forcer de se parler alors, de se dire et de dire quelque chose. Ne parle-t-on pas toujours dans ces cas-là de la solidarité ?
Le textes de Jouet sont virtuoses. Il est rare que j’applique ce mot à un texte, bien plus souvent au jeu d’un musicien. On est pris au piège de sa phrase, on est embarqué comme les débris par le flot montant et souvent on va se fracasser à la chute, dans le vide ou contre un mur. Je pense parfois à Laurent Albarracin.
Figures
Chez Wolowiec il y a comme de grandes figures, des entités figurées. Aux alentours de la page 150, voici le nihiliste, le paranoïaque et le pervers : « le pervers laisse croire qu’il fait semblant de faire ce qu’il fait en vérité », une de ces phrases diaboliques de Wolowiec, dont on sait d’emblée qu’elle est incroyablement juste mais qui se dérobe à l’analyse, la ridiculise et la prend à rebrousse-poil, le raisonnement se fuyant lui-même comme une vision en abyme.
Regroupés sous l’en-tête « nihilistes » (il faudrait étudier, un peu plus tard, la structure du livre et la liste des mots qui en constitue la table des matières et l’ossature), on trouve donc comme on l’a dit le nihiliste, le paranoïaque, le pervers mais aussi l’ironie et l’ironiste, le traître et la trahison, la fidélité aussi (BW, 150 et 151)
Jacques Jouet
Ses phrases sont insensées. Il faudrait faire une analyse grammaticale ou logique, les mettre sur une table à disséquer. Proust parfois semble enfantin dans ses constructions. Les phrases de Jouet sont un dédale en ce sens qu’elles fonctionnent souvent selon une logique pervertie mais avec toutes les apparences de la logique déductive impeccable. Très beaux jeux d’écho avec Roubaud, dont on sent bien qu’il l’admire profondément, qu’il est en dialogue avec l’œuvre certainement et avec l’homme sans doute (ils sont tous deux oulipiens).
La note
D’Antoine Emaz, dans un courriel, ce passage que je reproduis avec son accord : « Je me dis qu’il faudrait vraiment qu’un universitaire se penche sur la forme "note" durant ces vingt dernières années et ses adaptations multiples : le flotoir est très différent de Minière, Bon, Georges, Ascal, Berlottier, Dubost… mais toujours des notes, du discontinu. Quelque part, on ne peut plus tenir un discours englobant, totalisant, définitif… La note est peut-être la forme littéraire la plus appropriée pour une époque du flux, du mouvant, du certain temporaire, révisable, transitoire… »
Vigilance
Être vigilante quant au volume des activités. Comme la Seine, le niveau a beaucoup monté ces derniers temps. Mais j’ai une jauge, un thermomètre, le Flotoir. Si celui-ci est en rade, c’est que j’en fais trop, car le Flotoir m’est vraiment nécessaire, à tous points de vue. Il a des creux, tout à fait normaux, des pics, normaux aussi, ce n’est ni maniaquerie ni dépression, c’est sa/ma nature, mais s’il devait rester longtemps en carafe (pas facile de faire entrer un radeau dans une bouteille), ce serait signe je pense que je dérive (que de métaphores marines).
De Paris à Lodz (portrait de lectrice)
métro – 8 juin 2016 – 9h45. Gros livre en main et ballerines légères, orange. Dame pas jeune, jambes légèrement écartées prises dans un pantalon bleu roi. Petit chemisier à fleurs de couleurs vives, joyeuses, en accord avec les ballerines et veste légère grise, avec liseré noir sur le revers et retours de manche à motif noir et blanc. Les cheveux, sans doute teints, sont châtain assez clair et bien coiffés. Elle porte des lunettes et étrangement, compte tenu de son style et de son âge, des écouteurs blancs dans les oreilles. Peut-être pour se protéger du bruit infernal d’un groupe de musiciens qui donnent concert dans la rame. Elle le commence, ce gros livre, dont je devine à peine le titre, déchiffrant d’abord Stadt, puis Ghettostadt, ce qui me permettra, un peu plus tard, de connaître sa lecture : Ghettostadt : Lodz et la formation d’une ville nazie de Gordon J. Horwitz, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2012, 375 p. Je reconnais sur la quatrième de couverture le petit logo auquel je suis devenue subitement particulièrement sensible, celui du CNL.
Lire les mains croisées
Métro – 8 juin 2016 – 10h55. Cheveux blonds, très fins, comme crêpés, blond clair. Je lui donne entre soixante et soixante-dix ans. Elle porte un jean, et sur un chemisier bleu col ouvert, une petite veste-débardeur sans manches, également en jean. Elle a deux sacs, l’un en bandoulière, l’autre accroché à son bras gauche. Son livre repose dans ses mains croisées. C’est un livre de poche, de Jean-Paul Kauffmann, titre commençant par La… Après recherche, grossissement de la photo prise subrepticement et inspection des couvertures des livres de poche publiés par l’auteur, j’opte pour La lutte avec l’ange. Je me souviens de Jean-Paul Kauffmann, de sa si longue captivité au Liban (22 mai 1985 - 4 mai 1988). Je me souviens de sa femme à la télévision. Je me souviens de Claude Vigée, croisé dans les allées du Marché de la poésie il y a plusieurs années déjà et me disant qu’il venait, une fois de plus, d’aller voir le tableau de Delacroix, dans l’église de Saint-Sulpice, chapelle des Saints Anges : La Lutte de Jacob avec l’ange.
Cherchant à revoir ce tableau, je constate que c’est sans aucun doute, si mal que je l’ai vue, l’image qui était sur la couverture du livre de la dame aux cheveux crêpés.
Chimiofacilitation
Je découvre ce terme à la fin d’un article du Monde (daté mercredi 8 juin 2016) qui expose la méthode d’un psychologue québécois, Alain Brunet, pour traiter les états de stress post-traumatique. Il associe en fait un médicament, le propranolol à une psychothérapie brève avec réactivation du souvenir traumatique. Le médicament a pour effet de diminuer l’intensité des émotions associées à un souvenir.
On pourrait dire en somme qu’il s’agit d’une sorte de désensibilisation. Alain Brunet a pu mener une grande étude parisienne à partir d’une cohorte de victimes des attentats de novembre 2015. Certains considèrent que cette « chimiofacilitation » d’une psychothérapie constitue un changement de paradigme en psychiatrie.
Ruminations
Toujours enchantée (presque au vrai sens du mot, subir un enchantement !) par le livre de Jacques Jouet. Dans une note il explique que chaque « à supposer » est un texte à phrase unique continue. Il évoque Cortázar ce qui me rappelle ma passion pour cet écrivain alors que j’étais toute jeune. Ah, Marelle ! Et flambée d’échos, allons-y ! 1. Aujourd’hui je suis tombée sur un article sur Blow up, film auquel je pense beaucoup en ce moment à cause de certaines pratiques photographiques et je découvre, ce que j’ignorais totalement, que ce film est inspiré d’une nouvelle de Cortázar. Et je découvre aussi que Cortázar a été surtout traduit par Laure Bataillon, alors même qu’il y a un jour ou deux ont été évoqués devant moi les Prix Laure Bataillon. Je reviens à Jacques Jouet. S’esquisse alors en mémoire un autre titre, je le devine qui apparait lentement dans le bain révélateur, il y a les mots « à monter », je sais qu’il y a un chiffre, aussi et soudain, voilà, c’est 62 maquette à monter. Et le plus curieux, c’est que cherchant ce chiffre, ce qui a surgi dans ma mémoire, c’est le numéro d’immatriculation de la 2CV de ma mère alors que j’étais enfant. Je le sais encore par cœur mais me garderai bien de le donner ici. Il y avait un 2 dans ce numéro. Je ne pense pas que la 2 CV et la lecture de 62 maquette à monter aient été contemporaines.
Les lignes continues
Jacques Jouet évoque la fascination de Julio Cortázar pour les « lignes continues formant réseau ».
→ en phase avec mes nombreuses réflexions rêveuses sur les lignes qui s’entrecroisent sur une route, dans une gare, dans un livre. Le livre n’est-il pas un ensemble de lignes continues faisant réseau.
OuliPo
Puis voici trois chapitres autour de l’ouliPo, très intéressants. Notamment sur l’essai oulipien. Jouet cherche les tentatives proprement oulipiennes essayistes et bien entendu, sans le dire, entend contribuer à leur création, on va le voir un peu plus loin. Il cite dans un premier temps son propre essai oulipien sur Perec, Les sept règles de Perec, monovocalique.
→ ce monovocalique éveille de bien amusants souvenirs ! Une époque où je jouais à remplacer toutes les voyelles par des u, jeu qui se terminait invariablement par la constatation que c’utut umusunt purcu quu çu fusut lu buchu un cul du pul !!!
Les ruminations jouetiennes
En fait dans ce livre, avec sa forme bien particulière, textes commençant toujours par à supposer et constitués d’une seule phrase continue, parfois fort longue, souvent tout à fait vertigineuse et propre à faire perdre pied au lecteur, ce qui bien sûr est voulu, Jacques Jouet compose de mini-essais (sur l’ouliPo, sur Bouvard et Pécuchet, sur Proust, sur Roubaud, etc.).
J’écris cela, sans avoir lu la quatrième de couverture et lorsque je retourne le livre, je découvre : « J’ai d’abord pensé que les "à supposer…" étaient surtout des poèmes en prose. Je le pense toujours, mais ce sont aussi des essais. C’est la première manière que j’ai trouvée pour contraindre l’écriture de l’art de l’essai et peut-être fonder une forme ». (JJ)
→ il me semble que quelques paragraphes du Flotoir, rares, procèdent peut-être aussi d’une manière de ce type. Je me rends compte d’ailleurs que lisant Jouet, je me fonds facilement dans sa manière d’écrire, en une sorte de mimétisme dû au fait que ma propre écriture, que j’ai sans doute un peu bridée, s’apparente volontiers à une sorte d’estuaire où le flux, le flot se ramifient en nombreux canaux, sous-canaux et courants dérivés. Le Flotoir lui-même ressemble sans doute à un estuaire.
La question de la forme
Mais je ne suis pas une lectrice professionnelle en ce sens que c’est rarement la forme qui me requiert au premier chef. Non, il y a un je ne sais quoi (même si je fais effort flotoirement pour le préciser au moins un peu) qui lance le moteur de la lecture. Un singulier qui m’accroche. Je me souviens avoir évoqué devant les élèves de Pierre Drogi ce livre qui me semblait totalement hermétique jusqu’à ce que, soudain, trois mots, trois mots seulement, déclenchent une machinerie complexe pensée-rêve-associations mettant en train le désir de lire, un peu comme dans ces romans où le héros sonde une immense paroi lisse et découvre soudain un mécanisme secret, clé d’une ouverture qui le libère ou bien le mène vers le secret qu’il cherche. Dans les contes, c’est souvent une sensibilité exacerbée qui permet de l’emporter sur le destin, comme dans la belle histoire de la Princesse au petit pois d’Andersen. Je ne suis pas princesse, ni duchesse (même si certain ami cher m’adresse parfois des cartes postales portant ce titre qui époustoufle, à tort, le gardien de mon immeuble), mais il m’arrive de sentir le petit pois sous toutes les couches qui le dissimulent. « Vous êtes une sorcière » m’avait dit une autre amie chère, poète elle aussi.
Les deux triangles
Intéressante configuration posée par Jacques Roubaud dans Poétique, remarques : « Le triangle de la modernité métrique, R.L.M. (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé) renvoie à une autre, d’importance au moins égale, le triangle H.B.N. (Hugo, Baudelaire, Nerval). Tout se passe entre les deux "faces" de ce prsme. » (2027)
Et puis deux autres remarques, un peu piquantes mais si justes. A propos du Grand Incendie de Londres, qu’il appelle ‘gril’ dans le livre, Roubaud écrit : « j’écris contre la lecture-zapping. J’accepte que la lecture-zapping fasse refermer mon livre à cause de sa lenteur et pesanteur initiales. Aux lecteurs pressés, le ‘gril’ dit : ce livre n’est pas pour vous. » (2038) et tout de suite après cette autre remarque : « Je n’écris pas l’impossibilité d’écrire, aporie lassante de tant de têtes molles, interminablement écrite. » (2039)
Le temps perdu ?
« Le temps n’est jamais perdu ; ou bien il est annihilé ou bien il est coprésent par la mémoire. » (2040)
Rédigé par Florence Trocmé le 09 juin 2016 à 10h58 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent