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Rédigé par Florence Trocmé le 12 juillet 2016 à 17h56 dans photomontages | Lien permanent
Au concert
Carlo Maria Giulini : « J’ai l'impression de ne jamais donner suffisamment à ceux qui viennent écouter un concert. Je ne joue pas pour le public : je joue avec lui. Dans la salle de concert, il n'y a pas les musiciens d'un côté et les auditeurs de l'autre, mais des hommes et des femmes, réunis tous ensemble pour partager l'insondable mystère de la musique. Ils ne pourraient rien les uns sans les autres. Confondus dans la même célébration, soulevés par le même élan, ils peuvent tout : dire l'indicible, entendre l'inaudible, bref, aller au cœur des choses que rien, jamais, ne nous expliquera. » (cité in Jean-Yves Bras, Carlo Maria Giulini, Bleu nuit, 2006, source)
Portrait de lectrice After Brexit
24.06.2016 – 9h du matin – Orly. Brioche Dorée. Elle est jolie, cheveux frisés longs, chemisier bleu, pull noir qu’elle enlève. Elle a retourné le livre, souple et épais, contre la table. Elle remonte et attache ses manches. Elle lit After. C’est le matin du Brexit. After ? « After est le premier tome de la saga littéraire After écrit par Anna Todd et publié en 2014 aux États-Unis et en 2015 en France. Anna Todd a écrit ce roman à l'eau de rose sur son smartphone via le réseau communautaire sur Internet Wattpad, où elle a fait le buzz. Le roman est une "fanfiction de chick lit"». L’après-Brexit vient de commencer. Retrait des Anglais mais pas de l'anglais.
Robert Walser
Dans son beau livre Basse Langue, Christiane Veschambre aborde maintenant sa deuxième grande figure tutélaire, Robert Walser. Pour moi aussi, cet écrivain est important et il fait partie d’une sorte de triade, Benjamin/Walser/Pessoa. De Walser, Christiane Veschambre dit qu’elle ne l’a pas compris au début, parce que « elle ne marchait pas encore ». Et aujourd’hui qu’il lui arrive de marcher, elle écrit que « marchant, [lui] vient une tête libre, sereine […] déchargée, insouciante » (elle cite Robert Walser)
→ alors même que je songeais à cet état quelque peu étrange qui est le mien, quand je rentre, à pied, après ma visite à M et notre longue séance de lecture dominicale à haute voix. Et ce jour même, peu avant de lire ces mots de Robert Walser, dans une ville joyeusement agitée et bruyante, croisant de compacts groupes humains bariolés de bleu, de blanc et de rouge, comme seule au monde, tête libre et insouciante. Ne pensant pas, comme dans certains moments de méditation. La marche comme une forme de méditation, peut-être ?
Sur la micrographie
Beau paragraphe mi Veschambre mi Walser sur cette écriture minuscule qui fut tout un temps celle de Robert Walser : « En écrivant l’illisible, on passe inaperçu aux yeux de qui ne s’aperçoit plus de vous. "Car il y a des gens qui, pour leur personne, préfèrent à la lumière franche l’ombre crépusculaire, qu’ils ressentent comme extrêmement bienveillante et dans laquelle, en se fondant sur un goût profond qui les ramène aux pays qui existent pour nous dès avant la naissance, ils se sentent rassurés au mieux, et protégés de la façon la plus sûre."»
→ comment ne pas penser ici à Pascal Quignard et à tous ses propos sur l’ombre, le soir, la nuit, autant de refuges pour lui, surtout quand il était enfant.
Recopier
« C’est en recopiant la phrase que j’ai vu luire ceci dans un interstice (recopier c’est épeler) ». (CV, 70)
De l’importance de recopier. Bach et Mozart, qui n’avaient pas de photocopieuses, ont recopié des pages et des pages de musique. Recopier c’est épeler : le mécanisme est générateur pour le Flotoir. De la recopie naît la variation autour de la phrase, la petite glose, la rêverie ou la pensée. En recopiant. J’ai tant recopié.
Dans l’innocence
Robert Walser se tient « dans l’innocence et la naïveté de celui qui n’a ni innocence ni naïveté et ne se tient par pour autant sur la scène de l’averti, celui-qui-sait et le fait savoir. » (CV, 70)
Laisser venir à soi
Christiane Veschambre cite encore Walser : « Laisser venir à soi le flot lent des paroles, son clapotis qui grignote la grève.
Quand suffit à l’effaroucher le simple désir de laisser faire. » (CV, 76)
Méditation
encore mais cette fois, ce qui n’est pas sans me surprendre un peu, chez Jacques Roubaud en ses remarques : « Le moment le plus approprié à la méditation est le matin, quand la terre de l’esprit est vide de tout sens ». (n° 2614)
De la poésie
toujours et partout, les questions de poésie émaillent les remarques de Jacques Roubaud : « Question contemporaine : La poésie s’inscrit-elle encore dans l’univers matériel ? » (2622)
Roubaud qui ajoute un peu plus loin : « La poésie est l’extrême-contemporain parce qu’elle pose le plus extrêmement aujourd’hui la question de la survie. » (2625) que l’on peut compléter par cela : « C’est la marque d’une situation de "catastrophe généralisée" (tourbillon) que la difficulté à penser la situation du vers (de la poésie) en dehors des termes de regret, abîme, table rase. » (2666).
Daniil Trifonov
Vu sur Mezzo un somptueux récital de Daniil Trifonov : prélude et fugue de Bach, transcrits par Liszt, 32ème sonate de Beethoven et 12 Études d’exécution transcendante de Liszt. Concert de novembre 2014 à Lyon.
Son deuxième mouvement dans Beethoven, mais plus généralement tout le récital, fait prendre conscience de la dimension métaphysique de la musique. Et aussi de l’incroyable palette expressive de ce pianiste. Un très grand, déjà. Beaucoup de bonheur ces derniers temps avec de toutes jeunes pianistes, lui, Geniušas, Debargue…
Portrait de lecteur dans son île
21.06.2016 – 14h40 – arrêt d’autobus. Pantalon en velours côtelé couleur poil de chameau. Chaussures de tennis bleues avec liseré orange. Sur les genoux, une serviette, petit cartable dont sort la crosse d’un parapluie. Il est jeune mais chauve déjà et ses lunettes sont perchées sur son crâne. Il porte une chemisette à carreaux bleus et rouges, sur une petite veste courte en cuir. Il lit un vieux, vieux volume aux pages jaunies, un livre de la Bibliothèque Verte des années cinquante ou soixante. Titre : L’Ile mystérieuse. De Jules Verne. les aventures de Cyrus Smith et de son serviteur Nab. Je regarde les îlots en béton qui ponctuent la chaussée de l’important carrefour où nous nous trouvons. Et je pense à d’autres îles, plus lointaines.
La musique après un accident cérébral
Emue de ce qu’écrit Tim Page, un grand critique américain, après un AVC : Music still astounds and renews me, although it demands more solitary concentration than ever before and I can no longer “swim” in it as I did from earliest childhood. But I’ve found a new therapy: part of each day is spent listening to complicated pieces that I know fairly well but not too well – large amounts of Bach, Beethoven’s “Diabelli” Variations and late quartets, symphonies by Mahler and Bruckner, “Die Meistersinger” — and I concentrate deeply, often with my eyes shut. Well-known, technically “simple” works bring pleasure but don’t seem to be furrowing the same neural paths that I sense from more extended challenges. Such exploration takes me back to my childhood, and the wonder I used to feel when wandering the woods around the University of Connecticut, pushing aside the branches of budding trees, finding out what paths led to what streets and, eventually, which one of those streets would lead me home. (via le site Slipped disc - la lettre complète peut être lue ici)
Yves Bonnefoy
J’apprends la disparition d’Yves Bonnefoy. Dans ma tristesse, je prends deux décisions. Dès que le tapage médiatique et superficiel sera retombé (je sais, hélas, que cela sera l’affaire de peu de jours), je ferai quelque chose de substantiel dans Poezibao. Et j’entreprends, immédiatement, la lecture de L’Écharpe rouge, son dernier livre. Et je regarde un tableau de Max Ernst qui m’émeut énormément. (Alors que je ne sais pas, je le découvrirai plus tard, je le sais au moment de recopier mes notes de carnet, qu’Yves Bonnefoy consacre un chapitre de son livre à un tableau de Max Ernst). Celui que moi je regarde est « Fleurs et flèches » de 1929, une des cartes envoyées par mon ami Auxeméry.
Jean Paulhan
« Chacun sait qu’il y a de nos jours, deux littératures : la mauvaise est proprement illisible (on la lit beaucoup). Et la bonne qui ne se lit pas. C’est ce qu’on a appelé, entre autres noms, le divorce de l’écrivain et du public. »
Jean Paulhan, 4ème de couverture du Cahier du Refuge, n° 253.
Pierre Parlant, sur Yves Bonnefoy
Ces mots de Pierre Parlant sur Yves Bonnefoy, magnifiques :
« Ne nous touche, ne nous retient jamais chez les poètes qu'une chose, et une seule : ils font dire à la langue ce qu'elle n'avait pas encore dit, ce qu'elle ne savait peut-être pas elle-même qu'elle pourrait dire un jour, et qui rénove le monde. (…) Poète est donc celui qui ne peut pas ne pas user des mots sans ignorer jamais qu'ils sont aussi ce par quoi le réel échappe. »
Portrait de lecteur en jeune philosophe
Métro, 29 juin 2016 – 9h. Il est très grand, sans doute deux mètres, frisé, cheveux clairs, barbe claire aussi, presque rousse, de deux ou trois jours. Pantalon beige et tennis rouges, blouson en jean, sweat à capuche bleu et blanc, sur polo bleu pâle. Son bras entoure la barre du milieu de la rame, le lovant autour de son livre. Je reconnais tout de suite la collection Garnier Flammarion. Il lit Enquête sur l’entendement humain de Hume. Pour son plaisir, en préparation d’un oral de concours, dans le cadre d’un programme de lectures d’été de classe prépa ? « Enquête sur l’entendement humain (1748) met au jour la dépendance du savoir à l’égard de l’expérience, mais aussi de l’imagination et de l’habitude. » Je pense à mes deux amis qui ont eu à enseigner Hume, récemment.
Yves Bonnefoy
Je commence à recevoir les contributions au dossier que je prépare pour Poezibao et ce matin, notamment, celle, très émouvante de l’historien d’art Alain Madeleine-Perdrillat.
J’en extraie ces mots: « Même quand il évoque directement son propre passé, ainsi la figure de son père dans L’écharpe rouge, Yves Bonnefoy ne part jamais à la recherche du temps perdu, c’est d’autre chose qu’il s’agit, d’un désir de reconnaître et d’aimer. Aucunement de subjuguer le temps, aucunement de chercher à composer, par une cathédrale de mots, quelque merveilleux qu’ils puissent être parfois, une éternité qui ne saurait être qu’artificielle et « privée », c’est le mot, mais d’essayer de comprendre ce qu’il nous cache : précisément ce qui n’est pas notre moi, et qui, même tout près de nous, nous demeure souvent à jamais étranger. »
L’Écharpe rouge
Pour moi donc deux manières de rendre hommage à Yves Bonnefoy, monter un important dossier pour Poezibao (en ligne le 11 juillet). Et lire L’Echarpe rouge que je n’avais pu encore aborder.
J’aime tout de suite la description du petit bureau hérité du grand-père et où Yves Bonnefoy retrouve un dossier. Il contient un texte écrit en 1964, dont le titre fut trouvé d’emblée, L’Écharpe rouge ; passent plus de 40 années au cours desquelles se sont succédées les reprises et les mises à l’écart de ce poème. Au début, en effet, il y un poème, d’une centaine de vers : « des mots portés, si ce n’est produits, par les exigences d’un rythme (…) des phrases chargées d’allusions obscures et d’apparences de souvenirs (…) la production de je ne savais qui en moi » écrit Yves Bonnefoy (YB, 16 et 17)
Un peu plus loin encore Yves Bonnefoy évoque deux autres fragments, « du subi et du non voulu, du surprenant et non de l’imaginé » mais qui « pour autant ne franchissent pas la sorte de mascaret qui barra dans l’écrit le plus ancien le flot de son écriture. »
→ c’est aussi cela que j’aime et qui me surprend chez Bonnefoy, des images très puissantes, qui semblent fruits non d’un procédé ou d’une technique mais d’une véritable représentation issue de l’intérieur. Je trouve très juste cette idée d’un mascaret, l'opposition entre deux flux, l’appel du large, l’eau venue de la mer et dont la petite irrigation intérieure ne veut pas, car elle pourrait la corrompre avec son sel ou la mettre en péril avec sa puissance incontrôlée.
Le musicien panseur
De Michèle Finck dans le très bel entretien réalisé pour le dossier Bonnefoy de Poezibao ces mots : « Ce que j’appelle "le musicien panseur", c’est la capacité rayonnante qu’a le musicien non pas de guérir les plaies (et je voudrais remettre en cause le concept réducteur de "musicien guérisseur" qu’on emploie souvent) mais de les "panser" : c’est-à-dire de se pencher sur elles, d’inventer pour elles toutes sortes de "pansements" de l’âme, mais sans les guérir, en laissant les blessures apaisées mais toujours ouvertes, parce qu’elles sont notre vérité profonde, le signe distinctif de notre condition humaine et peut-être même de sa beauté. »
L’Écharpe rouge
Ce livre serait un rêve, ou procèderait du rêve. Le poème-récit initial serait un rêve et Yves Bonnefoy va s’attacher à le décrypter, procédant par moments à la manière d’une psychanalyse, travaillant par associations, tentant d’élucider ce qui se cache derrière les images et singulièrement cette écharpe rouge qui barre et illumine le récit et qui en deux moments de ce dernier change de porteur. Yves Bonnefoy découvrira dans son investigation que c’est le lien du sang qui l’unit à son père. Il se livre,de manière émouvante, à une évocation de ce père, du mutisme de ce dernier, de ce qui fut sans doute une sorte de drame intime, intérieur, jamais dit. Curieusement se lèvent parfois à cette lecture des souvenirs d’un livre passionnément aimé jadis et pourtant bien oublié Les Archives du Nord de Marguerite Yourcenar et la figure du père. Peut-être de manière tout à fait erronée, peut-être n’y a-t-il aucun rapport entre celui dont je crois me souvenir qu’il porte le prénom de Michel, oui, Michel de Crayencour, il me semble (je ne veux pas vérifier) et Elie, le père d’Y. Bonnefoy. Mais n’est-ce pas la liberté du lecteur et celle de la mémoire propre à chacun que de susciter des rencontres qui n’ont pas forcément lieu d’être eu égard à la stricte vérité des livres. Comme dans une bibliothèque où se côtoient parfois à leur corps défendant des auteurs qui n’ont rien à voir ou à se dire, en principe, à moins que quelqu’un, un disciple secret d’Aby Warburg, ait tenté des rapprochements, voire des conciliations. Le lecteur en médiateur des auteurs ?
Mémoire
« Tant est grand le désir d’oublier, quand pourtant nous savons qu’il n’y a de réalité humaine que dans et par la mémoire, pour autant que celle-ci se dégage des fantasmes qui la déforment. » (L’Écharpe rouge, p. 41)
→ Et voici donc une sorte de médiation que je tente entre deux auteurs qui ne me semblent a priori pas proches, Jacques Roubaud et Yves Bonnefoy car certains des propos de l’un, dans ce livre qui est au fond une sorte d’exploration de la mémoire à partir d’un poème qui s’apparente à un rêve, me renvoient aux remarques de l’autre, abondamment citées dans ce Flotoir.
Les mots et les choses
Cette fois, les propos d’Yves Bonnefoy me renverrait plutôt à Santiago Espinosa, dont ma lecture bien que suspendue, travaille en profondeur : « Les mots sont naturellement désignatifs, ils peuvent faire venir à l’esprit un souvenir de la chose en son immédiateté, et aussi de ce fait même en son unicité, sa présence pleine, indécomposée. Mais pour la réflexion et l’action il faut bien percevoir dans cette présence première des aspects sur lesquels on prendra appui pour les comparer à d’autres dans d’autres choses, et ce sera lui substituer des montages de tels aspects, représentations abstraites, partielles, qui feront perdre contact avec ce qui se joue au plan où encore la chose est une : une existence alors, en son lieu, en son instant, en son infini, en sa finitiude (…) le mot qui disait le plein de la vie a eu à se subordonner au concept, qui n’engendre que des figures. » (YB, 66 et 67)
Et un peu plus avant, Yves Bonnefoy distingue le rôle de la mère, « grande désignatrice » celle qui fait « de son expérience de ce qui est une réunion de présences » et celui du père qui est obligé d’employer de la pensée conceptuelle, qui doit parler l’abstraction, dont les mots le « privent d’avoir avec l’arbre proche, ou la barrière grinçante sur le chemin, ce rapport d’immédiateté qui est à la fois toucher, voir, respirer, sentir » (YB, 68)
Un père castrateur au fond, mais dans un autre sens que celui où on l’entend généralement, un père qui tire du côté du concept, qui éloigne de l’immédiateté. Récusant ainsi cet « être au monde du jeune enfant pour lequel tout est immédiateté et présence. » (YB, 113)
Et précisément, une expérience
Belle expérience qui montre qu’on ne voit pas ce qui est sous notre nez, car on cherche avec sa tête et pas ses yeux ! (thème de La Lettre Volée de Poe, notamment). Je fais tomber une petite plaquette d’ibuprofène, dont les deux comprimés sont rouges, sur un carrelage clair. Je cherche longuement alors que la surface est très restreinte et je ne trouve pas ! Je demande à un proche s’il voit quelque chose et oui, immédiatement, il ramasse la plaquette et me la tend. Que s’est-il passé ? Eh bien, la plaquette était tombée côté verso sur le sol, et moi je cherchais les deux points rouges des comprimés. Je ne « voyais » donc rien, puisque je cherchais une idée et pas la réalité !
Le silence
Très beaux mots d’Yves Bonnefoy, toujours dans L’Écharpe rouge sur le silence de sa mère « retenue à plus grande profondeur que la parole ordinaire. » (YB, 110)
Une lecture parfois difficile
La lecture de L’Écharpe rouge n’est pas une lecture fluide. Les tournures d’Yves Bonnefoy sont souvent très particulières, avec beaucoup d’inversions des membres de la phrase. Il faut parfois revenir en arrière, s’y prendre à deux fois pour comprendre comment est construite telle ou telle phrase. On peut peut-être alors citer cette note qui semble très importante pour comprendre l’écrivain : « j’aurais à savoir deux niveaux dans la parole. Je pourrais, sous celui des articulations conceptuelles, puiser dans un plus profond, l’être même, avec ces vocables d’une langue au sein de la langue qui sont ce dont les religions se souviennent quand elles parlent d’un verbe ». (YB, 117)
→ il y a en effet alternance voire fusion au sein d’une même phrase, d’un même paragraphe, de ces deux niveaux, celui de la généralisation, de la réflexion logique et celui qui renvoie à l’immédiateté telle que l’a éprouvée l’enfant et telle que cherche à la retrouver le poète. Cela donne parfois des moments déconcertants dans ce livre, où se mêlent des analyses qui peuvent sembler un peu banales, convenues et des fulgurances intuitives qui laissent pantois, admiratif et souvent bouleversé.
Quelques citations
Je cite, sans les commenter :
A propos de la mère de l’auteur : « cette femme encore espérante » (YB, 117) et « rassembleuse d’un monde en voie de se démembrer »
« J’ai toujours aimé dans les mots l’annonce qu’ils semblent faire d’un plus haut niveau de réalité que la pratique commune ». (YB, 118).
→ N’est-ce pas tout le travail du poète que d’accéder puis de donner accès, par les mots, à ce plus haut niveau de réalité que l’éculé, le ressassé, l’édulcoré, le dévitalisé de la langue commune. Souvent à partir des mêmes mots et c’est là toute la difficulté et l’ampleur de la tâche.
Yves Bonnefoy qui trouve pour cela un chemin : « le rythme, cette scansion qui monte dans la parole de plus profond en elle que la signifiance courante, le rythme m’était un seuil, une voie. » (YB 119)
Traduction
Cette écriture d’Yves Bonnefoy donne parfois très curieusement le sentiment d’être une traduction littérale d’une langue étrangère. Il s’agit peut-être de cela ? L’âge et l’approche de la fin pour celui qui a si souvent insisté sur notre finitude auraient levé quelques barrières et défenses supplémentaires, -L’Écharpe rouge ne dit pas autre chose- et l’auraient mis en contact encore plus étroit avec ce qui fut une quête sans cesse renouvelée : l’expérience de l’enfance. Pas pour des sottises type paradis perdu ou amours enfantines, tellement éculées, mais parce que l’écrivain a vécu là, avant la conceptualisation, quelques expériences largement de l’ordre de l’énigme, et fondamentales.
Sur la lecture
Yves Bonnefoy se demande s’il « n’arrive pas que nos lectures nous rêvent, faisant de nous les jouets de forces qui sont actives dans les phrases que nous lisons. » (YB, 159)
Et sur la connaissance d’une œuvre
Christiane Veschambre dans Basse langue esquisse l’idée que la connaissance que l’on a d’une œuvre ne doit pas être trop complète, trop érudite (il s’agit ici, pour elle, des 1800 poèmes d’Emily Dickinson). Car pense-t-elle, « le maintien d’une certaine ignorance protège la chance du surgissement et de l’apparition ».
→ bien sûr elle a raison. Mais on peut dire aussi que même un texte connu, au fur et à mesure que nous évoluons, peut ménager des surgissements et des apparitions. Je me souviens de phrases souvent entendues et qui restaient lettre morte et de ce jour où soudain, elles prennent corps et se mettent à signifier, à rencontrer en soi quelque chose de l’expérience qui leur donne littéralement vie.
Mais il est vrai aussi que certaines approches universitaires finissent par vider complètement leur objet de son sang, de sa vie. À force de se nourrir de l’œuvre, il arrive que le chercheur la tue, en tous cas aux yeux de ceux qui liront le fruit de ses travaux.
Emily Dickinson
Christiane Veschambre se tourne en effet maintenant, après Erri de Luca et Robert Walser vers une troisième figure importante pour elle, Emily Dickinson qui « est de ces êtres mis au monde, déposés dans un monde qui n’est pas le leur » et de citer Emily Dickinson écrivant que son « Père était trop occupé par ses dossiers pour remarquer nos occupations ». C. Veschambre, toujours très attentive au sort fait aux femmes, a cette approche féconde et étonnante de dire que « c’est alors le privilège des filles que ne ne pas susciter l’ambition des pères, leurs visées instructives ». Ce qui, donc, si on suit son raisonnement, pour certaines d’entre elles, singulières, comme l’était Emily Dickinson, leur permet de rester livrées à elles-mêmes. (CF, 87). Et donc de développer une œuvre totalement à part, totalement singulière et sans doute de ce fait incroyablement universelle.
Un dilemme
Elle écrit aussi qu’elle se reproche de regarder rarement la peinture qui l’atteint jusqu’au tremblement, d’écouter parcimonieusement la musique qui l’étreint et la dissout. « Et d’amener au jour de si minces quantités de texte. Mais je dois accepter ce qui veille, continue-t-elle : la puissance enfouie qui ne peut passer à ma traverse qu’aux heures par elle choisie. » (87)
→ immense dilemme selon moi pour qui est passionné par le monde, par les livres, par la musique. Au risque de ne jamais laisser percer la puissance enfouie, passer peut-être le mascaret dont parlait Yves Bonnefoy. Ne laisser aucune vacance, aucune béance, aucun vide même. Le Flotoir tente peut-être ce fragile retour.
L’enfoui, qui est peut-être la voie et la voix. Mais dans le même temps, il y a cette idée forte que ma vocation réside plus dans ce mode de fonctionnement si puissamment associé au besoin de partager ces découvertes, que je suis plus sans doute médiatrice qu’écrivain, même si, indéniablement il y a, dans ma façon de faire, un abord qui est celui d’un écrivain et pas d’une journaliste, ce que je suis aussi mais ailleurs que dans le Flotoir, davantage quand je travaille pour Poezibao ou pour ResMusica
De la lecture, toujours
Soudain un texte, un livre ne veut plus de moi, ne veut plus me laisser avancer, il se rabougrit, se tait, se dérobe. Il me faut le laisser, passer à un autre livre, revenir plus tard, bien plus tard, parfois. Quand on travaille un morceau de musique au piano, quand on met de côté une lecture, on sait que « cela » chemine de soi-même. Même (parfois surtout !) quand on ne « travaille » pas. On y revient, tout s’est apaisé, éclairci, on voit ce qu’on ne voyait pas ou plus (qualités et défauts, excès et manques !)
Clivage
Cette phrase, sans doute une clé, que je relève dans L’Écharpe rouge d’Yves Bonnefoy : « le clivage qui divise et dévaste la conscience de soi quand elle laisse les mots abdiquer leur tâche d’ici et maintenant dans la vie, imaginant d’autres mondes. »
→ Yves Bonnefoy sans cesse point ce double écueil : user des mots pour dévitaliser l’expérience en conceptualisant à l’excès ; user de leur évidente puissance pour créer des mondes imaginaires, qui n’ont rien à voir, en profondeur, avec la réalité.
Et de son poème retrouvé, germe du livre L’Écharpe rouge, il écrit : « celui-ci est autant une réflexion sur la poésie, comme telle, que la remémoration de mes regrets, de mes inquiétudes. Mais c’est aussi la pensée que ces deux soucis n’en font qu’un. »
→ il y a en effet cette tension entre l’analyse du poème, la tentative de le relier à son rapport avec ses deux parents, à son enfance, mais aussi la pulsion proprement poétique, au sein de l’analyse même, ce qui suscite, parfois au sein même des passages analytiques, des formules ou des images fulgurantes et de toute beauté.
Et curieux que dans ces deux lectures, ici rapprochées, Emily Dickinson (lue par Christiane Veschambre) et Yves Bonnefoy, il y ait la mise en évidence de ce lien entre l’œuvre poétique et le rapport avec les parents
Jouve
Dans ce même livre, un chapitre passionnant et aussi très courageux de la part d’Yves Bonnefoy sur Pierre Jean Jouve. Un texte qui fait le départ entre ce qui l’attira chez le poète, qui fut essentiel pour lui et les mondes dans lesquels il ne peut le suivre.
Il établit sa trajectoire Breton – Valéry – Jouve, montrant ce qu’il doit à chacun et comment il a dû s’en éloigner et pourquoi.
Toujours
cette même idée de l’appauvrissement de la perception par sa traduction par l’intellect. Parlant de Valéry, Bonnefoy montre que ce dernier « s’en tient dans sa perception à ce que l’intellect découpe dans l’afflux d’impressions du premier instant de conscience » L’esprit, dit-il, a réduit colombes et voiles « à un réseau d’idées déjà conceptualisées auquel il a identifié l’être au monde. » (YB, 193)
La finitude
« le temps, le hasard, les contradictions, la mort, l’existence particulière : ce que j’appelle la finitude. » (YB, 193)
Ce que peuvent les mots
« Ces poèmes de Jouve faisaient des mots des épiphanies. Leur possible, du temps qu’ils n’étaient que de la signification, était replié sur soi, étouffé, obligé à des cohérences : il se déployait maintenant, le discours s’effaçait dans la poésie. » (YB, 195)
Glaçant
Le mot glaçant entame une redoutable carrière dans les médias. On l’entend partout, pour désigner quelque chose d’horrible, d’insoutenable. Nouveau tic de langage. En plein été. N’apporte pas vraiment de fraîcheur.
Rédigé par Florence Trocmé le 12 juillet 2016 à 17h42 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent