Du Flotoir, foyer unificateur
Le dossier Bonnefoy de Poezibao m’a donné un travail considérable et m’a demandé beaucoup de concentration, mais j’ai réussi à tenir le petit fil du flotoir, dont je me rends compte à quel point il est essentiel à mon équilibre, et notamment celui entre mes multiples activités. Ce serait un peu le foyer unificateur.
Un très beau texte de Lambert Schlechter
« étourdi mais pas ivre / solitaire mais pas fou, mots que j’avais calligraphiés en grands caractères chinois sur un panneau que j’avais cloué sur la porte d’entrée de mon logis provençal en 1991, mots de Su Tung Po écrits à la fin du XIe siècle, Jim Harrison est mon aîné de cinq ans, j’aime le fréquenter, viens d’acquérir ses derniers poèmes, écrits en 2009 et 2010, il écrit : je suis un vieux môme, et il feuillette, infiniment mélancolique, les pages de Su Tung Po que moi aussi je feuillette depuis vingt-cinq ans, depuis avril 1988, à côté de certains poèmes j’ai mis une dizaine de dates, le 6 août 1990, mon fils (il avait sept ans) était venu me voir pendant que je lisais dans notre maison provençale, je lui traduis le poème que Su a écrit le 14e jour du 12e mois de l’année 1063, dans le crépuscule seuls les corbeaux connaissent mon sentiment / bruyamment ils s’envolent, mille flocons tombent des branches froides, dix minutes plus tard mon fils revient : dis-moi le poème encore une fois, Jim Harrison, à 70 ans, écrit une séquence de poèmes qu’il intitule “Onze aubes avec Su Tung Po”, dans le premier poème il cite un vers du poète chinois : je suis un cheval fatigué / débarrassé de son harnais, et dans le dernier texte il note : Su Tung Po est mort, mais je continue / de lui parler comme à mon père / décédé voilà cinquante ans, dans la brume matinale du premier jour de l’automne je lis & relis les poèmes infiniment mélancoliques du vieux Jim, éphémère mais intense unisson avec notre ami venu de l’an mil, comme disait Claude Roy, la vie va la mort vient, tout compte & rien n’importe, quand passera mon fils un de ces jours (il va avoir trente ans), je lui ressortirai le poème de Su, je ne pense pas qu’il se souvienne, ci & là nous laissons une petite trace dans la mémoire, une chétive empreinte sur le papier, quelques syllabes, pattes de mouche, tout cela est si évanescent et passager, tout cela est déjà en train de se dissoudre, mais voilà que quelques vers de Su Tung Po traversent dix siècles pour atterrir sur ma page, appuyé sur ma canne, je regarde les choses se transformer / je contemple aussi ma vie / dix mille choses, chacune vient en son moment / ma vie, jour après jour, se précipite…, la brume du matin a fini par se lever, et par une brèche dans les nuages quelques rayons soleilleux passent pour faire sourire un peu les dernières trémières »
Lambert Schlechter, Inévitables bifurcations – le Murmure du monde 4, Les doigts dans la prose, 2016, p.84 (publié sur le site de Claude Chambard)
Ténèbres
Les attentats se multiplient. Après Nice, une attaque au couteau dans un train près de Würzburg et hier une attaque dans un centre commercial à Munich, avec neuf morts.
Je lis ces mots dans Le Monde du 16 juillet 2016, dans un compte rendu d’un spectacle d’Avignon (« Lars Noren met à nu, jusqu’à l’os, la violence sociale et individuelle ») : « Vendredi 15, avant que le spectacle commence, un membre de l'équipe suédoise a lu, en français, le communiqué de la direction du festival publié après l'attaque de Nice : "Dans cette journée de deuil, nous réaffirmons qu'un spectateur est une femme, un homme, un enfant engagé, sa seule présence fait mentir les ténèbres. Être ensemble aujourd'hui est notre force. C'est un geste de résistance. Horatio dit à Hamlet : Suspend ta douleur pour dire mon histoire. Nous n'allons ni suspendre ni nier notre douleur, mais la dire sans interrompre la vie et notre solidarité avec les victimes. Nous allons dire encore l'histoire commune, la commune présence et l'espoir que nous nous donnons les uns aux autres. Face à ceux qui veulent imposer le silence, nous vous proposons non pas de faire une minute de silence mais d'applaudir ensemble les forces de vie." » (Mots sans doute d’Olivier Py).
Et il y a aussi ces mots si importants de Louis Zukofsky : « If you want to live, you love ; if you don't want to live, you hate, that's all. »
Ceux qui ont un grain
François Huglo écrit à propos de Nadine Agostini :
« Il y a ceux qui ont un grain, que les prétendus normaux ne peuvent pas comprendre, d’abord parce qu’ils refusent d’admettre que leur naissance, leur éducation, leur entourage, ont accumulé les grains qui font de chacun une énorme molécule : une anomalie, et parce que le grain de normalité est certainement le plus dangereux, le plus nuisible à l’humaine biodiversité » (source)
Lecture et empathie
On s’en serait douté, mais cela fait du bien de le voir confirmé par de sérieuses études et cela donne des arguments en faveur de la lecture. Elle développe la capacité d’empathie et de compréhension envers autrui. Quelques extraits d’un article de Florence Rosier paru dans Le Monde du 24 juillet 2016.
« Les lecteurs de fiction font preuve d'une meilleure empathie. C'est ce que révèle un corpus d'études mesurant les effets de la littérature sur cette aptitude sociale
(…) lorsque nous lisons des œuvres littéraires, nous renforçons notre capacité à comprendre les états mentaux d'autrui. "La fiction accroît notre expérience sociale et nous aide à la comprendre", résume l'auteur d'un bilan des études sur le sujet, Keith Oatley, professeur émérite de psychologie appliquée à l'université de Toronto (Canada). Ce bilan est publié le 19 juillet dans la revue Trends in Cognitive Sciences. (…) De plus, les aires cérébrales qui s'activent lorsque nous lisons (et comprenons) une fiction narrative recouvrent en partie celles qui s'allument, dans la vie réelle, lorsque nous reconnaissons les pensées, les intentions et les sentiments d'autrui - une capacité nommée "théorie de l'esprit".
Le premier à montrer les effets sociaux de la lecture d'œuvres narratives a été Frank Hakemulder, de l'université d'Utrecht (Pays-Bas). La fiction est "un laboratoire moral", écrivait-il en 2000.
Et la valeur littéraire est importante, autre excellente nouvelle :
« La qualité littéraire apparaît essentielle. "La complexité des personnages littéraires aide le lecteur à se faire une idée plus sophistiquée des émotions et des motivations d'autrui, bien plus que les personnages stéréotypés de la fiction populaire", remarque Frank Hakemulder. En 2009, une étude a examiné les effets de la lecture d'une nouvelle de Tchekhov, La Dame au petit chien. Ceux qui lisaient cette nouvelle en témoignaient : l'œuvre avait fait évoluer leur personnalité, en fonction du degré d'émotion ressentie. Pas de telles évolutions, en revanche, chez ceux qui lisaient un récit de même longueur, relatant la même histoire mais dénué de valeur artistique. (…) Un romancier "déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns", écrivait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann (1913). "Qu'importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d'un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c'est en nous qu'elles se produisent, -qu'elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l'intensité de notre regard." »
L’art et la formule
Cet extrait d’un article de Régis Lefort sur un livre de Jean-Yves Pouilloux, L’Art et la formule, publié aujourd’hui dans Poezibao :
« Pour reprendre une expression récurrente de Jean-Yves Pouilloux, il s’agirait dans son livre de "rejoindre la vérité inaperçue qui a tressailli en moi", non pas "d’élaborer un double esthétique de la beauté extérieure". Il semble ici que le couple volontaire/involontaire soit à l’œuvre et qu’une dépossession de soi permette d’entrer dans un mouvement vibratoire, dans le battement du monde, dans un corps à corps avec une invisible énergie qui pourtant m’anime. »
Du sentiment d’étrangeté
Il n’est jamais très loin tant sont fragiles nos identités. Quel curieux sentiment éprouvé après avoir tapé par erreur un G au lieu d’un F en bas d’un mail. Profondément déstabilisant. Qui est G ? F la précède mais est un peu plus solide. Vraiment ?
Ligeti
J’ai commencé le 24 juillet la biographie que Karol Beffa consacre au compositeur György Ligeti. Le livre s’ouvre par une bonne introduction, bien écrite, très claire. Il y est question notamment des très nombreuses sources extra-musicales qui sont au fondement de son inspiration, Borges, Kafka, Lewis Carroll, Boris Vian, Paul Klee et d’un « imaginaire labyrinthique mais à ciel ouvert. »
Reflets et labyrinthes
Karol Beffa cite, p. 27, Roger Caillois en sa préface des Œuvres complètes de Jorge Luis Borges dans la Pléiade :
« Où que l’homme se tienne, lui semble-t-il, il se trouve toujours au centre d’indiscernables reflets, d’inextricables correspondances ; à perte de vue, de conscience, ce sont géminations et scissiparités, harmoniques et allitérations : premiers termes de séries impérieuses et vaines, désespérantes, annulaires peut-être. »
→ je pourrais placer cette forte citation en tête du Flotoir, de tout mon travail dans ce Flotoir, au cœur même des correspondances. Rendre compte de ces inextricables correspondances.
Pourquoi lisez-vous ?
À supposer (un à supposer à la manière de Jacques Jouet) que l’on me demande pourquoi je lis, je dirais : pour l’énergie, la force, l’impulsion. La lecture est si souvent un inducteur.
Je stagne, découragée, fatiguée, accablée et puis un livre s’ouvre, peu importe ici lequel, et soudain comme attirée par un aimant, toute la limaille dispersée se rassemble, forme figure. L’énergie se régénère et revient l’indispensable envie de faire.
Ce n’est qu’un des aspects bien sûr du recours à la lecture (car c’est un évident recours, presque toujours) mais il est essentiel. Il fonde le désir, il fonde l’écriture et une part essentielle de l’action.
Lambert Schlechter
Et c’est précisément pour avoir ouvert, presque par hasard, Inévitables Bifurcations (il faut croire que je ne pouvais les éviter !) que j’ai noté ces mots, à l’instant, sur les raisons de lire. Vaguement désœuvrée, en proie à une sorte de découragement récurrent en ce moment, j’ai ouvert ce livre, j’en ai lu dix pages et instantanément, j’ai ressenti un regain d’énergie et de foi dans ce que je fais, une envie renouvelée de travail et d’écriture. Foi dans ce que je fais ? Non pas un jugement de valeur. Je ne juge pas du contenu de mes divers travaux, mais j’évoque le simple fait d’y être engagée.
Un livre qui s’impose
Parfois, dans l’agencement plus ou moins ordonné des livres en attente de lecture, un intrus court-circuite tout le monde et s’impose. Il en a été ainsi de ce livre de Lambert Schlechter. Un auteur que je n’ai jusqu’alors quasiment pas lu mais dont Claude Chambard a publié sur son site l’extrait cité plus haut qui m’a immédiatement attirée. J’ai demandé le livre à l’éditeur et à peine reçu, je l’ai ouvert, dans les conditions que je viens de dire.
Rencontre imaginaire
Ligeti aurait pu être l’élève de Bartók, il s’en est fallu d’assez peu, si l’on peut taxer d’assez peu la mort du musicien le 26 septembre 1945 à New York alors que son retour à l’Académie Franz Liszt à Budapest était envisagé. Je lis la biographie de Ligeti par Karol Beffa et j’écoute Musica ricercata pour piano qui m’enthousiasme.
Champs et masses sonores
Je relève ce très beau texte qui me fait songer aussi bien au Flotoir qu’aux Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter, très fort aussi pour arrimer en un tout puissant le plus hétéroclite des matériaux.
« Je mets constamment en lien la couleur, la forme, la texture et les concepts abstraits avec les idées musicales. Ceci explique la présence considérable d’éléments non musicaux dans mes compositions : champs et masses sonores qui déferlent ensemble, ou alternent, ou se pénètrent les uns les autres ; toiles suspendues qui se déchirent ou bien s’emmêlement ; substances humides, visqueuses, spongieuses, fibreuses, sèches, cassantes, granuleuses et compactes ; effilures, brèves éclosions, débris et traces de toutes sortes ; édifices imaginaires, labyrinthes, inscriptions, textes, dialogues, insectes, états, faits, coalescences, transformation, catastrophe, délabrement, disparition. Tels sont les éléments qui composent cette musique sans purisme. »
Propos de Ligeti relevés et traduits par Karol Beffa in Ove Nordwall, György Ligeti. Eine Monographie. cités p. 116.
→ Cette hétérogénéité si naturelle et si vivifiante du matériau.
Schlechter encore
Je continue ma lecture des Inévitables Bifurcations et je songe souvent à Bernard Collin, dont je découvrirai un peu plus loin que L. Schlechter le cite. Y compris pour les très nombreuses allusions chez l’un comme chez l’autre à ce que l’on pourrait appeler la question théologique, laquelle mêle aussi bien des souvenirs, parfois traumatisants, de l’éducation première que des considérations métaphysiques de haut vol. Révélant chez l’un comme chez l’autre une profonde connaissance de ces univers. Souvenirs traumatisants ? Cette terrible remarque : « la pédophilie, ce n’est pas seulement entre les jambes, mais c’est aussi l’abus du cœur, la prédation & la pénétration de l’âme » (p.19)
Une coupe
« Ce que nous entendons est une coupe de quelque chose qui a commencé depuis toujours ». Ligeti, cité par Karol Beffa dans sa biographie (p.123)
→ cette idée aussi d’une musique, il est ici question de Lontano, qui donne l’impression de s’écouler continûment, comme si elle n’avait ni début ni fin.
→ La coupe histologique, les cernes de l’arbre, l’âge, notre âge, notre insertion éphémère dans le flux sans limites.
Statisme et transformations
Toujours dans l’œuvre de Ligeti cette tension entre le statique et la continuelle transformation : « à l’intérieur de cette stagnation, de cette statique, il y a de progressives transformations. Je penserais ici à une surface d’eau, sur laquelle une image se reflète. Cette surface se ride au fur et à mesure, et l’image disparaît, mais très progressivement. L’eau redevient lisse et nous voyons une autre image. »
Karol Beffa souligne à juste titre la capacité de Ligeti à parler de sa musique en termes d’images. Souvent très belles, très convaincantes. Qui peuvent sans doute introduire ou aider à l’écoute.
→ Peut-on réaliser quelque chose de cet ordre dans l’écriture ? Et par la photo, avec une série, mais rompue, pour ne pas devenir du cinéma ?
La brouette et la cantate
Au terme d’un de ces textes de deux pages à peine, où Lambert Schlechter serre et enchevêtre en un seul ensemble plusieurs thèmes, ces mots qui semblent bien définir son projet : « c’est pour ça que j’écris mes pages comme je les écris : pour mettre la brouette et la cantate et la parole mortelle du toubib et la mortalité de l’âme et le ciel provençal sur la même page. » (p.41)
On peut préciser, pour donner une idée encore plus juste, de quoi il a été question dans ces quarante lignes : de Bernard Chambaz (qui évoque la fameuse brouette rouge de William Carlos Williams, red wheelbarrow), des Hébreux, d’Homère, du Qohelet, de Raymond Carver, de la cantate de Bach Wachet auf, ruft uns die Stimme, de la secte des saducéens.
Zuk
Zukofsky cité par Chambaz, cité par Schlechter, et en lien avec l’idée si souvent reprise ici de la lecture comme inducteur de l’écriture : « Chambaz lit Louis Zukofsky puis le cite other reading always drives me back to my writing ». (p.48)
→ et les lectures aussi entrent en écho, Schlechter lisant Chambaz me rappelle mes lectures éblouies des deux volumes d’Eté. C’est un sentiment très particulier que de lire sous la plume d’un auteur des mots qui célèbrent une œuvre que l’on aime.
Du Plumix
Je ne peux pas passer à côté de l’évocation par Lambert Schlechter d’un instrument d’écriture, un certain Plumix F de Pilot acheté chez Gibert à Mâcon qu’il a la rampante panique de perdre jusqu’à ce qu’un ami lui en offre trois d’un coup. Plumix que, cela va sans dire, je me suis précipitée de chercher et d’acheter.
Libido
Lambert Schlechter évoque la libido sciendi dont il dit qu’elle est aussi forte chez lui que la libido foutandi !!! (p.70)
Il est vrai que chez lui la seconde s’exprime haut et fort. Mais dans le même temps, ces évocations sont tellement inextricablement liées aux autres évocations, du jardin, du temps, des livres, des innombrables objets d’études, que sans doute en faire l’économie, les écarter serait dénaturer le projet lui-même.
Je cite : « plein exercice de la libido sciendi, aussi vive que la libido foutandi, je travaille dans l’ornithologie dans l’ontologie dans l’eschatologie dans la criminologie dans l’érotologie, section vulvologie, dans l’entomologie, puis dans la poésie et la poétologie, je lis Chambaz et Bayle et Bernard Collin et Andrea Dworkin, je feuillette les actes du procès de Nuremberg, le document F 321 publié en 1945, les actes du procès de Jeanne d’Arc (…) » (p.70)
Ligeti & Beffa
Il y a une manifeste admiration du compositeur Karol Beffa pour le compositeur Györgi Ligeti. Par ailleurs le fait que l’auteur de la biographie soit compositeur lui permet sans doute d’entrer plus avant dans le travail de composition de Ligeti. Certains passages du livre montrent bien que l’auteur est un créateur qui connait les processus de gestation d’une œuvre. Notamment à propos de périodes de « blanc » dans la création de Ligeti, dont Beffa montre que ce sont en vérité « temps de conception et d’élaboration intérieure » qui se révèlent « signe annonciateur d’une éclosion spectaculaire ». (p.161)
De la mort
Cette très juste remarque de Ligeti, que l’on peut méditer longtemps et confronter à sa propre expérience intérieure : « il est certain que nous allons mourir, mais tant que nous sommes en vie, nous croyons que c’est pour l’éternité. »
→ il semble qu’il y ait une sorte d’incapacité de l’esprit à vraiment penser sa propre mort. Elle est au sens propre inconcevable. Seuls peut-être ceux qui la voient venir lentement au travers par exemple de l’évolution d’une « longue maladie » ont-ils un rapport différent avec cette idée. Mais pour celui qui n’est pas confronté directement à cette menace, oui, elle a quelque chose d’inconcevable.
La musique dont je rêve
Je me dis, lisant le livre de Beffa, que la musique contemporaine dont je rêve existe, c’est celle de Ligeti.
Ligeti dont je connaissais bien sûr certaines pièces et depuis longtemps, je pense à Lontano par exemple. Mais dont je découvre des pans entiers de l’œuvre. Les analyses de Beffa sont très bonnes, précises mais pas trop techniques.
Et toujours ces propos retranscrits de Ligeti lui-même : « Il n’y a pas un parcours unique de transformations harmoniques, mais plusieurs simultanés, avec des tempos variés, qui scintillent les uns par rapport aux autres, se superposent, et qui, par l’intermédiaire de nombreux diffractions et miroitements, créent une perspective imaginaire. » (cité p. 174)
→ les thématiques, miroir, reflet, lumière sont les miennes.
Lumière
Beffa rappelle que Ligeti était un grand lecteur et admirateur de Boris Vian. Il donne cette citation de ce dernier, extraite de L’Écume des jours : « une mince pellicule se formait sur les bords du châssis, opalescente et irisée d’éclats incertains, aux couleurs vagues et changeantes »
Cette remarque m’a irrésistiblement ramenée, comme tirée par quelque chose de très profond, vers cette expérience relatée dans le Flotoir 2005 sous le titre « La terre tourne » :
« Dans ce couloir de la Pitié-Salpêtrière, une longue attente sereine. Derrière nous une haute fenêtre à petits carreaux (le bâtiment où nous sommes est ancien). Elle projette sur le mur, à deux mètres en face de nos sièges, quelque chose de la très douce et belle lumière qui règne dehors. Sur le mur, un peu au-dessus de la plinthe, une bouche d’aération et deux légers défauts dans l’enduit. Mon œil les a involontairement cadrés et soudain je vois la lumière qui avance, presque imperceptiblement. Je suis fascinée : je suis immobile, je me crois immobile mais la lumière, elle, se déplace. En fait, je tourne ! Quinze minutes plus tard, la découpe lumineuse de la fenêtre s’est déplacée de près de 15 cm vers la droite. La plinthe est peinte d’une couleur pigmentée de particules de bleus divers. Soudain la lumière du soleil s’éteint et la couleur de cette banale plinthe jusqu’alors d’une sidérante beauté devient d’une absolue platitude. »
→ Le Flotoir lui-même n’est-il pas une formidable réserve de reflets, de miroirs, d’échos ?
Temporalité et sens
Chez Bruckner et Mahler, la temporalité, écrit Karol Beffa, est en état de dilatation.
Et il ajoute que l’expression peut et doit, selon Ligeti, trouver sa place à nouveau : « aussi passionné qu’il soit par la forme, Ligeti ne veut la dissocier de l’émotion en son sens le plus pur, c'est-à-dire la sollicitation du mouvement intérieur, des sens, de l’âme. » (p.176)
→ de même que certains cherchent à tout prix les sensations fortes dans des attractions ou divertissements qui pour moi sont incroyablement violents ou encore dans des conduites à risque de toutes natures, je cherche, inlassablement, ce « mouvement intérieur, des sens, de l’âme ». Sens et sens mêlés. Ce qui fait sens, donne du sens, accroît le sens, ouvre un sens possible et ce qui touche les sens. J’ai déjà noté ici que le grand poème, la grande œuvre d’art, livre, musique, tableau, sont ceux qui sont susceptibles de toucher toutes les dimensions de l’être, physique, psychique, mentale, spirituelle, intellectuelle, etc.
Ce livre
J’interromps ma lecture de la biographie de Ligeti par K. Beffa pour mieux assimiler les pages remarquables que je viens de lire. Je lis la 4ème de couverture, je calligraphie dans mon carnet le nom de Györgi Ligeti et ses dates, 1923-2006 ; je palpe l’objet livre, note que je suis à peu près à la moitié de ma lecture, regarde comment il est fabriqué, observe les partis-pris éditoriaux, le rouge et le noir de la typographie qui me sont si familiers (pour des raisons historiques familiales), le portrait de Ligeti cadré dans un cercle. Je soupèse et j’écoute le beau volume qui viendra se ranger dans ma bibliothèque avec les autres biographies musicales de cette collection Fayard. Je me souviens m’être ruinée toute jeune pour acheter celles consacrées par « les » Massin, Brigitte et Jean, à Mozart, à Beethoven. Oui, j’écoute ce livre, comme si je l’entendais bruire de toute cette musique que l’on voit naître dans ces pages. J’entends Apparitions, Lontano, j’entends Aventures et Nouvelles Aventures. J’écoute et touche la silhouette qui commence à se dessiner et ce faisant je pense aux gestes d’entente musicale si émouvants surpris entre Daniel Barenboim et Martha Argerich, alors qu’ils jouaient, tout à l’heure sur Arte, une sonate pour deux pianos de Mozart puis des Variations à quatre mains de Schubert. Et soudain j’entends intérieurement, même si ce n’est pas la pièce qu’ils jouèrent, l’inoubliable début de la Fantaisie en fa mineur.
Tout cela apaise et gomme l’effet dévastateur, dans la jeunesse, de tant de diktats et de dogmes délétères, trop violents pour une personnalité mal affirmée encore et pas du tout entourée.
Allemand
Joie de voir Lambert Schlechter mêler souvent de l’allemand à ses textes. Joie aussi de le voir écrire cela, bien libérateur pour moi « lire les poètes, avant d’être un plaisir, est une épreuve, tant de fatras à traverser, avant de découvrir des pépites, Attila József n’a pas eu beaucoup de temps, il meurt à 32 ans (…) [pas facile de couper L. Schlechter qui adopte la même forme que Jacques Jouet, je m’en rends compte à l’instant, une seule phrase, de longueur à peu près équivalente, une ou deux pages de livre, sans points mais chez Schlechter avec virgules et autres signes de ponctuations. Citations chevillées par italiques à même le texte. C’est vraiment un très beau dispositif qui me convient très bien et que je pourrais peut-être un jour adopter si je sors de ma manière flotoireuse.]
Joie aussi de voir Schlechter citer mon Valéry « il n’est d’histoire que de l’âme » et un peu plus loin, il écrit « quand je dis des mots d’amour, je dis parfois Séilchen qui signifie petite âme, animula, nous sortons du noir de la nuit, nous vivons, et quand elle me regarde en souriant, ce qui tremble, c’est mon âme. » (p.92)
Tout ce texte n°43 est particulièrement beau, avec son mélange si schlechtérien de « considérations » de toutes sortes, philosophiques, poétiques, écologiques, historiques, érotiques, très fermement emmêlées.
Oui il y a ici indéniablement quelque chose qui me fait penser à la manière de Jacques Jouet, avec, peut-être, je le dis avec précaution, un petit supplément d’âme. Ou une âme plus à nu que celle de Jouet qui se cache derrière le brio et la virtuosité. Schlechter donne le sentiment d’être au-delà.
L’angélologie
Lambert Schlechter qui dit étudier l’angélologie depuis St Thomas d’Aquin jusqu’à Agamben ainsi que la taxinomie des espèces de coccinelles (plus de 3000), ce qui ne peut que me réjouir, les uns (les anges) et les autres (les bestioles) étant objets de fascination pour moi aussi.
Lambert Schlechter grâce à qui j’ai acheté un stylo Plumix de Pilot, en raison du paragraphe éperdu d’amour qu’il consacre à cet outil d’écriture, autre objet de fascination.
La communauté d’affinités voire d’obsessions serait-elle en jeu dans l’attrait qu’un auteur exerce sur nous ?
Zettelchen
« je note [au Plumix ?] sur un Zettelchen » écrit Lambert Schlechter (p.127) et « je divague dans le vague ». (Zettel, c’est un petit bout de papier, bonjour Walser et bonjour Proust, car je traduirais volontiers ce Zettelchen (-chen comme -lein sont des suffixes qui signifient petit), par paperolles. Une micrographie au Plumix sur paperolle ?