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Rédigé par Florence Trocmé le 17 août 2016 à 11h10 dans photomontages | Lien permanent
Ligeti et les Américains
Dans la biographie de Ligeti par K. Beffa, une évocation des musiciens américains avec qui il a été en rapport ou qui l’ont influencé : Terry Riley, Steve Reich, John Adams, Charles Ives, Henry Cowell et Harry Partch, Conlon Nancarrow, La Monte Young, John Cage et Claude Vivier.
Suivent des pages très intéressantes sur le jeu des influences, d’où il ressort qu’en fait plusieurs de ces musiciens ont eu des idées similaires en même temps, qu’un Ligeti a pu composer des œuvres proches de certaines œuvres de Riley avant même d’en avoir entendu quoi que ce soit.
Mais surtout ces pages sont l’occasion de relater l’incroyable aventure de 2001, Odyssée de l’espace. Il se trouve que Stanley Kubrick a « emprunté » à Ligeti sans rien lui en dire de très larges extraits de ses œuvres pour la musique du film !
Brassage polyculturel
Le pianiste Pierre-Laurent Aimard a confié à Karol Beffa à propos de Ligeti cette remarque importante qui me semble de portée plus générale : « c’est d’ailleurs un des créateurs les plus porteurs de notre temps, par la façon dont il en ressent le brassage polyculturel mais réussit à en faire un style unique. »
Melancholisch und heiter
J’arrive à la toute fin des Inévitables bifurcations (année 2013-2014) de Lambert Schlechter. Il écrit à propos de Lichtenberg (encore une affinité !) : « moi, ce qui me convient c’est le [terme de] "fragmentiste", utilisé par Cioran, terme qui en Allemagne existe déjà au XVIIIème siècle, au temps de Lessing, ce ne sont pas déclarations de grand souffle, mais brèves notations, réflexions ou observations, comme faisait Lichtenberg, qui est le maître absolu du genre, er war immer melancholisch & heiter, la mélancolie et le bonheur, ça va toujours ensemble, heiter mit Todesgedanken, le bonheur et la conscience de la mort, ça n’a rien de morbide, c’est une jubilation(…) (p.157)
Heiter, gai, enjoué.
Si quis
Et dans la toute dernière bifurcation, cette citation de Plutarque : « si quis toto die currens, pervenit ad vesperum, satis est : si quelqu’un, courant toute la journée, atteint le soir, c’est assez ». (p.160)
→ Sans courir, en prenant mon temps, j’ai atteint la fin du livre et il reste à attendre désormais la prochaine livraison. Il s’agissait avec ces Inévitables bifurcations, du quatrième volume d’un ensemble appelé Le Murmure du monde et qui compte déjà Le Fracas des nuages, La Trame des jours et Le Murmure du monde.
D’Osnabrück à Jérusalem
Changement de monde, mais pas tant que cela peut-être, il y a sans doute des échos, des conjonctions entre l’univers de Lambert Schlechter et celui d’Hélène Cixous, en particulier autour de l'Allemagne. J’ouvre Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Et lis le « Prière d’insérer », ce feuillet double toujours glissé dans les livres d’Hélène Cixous publiés chez Galilée. Et qui sont de pures merveilles. Une sorte de condensat du livre.
Pose-t-elle son sujet, lorsqu’elle écrit que « déjà en 1928 l’antisémitisme ordinaire était devenu nazi et extraordinaire » et que déjà « la mort était le maître de la Ville » ? Et elle poursuit, évoquant la Grande rue d’Osnabrück « Peut-être y verras-tu trembler au fond de la mémoire une planche de photos épinglées, papillons spectraux ».
C’est, dit-elle, que « On ne sait pas. On croit savoir. On ne sait pas qu’on ne sait pas. »
À l’orée du livre, elle se donne à elle-même cette injonction : « Va à Osnabrück comme à Jérusalem et demande aux murs de la ville et aux pavés des trottoirs ce qui t’est caché. » Pavés des trottoirs, cela me fait penser bien sûr à ces marques sur les trottoirs des villes allemandes, les « Stolpersteine ». Ces petits carrés de cuivre de la taille d’un pavé posés là où habitaient des Juifs qui furent déportés et exterminés. (On peut suivre l’association sur Twitter). J’ai vu les premiers pavés il y a longtemps déjà, sans rien savoir encore de cette initiative et cela m’avait alors saisie au plus profond. Un nom, une date de naissance, un grand vide pour la date de la mort la plupart du temps, parfois une « destination », Auschwitz ou le nom d'un autre camp.
Cixous, elle, s’enjoint encore « Descends chez les Cendres ».
En route donc pour Osnabrück, la ville allemande dont sa grand-mère, Omi, sa mère Ève et sa tante Eri étaient originaires. C’est la ville que tout sa vie sa mère lui a racontée. La ville qu’Omi la grand-mère a fuie, tardivement d’ailleurs, en 1938.
Le processus de symbolisation
D’un ensemble de deux articles de Matthieu Gosztola sur le travail de Claude Ber, j’extraie cette citation :
« La différence majeure entre le reality show sur les scènes de ménage ou le marronnier du rapport parents/enfants et Madame Bovary ou l’Œdipe de Sophocle, c’est le processus de symbolisation. Les médias éliminent le symbolique au profit d’un prétendu contact direct avec une réalité qui se donnerait à lire et à comprendre de manière immédiate. C’est oublier que la réalité est toujours construite. C’est simplement oublier le langage. Serions-nous entrés dans le temps de la mort du langage remplacé par une illusion de communication dont la transparence n’est pas celle du Cratyle de Platon mais celle du mirador ? Écrire en poésie est pour moi une résistance obstinée et radicale à cela. L’opposition inévitable du politique et du poïetique, dont parlait Hannah Arendt, me paraît aussi se jouer de façon privilégiée sur ce terrain. À la tyrannie de la communication, j’oppose avec obstination le labyrinthe du langage. »
L’art ne doit pas être exact
De Ligeti : « Dans le quatrième mouvement de mon Concerto pour piano, j’ai utilisé des formes qui présentent certaines analogies avec des structures fractales, mais je l’ai fait sans calculs. Je préfère travailler à la main : l’art ne doit pas être exact. Je m’inspire de données scientifiques (…) mais ce que je fais, c’est de l’art, ce n’est pas de la science. » (cité par Karol Beffa, p. 324)
Les souvenirs
Chez Hélène Cixous (in Gare d’Osnabrück à Jérusalem), cette idée que les souvenirs de ses ascendants sont ses propres souvenirs : « Tu n’étais pas née, dit mon fils – j’ai les souvenirs d’Ève, dis-je ». Tout le livre, on le pressent, va jouer sur cette superposition des souvenirs de la mère, de la grand-mère et de la tante, tels qu’ils furent évoqués de façon sporadique dans les conversations, autrefois. Que c’est un véritable puzzle de souvenirs épars devant lequel se trouve Hélène Cixous qui va tenter petit à petit, par ilots, de reconstituer des pans de ce passé complexe et en partie tragique de sa famille maternelle. Famille juive originaire de la ville d’Osnabrück en Allemagne. Exilée à Oran à la fin des années 30.
Devant la photo de l’aïeule, ces propos très frappants : « On dirait qu’elle sait ce qu’elle ne sait pas. Elle meurt Avant. » (p.30) ou encore ces mots, tout aussi frappants : « On n’avait pas encore égorgé le temps juif et peint en sang juif le joyeux couteau allemand, on ne chantait pas la chanson du couteau content. On mourait encore bien. Peu après, mourir a disparu. Chacun a été assassiné. Ermordet. » (p.31)
→ en si peu de mots, peu après mourir a disparu, tant est dit, une phénoménale puissance explosive, comme dans la minuscule pointe de matière à l’origine du big bang. Et cela ne finit pas. Cela ne finira jamais. Certains, rares, meurent. Les autres, cohortes immenses, ont été, sont et seront assassinés.
Confrontation
H. Cixous établit un parallèle très frappant entre la ville quittée et emportée avec soi (Osnabrück-à-Oran) et la ville réelle (Osnabrück-en-Hanovre). Cette dernière, dit-elle était sur le bûcher : « Osnabrück-à-Oran était toujours aussi modestement prospère et satisfaite qu’au temps du traité de Westphalie et de la Maison des Cuirs A(braham) et B(Jonas). Osnabrück-en-Hanovre était sur le bûcher. » (p.32)
→ il y a tout le tragique de l’Histoire dans cette remarque, mais aussi cette expérience si commune du décalage entre le souvenir que l’on peut avoir d’une maison, d’un lieu, d’une ville, voire d’un pays et ce que ce pays est réellement et ce qu’il devient, continuant à évoluer et changer alors que nous l’avons, dans notre souvenir, figé en en temps bien précis.
L’Histoire
Oui l’Histoire précisément évoquée par Hélène Cixous : « À force de mettre des dates partout, l’Histoire finit par ne plus savoir quand la vérité aura commencé, la vérité commence avant la vérité, l’évènement avant l’évènement, avant l’incendie, l’incendie, et les gens d’Osnabrück ont compris longtemps avant d’avoir compris mais ils ne le savaient pas, le cœur précède, le cerveau fait semblant de dormir. » (p.34)
→ et nous, ne savons-nous pas sans savoir, qu’est-ce qui bouge en nous quand nous voyons ces images de pluies si bien dites diluviennes ou ces terres fendues de sécheresse. Notre cerveau ne fait-il pas semblant de dormir, devant cette vérité-là et devant quelques autres, toutes aussi effrayantes ?
La revenance
Hélène Cixous écrit dans ce livre deux pages magnifiques (p. 38 et 39) sur la revenance. Elle évoque sa mère, bien sûr ! « Maman était installée dans son fauteuil, le premier, sous sa casquette. Je m’en étais doutée : j’avais fait le thé pour deux. C’est la première fois qu’elle est revenue prendre sa place depuis notre Terrible Séparation il y a deux ans. (…) C’était le vendredi 26 Juin et elle était partout.
Je ne guérirai jamais, pensais-je, je suis malade de la mort de maman, je suis morte, j’en mourrai, je suis abandonnée par l’amour et confisquée de magie. (…) Or, inexplicablement, maman était assise dans son fauteuil, et non seulement elle était dans le fauteuil et enveloppée dans sa robe de chambre, ce que j’avais pris soin de faire il y a trois ans, mais elle était partout, elle arrivait de la cuisine en pausant devant le laurier-rose, elle ouvrait au sud le portail, elle était sur le balcon à l’est et elle lisait Le Colonel Chabert, le dernier livre que je lui avais proposé et qu’elle n’a pas eu le temps de finir. J’ai compris qu’elle était l’air que je respire ».
→ et le souvenir, une fois encore, de ce vers lu et jamais retrouvé, œuvre d’un poète allemand je crois, reflet d’une vieille croyance, que les papillons sont les âmes des morts voletant autour de nous. Une autre manière de dire qu’ils sont l’air que nous respirons.
Rêve et réalité
« j’ai pu reprendre mon rêve de descendante, le plus ancien de mes rêves, celui que j’ai commencé à caresser à Oran, quand j’ai eu mes premièrs rêves de rêves. J’ai toujours su que j’étais destinée à vouloir comparer les rêves et la réalité, afin de confondre la réalité, de la faire avouer ses rêves cachés, et qu’elle dépendait de moi, de ma visite, de mes questions, pour sortir de son sommeil et se révéler. » (p.40)
→ en écoutant les magnifiques transcriptions pour orgue de Bach par André Isoir, mort il y a peu, une autre sorte de rêve emboité dans d’autres rêves, Bach, la transcription, le souvenir de l’œuvre originale confus, vague, mais présent derrière la transcription, les concerts d’orgue, Bach, tout le temps avec Bach. Pas une réalité plate, mais une réalité profonde, fourmillant d’évocations, de souvenirs.
Une réalité tragique
À propos de membres de sa famille confinés dans une Judenhaus, une maison pour juifs, du temps des Nazis (écho avec tout ce que j’ai pu lire chez Victor Klemperer) : « je ne sais pas ce qu’ils pensaient enfermés serrés dans la maison-à-Juifs, je ne sais pas s’ils pensaient si penser pensait ou fuyait et se jetait dans le hurlement muet (…) au lieu de pense, sent, et que sent-on entassé dans la boîte-à-Juifs, on sent des distances des distances, inconnues, vertigineuses, des distances surnaturelles entre ici et hier, des sortes de siècles de murs aplatis d’océans d’eaux noires gonflées de rochers, entre ici et la maison où j’étais je et c’était moi et tout d’un coup il n’y a plus de près, des loins monstrueux environnent l’esprit et quelques dizaines de mètres-hier signifient plus-jamais-maman-ne-reviendra-plus jamais
plus de pensées, jamais, un tourbillon de fantômes
et l’emploi du prétérit est devenu un moulin à sanglots » (…) (p. 46)
→ Avec Hélène Cixous, si souvent, ce sentiment d’être pris dans un processus d’approche, comme on peut sentir parfois un avion se caler sur la trajectoire qu’il doit suivre jusqu’à la piste, elle focalise et tout à coup elle est sur zone, en plein cœur de zone, là où inexorablement on se rendait.
Les frottements du Flotoir
A deux paragraphes de distance, dans le Flotoir 2006 dont j’amorce la révision, ces vers de Charles Dobzynski et ces propos de Bernard Stiegler.
Charles Dobzynski :
« Nous sommes des êtres placebos / peut-être déplacés. Ou de beaux placements / sur le marché des échanges »
Bernard Stiegler :
« Notre époque est menacée, dans le monde entier, par le fait que la vie de l'esprit a été intégralement soumise aux impératifs de l'économie de marché, c’est à dire à la loi de l’amortissement rapide (…) »
→ mon idée qu’une des forces du Flotoir gît dans les rapprochements qui s’y font n’est pas tout à fait fausse.
Lecture qui remet en contact avec
D’un Flotoir ancien, sur la lecture
→ une fois encore cet éprouvé de la paix qui revient dans un for intérieur douloureux et agité par le contact avec le livre, la parole de l'autre, ses mots. Et que ces autres soient infiniment différents, que leurs œuvres se placent sur tous les degrés de l'échelle de la valeur artistique (?!), peu importe, car ce que je cherche ce n'est pas forcément l'œuvre parfaite (qui parfois m'écrase) mais celle qui m'ouvre, qui m'invite, qui m'agrandit. Parfois pour moi pépites dans une œuvre « modeste » (6 janvier 2006)
Lire/écrire
Et je peux compléter avec cette autre note, très peu de temps après :
« Rarement aussi fort ce sentiment de se laisser prendre (en main, par la main) par un livre et par l'écriture qui l'accompagne, l'écriture qui pour moi accompagne les lectures qui me touchent. La lecture semble atteindre en moi quelque chose qui enclenche un mécanisme secret, qui ouvre l'accès à un domaine intérieur toujours présent mais souvent rendu inaccessible par le flux-flot de la vie « divertie » (même si le « divertissement » est finalement peu présent) et dans ce domaine intérieur, la parole, les mots ne sont plus de l'un(e) ou de l'autre et il y a une sorte d'alchimie, de fusion entre la lecture et l'écriture, qui sont un peu comme diastole et systole dans un cœur. »
Poème trajet
toujours dans cette relecture de 2006. Soudain le Flotoir, en ce début de 2006, me semble avoir pris sa dimension, celle qu’il a encore aujourd’hui.
Je note que j’avais eu le projet de composer des poèmes-trajets, il y en eu trois dits « d’autoroute » et un « trajet matinal ». L’idée pourrait être à reprendre. Ai-je eu raison de laisser complètement de côté depuis des mois, deux ou trois ans peut-être, peut-être plus, la veine poétique ?
L’expérience Ameisen et la lecture
À l’écoute d’un podcast d’une émission de Jean-Claude Ameisen, grand scientifique dont il a souvent été question dans ce Flotoir, une émission de sa série au long cours, Sur les épaules de Darwin, j’oscille entre deux pôles, fascination et décrochage. Le sentiment dominant est bel et bien la fascination : pour la richesse du propos -il s’agit cette fois de musique- pour la manière très personnelle qu’il a de monter de manière complètement naturelle de très larges extraits de livres -ici notamment Oliver Sacks, Pascal Quignard ou Francis Wolff- ; mais dans le même temps, l’esprit sans cesse décroche et je pense que ce n’est pas dû uniquement à l’approche du sommeil. C’est que le tissu est trop dense ! L’esprit n’a nul interstice où se glisser, nulle place où se poser un instant. La musique en arrière-plan est souvent fascinante, elle tire l’oreille et vient encore compliquer l’écoute. J’ai déjà parlé ici de l’accélération globale de la parole dans les médias, accélération quand ce n’est pas précipitation, comme s’il fallait dire un maximum de choses dans un temps imparti. Mais il y aussi un effet de saturation du discours, dont on peut se demander parfois s’il ne vise pas surtout à empêcher celui qui écoute de penser, de bloquer une possible pensée critique. Je pense à un philosophe très présent dans les médias dont le verbe est totalement envahissant et ne laisse pas l’ombre d’un espace (d’une espace dirait-on si l’on parlait de typographie) à celui qui l’écoute.
Et j’en viens bien sûr à la lecture. La lecture dont le lecteur est maître. Et j’ai une pensée très compassionnelle pour ceux qui sont obligés de se faire lire les livres, et qui de ce fait sont soumis au rythme de lecture d’autrui. Moi lectrice, je lis à mon rythme ; moi lectrice, j’ai un rythme de lecture qui se cale sur toutes sortes de paramètres, depuis mon niveau d’énergie personnelle jusqu’à la nature de ce que je lis ; moi lectrice, je peux m’arrêter autant que je veux entre deux phrases, m’adonner à un son magnifique qui passe dans mon environnement, commencer à armer un semblant de résistance à ce que je lis ; moi lectrice je me donne le temps de me forger mon opinion, moi lectrice, je respire, etc. etc.
Par chance, Jean-Claude Ameisen publie petit à petit le texte de ses émissions. Et écrivant cela, je comprends aussi qu’une part du problème se situe à ce niveau. Ce n’est pas une émission de radio, c’est un très beau, très puissant, très fort texte, lu par son auteur. Mais pas vraiment « mis en ondes radiophoniques » selon la merveilleuse expression qui ne me semble plus avoir cours. Et ponctué de musiques inappropriées, en décalage complet, qui elle aussi ajoute à l’effet de confusion engendré par moments par cette avalanche de mots.
Sur la musique
« Ce que la musique ressuscite dans l’âme de l’homme près de mourir, ce n’est ni l’espoir ni la pensée, simplement le miracle aveugle, déchirant, de la vie même » (Vassili Grossman, cité par Ligeti dans la biographie que Karol Beffa consacre à ce dernier, p. 392).
Et je rapproche cette citation de celle-là qui est accrochée au-dessus de mon bureau depuis des mois : « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été ». C’est une note à propos de Schubert dans le livre de Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, p. 39.
→ Lire, c’est l’opportunité, à tout moment, de trouver un trésor, une pépite, qui peut-être sera de toute importance pour sa propre vie, son développement, la pensée. La découverte est possible partout et tout le temps (si on choisit un peu ses lectures bien sûr, peu de chances de tomber sur une pépite dans un certain type d’ouvrage, encore que je doive tempérer ce jugement : j’ai appris il y a peu dans un livre de très grande vulgarisation historique que septembre, octobre, novembre et décembre, ces mots, désignaient… les 7, 8, 9 et 10ème mois de l’année, et qu’ils ont été ainsi baptisés à une époque où elle commençait en mars. Je n’avais jamais « entendu » (et pourtant je suis très sensible à ce que l’on entend dans les mots) ni remarqué le sept, l’octo, le nona….
Cette note, si émouvante
Fin du récit de la vie de Ligeti dans le livre de Karol Beffa sur le compositeur. Toutes dernières lignes : « Cloué sur son lit de souffrance [Ligeti souffre d’une maladie neurologique, non nommée], tour à tour exaspéré ou abattu par l’aggravation inexorable de sa maladie, il s’enfonce progressivement dans le silence et s’isole dans une absence au monde environnant, jusqu’à ses derniers soupirs que son fils Lukas, à ses côtés avec Vera, comparera à l’essoufflement graduel qui clôt son emblématique Poème symphonique pour cent métronomes.
→ j’ai toujours pensé, entendant la fin de ce Poème symphonique, que personnellement je trouve fort et émouvant… à une scène bien plus triviale, celle du lapin Duracell qui continue à taper sur son petit tambour alors que les autres se sont arrêtés. Peut-être que le concepteur de la publicité connaissait le Poème symphonique de Ligeti ? !!!
Sur la langue
Une page profondément troublante d’Hélène Cixous qui suscite deux associations. La première avec ce que je sais, qui est partiel et superficiel, sur le rapport de Paul Celan à la langue allemande, après la guerre. La seconde avec ma lecture plus consistante des écrits de Victor Klemperer, une partie de ses Tagebücher (Journaux) et LTI, la Langue du Troisième Reich. Je recopie entièrement cette page d’Hélène Cixous : « le candidat à la mort Jonas Andreas a été déclaré successivement Goethestraße 37, Gutenbergstraße 5 ; Nikolaiort 2, Friedrichstraße 25, Großestraße 44 (…)
- Déclaré, qu’est-ce que ça veut dire ? dis-je.
- Ça veut dire quelque chose d’effrayant comme une maladie de langue, une peste qui s’est répandue dans la ville, les mots qui naguère étaient familiers et inoffensifs, ont gonflé comme des bubons, ils ont cessé de ruminer, il leur est venu des dents courbées comme des griffes, ils se sont tournés contre leurs usagers comme des chiens pris de rage s’attaquent à leurs maîtres, ils ont couru les rues en grondant, surtout les mots en -ung, ces mots que l’on avait connus avant comme des citoyens actifs, méritants, ils ont répandu leurs grognements épouvantables, on ne les reconnaissait plus, dès qu’on les entendait -ung -ung -ung on était pris d’une angoisse de mort, on savait qu’ils allaient déchaîner dans la langue inoculée qu’ils avaient scorpionnée des commandements totalement incompréhensibles, mais dont l’indication était toujours la même quelle que soit la prescription et c’était : judéoextirpation
-dung -tung (prononcer oung, guttural, comme ang. dans angoisse, ungoisse, oungoisse), bung, -rung.
qui de nous lorsqu’on apprenait la belle langue allemande à l’école, aurait pu imaginer que cet amical et honorable suffixe -ung, dont la vocation consiste à transformer un verbe en substantif, un agent dévoué, petit génie du désir d’agir, de continuer, de poursuivre, tout ce qu’il y a de plus souhaitable, donc, deviendrait, dans les années de feu, l’auxiliaire inquiétant de toutes les inventions persécutoires. Vertreibung. Vernichtung. Entrechtung. »
(p. 69 – on peut donner la traduction de ces trois derniers mots, die Vertreibung, l’expulsion ; die Vernichtung, qui contient la racine nicht, rien, l’anéantissement ; die Entrechtung, la privation de droits).
→ il est à craindre que certains reviennent sur le devant de la scène, sous l’influence de mouvements d’extrême-droite à l’œuvre en Allemagne depuis quelque temps et plus particulièrement depuis un an, et plus particulièrement depuis quelques jours.
En rêve
Merveilleuse injonction d’Hélène Cixous à sa mère, disparue, alors qu’elle se pose des questions sur sa famille : « maman, réponds-moi en rêve » (p.71). Ce qui rappelle l’énorme importance que l’auteur attribue au rêve, dans sa vie et dans sa création. Ses livres fourmillent d’allusions à cette source essentielle pour elle.
Rédigé par Florence Trocmé le 17 août 2016 à 11h04 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 05 août 2016 à 11h48 dans photomontages | Lien permanent
Du Flotoir, foyer unificateur
Le dossier Bonnefoy de Poezibao m’a donné un travail considérable et m’a demandé beaucoup de concentration, mais j’ai réussi à tenir le petit fil du flotoir, dont je me rends compte à quel point il est essentiel à mon équilibre, et notamment celui entre mes multiples activités. Ce serait un peu le foyer unificateur.
Un très beau texte de Lambert Schlechter
« étourdi mais pas ivre / solitaire mais pas fou, mots que j’avais calligraphiés en grands caractères chinois sur un panneau que j’avais cloué sur la porte d’entrée de mon logis provençal en 1991, mots de Su Tung Po écrits à la fin du XIe siècle, Jim Harrison est mon aîné de cinq ans, j’aime le fréquenter, viens d’acquérir ses derniers poèmes, écrits en 2009 et 2010, il écrit : je suis un vieux môme, et il feuillette, infiniment mélancolique, les pages de Su Tung Po que moi aussi je feuillette depuis vingt-cinq ans, depuis avril 1988, à côté de certains poèmes j’ai mis une dizaine de dates, le 6 août 1990, mon fils (il avait sept ans) était venu me voir pendant que je lisais dans notre maison provençale, je lui traduis le poème que Su a écrit le 14e jour du 12e mois de l’année 1063, dans le crépuscule seuls les corbeaux connaissent mon sentiment / bruyamment ils s’envolent, mille flocons tombent des branches froides, dix minutes plus tard mon fils revient : dis-moi le poème encore une fois, Jim Harrison, à 70 ans, écrit une séquence de poèmes qu’il intitule “Onze aubes avec Su Tung Po”, dans le premier poème il cite un vers du poète chinois : je suis un cheval fatigué / débarrassé de son harnais, et dans le dernier texte il note : Su Tung Po est mort, mais je continue / de lui parler comme à mon père / décédé voilà cinquante ans, dans la brume matinale du premier jour de l’automne je lis & relis les poèmes infiniment mélancoliques du vieux Jim, éphémère mais intense unisson avec notre ami venu de l’an mil, comme disait Claude Roy, la vie va la mort vient, tout compte & rien n’importe, quand passera mon fils un de ces jours (il va avoir trente ans), je lui ressortirai le poème de Su, je ne pense pas qu’il se souvienne, ci & là nous laissons une petite trace dans la mémoire, une chétive empreinte sur le papier, quelques syllabes, pattes de mouche, tout cela est si évanescent et passager, tout cela est déjà en train de se dissoudre, mais voilà que quelques vers de Su Tung Po traversent dix siècles pour atterrir sur ma page, appuyé sur ma canne, je regarde les choses se transformer / je contemple aussi ma vie / dix mille choses, chacune vient en son moment / ma vie, jour après jour, se précipite…, la brume du matin a fini par se lever, et par une brèche dans les nuages quelques rayons soleilleux passent pour faire sourire un peu les dernières trémières »
Lambert Schlechter, Inévitables bifurcations – le Murmure du monde 4, Les doigts dans la prose, 2016, p.84 (publié sur le site de Claude Chambard)
Ténèbres
Les attentats se multiplient. Après Nice, une attaque au couteau dans un train près de Würzburg et hier une attaque dans un centre commercial à Munich, avec neuf morts.
Je lis ces mots dans Le Monde du 16 juillet 2016, dans un compte rendu d’un spectacle d’Avignon (« Lars Noren met à nu, jusqu’à l’os, la violence sociale et individuelle ») : « Vendredi 15, avant que le spectacle commence, un membre de l'équipe suédoise a lu, en français, le communiqué de la direction du festival publié après l'attaque de Nice : "Dans cette journée de deuil, nous réaffirmons qu'un spectateur est une femme, un homme, un enfant engagé, sa seule présence fait mentir les ténèbres. Être ensemble aujourd'hui est notre force. C'est un geste de résistance. Horatio dit à Hamlet : Suspend ta douleur pour dire mon histoire. Nous n'allons ni suspendre ni nier notre douleur, mais la dire sans interrompre la vie et notre solidarité avec les victimes. Nous allons dire encore l'histoire commune, la commune présence et l'espoir que nous nous donnons les uns aux autres. Face à ceux qui veulent imposer le silence, nous vous proposons non pas de faire une minute de silence mais d'applaudir ensemble les forces de vie." » (Mots sans doute d’Olivier Py).
Et il y a aussi ces mots si importants de Louis Zukofsky : « If you want to live, you love ; if you don't want to live, you hate, that's all. »
Ceux qui ont un grain
François Huglo écrit à propos de Nadine Agostini :
« Il y a ceux qui ont un grain, que les prétendus normaux ne peuvent pas comprendre, d’abord parce qu’ils refusent d’admettre que leur naissance, leur éducation, leur entourage, ont accumulé les grains qui font de chacun une énorme molécule : une anomalie, et parce que le grain de normalité est certainement le plus dangereux, le plus nuisible à l’humaine biodiversité » (source)
Lecture et empathie
On s’en serait douté, mais cela fait du bien de le voir confirmé par de sérieuses études et cela donne des arguments en faveur de la lecture. Elle développe la capacité d’empathie et de compréhension envers autrui. Quelques extraits d’un article de Florence Rosier paru dans Le Monde du 24 juillet 2016.
« Les lecteurs de fiction font preuve d'une meilleure empathie. C'est ce que révèle un corpus d'études mesurant les effets de la littérature sur cette aptitude sociale
(…) lorsque nous lisons des œuvres littéraires, nous renforçons notre capacité à comprendre les états mentaux d'autrui. "La fiction accroît notre expérience sociale et nous aide à la comprendre", résume l'auteur d'un bilan des études sur le sujet, Keith Oatley, professeur émérite de psychologie appliquée à l'université de Toronto (Canada). Ce bilan est publié le 19 juillet dans la revue Trends in Cognitive Sciences. (…) De plus, les aires cérébrales qui s'activent lorsque nous lisons (et comprenons) une fiction narrative recouvrent en partie celles qui s'allument, dans la vie réelle, lorsque nous reconnaissons les pensées, les intentions et les sentiments d'autrui - une capacité nommée "théorie de l'esprit".
Le premier à montrer les effets sociaux de la lecture d'œuvres narratives a été Frank Hakemulder, de l'université d'Utrecht (Pays-Bas). La fiction est "un laboratoire moral", écrivait-il en 2000.
Et la valeur littéraire est importante, autre excellente nouvelle :
« La qualité littéraire apparaît essentielle. "La complexité des personnages littéraires aide le lecteur à se faire une idée plus sophistiquée des émotions et des motivations d'autrui, bien plus que les personnages stéréotypés de la fiction populaire", remarque Frank Hakemulder. En 2009, une étude a examiné les effets de la lecture d'une nouvelle de Tchekhov, La Dame au petit chien. Ceux qui lisaient cette nouvelle en témoignaient : l'œuvre avait fait évoluer leur personnalité, en fonction du degré d'émotion ressentie. Pas de telles évolutions, en revanche, chez ceux qui lisaient un récit de même longueur, relatant la même histoire mais dénué de valeur artistique. (…) Un romancier "déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns", écrivait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann (1913). "Qu'importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d'un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c'est en nous qu'elles se produisent, -qu'elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l'intensité de notre regard." »
L’art et la formule
Cet extrait d’un article de Régis Lefort sur un livre de Jean-Yves Pouilloux, L’Art et la formule, publié aujourd’hui dans Poezibao :
« Pour reprendre une expression récurrente de Jean-Yves Pouilloux, il s’agirait dans son livre de "rejoindre la vérité inaperçue qui a tressailli en moi", non pas "d’élaborer un double esthétique de la beauté extérieure". Il semble ici que le couple volontaire/involontaire soit à l’œuvre et qu’une dépossession de soi permette d’entrer dans un mouvement vibratoire, dans le battement du monde, dans un corps à corps avec une invisible énergie qui pourtant m’anime. »
Du sentiment d’étrangeté
Il n’est jamais très loin tant sont fragiles nos identités. Quel curieux sentiment éprouvé après avoir tapé par erreur un G au lieu d’un F en bas d’un mail. Profondément déstabilisant. Qui est G ? F la précède mais est un peu plus solide. Vraiment ?
Ligeti
J’ai commencé le 24 juillet la biographie que Karol Beffa consacre au compositeur György Ligeti. Le livre s’ouvre par une bonne introduction, bien écrite, très claire. Il y est question notamment des très nombreuses sources extra-musicales qui sont au fondement de son inspiration, Borges, Kafka, Lewis Carroll, Boris Vian, Paul Klee et d’un « imaginaire labyrinthique mais à ciel ouvert. »
Reflets et labyrinthes
Karol Beffa cite, p. 27, Roger Caillois en sa préface des Œuvres complètes de Jorge Luis Borges dans la Pléiade :
« Où que l’homme se tienne, lui semble-t-il, il se trouve toujours au centre d’indiscernables reflets, d’inextricables correspondances ; à perte de vue, de conscience, ce sont géminations et scissiparités, harmoniques et allitérations : premiers termes de séries impérieuses et vaines, désespérantes, annulaires peut-être. »
→ je pourrais placer cette forte citation en tête du Flotoir, de tout mon travail dans ce Flotoir, au cœur même des correspondances. Rendre compte de ces inextricables correspondances.
Pourquoi lisez-vous ?
À supposer (un à supposer à la manière de Jacques Jouet) que l’on me demande pourquoi je lis, je dirais : pour l’énergie, la force, l’impulsion. La lecture est si souvent un inducteur.
Je stagne, découragée, fatiguée, accablée et puis un livre s’ouvre, peu importe ici lequel, et soudain comme attirée par un aimant, toute la limaille dispersée se rassemble, forme figure. L’énergie se régénère et revient l’indispensable envie de faire.
Ce n’est qu’un des aspects bien sûr du recours à la lecture (car c’est un évident recours, presque toujours) mais il est essentiel. Il fonde le désir, il fonde l’écriture et une part essentielle de l’action.
Lambert Schlechter
Et c’est précisément pour avoir ouvert, presque par hasard, Inévitables Bifurcations (il faut croire que je ne pouvais les éviter !) que j’ai noté ces mots, à l’instant, sur les raisons de lire. Vaguement désœuvrée, en proie à une sorte de découragement récurrent en ce moment, j’ai ouvert ce livre, j’en ai lu dix pages et instantanément, j’ai ressenti un regain d’énergie et de foi dans ce que je fais, une envie renouvelée de travail et d’écriture. Foi dans ce que je fais ? Non pas un jugement de valeur. Je ne juge pas du contenu de mes divers travaux, mais j’évoque le simple fait d’y être engagée.
Un livre qui s’impose
Parfois, dans l’agencement plus ou moins ordonné des livres en attente de lecture, un intrus court-circuite tout le monde et s’impose. Il en a été ainsi de ce livre de Lambert Schlechter. Un auteur que je n’ai jusqu’alors quasiment pas lu mais dont Claude Chambard a publié sur son site l’extrait cité plus haut qui m’a immédiatement attirée. J’ai demandé le livre à l’éditeur et à peine reçu, je l’ai ouvert, dans les conditions que je viens de dire.
Rencontre imaginaire
Ligeti aurait pu être l’élève de Bartók, il s’en est fallu d’assez peu, si l’on peut taxer d’assez peu la mort du musicien le 26 septembre 1945 à New York alors que son retour à l’Académie Franz Liszt à Budapest était envisagé. Je lis la biographie de Ligeti par Karol Beffa et j’écoute Musica ricercata pour piano qui m’enthousiasme.
Champs et masses sonores
Je relève ce très beau texte qui me fait songer aussi bien au Flotoir qu’aux Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter, très fort aussi pour arrimer en un tout puissant le plus hétéroclite des matériaux.
« Je mets constamment en lien la couleur, la forme, la texture et les concepts abstraits avec les idées musicales. Ceci explique la présence considérable d’éléments non musicaux dans mes compositions : champs et masses sonores qui déferlent ensemble, ou alternent, ou se pénètrent les uns les autres ; toiles suspendues qui se déchirent ou bien s’emmêlement ; substances humides, visqueuses, spongieuses, fibreuses, sèches, cassantes, granuleuses et compactes ; effilures, brèves éclosions, débris et traces de toutes sortes ; édifices imaginaires, labyrinthes, inscriptions, textes, dialogues, insectes, états, faits, coalescences, transformation, catastrophe, délabrement, disparition. Tels sont les éléments qui composent cette musique sans purisme. »
Propos de Ligeti relevés et traduits par Karol Beffa in Ove Nordwall, György Ligeti. Eine Monographie. cités p. 116.
→ Cette hétérogénéité si naturelle et si vivifiante du matériau.
Schlechter encore
Je continue ma lecture des Inévitables Bifurcations et je songe souvent à Bernard Collin, dont je découvrirai un peu plus loin que L. Schlechter le cite. Y compris pour les très nombreuses allusions chez l’un comme chez l’autre à ce que l’on pourrait appeler la question théologique, laquelle mêle aussi bien des souvenirs, parfois traumatisants, de l’éducation première que des considérations métaphysiques de haut vol. Révélant chez l’un comme chez l’autre une profonde connaissance de ces univers. Souvenirs traumatisants ? Cette terrible remarque : « la pédophilie, ce n’est pas seulement entre les jambes, mais c’est aussi l’abus du cœur, la prédation & la pénétration de l’âme » (p.19)
Une coupe
« Ce que nous entendons est une coupe de quelque chose qui a commencé depuis toujours ». Ligeti, cité par Karol Beffa dans sa biographie (p.123)
→ cette idée aussi d’une musique, il est ici question de Lontano, qui donne l’impression de s’écouler continûment, comme si elle n’avait ni début ni fin.
→ La coupe histologique, les cernes de l’arbre, l’âge, notre âge, notre insertion éphémère dans le flux sans limites.
Statisme et transformations
Toujours dans l’œuvre de Ligeti cette tension entre le statique et la continuelle transformation : « à l’intérieur de cette stagnation, de cette statique, il y a de progressives transformations. Je penserais ici à une surface d’eau, sur laquelle une image se reflète. Cette surface se ride au fur et à mesure, et l’image disparaît, mais très progressivement. L’eau redevient lisse et nous voyons une autre image. »
Karol Beffa souligne à juste titre la capacité de Ligeti à parler de sa musique en termes d’images. Souvent très belles, très convaincantes. Qui peuvent sans doute introduire ou aider à l’écoute.
→ Peut-on réaliser quelque chose de cet ordre dans l’écriture ? Et par la photo, avec une série, mais rompue, pour ne pas devenir du cinéma ?
La brouette et la cantate
Au terme d’un de ces textes de deux pages à peine, où Lambert Schlechter serre et enchevêtre en un seul ensemble plusieurs thèmes, ces mots qui semblent bien définir son projet : « c’est pour ça que j’écris mes pages comme je les écris : pour mettre la brouette et la cantate et la parole mortelle du toubib et la mortalité de l’âme et le ciel provençal sur la même page. » (p.41)
On peut préciser, pour donner une idée encore plus juste, de quoi il a été question dans ces quarante lignes : de Bernard Chambaz (qui évoque la fameuse brouette rouge de William Carlos Williams, red wheelbarrow), des Hébreux, d’Homère, du Qohelet, de Raymond Carver, de la cantate de Bach Wachet auf, ruft uns die Stimme, de la secte des saducéens.
Zuk
Zukofsky cité par Chambaz, cité par Schlechter, et en lien avec l’idée si souvent reprise ici de la lecture comme inducteur de l’écriture : « Chambaz lit Louis Zukofsky puis le cite other reading always drives me back to my writing ». (p.48)
→ et les lectures aussi entrent en écho, Schlechter lisant Chambaz me rappelle mes lectures éblouies des deux volumes d’Eté. C’est un sentiment très particulier que de lire sous la plume d’un auteur des mots qui célèbrent une œuvre que l’on aime.
Du Plumix
Je ne peux pas passer à côté de l’évocation par Lambert Schlechter d’un instrument d’écriture, un certain Plumix F de Pilot acheté chez Gibert à Mâcon qu’il a la rampante panique de perdre jusqu’à ce qu’un ami lui en offre trois d’un coup. Plumix que, cela va sans dire, je me suis précipitée de chercher et d’acheter.
Libido
Lambert Schlechter évoque la libido sciendi dont il dit qu’elle est aussi forte chez lui que la libido foutandi !!! (p.70)
Il est vrai que chez lui la seconde s’exprime haut et fort. Mais dans le même temps, ces évocations sont tellement inextricablement liées aux autres évocations, du jardin, du temps, des livres, des innombrables objets d’études, que sans doute en faire l’économie, les écarter serait dénaturer le projet lui-même.
Je cite : « plein exercice de la libido sciendi, aussi vive que la libido foutandi, je travaille dans l’ornithologie dans l’ontologie dans l’eschatologie dans la criminologie dans l’érotologie, section vulvologie, dans l’entomologie, puis dans la poésie et la poétologie, je lis Chambaz et Bayle et Bernard Collin et Andrea Dworkin, je feuillette les actes du procès de Nuremberg, le document F 321 publié en 1945, les actes du procès de Jeanne d’Arc (…) » (p.70)
Ligeti & Beffa
Il y a une manifeste admiration du compositeur Karol Beffa pour le compositeur Györgi Ligeti. Par ailleurs le fait que l’auteur de la biographie soit compositeur lui permet sans doute d’entrer plus avant dans le travail de composition de Ligeti. Certains passages du livre montrent bien que l’auteur est un créateur qui connait les processus de gestation d’une œuvre. Notamment à propos de périodes de « blanc » dans la création de Ligeti, dont Beffa montre que ce sont en vérité « temps de conception et d’élaboration intérieure » qui se révèlent « signe annonciateur d’une éclosion spectaculaire ». (p.161)
De la mort
Cette très juste remarque de Ligeti, que l’on peut méditer longtemps et confronter à sa propre expérience intérieure : « il est certain que nous allons mourir, mais tant que nous sommes en vie, nous croyons que c’est pour l’éternité. »
→ il semble qu’il y ait une sorte d’incapacité de l’esprit à vraiment penser sa propre mort. Elle est au sens propre inconcevable. Seuls peut-être ceux qui la voient venir lentement au travers par exemple de l’évolution d’une « longue maladie » ont-ils un rapport différent avec cette idée. Mais pour celui qui n’est pas confronté directement à cette menace, oui, elle a quelque chose d’inconcevable.
La musique dont je rêve
Je me dis, lisant le livre de Beffa, que la musique contemporaine dont je rêve existe, c’est celle de Ligeti.
Ligeti dont je connaissais bien sûr certaines pièces et depuis longtemps, je pense à Lontano par exemple. Mais dont je découvre des pans entiers de l’œuvre. Les analyses de Beffa sont très bonnes, précises mais pas trop techniques.
Et toujours ces propos retranscrits de Ligeti lui-même : « Il n’y a pas un parcours unique de transformations harmoniques, mais plusieurs simultanés, avec des tempos variés, qui scintillent les uns par rapport aux autres, se superposent, et qui, par l’intermédiaire de nombreux diffractions et miroitements, créent une perspective imaginaire. » (cité p. 174)
→ les thématiques, miroir, reflet, lumière sont les miennes.
Lumière
Beffa rappelle que Ligeti était un grand lecteur et admirateur de Boris Vian. Il donne cette citation de ce dernier, extraite de L’Écume des jours : « une mince pellicule se formait sur les bords du châssis, opalescente et irisée d’éclats incertains, aux couleurs vagues et changeantes »
Cette remarque m’a irrésistiblement ramenée, comme tirée par quelque chose de très profond, vers cette expérience relatée dans le Flotoir 2005 sous le titre « La terre tourne » :
« Dans ce couloir de la Pitié-Salpêtrière, une longue attente sereine. Derrière nous une haute fenêtre à petits carreaux (le bâtiment où nous sommes est ancien). Elle projette sur le mur, à deux mètres en face de nos sièges, quelque chose de la très douce et belle lumière qui règne dehors. Sur le mur, un peu au-dessus de la plinthe, une bouche d’aération et deux légers défauts dans l’enduit. Mon œil les a involontairement cadrés et soudain je vois la lumière qui avance, presque imperceptiblement. Je suis fascinée : je suis immobile, je me crois immobile mais la lumière, elle, se déplace. En fait, je tourne ! Quinze minutes plus tard, la découpe lumineuse de la fenêtre s’est déplacée de près de 15 cm vers la droite. La plinthe est peinte d’une couleur pigmentée de particules de bleus divers. Soudain la lumière du soleil s’éteint et la couleur de cette banale plinthe jusqu’alors d’une sidérante beauté devient d’une absolue platitude. »
→ Le Flotoir lui-même n’est-il pas une formidable réserve de reflets, de miroirs, d’échos ?
Temporalité et sens
Chez Bruckner et Mahler, la temporalité, écrit Karol Beffa, est en état de dilatation.
Et il ajoute que l’expression peut et doit, selon Ligeti, trouver sa place à nouveau : « aussi passionné qu’il soit par la forme, Ligeti ne veut la dissocier de l’émotion en son sens le plus pur, c'est-à-dire la sollicitation du mouvement intérieur, des sens, de l’âme. » (p.176)
→ de même que certains cherchent à tout prix les sensations fortes dans des attractions ou divertissements qui pour moi sont incroyablement violents ou encore dans des conduites à risque de toutes natures, je cherche, inlassablement, ce « mouvement intérieur, des sens, de l’âme ». Sens et sens mêlés. Ce qui fait sens, donne du sens, accroît le sens, ouvre un sens possible et ce qui touche les sens. J’ai déjà noté ici que le grand poème, la grande œuvre d’art, livre, musique, tableau, sont ceux qui sont susceptibles de toucher toutes les dimensions de l’être, physique, psychique, mentale, spirituelle, intellectuelle, etc.
Ce livre
J’interromps ma lecture de la biographie de Ligeti par K. Beffa pour mieux assimiler les pages remarquables que je viens de lire. Je lis la 4ème de couverture, je calligraphie dans mon carnet le nom de Györgi Ligeti et ses dates, 1923-2006 ; je palpe l’objet livre, note que je suis à peu près à la moitié de ma lecture, regarde comment il est fabriqué, observe les partis-pris éditoriaux, le rouge et le noir de la typographie qui me sont si familiers (pour des raisons historiques familiales), le portrait de Ligeti cadré dans un cercle. Je soupèse et j’écoute le beau volume qui viendra se ranger dans ma bibliothèque avec les autres biographies musicales de cette collection Fayard. Je me souviens m’être ruinée toute jeune pour acheter celles consacrées par « les » Massin, Brigitte et Jean, à Mozart, à Beethoven. Oui, j’écoute ce livre, comme si je l’entendais bruire de toute cette musique que l’on voit naître dans ces pages. J’entends Apparitions, Lontano, j’entends Aventures et Nouvelles Aventures. J’écoute et touche la silhouette qui commence à se dessiner et ce faisant je pense aux gestes d’entente musicale si émouvants surpris entre Daniel Barenboim et Martha Argerich, alors qu’ils jouaient, tout à l’heure sur Arte, une sonate pour deux pianos de Mozart puis des Variations à quatre mains de Schubert. Et soudain j’entends intérieurement, même si ce n’est pas la pièce qu’ils jouèrent, l’inoubliable début de la Fantaisie en fa mineur.
Tout cela apaise et gomme l’effet dévastateur, dans la jeunesse, de tant de diktats et de dogmes délétères, trop violents pour une personnalité mal affirmée encore et pas du tout entourée.
Allemand
Joie de voir Lambert Schlechter mêler souvent de l’allemand à ses textes. Joie aussi de le voir écrire cela, bien libérateur pour moi « lire les poètes, avant d’être un plaisir, est une épreuve, tant de fatras à traverser, avant de découvrir des pépites, Attila József n’a pas eu beaucoup de temps, il meurt à 32 ans (…) [pas facile de couper L. Schlechter qui adopte la même forme que Jacques Jouet, je m’en rends compte à l’instant, une seule phrase, de longueur à peu près équivalente, une ou deux pages de livre, sans points mais chez Schlechter avec virgules et autres signes de ponctuations. Citations chevillées par italiques à même le texte. C’est vraiment un très beau dispositif qui me convient très bien et que je pourrais peut-être un jour adopter si je sors de ma manière flotoireuse.]
Joie aussi de voir Schlechter citer mon Valéry « il n’est d’histoire que de l’âme » et un peu plus loin, il écrit « quand je dis des mots d’amour, je dis parfois Séilchen qui signifie petite âme, animula, nous sortons du noir de la nuit, nous vivons, et quand elle me regarde en souriant, ce qui tremble, c’est mon âme. » (p.92)
Tout ce texte n°43 est particulièrement beau, avec son mélange si schlechtérien de « considérations » de toutes sortes, philosophiques, poétiques, écologiques, historiques, érotiques, très fermement emmêlées.
Oui il y a ici indéniablement quelque chose qui me fait penser à la manière de Jacques Jouet, avec, peut-être, je le dis avec précaution, un petit supplément d’âme. Ou une âme plus à nu que celle de Jouet qui se cache derrière le brio et la virtuosité. Schlechter donne le sentiment d’être au-delà.
L’angélologie
Lambert Schlechter qui dit étudier l’angélologie depuis St Thomas d’Aquin jusqu’à Agamben ainsi que la taxinomie des espèces de coccinelles (plus de 3000), ce qui ne peut que me réjouir, les uns (les anges) et les autres (les bestioles) étant objets de fascination pour moi aussi.
Lambert Schlechter grâce à qui j’ai acheté un stylo Plumix de Pilot, en raison du paragraphe éperdu d’amour qu’il consacre à cet outil d’écriture, autre objet de fascination.
La communauté d’affinités voire d’obsessions serait-elle en jeu dans l’attrait qu’un auteur exerce sur nous ?
Zettelchen
« je note [au Plumix ?] sur un Zettelchen » écrit Lambert Schlechter (p.127) et « je divague dans le vague ». (Zettel, c’est un petit bout de papier, bonjour Walser et bonjour Proust, car je traduirais volontiers ce Zettelchen (-chen comme -lein sont des suffixes qui signifient petit), par paperolles. Une micrographie au Plumix sur paperolle ?
Rédigé par Florence Trocmé le 05 août 2016 à 11h45 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent