Ligeti et les Américains
Dans la biographie de Ligeti par K. Beffa, une évocation des musiciens américains avec qui il a été en rapport ou qui l’ont influencé : Terry Riley, Steve Reich, John Adams, Charles Ives, Henry Cowell et Harry Partch, Conlon Nancarrow, La Monte Young, John Cage et Claude Vivier.
Suivent des pages très intéressantes sur le jeu des influences, d’où il ressort qu’en fait plusieurs de ces musiciens ont eu des idées similaires en même temps, qu’un Ligeti a pu composer des œuvres proches de certaines œuvres de Riley avant même d’en avoir entendu quoi que ce soit.
Mais surtout ces pages sont l’occasion de relater l’incroyable aventure de 2001, Odyssée de l’espace. Il se trouve que Stanley Kubrick a « emprunté » à Ligeti sans rien lui en dire de très larges extraits de ses œuvres pour la musique du film !
Brassage polyculturel
Le pianiste Pierre-Laurent Aimard a confié à Karol Beffa à propos de Ligeti cette remarque importante qui me semble de portée plus générale : « c’est d’ailleurs un des créateurs les plus porteurs de notre temps, par la façon dont il en ressent le brassage polyculturel mais réussit à en faire un style unique. »
Melancholisch und heiter
J’arrive à la toute fin des Inévitables bifurcations (année 2013-2014) de Lambert Schlechter. Il écrit à propos de Lichtenberg (encore une affinité !) : « moi, ce qui me convient c’est le [terme de] "fragmentiste", utilisé par Cioran, terme qui en Allemagne existe déjà au XVIIIème siècle, au temps de Lessing, ce ne sont pas déclarations de grand souffle, mais brèves notations, réflexions ou observations, comme faisait Lichtenberg, qui est le maître absolu du genre, er war immer melancholisch & heiter, la mélancolie et le bonheur, ça va toujours ensemble, heiter mit Todesgedanken, le bonheur et la conscience de la mort, ça n’a rien de morbide, c’est une jubilation(…) (p.157)
Heiter, gai, enjoué.
Si quis
Et dans la toute dernière bifurcation, cette citation de Plutarque : « si quis toto die currens, pervenit ad vesperum, satis est : si quelqu’un, courant toute la journée, atteint le soir, c’est assez ». (p.160)
→ Sans courir, en prenant mon temps, j’ai atteint la fin du livre et il reste à attendre désormais la prochaine livraison. Il s’agissait avec ces Inévitables bifurcations, du quatrième volume d’un ensemble appelé Le Murmure du monde et qui compte déjà Le Fracas des nuages, La Trame des jours et Le Murmure du monde.
D’Osnabrück à Jérusalem
Changement de monde, mais pas tant que cela peut-être, il y a sans doute des échos, des conjonctions entre l’univers de Lambert Schlechter et celui d’Hélène Cixous, en particulier autour de l'Allemagne. J’ouvre Gare d’Osnabrück à Jérusalem. Et lis le « Prière d’insérer », ce feuillet double toujours glissé dans les livres d’Hélène Cixous publiés chez Galilée. Et qui sont de pures merveilles. Une sorte de condensat du livre.
Pose-t-elle son sujet, lorsqu’elle écrit que « déjà en 1928 l’antisémitisme ordinaire était devenu nazi et extraordinaire » et que déjà « la mort était le maître de la Ville » ? Et elle poursuit, évoquant la Grande rue d’Osnabrück « Peut-être y verras-tu trembler au fond de la mémoire une planche de photos épinglées, papillons spectraux ».
C’est, dit-elle, que « On ne sait pas. On croit savoir. On ne sait pas qu’on ne sait pas. »
À l’orée du livre, elle se donne à elle-même cette injonction : « Va à Osnabrück comme à Jérusalem et demande aux murs de la ville et aux pavés des trottoirs ce qui t’est caché. » Pavés des trottoirs, cela me fait penser bien sûr à ces marques sur les trottoirs des villes allemandes, les « Stolpersteine ». Ces petits carrés de cuivre de la taille d’un pavé posés là où habitaient des Juifs qui furent déportés et exterminés. (On peut suivre l’association sur Twitter). J’ai vu les premiers pavés il y a longtemps déjà, sans rien savoir encore de cette initiative et cela m’avait alors saisie au plus profond. Un nom, une date de naissance, un grand vide pour la date de la mort la plupart du temps, parfois une « destination », Auschwitz ou le nom d'un autre camp.
Cixous, elle, s’enjoint encore « Descends chez les Cendres ».
En route donc pour Osnabrück, la ville allemande dont sa grand-mère, Omi, sa mère Ève et sa tante Eri étaient originaires. C’est la ville que tout sa vie sa mère lui a racontée. La ville qu’Omi la grand-mère a fuie, tardivement d’ailleurs, en 1938.
Le processus de symbolisation
D’un ensemble de deux articles de Matthieu Gosztola sur le travail de Claude Ber, j’extraie cette citation :
« La différence majeure entre le reality show sur les scènes de ménage ou le marronnier du rapport parents/enfants et Madame Bovary ou l’Œdipe de Sophocle, c’est le processus de symbolisation. Les médias éliminent le symbolique au profit d’un prétendu contact direct avec une réalité qui se donnerait à lire et à comprendre de manière immédiate. C’est oublier que la réalité est toujours construite. C’est simplement oublier le langage. Serions-nous entrés dans le temps de la mort du langage remplacé par une illusion de communication dont la transparence n’est pas celle du Cratyle de Platon mais celle du mirador ? Écrire en poésie est pour moi une résistance obstinée et radicale à cela. L’opposition inévitable du politique et du poïetique, dont parlait Hannah Arendt, me paraît aussi se jouer de façon privilégiée sur ce terrain. À la tyrannie de la communication, j’oppose avec obstination le labyrinthe du langage. »
L’art ne doit pas être exact
De Ligeti : « Dans le quatrième mouvement de mon Concerto pour piano, j’ai utilisé des formes qui présentent certaines analogies avec des structures fractales, mais je l’ai fait sans calculs. Je préfère travailler à la main : l’art ne doit pas être exact. Je m’inspire de données scientifiques (…) mais ce que je fais, c’est de l’art, ce n’est pas de la science. » (cité par Karol Beffa, p. 324)
Les souvenirs
Chez Hélène Cixous (in Gare d’Osnabrück à Jérusalem), cette idée que les souvenirs de ses ascendants sont ses propres souvenirs : « Tu n’étais pas née, dit mon fils – j’ai les souvenirs d’Ève, dis-je ». Tout le livre, on le pressent, va jouer sur cette superposition des souvenirs de la mère, de la grand-mère et de la tante, tels qu’ils furent évoqués de façon sporadique dans les conversations, autrefois. Que c’est un véritable puzzle de souvenirs épars devant lequel se trouve Hélène Cixous qui va tenter petit à petit, par ilots, de reconstituer des pans de ce passé complexe et en partie tragique de sa famille maternelle. Famille juive originaire de la ville d’Osnabrück en Allemagne. Exilée à Oran à la fin des années 30.
Devant la photo de l’aïeule, ces propos très frappants : « On dirait qu’elle sait ce qu’elle ne sait pas. Elle meurt Avant. » (p.30) ou encore ces mots, tout aussi frappants : « On n’avait pas encore égorgé le temps juif et peint en sang juif le joyeux couteau allemand, on ne chantait pas la chanson du couteau content. On mourait encore bien. Peu après, mourir a disparu. Chacun a été assassiné. Ermordet. » (p.31)
→ en si peu de mots, peu après mourir a disparu, tant est dit, une phénoménale puissance explosive, comme dans la minuscule pointe de matière à l’origine du big bang. Et cela ne finit pas. Cela ne finira jamais. Certains, rares, meurent. Les autres, cohortes immenses, ont été, sont et seront assassinés.
Confrontation
H. Cixous établit un parallèle très frappant entre la ville quittée et emportée avec soi (Osnabrück-à-Oran) et la ville réelle (Osnabrück-en-Hanovre). Cette dernière, dit-elle était sur le bûcher : « Osnabrück-à-Oran était toujours aussi modestement prospère et satisfaite qu’au temps du traité de Westphalie et de la Maison des Cuirs A(braham) et B(Jonas). Osnabrück-en-Hanovre était sur le bûcher. » (p.32)
→ il y a tout le tragique de l’Histoire dans cette remarque, mais aussi cette expérience si commune du décalage entre le souvenir que l’on peut avoir d’une maison, d’un lieu, d’une ville, voire d’un pays et ce que ce pays est réellement et ce qu’il devient, continuant à évoluer et changer alors que nous l’avons, dans notre souvenir, figé en en temps bien précis.
L’Histoire
Oui l’Histoire précisément évoquée par Hélène Cixous : « À force de mettre des dates partout, l’Histoire finit par ne plus savoir quand la vérité aura commencé, la vérité commence avant la vérité, l’évènement avant l’évènement, avant l’incendie, l’incendie, et les gens d’Osnabrück ont compris longtemps avant d’avoir compris mais ils ne le savaient pas, le cœur précède, le cerveau fait semblant de dormir. » (p.34)
→ et nous, ne savons-nous pas sans savoir, qu’est-ce qui bouge en nous quand nous voyons ces images de pluies si bien dites diluviennes ou ces terres fendues de sécheresse. Notre cerveau ne fait-il pas semblant de dormir, devant cette vérité-là et devant quelques autres, toutes aussi effrayantes ?
La revenance
Hélène Cixous écrit dans ce livre deux pages magnifiques (p. 38 et 39) sur la revenance. Elle évoque sa mère, bien sûr ! « Maman était installée dans son fauteuil, le premier, sous sa casquette. Je m’en étais doutée : j’avais fait le thé pour deux. C’est la première fois qu’elle est revenue prendre sa place depuis notre Terrible Séparation il y a deux ans. (…) C’était le vendredi 26 Juin et elle était partout.
Je ne guérirai jamais, pensais-je, je suis malade de la mort de maman, je suis morte, j’en mourrai, je suis abandonnée par l’amour et confisquée de magie. (…) Or, inexplicablement, maman était assise dans son fauteuil, et non seulement elle était dans le fauteuil et enveloppée dans sa robe de chambre, ce que j’avais pris soin de faire il y a trois ans, mais elle était partout, elle arrivait de la cuisine en pausant devant le laurier-rose, elle ouvrait au sud le portail, elle était sur le balcon à l’est et elle lisait Le Colonel Chabert, le dernier livre que je lui avais proposé et qu’elle n’a pas eu le temps de finir. J’ai compris qu’elle était l’air que je respire ».
→ et le souvenir, une fois encore, de ce vers lu et jamais retrouvé, œuvre d’un poète allemand je crois, reflet d’une vieille croyance, que les papillons sont les âmes des morts voletant autour de nous. Une autre manière de dire qu’ils sont l’air que nous respirons.
Rêve et réalité
« j’ai pu reprendre mon rêve de descendante, le plus ancien de mes rêves, celui que j’ai commencé à caresser à Oran, quand j’ai eu mes premièrs rêves de rêves. J’ai toujours su que j’étais destinée à vouloir comparer les rêves et la réalité, afin de confondre la réalité, de la faire avouer ses rêves cachés, et qu’elle dépendait de moi, de ma visite, de mes questions, pour sortir de son sommeil et se révéler. » (p.40)
→ en écoutant les magnifiques transcriptions pour orgue de Bach par André Isoir, mort il y a peu, une autre sorte de rêve emboité dans d’autres rêves, Bach, la transcription, le souvenir de l’œuvre originale confus, vague, mais présent derrière la transcription, les concerts d’orgue, Bach, tout le temps avec Bach. Pas une réalité plate, mais une réalité profonde, fourmillant d’évocations, de souvenirs.
Une réalité tragique
À propos de membres de sa famille confinés dans une Judenhaus, une maison pour juifs, du temps des Nazis (écho avec tout ce que j’ai pu lire chez Victor Klemperer) : « je ne sais pas ce qu’ils pensaient enfermés serrés dans la maison-à-Juifs, je ne sais pas s’ils pensaient si penser pensait ou fuyait et se jetait dans le hurlement muet (…) au lieu de pense, sent, et que sent-on entassé dans la boîte-à-Juifs, on sent des distances des distances, inconnues, vertigineuses, des distances surnaturelles entre ici et hier, des sortes de siècles de murs aplatis d’océans d’eaux noires gonflées de rochers, entre ici et la maison où j’étais je et c’était moi et tout d’un coup il n’y a plus de près, des loins monstrueux environnent l’esprit et quelques dizaines de mètres-hier signifient plus-jamais-maman-ne-reviendra-plus jamais
plus de pensées, jamais, un tourbillon de fantômes
et l’emploi du prétérit est devenu un moulin à sanglots » (…) (p. 46)
→ Avec Hélène Cixous, si souvent, ce sentiment d’être pris dans un processus d’approche, comme on peut sentir parfois un avion se caler sur la trajectoire qu’il doit suivre jusqu’à la piste, elle focalise et tout à coup elle est sur zone, en plein cœur de zone, là où inexorablement on se rendait.
Les frottements du Flotoir
A deux paragraphes de distance, dans le Flotoir 2006 dont j’amorce la révision, ces vers de Charles Dobzynski et ces propos de Bernard Stiegler.
Charles Dobzynski :
« Nous sommes des êtres placebos / peut-être déplacés. Ou de beaux placements / sur le marché des échanges »
Bernard Stiegler :
« Notre époque est menacée, dans le monde entier, par le fait que la vie de l'esprit a été intégralement soumise aux impératifs de l'économie de marché, c’est à dire à la loi de l’amortissement rapide (…) »
→ mon idée qu’une des forces du Flotoir gît dans les rapprochements qui s’y font n’est pas tout à fait fausse.
Lecture qui remet en contact avec
D’un Flotoir ancien, sur la lecture
→ une fois encore cet éprouvé de la paix qui revient dans un for intérieur douloureux et agité par le contact avec le livre, la parole de l'autre, ses mots. Et que ces autres soient infiniment différents, que leurs œuvres se placent sur tous les degrés de l'échelle de la valeur artistique (?!), peu importe, car ce que je cherche ce n'est pas forcément l'œuvre parfaite (qui parfois m'écrase) mais celle qui m'ouvre, qui m'invite, qui m'agrandit. Parfois pour moi pépites dans une œuvre « modeste » (6 janvier 2006)
Lire/écrire
Et je peux compléter avec cette autre note, très peu de temps après :
« Rarement aussi fort ce sentiment de se laisser prendre (en main, par la main) par un livre et par l'écriture qui l'accompagne, l'écriture qui pour moi accompagne les lectures qui me touchent. La lecture semble atteindre en moi quelque chose qui enclenche un mécanisme secret, qui ouvre l'accès à un domaine intérieur toujours présent mais souvent rendu inaccessible par le flux-flot de la vie « divertie » (même si le « divertissement » est finalement peu présent) et dans ce domaine intérieur, la parole, les mots ne sont plus de l'un(e) ou de l'autre et il y a une sorte d'alchimie, de fusion entre la lecture et l'écriture, qui sont un peu comme diastole et systole dans un cœur. »
Poème trajet
toujours dans cette relecture de 2006. Soudain le Flotoir, en ce début de 2006, me semble avoir pris sa dimension, celle qu’il a encore aujourd’hui.
Je note que j’avais eu le projet de composer des poèmes-trajets, il y en eu trois dits « d’autoroute » et un « trajet matinal ». L’idée pourrait être à reprendre. Ai-je eu raison de laisser complètement de côté depuis des mois, deux ou trois ans peut-être, peut-être plus, la veine poétique ?
L’expérience Ameisen et la lecture
À l’écoute d’un podcast d’une émission de Jean-Claude Ameisen, grand scientifique dont il a souvent été question dans ce Flotoir, une émission de sa série au long cours, Sur les épaules de Darwin, j’oscille entre deux pôles, fascination et décrochage. Le sentiment dominant est bel et bien la fascination : pour la richesse du propos -il s’agit cette fois de musique- pour la manière très personnelle qu’il a de monter de manière complètement naturelle de très larges extraits de livres -ici notamment Oliver Sacks, Pascal Quignard ou Francis Wolff- ; mais dans le même temps, l’esprit sans cesse décroche et je pense que ce n’est pas dû uniquement à l’approche du sommeil. C’est que le tissu est trop dense ! L’esprit n’a nul interstice où se glisser, nulle place où se poser un instant. La musique en arrière-plan est souvent fascinante, elle tire l’oreille et vient encore compliquer l’écoute. J’ai déjà parlé ici de l’accélération globale de la parole dans les médias, accélération quand ce n’est pas précipitation, comme s’il fallait dire un maximum de choses dans un temps imparti. Mais il y aussi un effet de saturation du discours, dont on peut se demander parfois s’il ne vise pas surtout à empêcher celui qui écoute de penser, de bloquer une possible pensée critique. Je pense à un philosophe très présent dans les médias dont le verbe est totalement envahissant et ne laisse pas l’ombre d’un espace (d’une espace dirait-on si l’on parlait de typographie) à celui qui l’écoute.
Et j’en viens bien sûr à la lecture. La lecture dont le lecteur est maître. Et j’ai une pensée très compassionnelle pour ceux qui sont obligés de se faire lire les livres, et qui de ce fait sont soumis au rythme de lecture d’autrui. Moi lectrice, je lis à mon rythme ; moi lectrice, j’ai un rythme de lecture qui se cale sur toutes sortes de paramètres, depuis mon niveau d’énergie personnelle jusqu’à la nature de ce que je lis ; moi lectrice, je peux m’arrêter autant que je veux entre deux phrases, m’adonner à un son magnifique qui passe dans mon environnement, commencer à armer un semblant de résistance à ce que je lis ; moi lectrice je me donne le temps de me forger mon opinion, moi lectrice, je respire, etc. etc.
Par chance, Jean-Claude Ameisen publie petit à petit le texte de ses émissions. Et écrivant cela, je comprends aussi qu’une part du problème se situe à ce niveau. Ce n’est pas une émission de radio, c’est un très beau, très puissant, très fort texte, lu par son auteur. Mais pas vraiment « mis en ondes radiophoniques » selon la merveilleuse expression qui ne me semble plus avoir cours. Et ponctué de musiques inappropriées, en décalage complet, qui elle aussi ajoute à l’effet de confusion engendré par moments par cette avalanche de mots.
Sur la musique
« Ce que la musique ressuscite dans l’âme de l’homme près de mourir, ce n’est ni l’espoir ni la pensée, simplement le miracle aveugle, déchirant, de la vie même » (Vassili Grossman, cité par Ligeti dans la biographie que Karol Beffa consacre à ce dernier, p. 392).
Et je rapproche cette citation de celle-là qui est accrochée au-dessus de mon bureau depuis des mois : « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été ». C’est une note à propos de Schubert dans le livre de Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, p. 39.
→ Lire, c’est l’opportunité, à tout moment, de trouver un trésor, une pépite, qui peut-être sera de toute importance pour sa propre vie, son développement, la pensée. La découverte est possible partout et tout le temps (si on choisit un peu ses lectures bien sûr, peu de chances de tomber sur une pépite dans un certain type d’ouvrage, encore que je doive tempérer ce jugement : j’ai appris il y a peu dans un livre de très grande vulgarisation historique que septembre, octobre, novembre et décembre, ces mots, désignaient… les 7, 8, 9 et 10ème mois de l’année, et qu’ils ont été ainsi baptisés à une époque où elle commençait en mars. Je n’avais jamais « entendu » (et pourtant je suis très sensible à ce que l’on entend dans les mots) ni remarqué le sept, l’octo, le nona….
Cette note, si émouvante
Fin du récit de la vie de Ligeti dans le livre de Karol Beffa sur le compositeur. Toutes dernières lignes : « Cloué sur son lit de souffrance [Ligeti souffre d’une maladie neurologique, non nommée], tour à tour exaspéré ou abattu par l’aggravation inexorable de sa maladie, il s’enfonce progressivement dans le silence et s’isole dans une absence au monde environnant, jusqu’à ses derniers soupirs que son fils Lukas, à ses côtés avec Vera, comparera à l’essoufflement graduel qui clôt son emblématique Poème symphonique pour cent métronomes.
→ j’ai toujours pensé, entendant la fin de ce Poème symphonique, que personnellement je trouve fort et émouvant… à une scène bien plus triviale, celle du lapin Duracell qui continue à taper sur son petit tambour alors que les autres se sont arrêtés. Peut-être que le concepteur de la publicité connaissait le Poème symphonique de Ligeti ? !!!
Sur la langue
Une page profondément troublante d’Hélène Cixous qui suscite deux associations. La première avec ce que je sais, qui est partiel et superficiel, sur le rapport de Paul Celan à la langue allemande, après la guerre. La seconde avec ma lecture plus consistante des écrits de Victor Klemperer, une partie de ses Tagebücher (Journaux) et LTI, la Langue du Troisième Reich. Je recopie entièrement cette page d’Hélène Cixous : « le candidat à la mort Jonas Andreas a été déclaré successivement Goethestraße 37, Gutenbergstraße 5 ; Nikolaiort 2, Friedrichstraße 25, Großestraße 44 (…)
- Déclaré, qu’est-ce que ça veut dire ? dis-je.
- Ça veut dire quelque chose d’effrayant comme une maladie de langue, une peste qui s’est répandue dans la ville, les mots qui naguère étaient familiers et inoffensifs, ont gonflé comme des bubons, ils ont cessé de ruminer, il leur est venu des dents courbées comme des griffes, ils se sont tournés contre leurs usagers comme des chiens pris de rage s’attaquent à leurs maîtres, ils ont couru les rues en grondant, surtout les mots en -ung, ces mots que l’on avait connus avant comme des citoyens actifs, méritants, ils ont répandu leurs grognements épouvantables, on ne les reconnaissait plus, dès qu’on les entendait -ung -ung -ung on était pris d’une angoisse de mort, on savait qu’ils allaient déchaîner dans la langue inoculée qu’ils avaient scorpionnée des commandements totalement incompréhensibles, mais dont l’indication était toujours la même quelle que soit la prescription et c’était : judéoextirpation
-dung -tung (prononcer oung, guttural, comme ang. dans angoisse, ungoisse, oungoisse), bung, -rung.
qui de nous lorsqu’on apprenait la belle langue allemande à l’école, aurait pu imaginer que cet amical et honorable suffixe -ung, dont la vocation consiste à transformer un verbe en substantif, un agent dévoué, petit génie du désir d’agir, de continuer, de poursuivre, tout ce qu’il y a de plus souhaitable, donc, deviendrait, dans les années de feu, l’auxiliaire inquiétant de toutes les inventions persécutoires. Vertreibung. Vernichtung. Entrechtung. »
(p. 69 – on peut donner la traduction de ces trois derniers mots, die Vertreibung, l’expulsion ; die Vernichtung, qui contient la racine nicht, rien, l’anéantissement ; die Entrechtung, la privation de droits).
→ il est à craindre que certains reviennent sur le devant de la scène, sous l’influence de mouvements d’extrême-droite à l’œuvre en Allemagne depuis quelque temps et plus particulièrement depuis un an, et plus particulièrement depuis quelques jours.
En rêve
Merveilleuse injonction d’Hélène Cixous à sa mère, disparue, alors qu’elle se pose des questions sur sa famille : « maman, réponds-moi en rêve » (p.71). Ce qui rappelle l’énorme importance que l’auteur attribue au rêve, dans sa vie et dans sa création. Ses livres fourmillent d’allusions à cette source essentielle pour elle.