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Rédigé par Florence Trocmé le 29 septembre 2016 à 16h46 dans photomontages | Lien permanent
Lucas Debargue
Beaucoup des choix de ce merveilleux jeune pianiste sont les miens, sonates de Scarlatti, Mélodie (pièce pour piano) de Grieg, Moment musical n°3 de Schubert, ballade de Chopin (mais la 4ème n’est pas ma préférée et je soupçonne qu’une fois encore, il s’agit de tonalité !), toccata et fugue de Bach ; ou bien je les fais miens après l’avoir écouté, comme pour la Sonate de Medtner n° 5, qui, tiens, tiens est en…fa mineur.
Notre mémoire
« À chaque instant notre mémoire se souvient de ce qu’aura été le présent quand on le contemplera depuis un des futurs possibles. La mémoire ne travaille pas seulement au passé mais au futur antérieur. » (Jacques Roubaud, remarque 3340)
→ cela qui rend possible sans doute l’usage de ce temps très particulier qu’est le futur antérieur. Toutes les langues ont-elles un futur antérieur, ou bien la langue française est-elle spécialiste de ce processus d’étagement temporel ?
L’effondrement du vers
« L’effondrement du vers traditionnel amène un divorce (…) entre la poésie et une partie de son public. » (3360)
→ il suffit d’écouter les réactions et les remarques qui me sont faites lorsque j’explique à quelqu’un qui n’est pas du sérail que je m’occupe de poésie contemporaine. 99,9% de ces interlocuteurs n’ont aucune idée de ce que cela peut être, la poésie contemporaine. Et les plus récentes références données par ces interlocuteurs remontent au mieux aux surréalistes.
Définir la poésie
« Il est entendu qu’il n’y a pas de définition possible de la poésie. Mais cela ne dispense pas de proposer des définitions de la poésie. Pour voir où ça coince. C’est une tâche essentielle de la poétique. » (n° 3384)
→ et il est si vrai que même si on est conscient que cela est impossible, on ne cesse de tourner autour de cette question : qu’est-ce que la poésie ? Et qu’on est incapable de répondre quand on vous pose la question. Et d’autant plus que l’interlocuteur précédemment évoqué n’a aucune idée de ce que c’est que la poésie.
Le Fracas du temps
Les dernières pages du Fracas du temps de Julian Barnes sont admirables. Le musicien (Chostakovitch), devenu vieux, proche de la mort, s’interroge sur son passé, sur son œuvre, sur son attitude par rapport au régime qui l’a tant maltraité et soumis. Il est profondément amer, en revient même à contester la place ou la possibilité de l’ironie qu’il avait érigée en système pour parvenir à déjouer les pièges dans lesquels on l’enfermait. Ironie du langage musical, ironie de l’attitude existentielle. De cela même il vient à douter. C’est aussi une profonde réflexion sur la création : « Les dernières questions d’une vie d’homme sont sans réponse ; c’est leur nature. Elles hurlent seulement dans la tête, sirène en fa dièse.
Ainsi : votre talent est là, telle une couche de tourbe. Combien en avez-vous coupé ? Combien reste non coupé ? Peu d’artistes ne coupent que les meilleures sections ; ou même, parfois, les reconnaissent comme telles. Et, dans son propre cas, trente ans et plus auparavant, ils avaient érigé une clôture de fil de fer barbelé avec cet avertissement : NE PAS FRANCHIR CE POINT ; » (Le Fracas du temps, p. 188)
À Marseille, avec Jean-Christophe Bailly
Bel envoi récent des éditions Arlea avec un livre demandé, Incertain Valéry d’Hervé Dumez et deux propositions très bienvenues : Une image mobile de Marseille, de Jean-Christophe Bailly et Monet, impressions de l’étang, de Stéphane Lambert.
J’ouvre le livre de Jean-Christophe Bailly et me laisse entraîner, d’abord sans une très forte adhésion, dans les ruelles de Marseille, en direction de la « Bonne Mère. » Et puis soudain, le texte s’ouvre, on sort de ce qui pouvait ressembler à un exercice obligé (texte écrit dans le cadre d’une résidence) pour entrer dans ce qui fait la belle et forte spécificité de l’approche de Jean-Christophe Bailly, une approche résonnante, où viennent s’entremêler les disciplines, les mondes, les considérations, les échos dans le sillage d’un Aby Warburg, d’un Walter Benjamin. Non loin parfois d’un George Didi-Huberman, tellement relié lui-même à Warburg et Benjamin. Voici par exemple de très belles pages sur Artaud marseillais, en écho au film (au demeurant cité) d’Alain Paire. Rêverie sur la maison d’enfance d’Artaud : « Pourtant, sans accorder aux éléments biographiques la moindre valeur explicative, comment ne pas tenir compte du fait que les processus d’individuation qui sont d’abord des ébranlements de toute la matière psychique, aient dû affronter la réalité ici plutôt que là, dans cette ville et dans ce quartier, dans cette maison et ce milieu, et non pas ailleurs ? Il ne s’agit pas d’aller chercher des preuves, ni même peut-être des indices, mais de frotter légèrement la matière du monde là même où pour quelqu’un d’autre, en un autre temps – plus d’un siècle déjà dans le cas d’Artaud ! – elle s’est décollée et lui est apparue. » (p.28)
→ je me permets de douter, de manière générale mais aussi ici de manière singulière, de l’assertion selon laquelle il ne faudrait accorder aucune valeur explicative aux éléments biographiques. Cela me semble relever d’une vieille lune, où seul le texte compterait et parlerait. Bien sûr que si que la biographie compte, et comment ! En revanche, il faut être très prudent dans ce que l’on extrapole à partir d’elle et ne pas lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. Il faut aussi s’élever bien au-dessus (ou en-dessous) du niveau de l’anecdotique, du menu fait, voire du côté people pour comprendre les tensions, les tropismes qui précisément ont pu jouer dans le lent processus d’individuation dont parle Jean-Christophe Bailly.
→ et quelle belle auto-analyse de sa manière de faire à lui quand il écrit qu’il faut frotter légèrement la matière du monde là où… : exactement me semble-t-il, ce qu’il fait ici et ailleurs, dans Le Dépaysement par exemple. Frotter la matière du monde, mais pas de manière abstraite, à partir des lieux, des noms, de multiples associations et rapprochements.
Du chagrin
« Du chagrin on dit qu’il n’est rien, mais en vérité il est insondable. Les cavités qu’il creuse dans le lit du souvenir ont beau être enfouies, elles demeurent, et c’est le tissu de la ville (ou de la campagne aussi bien) où l’on est né qui en abrite le réseau. » (p.31)
→ je pense que Pierre Bergounioux ne dirait pas le contraire ! Et tant d’autres. Et chacun de nous, peut-être. C’est qu’ici Jean-Christophe Bailly développe deux admirables citations de Walter Benjamin : « l’enfance est le sourcier du chagrin » et « pour connaître la mélancolie des villes si glorieusement rayonnantes, il faut y avoir été un enfant. »
J.-C. Bailly qui ajoute que « le sens de ce que dit Benjamin, c’est aussi qu’il est possible d’imaginer à partir de ce que l’on croise les abîmes que ceux qui ne parlent pas, infantes, ont côtoyés. C’est en effet du côté du silence que tout se replie et se déplie : chaque enfant, en même temps qu’il apprend à parler, fait l’expérience d’une parole impossible et d’une impossibilité de la parole. » (p.31)
Et ici comment ne pas penser à Pascal Quignard !
Conflagration verbale
L’auteur relève aussi ces hasards (en sont-ils toujours ?) qui rapprochent, par le jeu de la toponymie et au sein du tissu urbain ou rural, des entités, des personnages souvent fort éloignés les uns des autres. Il parle de cette conflagration verbale qui fait se jouxter, dans un coin de Marseille, le square de Stalingrad, l’Église des Réformés et le café des Danaïdes. Ce serait aussi cela le paysage urbain, ce brassage-là, pas seulement brassage des origines et des populations, des styles et des couleurs, magnifiquement décrits dans ce tout petit livre, mais aussi le brassage des références historiques et géographiques, qui le plus souvent ont un vrai rapport avec la ville, quand ceux qui nomment les lieux n’ont pas été trop paresseux, ignares ou trop contraints dans leur tâche délicate !
Une méthode éminemment associative
…proche sans doute des processus inconscients, cette méthode de Jean-Christophe Bailly qui procède par mises en relation, par échos, par associations, ne craignant pas de mêler des éléments personnels à d’autres, plus généraux ou universels. Ainsi de ces pages où, s’étant arrêté un peu par hasard dans une étrange petite boutique marseillaise pour aquariophiles, il associe « des minuscules grenouilles albinos ou les barrettes lumineuses des bancs de néons bleus et rouges » à un restaurant chinois d’Arles, à une rue de la capitale du Sichuan et enfin à un restaurant de Boulogne-sur-Mer : « le point central est toujours-déjà un point-source où s’origine une série de ricochets qui à son tour peut en engendrer une autre et ainsi de suite, à l’infini. » (p.36)
→ manière de faire, méthode peut-être à laquelle je suis très attachée, puisque je crois que c’est aussi un peu celle que je développe ici, dans ce Flotoir.
→ il y a bien association de souvenirs que relie un petit pan de quelque chose. Et là aussi un phénomène de fondu enchaîné. Notre mémoire travaille en mode associatif, avec minuscules (voir insoupçonnés, indétectables) dénominateurs communs (à n’en pas douter joue ici la chimie du cerveau) et réduction de fractions. Le reliquat ? : quelque chose qui nous signe et nous assigne.
Scarlatti et Schumann
Toujours dans l’écoute des deux premiers disques du pianiste Lucas Debargue, je fais une analogie qui ne m’était encore jamais venue entre Scarlatti et Schumann. Dans les sonates de Domenico Scarlatti qui figure dans le premier disque, j’entends comme un écho de « L’Oiseau Prophète » (dans Les Scènes de la Forêt), dans l’interprétation pour moi insurpassée de Clara Haskil. Même impression de mystère, de furtivité évanescente et en même temps centrale de part et d’autre. Je ne sais pas si Schumann connaissait et aimait Scarlatti.
Incertain Paul Valéry
C’est le titre d’un petit livre d’Hervé Dumez, publié par les éditions Arléa. Écrit à la première personne, comme un texte de Valéry lui-même, il est fondé sur les textes même de l’écrivain. Une sorte de texte autobiographique à la manière de, dont on ne sait quelles sont les parties authentiques et les parties apocryphes. Cela donne un récit sans prétention, très vivant, joyeux même. Sur la couverture, une très belle photo qui semble appartenir à une collection privée, gros plan de Valéry à sa table, de profil, la tête posée sur la main gauche. On devine derrière les paupières baissées ce regard étrange, à la fois précis et lointain, que l’on distingue sur certains autoportraits du poète. Notamment cette huile sur carton, du musée de Sète, dont Auxeméry m’a envoyé une reproduction épinglée depuis des mois au-dessus de mon bureau, en compagnie de Walter Benjamin et de György et Martha Kurtág, de dos, à leur piano droit. (Auxeméry qui vient de m’envoyer une note sur ce livre d’Hervé Dumez, note que je vais publier très prochainement dans Poezibao).
Mémoire
De ce livre, j’extraie de nouveau une citation sur la mémoire : « peut-être, me disais-je, y a-t-il en nous une mémoire périodique et lente, plus profonde que la mémoire des impressions et des objets, une mémoire ou une résonnance de nous-mêmes à longue échéance, qui nous rapporte, et vient nous rendre à l’improviste nos tendances, nos puissances, et même nos espoirs très anciens… » (p.52)
→ et très curieusement de la lecture même de ce texte ont littéralement surgi ces vers de Nerval : « Il est un air pour qui je donnerais /Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber /Un air très-vieux, languissant et funèbre / Qui pour moi seul a des charmes secrets. »
Est-ce en raison de la si belle notion de mémoire périodique et lente ? (même rythme du décasyllabe, alors même qu’Hervé Dumez décrit Valéry choisissant ce vers pour le Cimetière marin : « Le décasyllabe n’était plus guère employé dans la poésie de cette époque, étant réputé monocorde. L’idée me plut par son exigence : composer un poème long sur un vers difficile parce que terne. » (p.60)
Un véritable atelier du poème
Dans un chapitre intitulé « Le Retour du poème », Hervé Dumez ouvre un véritable atelier du poème, qui me fait songer aux articles (ici et là) que m’avait donnés, jadis, Ariane Dreyfus, décortiquant la construction du poème et ses choix un par un. Toujours à la première personne, sans que l’on sache, là encore, quelle est la part des textes repris de Paul Valéry et de ceux qui lui sont prêtés par Hervé Dumez, il monte et démonte l’élaboration de « La Jeune Parque » puis du « Cimetière marin ».
Avec un vrai plaidoyer pour la forme, sinon pour le vers : « La règle seule force à cette rupture d’avec le langage ordinaire, qui est à la fois souffrance et puissance. » (p.58)
La marche
« La marche a ce pouvoir de se régler au rythme de nos pensées mais aussi en retour de se mettre à rythmer le flux de nos idées » (p.59)
→ je songe bien sûr à Jacques Roubaud, à ses immenses marches parisiennes de début d’après-midi, à tout ce qu’il a écrit sur la composition des poèmes, qui se forment au rythme de la marche, dont il retient par cœur chaque élément avant de le mettre sur le papier en rentrant chez lui. Non sans une certaine inquiétude : est-il toujours en mesure de marcher, comme il le faisait ?
Avec Peggy (portrait de lectrice)
17.08.2016, 14h56. Ce portrait-là j’ai bien failli l’abandonner. Impossible d’exploiter aucun indice photographique : la page ouverte n’est pas assez nette, la couverture, vaguement apparente, est trop floue. Mais je persévère, déchiffre un tout petit morceau du nom de l’auteur, et de fil en aiguille je parviens à reconstituer le puzzle. La lectrice est une femme, pas jeune, elle porte une robe blanche, avec un motif rayé bleu et blanc. Fine chaîne en or autour du cou, cheveux clairs sans doute teints, mais discrètement. Elle semble plutôt grande, mais il y a surtout quelque chose qui me frappe : elle suit les lignes avec son doigt, ce qui ne l’empêche pas de lire relativement vite. Ses mains sont bien celles d’une dame âgée, noueuses, avec nombreuses taches. Elle lit Peggy Guggenheim, de Véronique Charmet.
Lire
Étrange comme parfois on peut se laisser abuser par ce que l’on sait d’un écrivain, d’un auteur, qui par exemple est un grand intellectuel. Et puis on ouvre un de ses livres (roman ou surtout poésie) et là, en quelques secondes, on est fixé sur le fond. L’écriture ne peut mentir et révèle ce qu’il en est véritablement de la qualité de la création. C’est souvent un jeu très cruel.
Objectivisme
Dans Poétique, Remarques, quelques fortes notes de Jacques Roubaud sur l’objectivisme américain et sur le travail de Reznikoff : « Qu’est-ce qui permet à Reznikoff, dans Testimony, d’échapper aux pièges de l’insistance, du sentimentalisme, de la propagande, du moralisme ? C’est le choix formel : travailler à l’intérieur de morceaux de langue préexistants, composés selon des critères stricts : les comptes-rendus des témoignages de justice. » (3398)
→ quelle grille pour l’autocritique d’un texte ! : échapper à l’insistance, au sentimentalisme, à la propagande (elle n’est pas forcément politique) et au moralisme, ou au pensé-correct !
Lisant ces mots, on se dit aussi que nombre de ceux qui travaillent sur des morceaux de langue préexistants devraient s’inspirer de cette remarque et bien réfléchir notamment aux sources de leurs prélèvements de langue (sans doute trop souvent les journaux, qui sont déjà eux-mêmes biaisés, pétris de langue de bois, très formatés et conditionnés).
Toutes les remarques de 3394 à 3403 sont des remarques fortes et très bien informées sur l’objectivisme américain, celui que Roubaud dit « radical » : « L’objectivisme radical peut entraîner des difficultés de compréhension immédiate. Le monde tel qu’il se présente à nous, si on cherche à l’appréhender poétiquement sans le sentimentaliser, l’interpréter moralement, sans le commenter a fortement tendance à l’hermétisme, la lacune, à l’ellipse. » (3403).
Définir la poésie
Pas de définition possible de la poésie disait Roubaud (en 3384), qui ajoutait que s’y essayer néanmoins constamment, c’était le cœur de la poétique. Alors en voici une qui retient : « La poésie est un art de mémoire destinée à la prise de possession par chacun de sa propre langue, non comme moyen de communication ou de pensée seulement mais comme forme de vie. » (3416) Remarque complétée par celle-ci : « Il y a en chacun un besoin de poésie, peut-être parce qu’il y a en chacun une attraction pour l’appréhension langagière du monde, d’où la force de la tendance à voir de la poésie partout.
La chute de poésie met chacun à côté de sa langue. » (3418)
→ et cette préjudiciable chute de la poésie me semble justifier à elle seule tout le travail de Poezibao !
Les mots-clés des remarques
En 3425 et 3449, Roubaud dresse une liste de mots-clés qui sont ceux autour desquels elles tournent toutes, ces remarques : poésie, mémoire, nombre, temps, forme, rythme.
Drôle et méchant
« L’idée-Nobel de la poésie (…) : la poésie est une décoration morale ; les poètes constituent une o.n.g. de la littérature. » (3451)
Un curieux constat
que celui que fait J. Roubaud en sa remarque 3454, constat qu’on aimerait bien le voir développer : « Pas besoin d’avoir écrit un roman pour lire un roman. Mais pour la poésie, on ne saurait trop recommander de s’y exercer avant de lire ».
Une pierre dans le jardin du critique ?
De même en musique, je lis souvent que tel ou tel interprète se sert manifestement du fait qu’il sait aussi composer.
Il s’agirait donc de connaître de l’intérieur le processus de création pour mieux lire la poésie, mieux entendre la musique ?
Une décision
« La poésie se reconnait à une décision. » (3460)
« Qu’il soit nécessaire de décider que quelque chose est poésie est un trait du moment contemporain. Il n’y a plus d’évidence. » (3461)
Voir et entendre
Je reprends après une bien trop longue interruption le livre de Santiago Espinosa, Voir et entendre, critique de la perception imaginaire. Espinosa qui dans une note de la page 66 conteste fortement la vision de F. Wollf dans Pourquoi la musique ? dont il a été beaucoup question dans ce Flotoir. L’auteur y renoue, selon Espinosa, avec « la très vieille – et largement répandue – tradition selon laquelle la musique a un pouvoir universel, "transculturel" d’"exprimer des émotions." »
Serait-ce la raison pour laquelle ce livre, Pourquoi la musique ?, a fini par me tomber des mains malgré l’ardent désir de l’accueillir qui m’animait ? Comme si j’avais deviné, senti que je n’étais pas vraiment sur zone ! Que je comprenais que là la musique était rabattue sur autre chose qu’elle-même alors « qu’elle ne "parle" pas, qu’elle ne raconte pas, qu’elle est silence. » (p.66).
Et à ce sujet S. Espinosa se livre à une belle analyse de la pensée de Nietzche sur Wagner : « Wagner ôtait à la musique sa puissance dionysiaque – l’intuition crue du réel – et en faisait au contraire un discours, véhicule d’idées. » (p.67)
Figer le réel
« Figer le réel dans une image, c’est arrêter la musique dans l’instant, y mettre une pause ; c’est également s’en débarrasser. »
→ à partir de cette remarque, il faudrait réfléchir, en se mettant en situation, à ce qu’il advient dans notre for intérieur quand nous appuyons sur la touche pause !
→ Ces mots m’aident aussi à comprendre ma difficulté à appuyer sur pause en ce qui concerne ce Flotoir, dans le but d’en extraire des éléments, pour « monter » quelque chose qui pourrait ressembler à un livre. Il aurait une forme musicale, serait un flux, dépendant du temps de son écoulement et tout arrêt sur mots pourrait tuer ce qui fait sa particularité ?
Face à la musique
« Nous dirions de bon gré que l’"attitude philosophique" face à la musique, ainsi que celle de Larbaud d’après son ami Mallet, consiste en "une jouissance de vivre que, loin de compromettre, la pensée de la mort aiguise." » (p.67)
→ je termine ici la première partie, « Homo videns » dont la traversée fut matériellement, par ma faute, et psychologiquement, un peu longuette pour aborder la seconde grande partie du livre de Santiago Espinosa, Voir et entendre : « Homo audiens ». Dont j’attends évidemment beaucoup ! A suivre.
Incertain Valéry
Toujours beaucoup de plaisir avec ce court livre d’Hervé Dumez. Un grand chapitre, peut-être un peu plus banal, sur l’histoire d’amour de Paul-Lionardo avec Karine (Catherine Pozzi).
Et des propos amusants sur la rencontre avec André Breton et au-delà sur la volonté de tant de créateurs d’être originaux : « l’époque se mit à faire de l’original sans origine, en même temps qu’elle inventait le café sans caféine. » (p.84) et un peu plus loin « En réalité, rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres – encore faut-il les digérer – le lion est fait de mouton assimilé » ou encore « Ils ne comprirent pas que la tâche la plus difficile était de faire du vieux à une époque où la nouveauté est à tout coin de rue ? » (p.85)
→ toujours cette vigoureuse impression du bienfait à revenir vers Valéry, notamment quand le niveau de bêtise du monde ambiant monte dangereusement, comme le niveau des mers ! Dans les premières années du Flotoir, directement né de la fréquentation éblouie des Cahiers de Paul Valéry, il était placé sous cette note valéryenne : « Retenir, noter, comprendre, combiner, prolonger, préciser.
Nettoyer la place – Rompre.
Revenir à ses références absolues – se rassembler. »
Le travail de tous les matins, pratiquement sans dérogation, sur des dizaines d’années, comme le rappelle bien Hervé Dumez dans son livre Incertain Valéry.
Et à propos d’époque, on ne peut que frémir devant les propos de Valéry, écrivant que « l’époque était telle que pour chaque brique posée, un mur s’écroulait (…) lorsque Einstein fut déchu de sa nationalité allemande, la politique de l’esprit apparut telle qu’elle était : une digue de sable patiemment érigée avec de petites pelles d’intelligence contre un raz de marée de bestialité menaçante ». (p.90)
Compatibilité ?
Problème quasi mathématique. Valéry explique, par la plume de H. Dumez que leurs esprits, à lui et à Proust, n’étaient pas faits pour s’entendre. Et moi de me demander si deux esprits incompatibles, Valéry et Proust (mais on pourrait imaginer bien d’autres exemples en explorant ses propres tropismes et choix) peuvent, logiquement, séduire concomitamment, un troisième esprit. Autrement dit, plus simplement, comment peut-on aimer en même temps Valéry et Proust ?
Rédigé par Florence Trocmé le 29 septembre 2016 à 16h43 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 24 septembre 2016 à 17h36 dans photomontages | Lien permanent
Michel Butor
Passé le grand silence de fin d’été qui a accompagné sa disparition, le 24 Août, voici que sortent ici ou là des livres, des articles. Ainsi de ce très bel article d’Yves Peyré dans la revue En attendant Nadeau, n° 16.
J’y relève notamment :
« Mobile se présente sous la forme heureuse d’un dévoilement du contemporain, poussière de réalité, réseau très dense, écart de la voix qui accepte et refuse l’épars. »
« Butor, dans la pertinence de son désir et la justesse de sa tombée en volumes et plaquettes de tous genres, a reculé les limites du livre et de la littérature. En cela, il a obéi à l’exigence de plasticité propre à la page poétique moderne, il a élargi et assoupli la syntaxe physique du poème, il a aidé le livre à se renouveler et à retrouver en plein élan une assise fondatrice, susceptible de laisser passer un nouveau certes déjà là mais au moins autant à venir. En 2004, sous la forme d’une promenade choisie, le recueil, si justement dénommé Anthologie nomade, donne une idée significative de l’itinéraire de Michel Butor, du multiple de l’apparition qu’il ne cesse de traquer pour le révéler et du jeu avec la page qu’il tente de livre en livre. »
→ Cela fait si longtemps que je pense que Michel Butor est un de nos écrivains essentiels, si peu lu, y compris dans les milieux poétiques, si peu mis en avant, en dépit de son rôle central dans la conception de la poésie.
→ Occasion aussi de dire ici l’importance de la revue En Attendant Nadeau. Elle tient la route malgré la difficulté du projet. Ce dernier numéro comporte comme les précédents une remarquable série d’articles couvrant tout le champ littéraire et au-delà (arts, musique, histoire, sociologie) comme plus personne ne le fait aujourd’hui. (ici les quinze premiers numéros en PDF). La revue est mise à disposition gratuitement.
De la lecture
Ayant préparé et mis en ligne un intéressant entretien donné par Joël Kerouanton sur son entreprise baptisée Le Dico du spectateur m’est venu ce désir, impossible sans doute à mettre en œuvre faute de temps et en raison de l’ampleur du projet, de composer un « dictionnaire du lecteur ». Il est vrai que « les notes sur la création » de Poezibao recensent précisément ces citations, ces remarques, ces notes sur le lecteur, sur la lecture, sur le fait même de lire. Je pourrai par exemple y inclure ces mots, extraits d’un entretien de Marie de Quatrebarbes sur Michel Couturier (voir aussi cette note de lecture d’Anne Malaprade dans Poezibao) : « Michel Couturier recensant dans des boîtes l’ensemble des significations possibles pour chaque mot utilisé dans L’ablatif absolu… La page en apparence très structurée de Couturier agit sur le lecteur comme des sables mouvants. Elle ne cesse de décaler ses registres et il est parfois difficile d’y avancer avec fermeté. » (source)
→ ce que je retiens ici c’est la notion de déstabilisation du lecteur. Cette page qui ressemblerait à des sables mouvants, image très forte pour moi qui ai toujours entendu parler des fameux sables mouvants de la Baie du Mont St Michel où la mer « monte à la vitesse d’un cheval au galop ».
Je retiens aussi ces propos sur les revues : « à mes yeux, les revues désignent moins un format éditorial défini par une périodicité, qu’un goût pour l’expérimentation s’appuyant sur des régularités : amitiés, temporalités partagés, rituels… Régularités qui peuvent volontiers être changeantes et fluides. »
Lectures à la volée
Réussi à faire ce que je voudrais faire plus souvent, m’asseoir une heure ou deux, pour feuilleter les derniers livres reçus et décider en connaissance de cause ce que j’en fais.
Cécile Riou, Chaine et chine : beaucoup aimé ce livre. C.Riou m’écrit un petit mot pour me dire qu’elle est le « lectrice de Proust » rencontrée dans les A supposer de Jacques Jouet et les poèmes qu’elle m’envoie ont fait partie des « Poèmes adressés du jour ». Elle en a rassemblés une séquence dans un très beau livre où elle a cousu des mini carrés de tissus. Petit tirage d’une cinquantaine d’exemplaires seulement, textes de très belle qualité. Elle se dit couturière et poète. Je lui ai demandé de m’envoyer deux des séquences pour l’anthologie permanente de Poezibao.
Dans la revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, je remarque de beaux textes de Cole Swensen. Depuis un train, des sortes de fondus enchainés ce qui me parait très fort avec des mots !
Jean-Charles Depaule, L'Impossibilité du vide. Un ouvrage très intéressant, sorte d’abécédaire libre sur les notions de ville, d’espace, de plein et de vide. Entièrement fait de citations, superbes citations, l’auteur a une bien belle bibliothèque.
Quand la vérité devient impossible
« Quand dire la vérité devenait impossible – parce qu’on risquait une mort immédiate –, elle devait être déguisée. Dans la musique folklorique juive, la danse est le déguisement du désespoir. Et en l’occurrence le déguisement de la vérité était l’ironie. Parce que l’oreille du despote est rarement assez fine pour l’entendre. » (Julian Barnes, Le Fracas du temps, p. 97)
→ assez fine pour l’entendre. La subtilité de l’ironie, ses jeux avec la vérité, il n’y a sans doute pas que le despote qui n’a pas l’oreille assez fine pour bien l’entendre mais aussi tous ceux, dont je suis, qui se laissent prendre par la doxa, le discours ambiant. Il faut sans doute une oreille particulière et exercée à cela : détecter le subliminal, ce que dit vraiment la musique par-delà ce qu’elle semble dire.
→ le livre de Julian Barnes est une analyse magistrale de l’effet, sur un créateur, de la censure, de la dictature. Quand il y va de sa vie et pire encore de celle de ses proches. Il démonte toutes les bonnes raisons que les bonnes consciences invoquent pour ne pas comprendre tel ou tel comportement, telle ou telle dérobade, tel ou tel reniement (ah Pierre, par trois fois, et nous qui te jetons si facilement la pierre !!!). Il y a des scènes inoubliables dans Le Fracas du Temps, comme cette séance aux États-Unis où Chostakovitch a été dépêché comme représentant de la doxa musicale russe, contre son gré bien sûr, et où il doit lire un interminable discours que bien évidemment il n’a pas écrit. Mais pas lu, non plus ! Et de s’apercevoir que le texte comporte une terrible charge contre Stravinsky qui est un dieu pour lui. Terrifiante humiliation, renforcée par les jeux troubles d’un exilé russe qui voudrait que Chostakovitch tourne le dos au pays (mais aussi à tout ce qui lui est cher chez lui) et devienne un musicien dissident. Tous les rouages sont démontés, avec une mise à plat impitoyable des bonnes raisons de ceux qui vivent confortablement de l’autre côté et avec une analyse très lucide du principal intéressé, qui comprend le double aspect des choses. Il en va de ce livre comme de certaines scènes du film La vie des autres, il donne à comprendre ce que ceux qui étaient de l’autre côté avaient à vivre et à endurer, dans leur esprit, leur chair et aussi leur conscience, ce qui est peut-être le pire.
Shakespeare et Chostakovitch
« Oui, il adorait Shakespeare ; avant la guerre, il avait écrit la musique pour une mise en scène de Hamlet. Qui pouvait douter que Shakespeare eût une profonde compréhension de l’âme et de la condition humaine ? Y aurait-il une plus formidable représentation du fracassement des illusions humaines que Le Roi Lear ? Non, ce n’était pas tout à fait cela : pas un fracassement, parce que cela implique une seule grande crise. Ce qui arrive plutôt aux illusions humaines, c’est qu’elles s’effritent, se flétrissent. (…) les illusions, même mortes, continuent de pourrir et de croupir en nous. Nous ne pouvons échapper à leur goût et à leur odeur. » (100)
Et un peu plus loin, parlant de l’un des sbires du pouvoir, cette remarque assassine : « L’homme avait une oreille très moyenne pour la musique, mais excellente dès qu’il s’agissait du pouvoir. » (103)
Oreille pour l’ironie, oreille pour le pouvoir.
L’oreille pour
Or je viens d’écouter une conférence TED donnée par une percussionniste célèbre et…sourde, Evelyn Glennie, une conférence dont le thème est l’écoute. Listen, listen, listen, dit-elle. Mais comment écouter ? Pas seulement avec les oreilles, dit-elle mais avec tout le corps. Travailler la musique non dans les manuels mais par l’expérience. Expérimenter le son. Et elle en donne de multiples exemples très frappants.
→ ce que nous fait le son, dans tout le corps, ses résonnances. Ce que nous fait la lecture. Quel effet physique, matériel des voix sur nous, voix parlées, voix chantées ? Sortir de la limite du canal unique à chaque fonction attribué. Écouter ce n’est pas qu’une affaire d’oreille, voir ce n’est pas qu’une affaire d’yeux, lire ce n’est pas qu’une affaire d’esprit. On découvre au demeurant comme est complexe le trajet des perceptions dans le cerveau et surtout comme chaque perception, loin de mettre en jeu une seule zone, un seul canal, focalise de très nombreux pôles, « allume » de nombreuses régions du cerveau, qu’elle pousse à se relier.
→ J’écris ces mots écoutant un disque étonnant, signalé par ResMusica, des œuvres pour violon et piano de Stravinsky et Desyatnikov remarquablement jouées par le pianiste Lucas Geniušas et le violoniste Aylen Pritchin. Où je retrouve la très belle faculté de Geniušas de dire la musique, de tenir l’auditeur en haleine par son phrasé, par la construction des pièces… Le disque comprend notamment la pièce de Desyatnikov, Wie Der Alte Leiermann… fruit de la collaboration, depuis 1996, du compositeur avec le violoniste Gidon Kremer, sur lequel j’ai écrit hier une courte note car il vient de recevoir un prix japonais prestigieux, parfois considéré comme une sorte de Nobel de la musique, le Praemium Imperiale.
Ce dictionnaire du lecteur
Une idée récurrente que ce dictionnaire du lecteur. Ce ne serait pas bien évidemment un recueil des relevés de lecture d’une personne, mais une compilation, une immense compilation, de toutes sortes de données et citations sur la lecture et le lecteur.
Et bien sûr j’imaginerais volontiers un dictionnaire de l’écoutant (je choisis ce mot plutôt que celui d’auditeur, qui me semble trop restrictif et rabattre sur le champ de la radio, de l’enregistrement, etc.).
L’art est à tout le monde
Toujours dans Le Fracas du temps, ces remarques que se fait Dmitri Chostakovitch mais qui sonnent un peu comme un manifeste de Julian Barnes : « L’art est à tout le monde et n’est à personne. L’art appartient à toutes les époques, non à une époque. L’art appartient à ceux qui le créent et à ceux qui l’aiment. L’art n’appartient pas plus au Peuple et au Parti qu’il n’appartenait jadis à l’aristocratie et au mécène. L’art est le murmure de l’Histoire, perçu par-dessus le fracas du temps. »
Magnifique formule : L’art est le murmure de l’Histoire, perçu par-dessus le fracas du temps, qui explique le titre de ce livre. Qui n’est en rien une variation égotiste et virtuose sur le cas Chostakovitch mais une véritable méditation sur la création et sur les conditions politiques et sociales de la création.
Et un peu plus loin : « Il écrivait de la musique pour qui voulait l’écouter (…) il écrivait de la musique pour les oreilles qui pouvaient entendre. Et il savait par conséquent, que toutes les vraies définitions de l’art sont globales, et que toutes les fausses définitions de l’art lui attribuent une fonction spécifique. »
→ et j’en profite pour saluer la très belle traduction de Jean-Pierre Aoustin (je n’ai pas l’original en main et ne puis en juger vraiment, mais j’aime la fluidité de cette traduction, son élégance, sa capacité à bien rendre une pensée complexe).
Fiction
Constat : j’étais un peu en manque de fiction. Ce qui me fait écrire cela, c’est non seulement le plaisir ressenti mais les répercussions sur la pensée de deux lectures récentes ou en cours, Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal et Le Fracas du temps de Julian Barnes. La lectrice de poésie et d’essais que je suis ne devrait pas se couper de la fiction. C’est un autre regard sur le monde, c’est une autre approche de la littérature et de l’art. Exclure la fiction est se couper une aile. Il y a aussi cette propension des fictions à poursuivre le lecteur, à l’appeler au retour vers le livre qui ne me semble pas aussi opérante avec un livre de poèmes ou un essai, fussent-ils remarquables.
Car quoi la beauté
Le titre du gros recueil d’essais de Jean Starobinski, La Beauté du Monde, le titre du livre de Bernard Bro, La Beauté sauvera le monde (emprunté bien sûr à Dostoïevski, L’Idiot)
et cette note :
« Car enfin, quoi de la beauté ? », s’interroge Jean-Luc Nancy dans Le Plaisir au dessin. Avant de répondre : « [E]lle est la splendeur du vrai. C’est-à-dire l’éclat par lequel le vrai se manifeste. Non pas une auréole ou une brillance attachée à cette manifestation ― cette splendeur n’a pas à être rutilante ni somptueuse […]. Mais l’éclat de la chose ― le vrai ― qui n’est précisément que son éclat et le fait qu’il éclate. Or il éclate quand distinctement une forme s’enlève […] ».
Dans un article de M Gosztola sur Tomlinson
Tout grand poème
Une citation de Gabriel Bounoure sur l’une des cartes envoyées par Auxeméry : « tout grand poème (…) est le lieu où les énergies de l’univers montent vers le langage ». (Marelles sur le parvis).
Lucas Debargue
Je l’écoute et l’écoute, en boucle. Le deuxième disque de Lucas Debargue depuis qu’il a été découvert lors du concours Tchaïkovski au cours de l’été 2015. Le largo e mesto de la Sonate n°7 de Beethoven me met les larmes aux yeux et cette émotion gagne sur tout ce que je lis et fais, me rend plus ouverte, plus accessible peut-être. Je parcours les livres pour faire ma rubrique « Livres reçus par Poezibao » et là encore, les larmes me viennent aux yeux. Ce tout jeune pianiste touche quelque chose d’infini, de profond, d’essentiel. Cela qu’il donne, la façon dont il joue, que je dirai au bord de l’infini, même si cette formule ne veut pas dire grand-chose, c’est cela que je cherche dans la musique et que je ne trouve bien sûr que rarement. Très rarement dans les disques, qui sont trop le fait de techniciens talentueux mais pas de métaphysiciens ou de connaisseurs de l’âme humaine. Debargue me semble faire partie de ces derniers. Peut-être ce que Michèle Finck appelle, à la suite de Yehudi Menuhin, la troisième main, quand quelque chose d’autre que la technique, le savoir, les capacités personnelles se manifeste, reliant le musicien à plus que lui-même et même que le compositeur qu’il interprète
Julien Blaine
Trois fois dans une même journée sans parler d’un livre de lui tout récemment reçu, trois occurrences un peu étranges, car pour les deux premières inattendues, a priori, avec ce que je sais de lui : une sorte de pub ou fausse pub dans Le Monde ; une citation dans Poétique, remarques, de Jacques Roubaud, n° 3251 : « (Julien Blaine) La ligne d’horizon est une conjonction de coordination » ; et un mail de lui.
Jacques Roubaud
cette « remarque » qui me fait bien sûr penser à la musique : « Quand une disposition transformée d’un mètre est formulée pour la première fois, elle n’est pas comprise : tout ce qui est nouveau est d’abord entendu comme du bruit. » (3226)
D’où l’idée magnifique de cette émission que j’écoutais très jeune et dont je n’ai jamais retrouvé l’intitulé. Émission dédiée à la musique contemporaine et dont le principe consistait à donner deux fois de suite une œuvre. Qui bien souvent la première fois ne semblait que « bruit ». Puis que le présentateur analysait, situait, expliquait. La deuxième écoute n’était plus bruit mais musique.
Et s’il en allait de même pour les plus novatrices et les plus exigeantes de nos lectures ? D'abord bruit puis lente naissance du sens de l'oeuvre.
Roubaud et Socrate
Socrate : Qu’est-ce que la poésie ? – Théétète : de ça de ça et de ça. – Socrate : la question n’est pas p’tit Théétète de quelles choses la poésie est ni combien de la poésie il y a, la question est, "qu’est-ce que la poésie ?". – Th. : la poésie. (Remarque n° 3249)
Cole Swensen et le fondu enchaîné
Retranscrivant pour l’anthologie permanente de Poezibao cet extrait de Cole Swensen : Une église au milieu d’un champ est un arbre, j’ai aussitôt pensé au fondu enchaîné. Histoire de longue traîne pour moi que celle du fondu enchaîné. Puisque cela remonte à la petite enfance. À cette expérience de nature quasi magique du spectacle donné à des amis, parfois, le soir, par mon père : un fondu enchaîné de diapositives. À l’époque, dans les années cinquante et soixante, il n’existait pas encore d’appareils sophistiqués pour produire de tels effets. Mon père avait fait construire un petit dispositif, une planche horizontale où il posait les deux projecteurs, une lame de bois verticale dans laquelle étaient encastrés deux diaphragmes actionnés par une manivelle. L’un s’ouvrait tandis que l’autre se fermait et ce mouvement donnait naissance à toutes sortes d’états intermédiaires de l’image (de la matière !), de superpositions, dont il est évident que je recherche l’idée quand je pratique mes propres montages photographiques. Pour une très jeune enfant, il y avait quelque chose d’extraordinaire à ce spectacle, soutenu en plus par un choix musical de toute beauté, Debussy, Ravel, Messiaen, Jardins sous la pluie et autres Fêtes des belles eaux. Expériences fondatrices donc, pour la photographie et la musique.
Or le procédé du fondu enchaîné me semble rarissime en littérature, parce que sans doute très difficile techniquement. Et j’ai ce sentiment, qu’ici, dans le cadre de ces « Paysages en train », Cole Swensen parvient à en produire l’effet, né du jeu des images qui se succèdent sur la rétine à toute allure, lors d’un voyage en train.
Multi-temporalité du souvenir
Les « Remarques » de Jacques Roubaud suscitent toute une réflexion, parfois quasi subliminale, sur la mémoire, le souvenir, l’oubli. C’est ainsi qu’a surgi l’idée que le souvenir brassait en fait des temporalités multiples et de manière dynamique car évolutive. Il y a le temps du fait dont on se souvient ; puis le feuilleté parfois épais de tous les temps intermédiaires, que le fait ne remonte jamais à la mémoire ou bien qu’il y revienne périodiquement ; et il y a enfin le moment où on se souvient. Si bien que quelqu’un qui serait pleinement dans le souvenir serait en fait sinon hors du temps, en tous cas hors du seul temps présent, dans une multi-temporalité. Qui me semble un des caractéristiques de l’inconscient. Phénomène que l’on trouve à l’œuvre dans les célèbres évocations de Proust, madeleine, pavés de Saint-Marc, etc. Écrasement ou déploiement de temporalités distinctes. Qui nous fait dire à la fois quand, où et même qui suis-je ?
Rédigé par Florence Trocmé le 24 septembre 2016 à 17h29 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 13 septembre 2016 à 11h20 dans photomontages | Lien permanent
Portraits de lecteurs
Grande promenade photographique au square St L. pour faire quelques portraits de lecteurs. Et un constat : des best-sellers plutôt que des livres plus pointus. Suis-je étonnée ?
Je ne dresserai pas un portrait complet de trois des femmes photographiées, la première lisait 50 nuances plus claires de EL James ; l’autre est en bikini, sur une serviette étalée sur la pelouse du square. Elle lit L'Accro du shopping à Hollywood, de Sophie Kinsella. Écouteurs dans les oreilles, smartphone posé à côté d’elle, sur la serviette.
La dernière est un personnage étrange. Elle est à l’ombre, petit chignon serré, visage fermé, elle est tout en noir. Elle est plongée elle aussi dans son livre, mais de celui-là, on ne doit rien savoir, il est recouvert de papier kraft.
→ Il y a dans cette enquête-là, l’enquête photographique, photos prises à l’insu bien sûr des « injoignables », les lecteurs, tout le travail post-opératoire ! Autrement dit le développement des photos et la tentative d’élucider un maximum de choses, notamment le titre du livre. Cela peut se faire par un zoom sur la page ouverte, cela marche parfois : cela a marché pour les nuances de gris mais pas pour un autre livre, dont je parlerai plus tard ! Parfois la page est trop floue pour que je puisse rien en relever.
La vieille dame et Modigliani (portrait de lectrice)
17.08.2016, 14h51, Je repasserai deux fois avec mon appareil à la hauteur de cette lectrice et je parviendrai à distinguer la couverture de son livre. Elle est assise à l’ombre sur un des bancs du square, droite, digne. Elle n’est pas jeune. Elle a les ongles longs, je les vois sur la tranche du livre, soignés, une grosse montre ronde plutôt moderne, deux blouses superposées, l’une à petits motifs en losange ou ronds clairs sur fond bleu, l’autre écossaise rouge et blanche. Elle en retire une au moment où je passe près d’elle pour la première fois. Elle a des taches sur le cou et le visage, des rides, de petites oreilles bien formées. Elle porte un pantalon de couleur jean en élasthanne, qui souligne son ventre. Les cheveux sont gris, légèrement bouclés, bien arrangés. Elle est très loin. Elle lit un livre de poche, un livre de Ken Follett qui s’intitule Le scandale Modigliani. Voici la présentation du livre par l’éditeur : « Une jeune, brillante et séduisante étudiante en histoire de l’art, décidée à écrire sa thèse sur la relation entre la drogue et la créativité artistique, découvre par la même occasion l’existence d’un Modigliani perdu ; elle décide de se lancer sur ses traces, entraînant derrière elle une série de personnages hétéroclites : des peintres, talentueux et méconnus, en colère contre le mercantilisme du marché de l’art ; des faussaires, des négociants d’art peu scrupuleux... »
Le mystère du lecteur, c’est bien son caractère injoignable (l’expression est de Siegfried Plümper-Hüttenbrink). Où est partie cette dame, dans sa lecture ? Pourquoi lit-elle cet auteur ? Apprécie-t-elle l’art, Modigliani, s’intéresse-t-elle à la création artistique ou bien est-elle simplement à la recherche d’un bon livre policier, de suspens ? Je ne le saurai jamais.
Henry et l’homme au torse nu (portait de lecteur)
17.08.2016, 14h45. L’enquête cette fois sera serrée. Je passe une première fois et je photographie cet homme, de dos, assis sur un banc. Il est en plein soleil, porte une casquette blanche, un short bleu court et il est torse nu. Sa peau est très bronzée et il a des lunettes de soleil. Il est totalement absorbé dans sa lecture. Je parviens à déchiffrer plusieurs phrases et selon ma méthode habituelle, je les inscris dans un moteur de recherche, entre guillemets. Mais aucune de ces phrases n’est reconnue. À ce stade, je ne me souviens plus que je suis passée une nouvelle fois, cette fois dans une autre allée, non plus derrière mais devant cet homme et que je l’ai de nouveau photographié. Et sur cette photo-là, la couverture du livre est apparente, et elle est déchiffrable : il s’agit de L’Américain de Henry James, dont le héros est bien un certain Newman dont j’avais lu le nom sur la page ouverte, une des dernières où Christopher Newman refermait une lourde pierre sur son passé. La femme qu’il aimait et qui était d’un tout autre monde social que lui venait de se faire carmélite. À côté de l’homme, une sacoche, une canette de coca et derrière lui, sans doute avec lui, allongée dans l’herbe, tout aussi absorbée dans son livre, une femme.
Michaux, radio
Sentiments très étranges, hier soir, tard, en écoutant via un podcast des Nuits de France Culture une émission des années 60 sur Henri Michaux. La qualité inégalée de France Culture, à tous les niveaux, intelligence de la conception et de l’utilisation du média radio, beauté des voix disant les textes (rien moins que Roger Blin ou Michel Bouquet). Et ce qui m’a frappée surtout, c’est la diction. Bien plus lente que celle d’aujourd’hui, plus profonde si ce mot peut avoir un sens dans ce contexte. Une diction avec une sorte de respiration, même brève, mais qui ouvre l’écoute et la laisse respirer.
Je me souviens
Sentiment que l’écoute de ces très anciennes émissions pourraient fonctionner telle la fameuse madeleine de Proust : inductrice de souvenirs et de sensations, tant cette écoute fut constante et tellement féconde. France Culture et France Musique ont indéniablement été mes vrais maîtres. Souvent ce sont ces deux stations qui m’ont conduites vers les livres et vers les disques, comme personne autour de moi ne savait le faire et pas même dans le milieu universitaire, fréquenté quelques années.
→ Mais reprenant les Remarques de Roubaud, après une longue interruption, je découvre celle-ci, si intéressante et juste : « Je me souviens est déjà, en larges pans, incompréhensible à un moins de trente ans. Il sera, plus tard, appréhendable par une annotation. » (Remarque 2799)
Je remarque à propos des Remarques
que plus le livre avance, plus Jacques Roubaud renvoie telle remarque à une remarque antérieure, via son excellent système de numérotation. Mais je regrette soudain que cela fonctionne uniquement dans le sens rétrograde et que la note appelée plus tard dans le temps ne soit pas aussi évoquée, par anticipation dirait Roubaud, dans la note antérieure. Il y aurait alors, peut-être, des systèmes de boucles sans fin.
De l’accélération
Toujours pensant à cette remarque de Roubaud sur Je me souviens de G. Perec. Cette idée que l’obsolescence des je me souviens serait de plus en plus rapide à se manifester. En raison de l’accélération du temps. Je me demande alors si le mathématicien Roubaud connait une fonction mathématique, qui existe forcément, qui traduise l’accélération d’un phénomène, comme dans le Boléro de Ravel ou la fin du Nocturne op. 55 n°1 en sol mineur de Chopin. Tout ce qui concerne la dilation ou l’accélération du temps, qu’elles soient réelles ou ressenties me semble un excellent indicateur à de multiples points de vue. Me semblent en dire très long.
Mémoire
« La mémoire exige non seulement des images mais l’ombre de ces images. C’est elle qui nous donne le sentiment du passé. » (2854)
→ ces remarques de Roubaud, dont certains sont pour moi trop techniques, je l’ai déjà dit (considérations très pointues sur les mathématiques et sur la métrique poétique), sont un extraordinaire réservoir d’annotations sur la mémoire, qui serait presque le vrai fil rouge de toutes les remarques. On sent la pensée de Roubaud revenir sans cesse sur ce thème, l’enrichir, le nourrir, le retourner, le relier à son œuvre, aux œuvres des autres, à tout un ensemble, immense, de travaux, de réflexions.
Et cela nous vaut, à nous lecteurs (il faut être certes un peu patient, mais en se donnant le temps, on avance dans cette forêt de notes touffue, mais soigneusement balisée, cela nous vaut la découverte de véritables pépites. Comme cette remarque que je viens de citer. L’ombre de l’image dans la mémoire, l’ombre qui, peut-être, se creuse, se densifie de tous les retours de l’image dans la conscience. Ombre morte ou inerte qui de nouveau entrerait en vibration dans la réminiscence ?
Le texte d’un poème et la mémoire
Ces deux remarques de Jacques Roubaud, pour enrichir ma réflexion sur mon grand terrain d’études, la poésie : « Tout texte d’un poème, comme toute "performance" est, mais n’est qu’une partition. Mais l’instrumentiste n’est pas le poète, c’est vous. » (2892)
→ vous, le lecteur, vous le lecteur silencieux, mais vous aussi, le lecteur à haute voix, l’acteur, me dis-je en repensant à cette émission sur Michaux et à l’admirable médiation du texte que représente la lecture par des gens qui savent lire (ce qui est loin d’être le cas de tous les poètes !).
« Pénétrer un poème, l’entendre, nécessite le geste de la main, le geste de la voix : recopier, apprendre, réciter. » (2893)
→ je pourrais dire avec un peu d’ironie que j’ai « tout bon » pour le premier item, recopier, mais pas du tout pour les deuxième et troisième, apprendre, réciter et que c’est un grand regret et aussi une vraie incapacité. Comme pour la musique : je ne sais pas apprendre par cœur.
Et donc je peux ajouter cette remarque, quelques pages plus loin : « (généralisation de la thèse de Léon Robel : un poème est l’ensemble de ses traductions) : un poème est l’ensemble de ses mises en mémoire, privées et publiques, internes et externes. » (3003)
Et celle-là : « Mémoire de poésie : lumière noire de la mémoire : diaphane de l’obscur en nous » qui inévitablement me renvoie au Soleil noir de la mélancolie de Nerval : « Ma seule Etoile est morte – et mon luth constellé / Porte le Soleil noir de la mélancolie »
Mireille Gansel
Je commence son livre (à paraitre fin septembre) Une petite fenêtre d’or, publié dans la maison d’édition créée notamment par Jean-Yves Masson. Le livre s’ouvre une belle évocation de l’écrivain Aharon Appelfeld, à sa petite table, près de la fenêtre (je pense soudain, même si les univers peuvent sembler aux antipodes au très bel extrait de Chaise, table, papier de Boris Wolowiec publié dans Poezibao.
« A côté de la fenêtre Aharon Appelfeld écrit. Je suis en avance et le trouve avec ses feuilles manuscrites. Un sourire d’hospitalité. Et ses yeux bleus d’enfance. "tu vois, c’est un travail manuel…écrire, puiser, puiser au plus loin…" _ et Aharon Appelfeld emploie le mot "schöpfen" qui signifie "créer" mais aussi "puiser" ». (p.9)
Sur la langue
Le livre est tissé de considérations sur la langue, sur les langues, bien sûr, puisque Mireille Gansel a pour vocation de traduire. L’allemand (elle a traduit toute l’œuvre de Nelly Sachs et une grande partie de celle de Reiner Kunze par exemple) mais aussi le vietnamien et à l’occasion, en collaboration, d’autres langues.
« Notre judéo-allemand a de ces antennes. De ces intuitions qui sont comme des réminiscences. De par la réfraction de ses mots-métissés. Ses grammaire et rythme traversés par tant d’autres langues. Dans l’aura de l’hébreu. » (p.26)
Dans ce livre
vibrant, ouvrant sur des mondes enfouis, lointains, disparus, des évocations magnifiques et pour moi la joie de retrouver tant d’êtres et de thèmes abordés dans nos conversations : Appelfeld, Nelly Sachs, Reiner Kunze, Eugénie Goldstern et même Janusz Korczak alors qu’il y a quelques jours, par pur hasard, j’ai saisi un moment de la rediffusion d’un ancien documentaire consacré à cet immense humaniste et pédagogue.
Photo, autour d’Elina Brotherus
D’un grand article de Philippe Dagen dans Le Monde du dimanche 21 Août 2016 sur sur l’exposition d’une photographe finlandaise Elina Brotherus, ces mots :
« Dans d'autres autoportraits contemporains, le fil noir du déclencheur court sur le sol jusque sous le pied de l'artiste, qui regarde l'appareil d'un air entre suspicion et résignation : pas question d'être dupe des charmes de l'image, pas question de feindre la surprise et la spontanéité. Toute photo est une construction, plus ou moins calculée et savante. Ce n'est pas, comme on aimerait le croire, un vrai morceau de la réalité, mais une fiction avec, éventuellement, de petits morceaux de réel à l'intérieur. »
→ idée qu’il serait intéressant de chercher la ou les motivations qui sont à l’origine de l’appui sur le déclencheur et au-delà de ces motivations, de chercher à savoir ce que l’on attend du résultat, au-delà du simple constat, banal mais potentiellement fécond, que la photo est réussie ou ratée.
Autre remarque qui a une portée qui va au-delà de l’art photographique et pourrait sans doute concerner les arts poétiques : « D'une aiguille presque invisible, Brotherus crève les lieux communs après les avoir gonflés. »
Les remarques de Jacques Roubaud
J’aurai cheminé tout l’été dans ce livre passionnant et je suis loin de l’avoir fini et d’en avoir fini plus encore avec ces milliers de remarques (4755) sur la mémoire, la poésie, la métrique, l’Oulipo, la contrainte, le temps, les Troubadours, etc.
Dostoïevski selon Frank Castorf,
Dans Le Monde, belle interview du metteur en scène allemand par Brigitte Salino. À propos de Dostoïevski dont il donne en ce moment à Paris, son spectacle autour des frères Karamazov ; il dit : « Il n'y a jamais chez lui une tendance claire. Il est toujours polyphonique dans son regard sur le monde, sa pensée, sa psychologie, sa religion. Et cela se retrouve évidemment dans toute son œuvre. Dostoïevski se situe vraiment à l'antipode de Goethe. Goethe est comme un lac de montagne, clair et limpide. Avec lui, tout va bien. En comparaison, Dostoïevski est un torrent de montagne, qui arrache tout sur son chemin. Il dit ce qu'il pense, et parce qu'il dit tout, il est très proche de la vérité. Cette voix polyphonique qui est à l'intérieur de lui, de sa réalité, et de sa transcendance, est celle que l'on retrouve dans tout être humain. Elle nous montre qu'il faut toujours être capable de reconnaître sa propre culpabilité, de voir de l'autre côté du miroir, si vous voulez, et d'accepter d'une certaine manière que la vie aille de pair avec la terreur. C'est pour cela qu'il est si important dans notre monde d'aujourd'hui »
Monde du 11 septembre 2016
Modernité
De l’artiste Ben, extrait de sa déconcertante et prolifique newsletter :
« Les dates servent à dire
"je l’ai fait avant toi"
Isou dirait homologuer
Duchamp dirait
le nouveau n'est plus nouveau
Arman dirait
Aujourd’hui comme hier
Tout est une question de dates
Mais il faut avoir quelque chose à dater. »
(Newsletter du 9 septembre, au moment où le musée Maillol lui consacre une exposition).
Classica
Lecture très agréable du magazine Classica, avec notamment un long et bel article en cinq chapitres d’Olivier Bellamy sur Martha Argerich.
Noté aussi qu’il faudrait lire Flegeljahre de Jean Paul (1804) pour mieux comprendre les personnages de Florestan et Eusebius invoqués par Schumann pour expliquer la double face de son tempérament..
Noté aussi parmi les œuvres à écouter, L’Anneau de Salomon et l’Enfant des Iles de Jean-Louis Florentz, une recommandation de Benoît Duteurtre qui dans ce même article déplore les disparitions bien trop tôt de trois grandes figures de la musique d’aujourd’hui, Florentz (1947-2004), Gérard Grisey (1946-1998) et Olivier Greif (1950-2000).
J’ai également appris que le chef d’orchestre Stéphane Denève désire fonder un CffOR (Centre pour le futur répertoire orchestral), autrement dit une plateforme numérique au service de toute la musique symphonique créée à partir de l’an 2000.
Parmi les disques à retenir, le deuxième disque de Lucas Debargue, le double disque Liszt de Daniil Trifonov et des sonates de Beethoven par Nelson Goerner. (Classica n°185)
Jacques Brémond et les « lettres perdues »
Un tout petit livre, chez Rougier V. de Jacques Brémond, Lettres perdues, sous-titre courriers accidentés. L’auteur passe en revue le destin étrange d’un certain nombre de missives, illustrations à l’appui, telle cette lettre naufragée dans un accident maritime en 1901 puis retrouvée par les sauveteurs et adressée à son destinataire.
Julian Barnes et Chostakovitch
Je lis Le Fracas du temps, roman de Julian Barnes qui tourne autour du personnage de Chostakovitch. Livre impressionnant qui donne à penser sur les pressions inouïes que subirent les artistes dans les régimes dictatoriaux, le climat de peur et d’angoisse qui les opprimait en permanence. Les pertes immenses qu’ils subirent parmi leurs amis, leurs proches. Le côté totalement arbitraire des menaces et des décisions du pouvoir. Ainsi Chostakovitch adulé par le régime se voit soudain gravement menacé parce que Lady Macbeth de Mzensk, son opéra auparavant bien accueilli, déplait à un apparatchik. Il en vient à croire une arrestation, voire une élimination, imminentes. Scène emblématique : toutes les nuits, il se poste devant son ascenseur avec une petite valise en attente de l’arrestation. Puis finalement le vent tourne, pour des raisons tout aussi absurdes et il revient en grâce.
Cette constatation une fois encore qu’un roman peut aider, mieux parfois qu’un livre de musicologue, à comprendre la situation réelle d’un artiste. Et que nos jugements péremptoires sur les rapports de tel ou tel à un régime dictatorial sont peu respectueux de la réalité de la vie et du contexte. Bien trop aisés, confortablement installés dans nos fauteuils démocratiques et jouissant de la liberté d’expression. Et importante aussi, cette idée que ce qu’apporte une telle fiction, certainement très solidement étayée sur le plan historique et musicologique, peut aider à mieux comprendre la musique de Chostakovitch, à mieux y percevoir les éléments d’ironie et de résistance, parfois très cachés.
Rédigé par Florence Trocmé le 13 septembre 2016 à 10h56 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent