« septembre 2016 | Accueil | novembre 2016 »
Rédigé par Florence Trocmé le 29 octobre 2016 à 11h52 dans photomontages | Lien permanent
Entendre avec ses mains
Je découvre sur l’excellent site « Brain Pickings » cette lettre d’Helen Keller au New York Symphony Orchestra, le lendemain d’une diffusion de la Symphonie n°9 de Beethoven, Helen Keller qui était sourde et aveugle : (ma traduction, avec quelques approximations) « J’ai la joie de vous informer que bien que sourde et aveugle, j’ai passé une heure magnifique hier soir à écouter à la radio votre Neuvième de Beethoven. Je ne veux pas dire que j’ai « entendu » au sens où les autres personnes entendent. La nuit dernière, alors que nous écoutions en famille votre magnifique interprétation de cette œuvre immortelle, quelqu’un a suggéré que je pose ma main sur le haut-parleur pour voir si je percevais les vibrations. Il dévissa le couvercle et j’ai posé doucement ma main sur la membrane du haut-parleur. Quelle surprise de découvrir que je pouvais sentir, non seulement les vibrations, mais aussi le rythme passionné, la pulsation et l’urgence de la musique ? Les vibrations entrelacées et entremêlées des différents instruments m’enchantèrent. J’étais en fait capable de distinguer les trompettes, le rôle des timbales, les altos et les violons chantant dans un merveilleux unisson. Comme les voix des violons flottaient et s’épanchaient au-dessus des voix plus basses des autres instruments. »
Donc, après cette suggestion si inspirée d’un de ses proches, il s’est ensuivi pour elle un feu d’artifice de sensations vibratoires qui l’amènent à ces descriptions saisissantes quand on réalise qu’elles viennent de quelqu’un qui n’a plus vu ni entendu à partir de l’âge de deux ans.
C’est infiniment émouvant et tout à fait passionnant. Nous les voyants, nous sommes des invalides en ce qui concerne maintes perceptions et sensations, les sons en particulier, tant la vue domine tout et le toucher et l’olfaction de manière encore plus flagrante.
À Terre-Neuve (Géraldine Trubert)
Je découvre petit à petit le travail de l’artiste plasticienne mais aussi écrivain Géraldine Trubert. Je fais un relevé, sur son site, de cela, qui me parle tant :
« Terre-Neuve est une île et province canadienne au large de la côte atlantique.
Là-bas, des barques, des souches, des baraques, des baleines, un ours et l'océan tout autour.
J'y suis allée trois fois depuis huit ans et j'habite encore ces paysages. Des îles, des arbres et des hommes.
Entre là-bas et ici sont nés des dessins, des histoires, un livre d'artiste, un imagier,
essayant chaque fois de montrer ce que je vois de près à ceux qui sont loin.
Ce récit-géorama est une traversée en images, un archipel en quelque sorte,
tel un collage de mémoires, de vécus et d'intuitions.
Du littoral à l'intérieur de la maison, la forêt aussi s'étend.
→ cela parle très fort à mon monde imaginaire, tant par la localisation de tous les lieux qu’elle parcourt, souvent des îles, souvent septentrionaux, par le type de collecte qu’elle pratique et qui me renvoie à ce projet très embryonnaire de Fotoir : travailler à partir des photos prises pendant les voyages, les « absences » qui sont souvent tellement des « présences » à autre chose, à ailleurs, même tout près.
Un exercice accru de présence (Cécile Riou)
Je relis avec le plus grand intérêt un texte de 40 pages que m’a envoyé Cécile Riou. Écrivain sans doute trop peu connue, trop discrète, que j’ai rencontrée par l’intermédiaire de Jacques Jouet puisqu’elle figure dans son livre Ruminations du potentiel, dont Poezibao et Flotoir ont largement parlé.
Nous pensions elle et moi à une publication dans la revue Sur Zone de Poezibao, mais je me rends compte que compte tenu de la longueur du texte et de son mode de production, ce serait encore mieux de le publier en feuilleton.
Le texte est une phrase unique, composée de paragraphes écrits jour après jour et envoyés à des habitants de Vulaines (Mallarmé).
Je relève cela, qui me parle beaucoup :
« l’objet du jour est – car dans ce poème du jour, je choisis, par un exercice accru de présence et d’attention au monde, je choisis un objet – le fauteuil de Molière, tavelé, vieilli et sous plexiglas, équipé d’un système de bascule qui en fait, si on le souhaite une chaise longue, pièce de mobilier que jusque-là j’associais systématiquement à Tchekhov, et aussi à la sieste – car dans ce poème du jour, je choisis, par un exercice accru de ténacité et d'application au monde, je choisis une odeur ou une matière – ce qui plus que les visages imprimés en camouflage sur les faux bouleaux de Gorki, à la Comédie Française – car dans ce poème du jour, je choisis, par un exercice accru de assiduité et de concentration au monde, je choisis une odeur ou une matière – donne le sentiment heureux et plein du temps qui passe, l’occasion, comme l’écrit la publicité francilienne de « fai[re] la rencontre de votre vie professionnelle », rencontre plus ou moins affriolante pour ce qui concerne les soudeurs, au moins côté fauteuil car on ne sait pas très bien où poser son – car dans ce poème du jour, je choisis, par un exercice accru de ponctualité et de vigilance au monde, je choisis de nommer ce dont je viens de parler, ici le fauteuil et la conscience éclairée du temps qui se promène, principalement, qui se promène – »
Cécile Riou dit s’être inspirée du diurnoscope inventé par Benoît Richter. Je lis cette définition : « Un diurnoscope est une forme poétique, texte à contrainte, qui a été inventé par Benoît Richter : citation de l’objet du jour, une matière, une odeur qui n’appartient qu’à ce jour, un visage rencontré ce jour, un sentiment qui ne date pas d’aujourd’hui, une phrase lue aujourd’hui, et la nomination de ce qui précède. » Et cette définition me renvoie à mon expérience propre, celle dite du son du jour ou de la lumière du jour, lorsqu’il s’agissait, chaque jour, de faire un relevé sonore ou visuel, un son, un bruit, une mélodie d’une part, une couleur, un éclairage, une lumière d’autre part et d’écrire un court texte à leur sujet. Il y avait ce même exercice accru de ténacité et d’application au monde, de concentration au monde, de vigilance au monde, de présence et d’attention au monde, pour reprendre toutes les belles expressions de Cécile Riou.
À rapprocher de cela dans une note d’Antoine Emaz pour Poezibao, à propos de Thierry Bouchard : « Vacance, on l’aura compris, signifie éveil des capacités d’observation, de réception et de réaction : en cela Blue Birds’ Corner peut paraître cousin du Journal de Jules Renard, mais sans dates, et chaque note devenant texte travaillé en soi, développé, autonomisé. »
Échange longue distance (Thomas Kling)
Je reçois l’annonce de la parution d’une nouvelle traduction de ce poète allemand et je note cela : « Quand Échange longue distance paraît en 1999, Thomas Kling vit depuis quatre ans dans l'ancienne base de fusées de Hombroich, au cœur de la mégalopole de la Ruhr. Il a installé son bureau dans le mirador où il observe le monde, compulse ses archives et prépare ses derniers grands recueils. Il s'est lancé dans une ambitieuse entreprise d'archéologie de la langue allemande, où la poésie dispute aux sciences humaines et aux sciences naturelles la représentation légitime de la réalité.
Qu’est-ce que la poésie, qu’est-ce que la littérature ? Kling choisit de répondre en reporter. Il plonge dans le passé, dans les tranchées de Verdun. L’histoire est un tombeau ouvert, il la regarde dans les yeux. Kling ne maquille pas ses sources, il n’efface pas ses traces, au contraire, il fait ce que ne font pas les poètes, il les révèle. Albums, cartes postales, images d’archives : les archives sont les veines de l’histoire. Il cherche à lever le brouillard. Il cherche le cœur d’un pays bouleversé par l’histoire. Il cherche le temps niché derrière les visages. Nous sommes lecteurs et spectateurs investis, projetés au centre de cette maison du langage, à l’intérieur du temps, objets sensibles et vivants dans la matière sensible de l’histoire. Kling nous révèle notre réalité, profonde, résonnante et éclatée. Archéologue radical, démiurge pop, savant instinctif, écrivain furieux, Thomas Kling c’est ça : magie crânienne. » (note de François Heusbourg, traducteur et direction des Éditions Unes).
→ Je suis d’autant plus sensible à ces propos que je connais Hombroich, son double aspect, colonie d’artistes où vit notamment Oswald Egger que traduit Jean-René Lassalle et dont il me parle souvent, dont il vient aussi de me donner sa dernière traduction en français, rien qui soit, et musée magnifique, totalement méconnu, succession de petits bâtiments de briques dans un grand parc sauvage où l’on vous laisse vous balader en toute tranquillité, sans l’ombre d’un gardien malgré de très belles œuvres d’art (des Fautrier, des Schwitters notamment).
→ « notre réalité, profonde, résonnante et éclatée »
Vie commune (Stéphane Bouquet)
Je viens de lire son livre, Vie commune, je l’ai aimé, je me demandais comment en parler ici mais je lis ces notes, remarquables, de Jean-Claude Pinson (sur le site Sitaudis : « Le corset mallarméen n’est certes pas sans vertu. Il invite à densifier le poème, à le resserrer à la taille, à prévenir tout relâchement. Mais il est d’autres façons de renouer les liens du poème et de le faire danser. On peut par exemple le faire aller, pieds libres, sans pointes ni escarpins, de par la prose du monde. Élargir de la sorte le poème, le libérer et l’agrandir, c’est ce que fait de livre en livre, depuis maintenant quinze ans, Stéphane Bouquet.
La première singularité de Vie commune est de rassembler en un même volume trois poèmes plutôt longs, une pièce de théâtre et trois nouvelles, l’auteur se proposant de « mêler les genres et l’emmêlement des gens » et revendiquant la « porosité » des premiers. En cela, Stéphane Bouquet se situe bien du côté de cet « élargissement » de la poésie évoqué déjà par Gracq en 1978 et très récemment réaffirmé (bien qu’en un sens différent) par Jean-Christophe Bailly dans un remarquable essai (L’élargissement du poème, Christian Bourgois, 2015). Cependant, cet élargissement peut se comprendre en deux sens. Soit la poésie sort de ses gonds et s’en vient irriguer la prose du monde, comme l’ont voulu en leur temps les Surréalistes ou comme le veulent aujourd’hui bien des membres de ce que j’appelle le « poétariat », ceux par exemple rassemblés dans le collectif « Catastrophe ». Soit, action plus restreinte, le poème allonge le pas, se fait prosimètre, se déploie dans une prose où la poésie cesse d’être « poésie-élixir », poésie quintessenciée, pour devenir « poésie-levain », plus diffuse et « irradiant de part en part un excipient littéraire sans elle inerte » (la distinction est de Gracq) ».
Thomas Kling
Je continue mon approche d’Échange longue distance de Thomas Kling. Lisant la très belle préface de François Heusbourg dont j’ai cité de larges extraits un peu plus haut, je songe que plus ça va, plus nous sommes montage. Montage génétique, ce n’est pas nouveau mais surtout montage par empilement de fragments, tout ce qui bombarde notre être à longueur de jour et de nuit et qui pénètre plus ou moins largement dans notre chair, sous la peau, au-delà de l’épiderme, vers le cœur, vers les nerfs.
Notre réalité, profonde, résonnante et éclatée
Et le soir venant, c’est comme un nuage de mots qui flotte en nous, nuage de mots, ou ce que j’ai appelé parfois pelote de régurgitation. Cela qui reste, apparemment, de ce que nous avons traversé et plus encore de ce qui nous a traversés. Quelle destinée pour tous ces fragments d’expérience, fin dépôt qui va tomber sur le plancher de l’océan en une petite pluie très fine ? Ensevelissement dans des coins inaccessibles de la mémoire, de la conscience. Destruction pure et simple ? Le cerveau détruit-il quelque chose de ce qu’il reçoit ? Des seuils d’intensité ou des niveaux de répétition doivent-ils être atteints pour que quelque chose perdure, demeure ?
« L’art comme l’histoire sont debout à l’intérieur de nous, en mouvement » dit encore François Heusbourg.
Un laboratoire imaginaire
« Je pense que, lorsque nous écrivons des textes, nous ne sommes pas des Robinsons sur une île déserte. Bien sûr nous travaillons seuls, individuellement, mais c’est justement cela qui permet d’établir un lien avec ceux qui ont travaillé avant nous, c’est la raison pour laquelle j’évoque ici Robert Musil, afin de montrer que, lorsque nous sommes assis devant une feuille avec notre crayon, nous vivons dans un laboratoire imaginaire avec d’autres personnes qui ont quelque chose de crucial à dire.
Et je n’écris pas de textes, mais j’écris des textes lorsque je peux faire abstraction du fait que je suis moi. Faire l’intermédiaire entre mes sentiments – que j’ai hérités de mes parents et grands-parents – le monde extérieur et les mots qui ont leur propre capacité de résistance est une activité extrêmement terre-à-terre. Comme dit Kleist : « Car ce n’est pas nous qui savons, mais c’est avant tout un certain état de nous qui sait. » (Alexander Kluge, « La différence », Discours prononcé lors de la remise du prix Kleist à la bibliothèque du Patrimoine culturel prussien de Berlin. Cité par le site Le Saute-Rhin, ici)
Mémoire, encore
Or dans le même temps, je lis deux articles très différents, mais où de nouveau la notion de mémoire intervient très fortement.
Le premier est une interview de Lucas Debargue parue sur le site de France Musique, Lucas Debargue ce pianiste hors-normes, révélé en 2015 au concours Tchaïkovski et dont il a été tant de fois déjà question dans ce Flotoir. À une question de Victor Tribot Laspiere qui lui demande comment il parvient à se nourrir intérieurement dans la vie très décousue qu’il mène maintenant du fait de ses multiples concerts, Lucas Debargue répond : « J'ai trouvé la réponse dans Le Temps Perdu de Proust. Il est très important de ne pas oublier la richesse de ces années d'enfance et d'adolescence avant de manquer de temps en permanence. Bien sûr, il y avait du travail, beaucoup de travail, des lectures, des impératifs sociaux mais aussi beaucoup de temps perdu. Et ce temps constitue une réserve pour l’avenir. C’est le principe de la "madeleine". Cela permet de créer des bulles de mémoire, c’est une sorte de capital pour le moment où justement on n’a plus le temps. C’est une assurance-vie ! Par exemple, je vais jouer un accord d’une sonate de Schubert, et c’est tout un pan de ma vie qui va resurgir et nourrir mon interprétation. C’est comme un parfum, cela me porte à un niveau de sensibilité que j’ai eu à un moment de ma vie. (…) Selon moi, tout repose sur la mémoire. Absolument tout. » Et à cette autre question sur ce qu’il entend par l’expression « caractérisation musicale », il répond : « Cela peut être une multitude de choses, une sensation physique, une image, une odeur. L’idée est de faire des associations entre tel élément musical et un élément de mémoire lié à un moment de vie. C’est ainsi que je construis mon interprétation. Je vais travailler son par son jusqu’à réussir à le relier à un élément de ma mémoire, puis je passe au son suivant. Le but est de savoir comment aller du premier son au deuxième. »
Le monde d’hier
Oui le monde d’hier toujours depuis Kluge dans son laboratoire imaginaire, Lucas Debargue et son travail musical fondé sur la mémoire et enfin, pour cette série de conjonctions, le comédien Jérôme Kircher qui joue actuellement l’adaptation du Monde d’hier de Stefan Zweig au théâtre. Dans un entretien au journal Le Monde, je relève ces mots qui me font penser, de très près, au travail note à note du pianiste Lucas Debargue : « Je n'aborde pas beaucoup les rôles de manière psychologique, note-t-il, je travaille le texte, les phrases. Je les décortique. Un de mes meilleurs amis est réparateur de pianos, et j'ai l'impression de faire un peu le même métier que lui, quand il démonte un instrument et le remonte entièrement, pièce par pièce. La pensée m'intéresse plus que le corps, mais en tant que comédien, je suis là pour traduire cette pensée dans le corps... ». Il ajoute, et là on en vient à ce travail de la mémoire, à cette accumulation des expériences, des écoutes, des lectures dans la mémoire, qui nous fait ce que nous sommes : « Chaque rôle s'additionne aux autres, constate-t-il. Tous restent quelque part, dans la gibecière, et peuvent ressortir à un moment ou à un autre. Et le jeu s'étoffe, s'enrichit au fur et à mesure, comme pour un peintre qui aurait de plus en plus de couleurs, ou de matériel. Et plus un acteur a de matériel, plus il peut être fort, non pas techniquement, mais émotionnellement. »
→ mon expérience, encore bien brève et peu approfondie, de l’apprentissage par cœur de textes poétiques me permet de me rendre compte de cet enrichissement qu’il apporte, à la mémoire, à sa propre langue. Quand viennent à surgir inopinément des bribes de vers. Certains auteurs pratiquent cela admirablement, je pense à Auxeméry, je pense à Bernard Chambaz, qui semble coudre littéralement à même l’étoffe de son texte des bribes de Nerval, de Desnos, des poètes américains. Avec un effet de naturel que seule sans doute la longue pratique, la vie intérieure indépendante de ces textes à l’intérieur de soi, leur soumission aux étranges mécanismes neuronaux, peut produire.
André Markowicz
J’ouvre Partages, vol. 2, je lis dans l’introduction qu’André Markowicz en est venu à considérer son espace Facebook, le lieu même où un jour sur deux il inscrit de très fortes chroniques qui portent aussi bien sur ses traductions en cours ou passées, ses auteurs (russes, chinois, anglais, etc.) que sur la situation en Ukraine, sur le pouvoir russe, etc., comme une maison, alors même qu’il est dans un lieu qu’il dit lui-même « sans-lieu », ce lieu qu’il s’est choisi comme lieu d’écriture. Il ajoute : « Ce non-lieu est donc pour moi un lieu de parole, mais ce n’est pas un lieu de la parole écrite. C’est une parole écrite-parlée, celle de l’entretien, puisque chaque texte est écrit en présence. »
→ cette remarque me semble à la fois parfaitement juste concernant l’expérience d’André Markowicz et refléter aussi ce qu’il en est pour moi, du Flotoir, donc je peux dire qu’il est écrit en présence. Sans aucun doute. Dans l’idée évidente du partage de la joie de la découverte, livre, musique, simple citation, impression et de toutes les questions qui les traversent et me traversent.
Complexité accrue
Complexité accrue. Nécessité de procéder par rapprochement, lier des faisceaux de textes, d’idées, de références, mais en allant au-delà du trop facile copier/coller. Monter tout cela avec mon propre texte, réflexif, explorateur, charnière des relevés autres.
Le fait
Le fait est nécessairement un passé composé
Flotoir
Le Flotoir est la matrice.
La ruse pongienne
Toujours dans la note d’Antoine Emaz, cette remarque sur Ponge : « Car on retrouve bien ici la ruse pongienne : si le poème traite d’une chose anodine, d’un fait insignifiant, c’est bien sûr pour ramener la poésie à la réalité rugueuse et se défaire d’un lyrisme sentimental post-romantique, mais c’est tout autant placer à l’évidence la poésie moins dans l’objet traité que dans le traitement littéraire de l’objet. »
Une grande note de lecture
Une grande note de lecture est celle qui tout en disant beaucoup sur le livre étudié ouvre largement sur plus vaste que lui, parfois sur toute la littérature, sur la création, sur le monde.
Le savant peut l’offrir mais trop rarement. L’auteur de la note doit décoller du savant, du savoir pour s’ouvrir à ce que suscite aussi ce livre en lui et en livrer l’écho. Ce que le savant trop souvent redoute de faire, dressé qu’il a été à faire autrement, voire à éviter cela à tout prix. Les meilleurs gagnent en liberté, surtout en vieillissant. Et certains restent à vie des savants secs.
Je lis Kling
Je lis Kling, je lis Markowicz, je lis la première guerre mondiale, je lis les persécutions en Russie, je lis Trakl et sa sœur et je lis la grand-mère longuement détenue miraculeusement libérée, comme Chostakovitch, je lis un sonnet d’André Markowicz, je me laisse prendre par le souffle de cet écrivain hors-normes. Hors-normes ses entreprises, « tout feu tout flamme », oui mais d’un feu gigantesque capable de faire feu de mille bois, bouleaux de Russie et érables d’Amérique, de brasser ensemble à quelques pages de distance Tsvetaieva et Pound, quelque chose d’une fusion au double sens du mot, brûlure et interpénétration. Il est lui il est l’autre, il traduit, traverse, revient avec, repart sans ou avec. Et trace, trace sa route, laisse des traces, mille traces, petit poucet des autres perdus, pas mie de pain mais morceaux de ciel et de lave.
Expérience
Malade, fatiguée, modifications des perceptions et… des devoirs. Il s’agit soudain de prendre conscience de l’arrimage d’aimer et de faire. Exemple : lire quelque chose qui me retient, me plait, me parle, m’intéresse (aimer) et immédiatement, le noter, projeter de l’apprendre, de le travailler, d’en faire quelque chose. (faire).
Apprendre à écouter
« Apprendre à écouter, c'est-à-dire à me taire » écrit Lyn Hejinian, dans ce livre fascinant Ma vie (p. 51). Se taire intérieurement, cesser de produire du commentaire, de la glose, de croire que ce commentaire est nécessaire à qui que ce soit
Drumming
J’écoute Drumming de Steve Reich. Ici la technique que l’on dit minimaliste et répétitive, deux termes qui desservent cette musique, fonctionne à plein. Toujours eu ce sentiment que cette musique, Reich, Glass, était pour moi la plus convaincante, la plus envoûtante quand elle était écrite pour des percussions. Drumming est une œuvre saisissante où l’infime variation du schéma rythmique génère des sensations musicales très particulières. J’aime particulièrement les parties deux et trois avec marimbas et Glockenspiel. Et cette musique peut aussi susciter de l’émotion, comme en cette fin de la troisième partie où les instruments s’éteignent peu à peu, comme s’arrêtent les métronomes dans la pièce de Ligeti, rendant compte, avec une infinie justesse, d’une vie qui s’arrête.
→ J’ai toujours rêvé de jouer des percussions.
« Ma vie » mode d’emploi (Lyn Hejinian)
Oui le livre de Lyn Hejinian, Ma vie, que viennent de traduire Abigaïl Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès a quelque chose de fascinant. Une sorte de ma vie mode d’emploi où la poète se donne la contrainte, alors qu’elle a 45 ans, de composer 45 textes de 45 phrases. C’est un peu un dédale de phrases, dans lequel on chemine avec des fils rouges, des phrases récurrentes, comme le si bel incipit « une pause, une rose, une chose sur du papier. ».
Page 5, glissée dans le texte, cette remarque qui me semble importante quant au projet : « quelque chose d’implicite dans le texte fragmenté ». Ou comment se livrer à une introspection autobiographique de manière totalement éclatée, gommant ainsi maints effets de l’autobiographie et notamment tout effet de complaisance. Sans que ce soit pour autant une autobiographie dépersonnalisée ou a-sensible, bien au contraire. Le sensible est partout et jaillit constamment devant les yeux du lecteur. Peut-être aussi parce qu’il peut se promener dans le dédale, se l’approprier, s’y faire des petites niches
Le langage comme la peau du fruit
« le langage comme la peau du fruit autour du fruit » (LH, 57)
Bernard Chambaz
Je lis Etc. de Bernard Chambaz et je retrouve la force et la beauté des grands livres Été. Ce mélange de naturel et de culture, de profondeur, de joie et de désespoir, cette omniprésence du martin-pêcheur, le fils disparu à l’âge de 16 ans, cette humanité, cet amour de la littérature. Et pour moi-même, je note dans mon carnet : « il est trop beau, le livre de Bernard Chambaz », employant à dessein cette expression dont je ne sais si elle est enfantine ou familière, mais qui dit si bien le débordement du sentiment que l’on peut éprouver devant quelque chose.
Alors que les espèces disparaissent
J’ai à cœur de lire quelques passages d’un livre de Jean-Claude Ameisen, parce qu’on vient d’apprendre des chiffres désastreux en ce qui concerne la disparition des espèces animales, maintenant que les scientifiques considèrent que nous sommes engagés dans la 6ème extinction. Or chez Jean-Claude Ameisen, dans ses chroniques, ses émissions, les animaux sont omniprésents, près de l’homme. Et les passages lus hier, consacrés au monde sonore (tiens donc !), réveillent le souvenir déjà en voie d’extinction lui aussi de ce « Grand Orchestre des animaux » qui fait actuellement l’objet d’une exposition à la Fondation Cartier. Autour de ce très étonnant personnage qu’est Bernie Krause, ancien compositeur de musique de films qui enregistre les sonorités du monde animal depuis plus de quarante ans, lesquelles sont selon lui bien plus qu'un simple bruit de fond confus : elles sont orchestrées comme une partition et chaque espèce a sa signature. Le musicien a enregistré cinq mille heures d'enregistrements sonores de quinze mille espèces. (très bonne vidéo de présentation). (Jean-Claude Ameisen, Nicolas Truong, Pascal Lemaitre, Les chants mêlés de la Terre et de l'Humanité)
Je relève ces mots, par exemple, au sein de pages magnifiques sur les bruits de la nature, ceux que nous percevons et ceux que nous ne percevons pas : « Il y a une "écologie des paysages de sons" Et la complexité de l’architecture d’un paysage sonore est un reflet de la richesse et de la complexité de l’écosystème. Krause reconnaît à l’oreille l’altération d’un écosystème. Il détecte les dégradations provoquées par les activités humaines, même si des précautions ont été prises pour ne pas perturber les animaux, et que la vue ne détecte aucune altération importante. Les voix des animaux sont plus faibles, plus rares, plus chaotiques.
Certaines voix manquent – celles de certains oiseaux, de certains insectes, de certaines grenouilles… Le paysage perd de sa musique. L’orchestre se défait. La « biophonie » est altérée. Depuis trente-cinq ans, il a enregistré ces paysages de sons dans plus de 15 000 sites naturels à travers le monde : près de la moitié, dit-il, sont aujourd’hui devenus muets. »
→ certaines voix manquent, Bernard Chambaz ne dit pas autre chose qui n’entend plus la voix de son martin-pêcheur, mais non plus celles de Mathieu Bénezet, de Robert Desnos, de tant d’autres qu’il évoque magnifiquement dans son livre, riche de toute la richesse des mondes qu’il a visités, des poètes qu’il a lus.
Un attachement à ce monde
Michel Deguy dit-il autre chose, lui, non, je ne crois pas, dans Le Monde daté vendredi 28 octobre 2016 : « [écrire] c'est espérer transmettre un attachement à ce monde que l'on va appeler le terrestre. Mais c'est aussi un attachement à la langue, à la beauté de la langue. Un "faire-voir" par le dire. C'est un attachement double, jumeau, croisé, duel. Le titre de Francis Ponge est magnifique : ce "parti pris des choses" qui dépend du "compte tenu des mots". Il ne s'agit pas d'une duplicité, mais d'une dualité fondamentale. Un attachement au terrestre, à ce que les philosophes appellent l'ouverture au monde, c'est-à-dire aux choses du monde. »
Michel Deguy qui ajoute que la chose est menacée par son devenir-image. « L'image (…) représente un danger dans la mesure où on ne parle plus aujourd'hui directement des choses. Cette altération de la chose dans l'image est le champ d'une inquiétude que je place volontiers dans la descendance de Baudelaire et de sa méfiance à l'égard de la photographie, par exemple. »
Et à retenir aussi ce bel échange avec l’auteur de l’entretien Amaury da Cunha :
« - Au sujet de Rimbaud, Pierre Michon écrit qu'il représente souvent, pour de jeunes écrivains, un "tourniquet identificatoire". Un héritage littéraire peut-il être galvaudé ?
- Souvent la jeunesse, comme elle est pleine de feux, croit qu'elle hérite de Rimbaud, alors que notre temps est anti-rimbaldien. Pourquoi ? Parce que Rimbaud dit que la vraie vie est absente, mais aujourd'hui, dans notre existence médiatique, "screenisée", la vraie vie est présente, soumise à cette injonction : "Vivez votre vie en direct." Michon a complètement raison. Il faudrait faire une relecture de Rimbaud qui dit aussi que l'amour est à réinventer, ou que l'éternité est retrouvée. Un poète d'aujourd'hui devrait plutôt écrire qu'elle est perdue, l'éternité. Car on ne peut pas être innocent en écriture, ni ignorant, bien sûr. Il est impossible qu'un poème ne soit pas aussi, d'une certaine manière, une histoire de la poésie. Nous sommes des héritiers, nous recevons, nous donnons. »
Rédigé par Florence Trocmé le 29 octobre 2016 à 11h48 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 13 octobre 2016 à 15h17 dans photomontages | Lien permanent
L’infime minorité de la minorité
Devant l’état du monde, on pourrait renoncer et se dire que nos petites entreprises de création ou de diffusion de la création sont totalement inutiles et pire inopérantes. Mais si Chalamov avait cédé à cette tentation à la Kolyma, nous n’aurions pas son témoignage, fondamental pour beaucoup d’hommes et de femmes, aujourd’hui. Une minorité, une toute petite minorité peut-être mais à qui ces textes peuvent donner le courage nécessaire pour résister, et parmi cette toute petite minorité il y a peut-être l’infime minorité de la minorité qui réussira à avoir une action efficace quelque part dans le monde.
Dans ce contexte de réflexion, j’ai été touchée par une note de lecture d’un livre de François Jullien, parue dans Le Monde, daté dimanche 2 octobre 2016. En voici quelques extraits : « Tout d'abord, rappelle-t-il, "la revendication identitaire est l'expression du refoulé produit par l'uniformisation du monde". Le global renforce le local, la mondialisation accentue le besoin de nation, l'ouverture des frontières aiguise le repli identitaire. Le communautarisme menace donc le commun. Mais "l'identité culturelle" n'est pas le mot adéquat pour entrer dans le débat. "On se trompe ici de concept", assure le philosophe. L'identité est une chose figée, alors que "le propre de la culture est de muter et de se transformer". La France est à la fois chrétienne et laïque, grecque et romaine, croyante et athée, etc. Ainsi, "il n'y a pas d'identité culturelle", assure-t-il, mais des "ressources" d'intelligence partagées (comme Molière, Pascal ou Hugo) qu'il convient d'activer pour résister à cette menace. L'erreur consiste à confondre l'identité et l'identification (à la manière de l'enfant vis-à-vis de ses parents). Or la culture vise au contraire à promouvoir la capacité de "désadhérence". En un mot, la culture crée de l'écart et non de l'identification. Défenseur des humanités classiques, François Jullien invite ses contemporains à "réenseigner" le latin et le grec, abandonnés par "faux modernisme et faux démocratisme" - tout comme l'usage du subjonctif, d'ailleurs -, alors qu'ils constituent des "ressources majeures" d'appréhension du langage et du monde. Maigres armes face à la menace intégriste ? "Il n'y a pas de petites ressources", rétorque François Jullien (…) Philosopher, écrit-il, "c'est s'écarter, sortir des sentiers battus par l'opinion" »
→ ce n’est pas tant pour la défense, très utile, du latin et du grec que j’ai recopié des extraits de cet article mais pour cette idée majeure que la culture promeut la capacité de désadhérence. C’est vrai dès l’enfance, où lire permet précisément de desserrer l’étau de l’identification aux parents, permet d’apprendre qu’il y a autre chose que ce que l’on voit et vit, que certains vivent ailleurs, pensent autrement, etc. Lire depuis le plus jeune âge pourrait bien être une des plus formidables ressources contre l’intolérance. Et contre le risque qu’un esprit autre prenne le contrôle du sien. Se soustraire aux influences excessives, se mettre à l’école non de l’unique mais du pluriel, parce que pour reprendre une de mes interrogations récentes on lit Proust et Valéry ; mais aussi les meilleurs auteurs jeunesse (ou ceux qui sont considérés comme les meilleurs) tout comme cette pauvre chère Enid Blyton avec son Club des Cinq si décrié du côté de la rue de Sèvres parisienne !!!! Ou Jules Verne que je m’étais permis de citer dans un devoir de français, déclenchant ainsi l’ire de la correctrice, au prétexte que « ce n’était pas de la littérature ». (note de lecture de Il n’y a pas d’identité culturelle de François Jullien, signée Nicolas Truong, Le Monde du dimanche 2 octobre 2016)
Ce que peut un corps
Et circulant d’article en article, je lis celui-là, signé de l’historien Patrick Boucheron, « que peut l’histoire ? » (Le Monde idées du 1er octobre) : « Que peut l’histoire aujourd’hui ? Que doit-elle tenter pour persister et rester fidèle à elle-même ? Telle est la question, grave sans doute, que je souhaite poser. S’y entend peut-être en écho le cri de Spinoza, cette manière d’ontologie qui se dit dans les termes de l’éthique : nul ne sait ce que peut un corps. »
Où l’on rejoint ma réflexion récente sur ce que peut la minorité de la minorité, fut-ce à des dilutions dignes d’Hahnemann.
Et avoir le culot de se dire : « et si c’était toi ? », pas par ton œuvre, mais par le partage incessant des livres, de la musique, etc. Parmi d’autres, tout aussi obscurs.
Et quel écho dans ces propos de Patrick Boucheron avec tout ce que je viens d’écrire : « Car l’histoire peut aussi être un art des discontinuités. En déjouant l’ordre imposé des chronologies, elle sait se faire proprement déconcertante. Elle trouble les généalogies, inquiète les identités et ouvre un espacement du temps où le devenir historique retrouve ses droits à l’incertitude, devenant accueillant à l’intelligibilité du présent. (…) La scientia et la ratio des docteurs s’emparent de cette exigence déchue de vérité, la relèvent, la ressaisissent par le débat et la dispute, la rendant ainsi profuse et diverse, inventive, ouverte – la raison scolastique étant le contraire en somme de cette foi nue et obtuse que fantasment aujourd’hui les fondamentalismes. Et voici que s’immisce entre Sacerdotium et Regnum le troisième pouvoir du Studium. (…) Est-il vraiment trop tard ? Non sans doute, si l’on sait se donner les moyens, tous les moyens, y compris les moyens littéraires, de réorienter les sciences sociales vers la cité, en abandonnant d’un cœur léger la langue morte dans laquelle elles s’empâtent. C’est à une réassurance scientifique du régime de vérité de la discipline historique que nous devons collectivement travailler, réconciliant l’érudition et l’imagination. L’érudition, car elle est cette forme de prévenance dans le savoir qui permet de faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir injuste, consistant à liquider le réel au nom des réalités. L’imagination, car elle est une forme de l’hospitalité, et nous permet d’accueillir ce qui, dans le sentiment du présent, aiguise un appétit d’altérité. »
Et enfin, cela, admirable et tellement porteur :
« Nous avons besoin d’histoire, car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. Étonner la catastrophe, disait Victor Hugo, ou avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture. »
Monet
Je viens de « dévorer » un merveilleux petit livre de Stéphane Lambert paru aux éditions Arléa, Monet, Impressions de l’étang. Monet : « je veux devenir chaque chose que je peins ! Et plus que toute autre chose, je veux être l’eau ! L’eau à deux faces, à mille faces, qui porte et engloutit, passe et revient, absorbe et reflète, l’eau vers quoi tout chemine… » (p. 23)
→ et moi je voudrais aussi être l’eau, je suis l’eau, avec cette attirance forcenée qui m’entraîne vers elle, fleuve, rivière, mer, lac, où que je sois. Je voudrais écrire l’eau comme Monet dit vouloir peindre l’eau, l’eau la musique, l’eau le son, leçon de l’eau, le son de l’eau, l’eau des sons (et L’eau et les songes, en fusionnant deux titres différents de Bachelard !)
→ c’est un très bon livre, issu d’une fiction écrite pour France Culture, sur les dernières années de Monet, son amitié avec Clémenceau et le projet des Nymphéas pour l’Orangerie. Avec la présence émouvante de Blanche, qui est à la fois la fille de la seconde femme de Monet et la femme de son fils Jean, Blanche qui fut l’ange gardien des dernières années à Giverny.
Nietzsche
Timide avancée dans Voir et entendre de Santiago Espinosa, avec la découverte de cette citation de Nietzsche dans Aurore : « L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi simplement qu’elle l’a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de leur peur, c'est-à-dire du plus long de tous les âges humains qu’il y ait jamais eu : à la lumière, l’oreille est moins nécessaire. D’où le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre. » (cité p. 74)
→ Et cette nécessité, pour moi, d’écouter la musique les yeux fermés. Ce constat au concert que je ne peux, pour une fois (!) faire deux choses en même temps, regarder et écouter. Je dois regarder un temps, puis fermer les yeux pour écouter. La vue distrait l’écoute qui n’est entière et profonde que lorsque les yeux fermés. Je songe aussi à ces nuits magnifiques (parfois magnétiques !) où j’écoute de la musique, loin de toute préoccupation, de toute occupation, de tout bruit.
La Radio parfaite
David Christoffel m’a signalé un très beau projet qu’il a mené pour le Printemps des Arts de Monte-Carlo et qu’il va renouveler pour l’édition de cette année : une web radio, joliment baptisée La Radio parfaite (voudrait-elle éviter tous les défauts des autres radios, musicales en particulier ?). Accessible sur Soundcloud, elle fourmille d’émissions passionnantes. Notamment une série intitulée « Dans la discothèque de… ». J’ai écouté jusqu’à présent celle consacrée à la discothèque du pianiste Roger Muraro et en partie celle du médiéviste Marcel Pérès. C’est passionnant et j’aime beaucoup le parti choisi par David Christoffel, un dialogue où l’intervieweur est manifestement présent mais totalement silencieux. Belle leçon de journalisme, d’humilité aussi, de respect pour la personne interviewée et ses propos auxquels toute la place est donnée, sans parasite. C’est remarquable.
De la poésie
Dans le livre de Santiago Espinosa, des pages difficiles mais importantes pour ma réflexion générale sur la poésie : « Pour Heidegger, la poésie est tout le contraire de ce que nous croyons être cet art, c'est-à-dire un genre de langage où tout est dit dans la forme ; mieux : ou forme et contenu ne font qu’un et où il n’y a nul besoin de faire appel à la compréhension rationnelle (…) une fin en elle-même, une forme auto-suffisance comme le sont toute réalité et tout art, et capable en outre de ravir celui qui l’écoute. Langage qu’il faut comprendre dans et par tous les sens pour reprendre la formule de Rimbaud. » (p.96)
Nos bibliothèques
Cette merveilleuse remarque, à faire sonner avec le nom de Warburg, de Christian Tarting dans son article pour le dossier Bonnefoy de Poezibao : « …dans le beau désordre, dans le grand mouvement stochastique qui donne vie à nos rayonnages et dont la circulation parfois (euphémisme) nous échappe. »
→ J’aime aussi son idée du carré essentiel, alors que chez moi se forment des archipels, émergeant de l’océan de livres et de disques, petits archipels des œuvres essentielles, les livres, les disques, les partitions toujours repris, même brièvement.
Par cœur
Belle expression qui devrait m’encourager à pratiquer un exercice extrêmement difficile pour moi mais dont je ressens la nécessité et pas seulement pour lutter contre le vieillissement cérébral : apprendre par cœur. De la musique, de la poésie. Les deux premières lignes de la sonate en la majeur K. 331 de Mozart. « Fantaisie » de Nerval, « il est un air…). Commencer tout petit puis augmenter l’empan. Par cœur, oui, il s’agit aussi d’avoir cette musique, ce poème dans le cœur, au cœur de soi. D’autres ensuite, dans la mesure de mes moyens. Mais je me souviens d’une remarque de Fred Griot, me disant que la mémoire est comme un muscle, et qu’elle se travaille.
La mort de l’auteur
Bouleversée aussi par le texte, magnifique, que Patrick Née m’a envoyé spontanément, pour une pré-publication, avant parution en juin prochain dans la revue Place de la Sorbonne, son hommage à Yves Bonnefoy. Je retiens notamment ces mots : « La trop vantée mort de l’auteur a fait long feu, verso d’une médaille truquée dont l’avers glorifiait la prétendue autonomie du texte – alors qu’œuvre et vie restent les vases communicants de toute grande création, et qu’on peut aisément vérifier l’authenticité de l’une aux très réels usages de l’autre. »
→ question que j’abordais récemment en lisant le livre de Jean-Christophe Bailly autour de la ville de Marseille.
La puissance herméneutique de l’empathie
Autre passage très important de cette note, qui ouvre pour moi de nouvelles perspectives et m’aide dans ma difficile avancée en territoires (oui avec un s et c’est bien là la difficulté) de poésie. Une poésie que je ne peux, personnellement, voir détachée de l’humain, de l’homme.
« Il faut ici recourir à une notion capitale pour rendre compte d’un tel degré de compréhension de l’autre – Shakespeare en l’occurrence, mais tout aussi bien l’être féminin chez Shakespeare : il s’agit de l’empathie (Einfühlung). Pour plus de précisions, je renvoie à Odile Bombarde qui en a détecté la force structurante ; qu’il suffise ici de comprendre qu’un tel don permettait à Yves Bonnefoy de pénétrer très avant dans la création d’autrui, que ce soit pour la traduire ou pour l’interpréter ; et que le reproche qui lui fut souvent fait de transformer cet autrui à son image, en projetant sur lui ses propres obsessions, tombe au néant dès lors qu’on saisit vraiment ce qu’il en est de la puissance herméneutique de l’empathie. Certes il y a bien un « Rimbaud » d’Yves Bonnefoy, comme il y a de lui un « Baudelaire » ou un « Mallarmé » – sans compter un « Poussin », un « Piero », un « Goya », un « Giacometti » du même (et aussi, plus souterrainement mais plus décisivement peut-être encore, un « Alberti »). Mais ils restent bien différenciés entre eux, quoique constamment mis en dialogue les uns avec les autres, œuvrant ensemble à une méta-histoire des apparitions de la poésie dans le monde.(…) Surtout leur interprète, au-delà de sa conscience critique ou de ses savoirs très sérieusement acquis (sa révérence étant grande à l’égard des maîtres positivistes, des historiens scrupuleux, des scholars les plus avertis : "Poésie et histoire, même combat", proclame le Goya en 2006), a su brancher son inconscient sur celui de chacun d’entre eux. Et c’est alors à une couche profonde d’universalité – comme l’est l’inconscient humain – qu’il a pu atteindre : celle-là même qui fait de toutes ces œuvres, aussi éloignées soient-elles par l’histoire ou la langue, une inépuisable réserve de sens pour le passé comme pour le présent et l’avenir. La radicalité d’un engagement interprétatif qui passe par cette intuition d’inconscient à inconscient est précisément le gage de sa fécondité : ce qui se découvre alors provient des possibles inscrits dans la richesse créatrice de l’œuvre envisagée, révélés à notre état présent de culture qui peut, dès lors, les intégrer consciemment. »
→ je suis éminemment sensible à deux notions, car je crois qu’elles correspondent aussi à ma manière de travailler et d’aborder les œuvres : l’empathie et le fait de « brancher son inconscient », sur l’œuvre que l’on accueille. Ce que j’ai parfois appelé la lecture flottante, en écho au concept d’écoute flottante, utilisé dans le domaine de la psychanalyse.
L’émotion qui donne à penser
Toujours extrait de cet article si important : « Aussi faut-il concevoir, sur ce plan premier du jaillissement de l’écriture, la spirale dialectique suivante : procéder par entrelacs involontaire entre une extrême culture et le surgissement d’images échappées d’un tout autre fonds, celui des émotions archaïques de l’enfance, des affects les moins conceptualisables. Le résultat ? Un très haut langage, dont l’extrême simplicité des "grands signifiants" auxquels il recourt (l’arbre, le feu, une pierre, l’épaule de l’aimée, la barque sur le fleuve, la face riante dans la lumière) convoque les grands mythes de notre culture occidentale pour donner forme aux expériences et émotions les plus intimement subjectives – ce qui libère, en permanence pour le lecteur, un sens parfaitement involontaire, lui-même dépliable en d’étonnants contenus de pensée : s’ils sont mis en relation avec la partie réflexive de l’œuvre (qui a su construire dans d’innombrables essais et conférences l’une de ces cités idéales comme on en peignit au Quattrocento, où toutes les formes s’ajointent en un tout harmonieux), ces contenus donnent au lecteur la joie profonde d’une émotion qui donne à penser, selon toute l’intensité d’une pensée incarnée.
Marie Cosnay
Dans un bel entretien pour Diacritik avec Emmanuèle Jawad : « L’histoire littéraire, c’est-à-dire ce à quoi j’ai eu la chance d’avoir à faire, ou plutôt les quelques-uns dans cette histoire littéraire qui sont les jalons, mes amarres : Ovide, Shakespeare, Stendhal, Manchette, qui est cité et présent même quand il n’est pas cité, dans Sanza lettere. (…) L’histoire littéraire et les quelques-uns, je les écris pour les lire. C’est une façon de lire et relire, de lire mieux, quand on retrace, à sa façon, modestement. »
Par coeur
Je continue ce travail-là. Je sais désormais bien « Fantaisie » de Nerval et j’entreprends d’apprendre le 1er sonnet de Jean Cassou (Trente-trois sonnets composés au secret). Ce qui est infiniment plus difficile. D'autant que je n'ai jamais appris ce deuxième texte, alors que « Fantaisie » de Nerval, si, jadis.
À propos de l’apprentissage par cœur de la musique, j’ai noté cette approche qui me semble féconde (quelque part dans un article) :
-mémoire analytique : analyser la construction de la pièce, des répétitions, les motifs mélodiques ou rythmiques récurrents ;
-mémoire auditive : chanter au maximum toutes les parties, les mémoriser si possible ;
-mémoire visuelle : photographier des fragments puis de plus grandes parties de la partition, fermer les yeux ou fixer un mur blanc et essayer de les projeter ;
-mémoire tactile : travailler les yeux fermés en prenant conscience des sensations dans les mains ou les bras ;
-mémoire imaginative : essayer de placer les items dans un « décor » comme dans les arts de la mémoire ou bien s’en donner des représentations concrètes, paysages, objets, conversations, etc. (mais de cela je suis incapable, n’ayant jamais pu me figurer naturellement quoi que ce soit sur la musique – si je le fais c’est toujours artificiel et faux) ;
-mémoire neuronale enfin, par la répétition.
mais cette dernière doit être intelligente !
→ et je constate que certains de ces éléments sont valables aussi pour l’apprentissage par cœur d’un texte. Comment il est fabriqué et construit (je viens de faire une petite analyse structurelle du premier quatrain du sonnet de Cassou), les enchaînements, ce qui se répète éventuellement, les images, l’idée de mettre certains fragments « en musique », etc.
André Markowicz
Une très belle et émouvante vidéo sur son travail de traducteur. Elle a été tournée au Québec en 2015 et le sujet en était « La liberté du traducteur ».
André Markowicz y parle des deux mots (que je ne sais reproduire) qui en russe signifie la liberté. Le premier désigne la liberté au sens politique et Markowicz dit qu’elle n’a jamais existé en Russie, de toute son histoire, sauf peut-être… deux ans et demi. Et l’autre liberté, liberté intérieure et volonté, sentiment qui fonde en tant qu’être humain et qui est inaliénable.
Il parle beaucoup d’Eugene Onéguine, 6500 vers, sur lesquels il a buté pendant des années. Sa mère le savait entièrement par cœur ! (J’ai encore du travail, j’en suis à 20 vers depuis ma décision de tenter d’apprendre un peu de poésie par cœur la semaine dernière, 16 de Nerval et 4 sur 16 de Cassou). Il dit que c’est le plus grand livre jamais écrit en russe. Pouchkine, le poète russe. Un compagnon de vie. Il a tout créé, cela parait incompréhensible. Pouchkine, le vide lumineux de la culture russe, le soleil de toute la culture
Les formes de Pouchkine sont restées les garantes de l’humanité. La poésie russe est le seul humain intime, chaleureux, d’une société radicalement non humaine. Être juste un volume de voix pour la pensée de l’auteur, dit-il à de jeunes acteurs avec qui il travaillait sur Onéguine.
Il aimerait trouver un moyen de montrer où la traduction s’arrête. Car pour lui, là où ça commence à devenir vraiment intéressant, c’est quand il ne peut plus traduire. Mais on peut alors tenter de continuer par d’autres chemins. On ne peut pas traduire une société, l’expérience historique, mais c’est aussi pour ça qu’il a proposé de traduire tout Dostoïevski.
Tellement émouvante aussi la façon dont il parle, constamment, de Françoise Morvan, sa compagne, avec qui sans cesse il travaille et discute. Ou de sa rencontre avec Hubert Nyssen (fondateur d’Actes Sud) et la liberté sidérante qu’il lui a laissée.
Très beaux propos sur l’à quoi bon ? En effet, à quoi bon faire Poezibao, lire Onéguine, écouter Bach, dans un monde qui ne sait même plus que la poésie ou la musique existent…
De la citation
« Les citations ont un intérêt particulier dans la mesure où nous ne notons jamais que nos propres paroles quel que soit celui qui les a écrites. « (Wallace Stevens dans une lettre en 1909)
Montrer du doigt
Marcel Cohen dans un entretien avec Alain Veinstein : « Je pense que "dire" pour un écrivain c’est peut-être simplement montrer du doigt, montrer du doigt le monde dans lequel nous vivons ; c’est peut-être pour un écrivain rendre visible quelque chose qui est perdu dans l’accumulation des preuves autour de nous. »
Apprendre par cœur
J’aimerais qu’il en soit, petit à petit, du choix du prochain poème à apprendre par cœur, comme du choix d’une nouvelle partition à étudier : un moment de découverte, de liberté, délectables.
Et j’en viens à me demander si apprendre quelques poèmes par cœur n’est pas aussi fécond que des années de lecture et d’étude de la poésie. Autre constat important : qu'il s'agisse de la musique (surtout) mais aussi de la poésie, c'est une école de précision hors-pair ! J'ai ainsi recopié les deux premières lignes de la sonate et je suis allée de découvertes en découvertes sur les détails du texte, alors que je prétends savoir bien lire la musique. Recopier, ici encore, comme pour la poésie. Apprendre un sonnet c'est apprendre bien plus qu'un texte, c'est apprendre une forme (même si le sonnet de Cassou n'est sans doute pas le grand sonnet classique), c'est entendre peu à peu la place exacte de chaque détail, l'importance de e muets, etc.
Prix Nobel de la chanson
Je suis consternée de l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan. Quand je pense qu’un Yves Bonnefoy ou un Michel Butor, avec leurs œuvres immenses, protéiformes et tellement magnifiquement littéraires, n’ont pas été couronnés. Et que Dylan est l’auteur d’un seul livre, qui sont les paroles de ses chansons.
Pour le boulot que je fais autour de la poésie, c’est comme une claque.
Cela ne veut pas dire que je n’estime pas Dylan, que je ne reconnais pas la qualité de ses textes. S’il y avait un prix Nobel de la chanson, oui et alors on le donne à Brel, à Brassens, à bien d’autres. Mais prix Nobel de littérature, quelle étrange conception de la littérature.
Rédigé par Florence Trocmé le 13 octobre 2016 à 15h11 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent