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Rédigé par Florence Trocmé le 24 novembre 2016 à 15h57 dans photomontages | Lien permanent
Gisement sonore
Dans le livre de Claire Dumay (Arracher le tapis), toujours, cette belle idée d’un gisement sonore : « je ne mémorise pas nécessairement le nom du compositeur ni le titre de l’œuvre, mais je garde en tête la musique. Je me suis progressivement constitué un vrai gisement sonore, que je suis sûre de ne jamais perdre en chemin, qui m’accompagnera jusqu’à ma mort. J’ai même des assauts de mémoire auditive. »
→ je me souviens des étonnants Écrits sur la musique de Théodore Reik et des liens qu’il fait entre inconscient et ces thèmes musicaux résurgents.
→ Quel réservoir pour la musique au fond de nous, ces milliers de thèmes, de mélodies mémorisées, souvent à notre insu. Comment tout cela s’organise-t-il ? Comment se font les liens ? On réfléchit souvent à la bibliothèque intérieure, réfléchit-on à la phonothèque intérieure? Où s’engrangent ces musiques, y a-t-il une proximité, une aire commune avec les parties du cerveau qui traitent des mots, du langage, de la mémorisation des mots ? Ce sont des mystères qui semblent parfois insondables, même si l’imagerie médicale lève parcimonieusement certains voiles.
L’altérité
Belle page dans le livre d’André Markowicz sur l’altérité, qui peut renvoyer à ces remarques de la poète Mary Oliver disant comment cette otherness, cet autre, cette autre manière d’être, d’exister, cette altérité qu’elle rencontrait enfant, dans les livres, l’avait sauvée du désespoir. Était-ce désespoir d’une terrible uniformité, d’une platitude redoutable, celle d’un univers étroit, fermé, je ne sais.
La pensée de Markowicz toute axée sur les questions de traduction de la forme avec le fond, sans déliaison possible pour le dire un peu vite, est ici complexe. Il évoque le traducteur de L’Iliade en russe qui après avoir travaillé des années avait détruit tout son travail et recommencé pour passer d’une traduction sur le modèle de l’épopée française en alexandrins rimés à une traduction en hexamètres. À cet autre traducteur qui a « transmis en russe le rythme des ballades de Schiller, et de Goethe » et qui a traduit Byron « en respectant le mètre de Byron – ce qu’on appelle le tétramètre iambique », et de donner d’autres exemples allant dans le même sens pour ajouter : « Faire cela en Russie, ce n’est pas un gage de réussite – c’est juste un minimum de base ». Rimer et rythmer donc selon le schéma de l’original. On pense ici aux propos d’Alain Badiou (que contredirait sans doute André Markowicz), disant que la perte sonore, après traduction, n’altère pas vraiment le poème : « Le poème, le grand poème, se laisse traduire. Certes, la perte est immense, irrémédiable. Chant, rythmes, cadences, sons, strophes, sont presque toujours d’un seul coup abolis. Et cependant je tiens que la voix du poète, la singularité de son silence musicien, demeurent, dans la perte même de presque toute musique. » (Badiou, que pense le poème ?, p. 17)
Je me sens plus proche de ce que dit Markowicz, parce que je suis sans doute plus proche de sa conception du poème, comme un tout absolument irréductible et donc presque toujours intraduisible. La vraie pratique pour moi de la poésie étrangère (et cela exclut de facto toutes les langues dont je n’ai aucune idée, à commencer par le russe et le grec), c’est le texte original et une ou des traductions pour comprendre en gros le sens, si je ne suis pas capable de le déterminer par moi-même. Mais ensuite il faut entrer dans les sons du poème, ses cadences, ses rythmes, les mâcher et tout ce que je découvre dans ma pratique de l’apprentissage par cœur de poèmes me permet de mesurer encore plus le caractère fondamental de cet aspect sonore du poème (« de la musique encore et toujours »). Je reviens à Markowicz parce que ce qu’il dit est (je l’entends ainsi pour moi), comme une belle leçon d’ouverture à l’altérité, en des temps où le repli identitaire contamine tant d’hommes et de nations. Traduire ainsi, poursuit Markowicz, ce n’est pas seulement une question de capacités techniques, mais c’est cela sur quoi il a « construit toute sa vie : d’une façon ou d’une autre, nous reconnaissons à l’étranger son existence en tant qu’il est lui-même, et nous lui sommes reconnaissants du fait que ses traditions, ses références ne sont pas les nôtres. C’est nous qui essayons d’aller vers lui – ce n’est pas lui que nous transformons en nous. »
→ tâche infinie, mouvement si peu « naturel », qu’il s’agisse du poème ou du rapport avec l’autre, depuis le proche jusqu’à celui dont l’univers propre nous est incompréhensible, obscur. Et que nous avons la volonté de transformer pour qu’il devienne comme nous (les mots ne sont pas innocents, comme toujours qui disent vouloir intégrer, assimiler). Sans reconnaître son irréductible altérité. Sans vouloir comprendre et savoir que cette altérité commence en nous. Une part de je est un autre, mon tout proche est un autre et ainsi de suite par cercles concentriques. L’univers concentrationnaire a contrario c’est recentrer toute l’altérité sur le même et la réduire à néant si l’opération échoue. La visée ultime du fascisme serait peut-être la réduction à l’un de toutes les différences, sous la houlette d’un ou de quelques-uns. Un univers de brebis clonées et obéissantes.
→ même si je le fais mal, faute d’outils conceptuels suffisants, j’ai le sentiment qu’il me faut tenter de penser ces questions et mes lectures me le permettent, dans ce monde où tout doit être arasé, nivelé, égalisé, de ce qui fait la différence.
La question du père
Elle n’est peut-être pas étrangère à ce que je viens d’écrire, mais en l’occurrence je la retrouve posée crûment dans le livre de Claire Dumay. Toutes ces manies, ces angoisses, ces tabous, ces rites et rituels qu’elle traque sans concession pour elle-même par son écriture, elle les relie au rôle du père. Elle le fait dans un texte que l’on peut considérer à la fois comme strictement réaliste et comme totalement métaphorique (un peu à la manière des paraboles évangéliques ?) : l’arrachage (le mot est fort mais il a sa raison d’être) d’un tapis, dans un escalier, dans une maison familiale. Pourquoi, mais pourquoi s’est imposée à moi l’image du « Bœuf écorché » de Rembrandt ou peut-être, plus précisément, de celui de Soutine ?
Noter qu’arracher le tapis, tel est le titre du livre, c’est dire la place centrale de ce texte redoutable, difficile à supporter même, car on craint de devoir transposer pour soi, chez soi, ce qui est dit là. Il faut donc « arracher la strate plastifiée qui recouvrait les marches d’escalier moquettée » dans une maison à la campagne, un pseudo-tapis posé trente ans auparavant par le père de la narratrice. S’ensuit une description de la lutte avec ce fameux linoleum qui fait penser par moments au combat de Jacob avec l’ange : « ce revêtement, c’était l’occultation orchestrée du sens, auquel je n’avais jamais eu accès. L’interdit pesant sur mon arbre intime, depuis toujours. » (p.91). Accomplissant, de nuit désormais, ce très éprouvant arrachage-arrachement, elle dit éprouver « la faiblesse de l’enfance jamais dépassée, toujours noyée sous d’autres voix. » (p.93). Et elle ajoute encore « je débarrassais l’escalier de sa peau de mémoire, au moment même où j’étais sûre que mon père avait définitivement perdu la sienne. » (p.94). Et ce qui est terrible ici ce sont toutes les analogies, identifications, similitudes que l’on peut convoquer en soi, devant ce texte.
La petite barrette rouge
Croire encore possible d’être un infime grain de sable, parmi d’autres infimes grains de sable, pour enrayer la machine à broyer.
Croire encore possible d’être un tout petit caillou-tête pour empêcher la fusion des blocs, des masses.
Une petite barrette rouge dans la toison de la brebis clonée.
Des revues
Parcourant les notes que j’ai prises au colloque Facultés de juger IV, la poésie, je relève cette remarque de Christine Bonduelle (revue Secousse) sur les revues : elles seraient des moyens de sonder et d’éprouver la temporalité dans laquelle nous vivons. Dans une vraie relation à l’histoire, dans la mesure où les discussions, les choix, les manières de faire au sein d’une revue définissent l’époque, l’esprit d’une époque. Serge Martin lui évoque le « comité d’entretien » de la revue Triages et son travail pour la pluralité mais contre la diversité comme la centralité. Il s’agit de maintenir un certain état d’indécision, et de travailler sur des rapports qui fabriquent une résonance qu’on ne maîtrise pas. Pierre Le Pillouër (Sitaudis) cite la remarque de Joseph Mouton, à savoir que la modernité est l’âge de la solitude du jugement.
→ je retrouve ici nombre de questions que je me pose, en continu et de manière souvent taraudante, sur le jugement. J’aimerais bien m’inscrire dans la « critique du jugement » de Pascal Quignard. Mais lui a choisi de tourner le dos au monde où il avait à juger, celui des comités de lecture et des prix, et ne travaille plus qu’à son œuvre littéraire. Moi, ma raison d’être, bien plus que mon petit boulot d’écrivain, ce sont les œuvres des autres. Dans leur immense inégalité, dans leur abondance submersive. Parmi lesquelles je suis bien obligée de tenter d’opérer des choix. Et même si je ne pratique pas (je le pratique aussi), l’exercice critique direct, le seul fait de choisir, d’écarter, de retenir, de lire ou de ne pas lire, toutes raisons contingentes écartées, est une manière de juger.
J’ouvre Quignard
Repensant ainsi au livre de Quignard, Critique du jugement, rangé tout près de moi, j’en viens à l’ouvrir de nouveau. Abondent les passages soulignés dont je me dis qu’ils auraient pu constituer d’excellentes bases de discussion lors de ce colloque récent sur les Facultés de juger. Je lis cela : « Tout à coup, je lus vraiment. Je veux dire par là que je ne remplis plus un jeu de rôle ni même une fonction dans ma lecture. Ce que je perds en faculté de juger (comparer) je le gagne en capacité à penser (méditer). Il n’y a plus de point de vue dans ma vision. » (Pascal Quignard, Critique du jugement, p. 34).
Oui ce livre doit rester à portée de main. Livre de bureau comme on dit livre de chevet. Il m’aide. Dans ma solitude.
Pascal Quignard encore : « Quitte ce qui juge pour ce qui pense. 2. Quitte ce qui pense pour ce qui rêve. 3. Gagne le vide et le silence de la méditation. » (p. 58)
L’affaire de la Juilliard School
Dans un article en ligne ici et intitulé Classical Music in Trump’s America, rédigé par une violoncelliste et une violoniste américaines, Sarah Swong and Jennifer Gersten, je lis : « in November 24, 1963, two days after the assassination of President John F. Kennedy, Leonard Bernstein conducted Mahler’s “Resurrection” Symphony with the New York Philharmonic on a nationally televised memorial to the slain president. Three days later, Bernstein spoke before an audience of 18,000 at Madison Square Garden, where he delivered his famous words: “This will be our reply to violence: to make music more intensely, more beautifully, more devotedly than ever before.” »
Allusion donc à la réaction de Leonard Bernstein après l’assassinat de Kennedy, jouant la symphonie Résurrection de Mahler et exprimant quelques jours plus tard l’idée que notre réponse à la violence pouvait être de rendre la musique encore plus intense et plus belle que jamais.
Il se trouve qu’il y a quelques jours j’ai été très frappée par un incident grave. Des intégristes américains (membre de la Westboro Baptist Church) s’en sont pris à des étudiants de la célèbre école de musique new-yorkaise Juilliard School. Par des propos violents sur leur site et aussi en venant manifester devant l’école. Même si ce groupe entonne tous les thèmes propres à l’extrémisme et au fascisme, c’était en l’occurrence tout à fait clairement à la musique qu’ils s’attaquaient. Les étudiants ont réagi avec intelligence en sortant sur le trottoir donner un concert de jazz.
Mais il me semble que lorsqu’une société commence à s’attaquer aux arts, il y a vrai péril en la demeure. Et je précise que quand j’ai découvert ce fait, nous étions 48 heures avant l’élection de Donald Trump. Réfléchissant sur cette véritable attaque, m’étaient revenues en mémoire celles, massives, contre les livres, contre la musique, contre la peinture, par les Nazis. Et j'avais pensé à ce concept d’entartete Musik, la musique dégénérée. Que certains tentent aujourd’hui d’exhumer de ses cachettes, de faire revivre. « Dans le milieu des années 1990, le label discographique Decca a publié dans une collection intitulée « Entartete Musik - Music suppressed by the Third Reich » une série d’œuvres peu ou connues voire inconnues des compositeurs qui ont été victimes de la censure nazie.
Pouvoir et fractales
La structure du pouvoir est fractale. Elle se reproduit à toutes les échelles, dans tous les domaines. La question est de savoir si la fractalité est finie ou bien si elle se réplique sans solution de continuité et sans fin, jusqu’au niveau moléculaire, puis atomique, puis sub-atomique et au-delà, si au-delà il y a ?
De la citation
« "Adieu, rivage, adieu…" - chez Sainte-Beuve ; "Voguons. Vers où voguer ?... " chez Pouchkine. Ce n’est pas simplement la reprise d’une image. C’est une citation. Je veux dire, la désignation de l’autre en soi dans un poème lyrique, et un salut, lancé d’une langue à l’autre, d’une littérature à l’autre, d’un style à l’autre. L’autre, dit Pouchkine, est en moi comme un frère. Je ne suis pas que moi. Mandelstam, près de cent ans plus tard, parlera de la citation (sur laquelle il fonde sa propre langue poétique) comme d’une cigale. En russe : tsitata-tsikada (la citation-cigale). Pas seulement la présence constante, en arrière-fond, pas seulement la mémoire, mais le salut, et le sourire de la reconnaissance. »
André Markowicz, Partages, vol. 2, éditions Inculte, 2016, p. 425
→ cette note me touche particulièrement dans ce nouveau contexte qui me voit apprendre par cœur, chaque semaine, un nouveau poème. Car je me rends compte que c’est un rapport complètement nouveau, renouvelé aux mots, à la poésie, qui s’instaure ainsi peu à peu. Je vois surgir, je l’ai déjà écrit ici, des bribes de poèmes, à partir d’un simple mot, d’une évocation. Et je dois le dire ici haut et fort : cela a quelque chose de magique. En plus, à mon sens, de me faire faire un bond en avant dans ma connaissance et ma pratique de la poésie. Je n’ai pas encore choisi de poèmes contemporains, le plus proche dans le temps que j’ai retenu est le premier des 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou. C’est tout à fait intentionnel. Il me faut forger ma mémoire, m’observer apprenant, voir ce qui marche et ce qui « coince », quelles sont les méthodes les plus efficaces : répétition, écriture des phrases, enregistrement et écoute du poème. Une chose est certaine, apprendre ainsi un poème implique un vrai ressassement : il faut le reprendre plusieurs fois par jour, le matin, le soir, l’avoir sur soi (vive les smartphones), l’avoir sur une feuille volante que l’on emporte ici ou là. Il faut chercher à reconstituer, de mémoire, par écrit ou mentalement. Tenter de retrouver le chemin, comme lorsqu’on apprend de la musique par cœur, sans tout de suite aller au texte, à la partition. Retrouver le chemin ou trouver un chemin (souvent en comptant les syllabes !) est souvent une excellente méthode pour retenir.
Mais de même que le mélomane finit par abriter une immense réserve intérieure de musiques, de thèmes, d’œuvres, d’airs, de même celui ou celle qui apprend par cœur doit finir par avoir, en lui, une vraie nappe phréatique de phrases, de vers; de mots. Et c’est là qu’on rejoint André Markowicz sur le côté cigale de la citation, ce bruit de fond, ce sentiment d’appartenance à plus grand, plus vaste, plus ancien que soi. Ceux et celles qui ont mis en forme, de cette manière-là, ces mots-là.
Cette semaine, recul dans le temps ! J’apprends « Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine. Un texte qui comme souvent ceux de La Fontaine sonne très actuel. Soyons modestes roseaux, pas de front au Caucase pareil, mais la ténacité, la présence obstinée de qui plie mais ne rompt pas sous les coups de la tempête.
Référencer ?
Et à propos de citation, cette idée que s’il faut toujours à mon sens signaler par un biais typographique ou un autre la présence de la citation dans un texte, parce que la question du plagiat est trop présente et brûlante, on peut sans doute faire l’économie de la référencer très précisément comme je m’acharne à le faire depuis mes premières publications Internet au début des années 2000. Car pratiquement n’importe quel fragment de texte est identifiable aujourd’hui avec les moteurs de recherche. Je peux rappeler ici ma méthode pour identifier le titre d’un livre tenu en main par un lecteur, en général photographié de dos, lorsque je tente de faire son portrait (portrait écrit, l’image n’étant qu’un support) : si je parviens, à partir de la photo faite à zoomer suffisamment sur le livre pour en extraire un court fragment, j’ai d’assez bonnes chances de trouver de quel livre il s’agit !
Métrique
Cette citation d’André Markowicz, encore : « le fait est, je le dis comme je le ressens, qu’il n’y a aucune prise en compte de la métrique, aujourd’hui, dans la tradition française – mis à part la métrique de l’alexandrin, et encore. Dans tous les stages que j’ai faits avec de jeunes comédiens, combien étaient conscients de la métrique ? (…) combien prenaient en compte, naturellement, comme on respire, la césure ? »
Là encore, je suis renvoyée à cette expérience d’apprendre des textes par cœur. Je me suis trouvée confrontée à la question que devrait se poser le jeune comédien. Comment dire le sonnet, comme dire Apollinaire, comment dire La Fontaine ? Et cette courte analyse trouvée en ligne qui explique pourquoi La Fontaine recourt à des vers différents dans « Le Chêne et le Roseau » : en gros et même si ce n’est pas systématique, l’alexandrin pour le Chêne solennel, plutôt l’octosyllabe pour le roseau fragile. etc.
Où sont les accents, où sont les coupures, quel est le rythme réel, profond du poème ? Comment respecter pleinement la volonté de l’auteur, comme l’interprète en musique tente de respecter pleinement la volonté du compositeur telle qu’il peut la déduire de la partition ?
Fidélité ?
Ce qui conduit tout naturellement à une autre chronique d’André Markowicz, confronté à l’usage pour le moins désinvolte que certains font de ses traductions. Telle cette jeune étudiante qui lui explique avoir fait un remix de ses traductions avec d’autres traductions. Tel ce metteur en scène confirmé qui procède de la même manière. Cette désinvolture inouïe envers le texte, texte original, texte de la traduction qui est à sa manière un autre texte original, dû à un traducteur-auteur. Quelque chose qu’on ne peut pas plus tripatouiller qu’il ne viendrait à l’esprit de le faire avec la partition d’une sonate de Beethoven.
Et Markowicz a cette conclusion terrible qui rappelle tant de situations actuelles, peut-être même un esprit général : « La victime qui proteste est toujours coupable, parce que sa protestation porte atteinte à la bonne entente communautaire. »
Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce qui me fait fuir l’opéra ou le cinéma. Dans le premier cas, je ne supporte pas que X ou Y m’impose sa vision scénique de l’œuvre. Je ne supporte pas de voir Don Giovanni en « magnat de l’immobilier » ou en addict sexuel. Je ne supporte pas de voir ces transpositions dans l’air du temps de telle ou telle histoire ancestrale. Et au cinéma, sauf une ou deux exceptions peut-être (tiens, encore Don Giovanni - Losey - ou Proust - Chantal Akerman -), je ne veux pas des visions des autres ! Je tiens à mes mondes intérieurs, à mes images forgées de longue date…
Sauf lorsque quelques-uns, les plus grands, un Chéreau par exemple, qui sont en réalité les plus à l’écoute de l’œuvre, loin de détruire ou d’abimer, voire de polluer les images intérieures que l’on s’est forgées, les agrandissent, les sortent de leur petitesse, de leur étroitesse, voire de leur médiocrité locales & individuelles, les enrichissent de dimensions nouvelles ; parce qu’il y a dans leur création une dimension d’universalité, qui rejoint celle de l’œuvre et qui peut parler à tous. Parce que leur vision correspond à une nécessité profonde, qui peut être, qui doit être, en lien avec le temps présent et ne repose par simplement sur la volonté d'exprimer leur ego.
Limite
Plongée dans le livre Limite d’Antoine Emaz. Après la publication d’une première note d’Anne Malaprade dans Poezibao. Lecture difficile, éclairante et douloureuse. Lecture forte. Lecture nécessaire. Il est délicat, ici, d’exprimer le fond de sa pensée sans indiscrétion et sans impudeur. Mais je réalise tout à coup l’immense hiatus entre ce qu’Antoine Emaz laisse paraître, notamment dans ses lettres, et ce qu’il vit en réalité et cela dès le début de sa maladie, dès 2013. Ici, dans le livre, l’intensité de l’épreuve est apparente, lisible à cœur ouvert pourrait-on dire. Avec là aussi une forme de distance, mais qui n’est pas la distance des lettres. Dans les lettres, je pense qu’Antoine Emaz ne veut pas peser sur l’autre, ne veut pas l’encombrer avec l’âpreté de son quotidien et de ses épreuves médicales, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Et soudain, en le lisant, on découvre, on devine la face cachée. On rapporte ce qu’il sous-entend à ce que l’on a déjà entendu, rapporté par d’autres, les deux amies proches en particulier. Mais rien d’un livre confession ici, comme il en fleurit tant. On est totalement dans une œuvre littéraire, dans un grand poème. De l’ordre du Pas à pas de Louis-René des Forêts, mais avec cette dimension du « et néanmoins » de Philippe Jaccottet. Confronté à cette épreuve radicale, Antoine Emaz continue à tenter de faire œuvre avec les mots, les éprouvent plus que jamais pour ce qu’ils sont, dans leur impuissance mais dans leur possible aussi. Aucune concession ici, aucune facilité et quelque chose de très universel.
Quand il écrit « bribes de rien », tout seul, sur une page blanche, cela bouleverse et cela questionne. Comment se matérialisent ces bribes, tellement infimes qu’on ne les voie pas ? Pas l’envie de rien, du rien. Pas la tentation du rien mais la tentative de la bribe. Ce qu’on peut encore arracher à la vie défaillante.
Ces présences
Une fois encore, sur le point de refermer les livres, le soir, cette impression si forte d’être habitée par des présences. Ce soir, André Markowicz dont les chroniques me poursuivent depuis quelques jours, lui qui m’est contemporain, au sens qu’il vit en même temps que moi, dans le même coin de monde, mais que je ne connais pas, que je n’ai jamais rencontré et dont, pourtant, je connais la voix et l’image. Antoine Emaz, lui aussi mon contemporain, présence particulièrement forte, régulière. L’écrivain, l’ami. Celui qui accompagne et qui marque toute l’aventure de Poezibao, quasiment depuis le début. Celui dont le travail et l’attitude, en général et en particulier, ne cessent de me porter : son ouverture au travail des autres, le regard très juste qu’il porte sur son propre travail, lui que l’on n’imagine pas une seule seconde faire sa promotion comme tant d’autres le font, de manière insupportable (et pour moi, je le dis ici clairement, antithétique avec le travail de poésie).
Et puis Beethoven, qui n’est pas Ludwig van, mais bien le géant, le mythe, écrasant, fantasmé, absent en tant que personne réelle (alors qu’un Schubert pourrait donner l’illusion de cette présence réelle), mais tellement là cependant, constamment, dans ma vie, même si moins que d’autres (Bach, Mozart, Schubert encore) et pas uniquement parce que je le joue peu.
Et il faudrait aussi évoquer toutes ces figures amies, présences plus ou moins prégnantes à tel ou tel moment, nourries de tous nos échanges autour des livres, par la correspondance, immense. Et tous les auteurs lus, les musiciens écoutés, qui surgissent parfois, comme au détour d’un chemin, on ne sait pas toujours pourquoi, un mot, une évocation, une situation, une perception…
Leur expérience
Cette confrontation à l’épreuve du corps, je pense ici à Antoine Emaz, à Philippe Jaffeux, le « moins » qui ne cesse de grandir. Et la force, l’énergie dont on se demande où ils vont la chercher. Cette énergie dont ils parlent, souvent, l’un et l’autre. Ces ressorts de la vie, envers et contre tout. Et chez l’un comme chez l’autre, pas de déni de la réalité mais peut-être, j’avance une hypothèse, une sorte de réflexe conditionné forgé par toute leur vie d’écrivain : qu’est-ce que les mots, qu’est-ce que l’alphabet ont à voir là-dedans, que peuvent-ils encore dire, me dire, m’apprendre, à quoi servent-ils ? C’est très évident dans Limite d’Antoine Emaz, chaque poème semble confronté à la question de savoir s’il y a encore un possible du côté des mots, du poème. Cela fonctionne de manière sans doute très différente chez un Philippe Jaffeux qui semble se porter vers les mots comme autant de micromoteurs énergétiques, de mini rampes de lancement, de relais de cet influx nerveux qui circule désormais si mal dans son corps
Rédigé par Florence Trocmé le 24 novembre 2016 à 15h54 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 15 novembre 2016 à 18h20 dans photomontages | Lien permanent
L’Atlas Mnémosyne
Sur le site de Bernard Umbrecht, le Saute-Rhin, il est longuement question de cette entreprise extraordinaire qu’est l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg qui fait l’objet d’une grande exposition de reconstitution au ZKM, Zentrum für Kunst und Medientechnologie à Karlsruhe.
Je cite B. Umbrecht : « De 1924 à 1929, Abi Warburg a consacré toute son énergie à constituer une collection d’images, – un millier – rassemblés en 61 panneaux destinés à former une anthropologie culturelle par l’image, une Kulturwissenschaft (science de la culture). Par image, il faut entendre aussi bien des originaux, des photographies, des illustrations de livres, de journaux jusqu’à des timbres-poste ou des prospectus. Il s’est servi des techniques de reproduction de son époque, notamment l’appareil photographique pour développer un outil de connaissance. Les images, on le devine, ne sont pas rassemblées n’importe comment. Ce n’est pas le bazar. Elles sont soigneusement indexées et concentrées en constellations complexes pour constituer un "réservoir de mémoire". Il utilise l’expression Gedächtniskonserve, une conserve de mémoire. »
Bernard Umbrecht qui écrit aussi cela : « Zwischenraum, Denkraum. On ne souligne pas assez, me semble-t-il, que l’Atlas est adossé à la bibliothèque qui porte elle aussi le nom de Mnémosyne. Les livres y sont rangés selon un classement iconoclaste avec la même fonction de créer des correspondances inattendues, des Zwischenräume. Le terme me fait penser à ce que j’ai pu dire à propos du Transitraum, la bibliothèque de Heiner Müller. L’espace de transit de la bibliothèque devient un espace transitionnel, c’est à dire de créativité. »
→ et si l’on ne peut, faute de temps, faute de place, construire sa bibliothèque comme on aimerait le faire, non par logique, non par nécessité, non par hasard, mais en fonction de ce que l’on sent, ce que l’on sait de chacun de ses livres, de leurs auteurs, si on ne peut construire matériellement cette bibliothèque, rien n’empêche de la construire mentalement, d’opérer en soi des rapprochements entre tel et tel livre, telle histoire et telle autre, cet auteur et celui-là. Les mettre en dialogue. Il n’est pas impossible que le Flotoir soit aussi cette sorte de bibliothèque mentale, à construction plus ou moins fractale.
Lenteur et ténacité
Ce qui parait insurmontable, il faut le prendre petit à petit, tout petit à petit même parfois, un infime effort, mais tenace, quotidien, même empreint de découragement mais accompli. Les moyens étant ce qu’ils sont, à un moment donné, mais le mouvement profond étant intact.
Le travail critique
Bernard Fournier donne de beaux aperçus sur son approche dans l’ouverture de son livre intitulé Le Génie de Beethoven : « Ce livre est un livre d’amour où je ne chercherai pas cependant à exprimer mon propre sentiment, mais bien plutôt à tenter de décrire la nature du sentiment que l’œuvre donne d’elle-même par son écriture, par son geste compositionnel. »
Autre angle intéressant et fécond, et pas uniquement pour la critique de la musique : « l’analyse fournit certes une digue pour contenir le délire interprétatif et un guide pour orienter le travail de l’intuition, mais il arrive toujours un moment où l’interprétation impose une sorte de saut dans le vide : l’analyse sert alors en même temps de garde-fou et de tremplin pour saisir une idée du sens porté par l’œuvre » et il ajoute encore « je me suis efforcé de réduire l’écart qui sépare l’analyse de l’interprétation, analogue à celui qui sépare la "pensée logique" et la "pensée affective" selon la distinction proposée par Musil, en recourant au symbole, au raisonnement par analogie et à l’écriture métaphorique, ressources permettant de tendre vers le sens. » (pp.10 et 11)
→ je ne suis pas sûre que les outils évoqués soient les seuls, voire les meilleurs pour réduire cet écart. Mais je suis aussi très convaincue de cette sorte de saut qualificatif, en partie dans le vide en effet, risque et honneur du travail critique, qu’il y a lieu de faire pour décoller de la stricte analyse et parvenir à ouvrir à la vraie dimension de l’œuvre. Celle qui fait bouger non seulement les lignes, mais aussi les cœurs et les esprits.
→ il se pourrait que le vrai outil pour réduire cet écart soit plutôt de l’ordre d’une écriture, une écriture en face d’une musique, une écriture en face d’une œuvre d’art, une écriture en face d’une autre écriture, dans sa nudité et sa vérité, toute prise de risque assumée. C’est sans doute pour cela que les poètes écrivant sur des artistes sont souvent si justes et parfois plus féconds pour la pensée esthétique que les plus subtils historiens et docteurs de l’art. Dans le domaine de la musique, je l’ai souvent dit ici, c’est beaucoup plus rare. Quel équivalent, devant une œuvre musicale, du travail d’un Dupin devant Giacometti, pour ne citer qu’un exemple ?
Susciter une écriture est une manière pour l’œuvre de mettre quelque chose en mouvement, en branle, chez le lecteur.
Musique et pensée
Toujours sous la plume de Bernard Fournier, ces réflexions pointant une idée reçue : « la musique n’agit pas dans le domaine de la pensée, elle ne donne pas à penser. On considère que son pouvoir consiste à toucher, à émouvoir (…) mais c’est au prix d’un contre-sens : composer de la musique consiste bien à "penser" une certaine organisation des sons dans l’espace et dans le temps en mettant en scène des "idées" musicales. » Il ajoute que ces idées « s’organisent en fonction de principes formels qui ont été définis selon des catégories (pensée abstraite). Il leur reste nécessairement à être mises en œuvre (pensée pragmatique) pour incarner l’intentionnalité du compositeur vis-à-vis du discours de l’œuvre qu’il est en train de composer. » (p.44)
→ cette assertion que la musique ne donnerait pas à penser me faire sourire, alors qu’une part immense de mon travail de pensée tourne autour de la musique, se casse les dents sur la musique, abordée à la fois sous l’angle de l’écoute, de la connaissance, de la lecture, de la pratique instrumentale. Un écrivain qui m’est cher s’est adressé à moi tout récemment, dans une lettre, en me disant « chère flotoiriste » et en précisant immédiatement qu’il écrivait cela comme il écrirait chère pianiste, chère violoncelliste.
Que pense le poème ?
Tel est le titre du livre qu’Alain Badiou vient de donner aux éditions Nous. Après un prologue très philosophique, Badiou ouvre le jeu avec éclat en posant la question suivante : « Il y a en France aujourd’hui un nombre étonnant de poètes tout à fait remarquables. Mais qui le sait ? qui les lit ? Qui les apprend par cœur ?
→ trois questions bien distinctes il me semble même si elles sont forcément liées. A la première, qui le sait ? j’ai envie de répondre, facétieusement, les lecteurs de Poezibao et de quelques autres sites (je pense à Sitaudis). Mais je ne sais pas encore si Alain Badiou fréquente les eaux du Net. A la seconde question, je pourrais répondre : moi et quelques autres, pas très nombreux, il est vrai, mais ce sont des lecteurs qui comptent. A la dernière question, il me faudra répondre presque sans hésiter : personne. Et cela pour les raisons dites précédemment mais aussi parce que je ne suis pas sûre qu’il soit possible d’apprendre la poésie contemporaine par cœur. Cela fait partie de mon projet, mais j’ai choisi d’aborder cette question par un détour, en apprenant d’abord de grands poèmes du XIXème ou du début du XXème siècle, pour l’heure Nerval, Cassou, Baudelaire et Rimbaud, Apollinaire et Verlaine. Mais j’ai le projet d’essayer d’apprendre par cœur de la poésie de la seconde moitié du XXème siècle ou d’aujourd’hui : je pense notamment à Roger Giroux, à Antoine Emaz, à Jacques Roubaud et à bien d’autres.
Cela dit, je suis heureuse de lire sous la plume d’Alain Badiou qu’il y a en France beaucoup de poètes tout à fait remarquables et j’espère bien qu’il va nous parler d’eux, les citer, les gloser, peut-être au cours de ce livre de réflexions sur le poème.
Constat amer
Toutefois, son constat est d’emblée assez sombre : « La poésie, hélas, s’éloigne de nous. Le décompte culturel est oublieux du poème. C’est que la poésie supporte mal qu’on exige d’elle la clarté, l’audience passive, le message simple. Le poème est un exercice intransigeant. »
Et un peu plus loin « Le poème ne relève pas de la communication. Le poème n’a rien à communiquer. Il est seulement un dire, une déclaration qui ne tire son autorité que d’elle-même. » (p.13)
Et j’aime aussi qu’il souligne, on ne peut plus clairement, cela : « La singularité de ce qui déclare ici n’entre dans aucune des figures possibles de l’intérêt. ». Et donc « Pureté pliée sur elle-même, le poème nous attend sans anxiété, dans l’abrupt de sa manifestation close, comme un éventail que notre seul regard déploie. »
→ la toute petite audience de la poésie contemporaine vient aussi de ce que rien d’elle n’est monnayable, à l’exception peut-être de quelques rares livres d’artiste. On ne peut spéculer sur elle, on ne peut miser sur elle pour en faire ce qu’on appelle, dans l’univers où ces choses ont cours, des blockbusters.
Silence pur
Badiou dit encore « Plié et réservé, le poème moderne est habité d’un silence central. Silence pur, dépourvu de tout sacré, ce silence interrompt le vacarme général. » (p.15). À l’opposé de la langue qui nous gouverne aujourd’hui, « langage toujours médié et médiatisé. Langage que Mallarmé nommait celui de l’universel reportage. ».
→ et soudain m’apparait comme il est difficile, tentant de donner place à la poésie, dans Poezibao, dans ce Flotoir, de se soustraire à l’universel reportage.
Le silence
Le silence musical. Le silence poétique. Cette part libre dans la musique, dans le texte, ouverte à la résonance, mais aussi à la divergence. Petite ancre flottante pour l’attente, à la fois entée sur l’avant et tournée vers l’après. Ces silences que seuls les plus grands interprètes, je pense à Sviatoslav Richter, savent habiter, savent rendre aussi sensibles, audibles que les notes. Le silence, cette autre figure musicale, cette autre note. Cet autre mot, cet accueil immense, bras ouverts.
Dans le discours contemporain, l’absence de silence, le « débit » comme celui d’un fleuve en crue, sans aucun interstice où se glisser. On ne peut que le subir, pas le détourner, pas l’amender, pas se l’approprier.
Cours inversé
Étrange rapprochement entre ce que j’ai appris tout récemment, à savoir que le cours de la rivière Chicago avait été inversé en 1900 pour préserver la propreté du Lac Michigan, gravement pollué par les effluents de cette rivière traversant une grande ville. Et ce qui a surgi, lorsqu'entendant cela, un de ces vers tout nouvellement appris par cœur et dont je ne me serais sans doute pas souvenu sans cet engrangement-là, a résonné en moi : « Cette nuit, vais-je enfin tenter le jeu royal, / renverser dans mes bras le fleuve qui murmure » vers du premier des 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou.
→ renverser le cours du fleuve, renverser le cours d’une vie, jeu royal, impossible jeu.
Énergie
Ce concept si cher et important à Antoine Emaz et qui me devient de plus en plus sensible. Cette énigme matinale, alors qu’on est "alerte et bien portante", d’un niveau global d’énergie tellement variable d’un jour à l’autre. Ce niveau réel d’énergie que l’on jauge parfaitement dès que l’on tente d’accomplir quelques mouvements physiques un peu contraints.
Bernard Fournier, dans Le Génie de Beethoven, consacre toute sa première partie à cette idée de l’énergie chez Beethoven (les parties II et III sont respectivement consacrées à l’espace et au temps).
On le sent très bien, même au niveau d’un jeu d’amateur, l’énergie joue un rôle considérable dans l’interprétation. Pas une énergie extériorisée, violente, non, en rien, mais une sorte de tension intérieure que l’on active et qui entraine dans la musique, dans son déroulé, d’autant mieux que l’on connait bien le chemin. Une sorte de propulsion interne dans le flux musical, une façon de l’habiter faite d’un étonnant mélange d’action et de passivité, de volonté agissante et de laisser faire (la musique). C’est une découverte que j’ai faite récemment et je me demande si, chez les grands interprètes, cette notion ne joue pas un rôle déterminant. Il y a chez les plus grands une qualité d’énergie et de concentration investies de bout en bout, qui tendent littéralement la pièce et de ce fait happent en quelque sorte l’écoute. L’auditeur est embarqué à bord de ce flux si remarquablement conduit et tenu. C’est assez mystérieux, très difficile à définir. Il se pourrait que l’intense déception produite si souvent par les enregistrements de studio vienne de ce que ce flux ne peut apparaître dans une réalisation faite de prises successives, montées ensemble a posteriori, donc associant des niveaux d’énergie inévitablement différents. Le courant a été interrompu et si on ne peut localiser précisément ces ruptures, sauf à être expert de l’écoute et du montage audio, il est presqu’impossible qu’elles ne se manifestent pas dans l’impression globale produite. Peut-être que cette tension, cette énergie ont à voir avec cet état de grâce qui semble parfois, mais pas si souvent que ça, donné aux interprètes.
Le trille
Beau passage, chez Bernard Fournier, sur le trille, cette petite figure musicale qui consiste à répéter plus ou moins longuement deux notes voisines. Il le définit comme une « mise en vibration du son » mais surtout il en démontre la « nature énergétique » et que chez Beethoven, il se détache de sa simple fonction d’ornement pour devenir plus encore un « élément de l’expressivité. je pense aux trilles qui me tombent sous les doigts en ce moment, ceux du 20ème Nocturne en do# mineur de Chopin. Des trilles dont j’ai bien remarqué qu’ils me faisaient un effet très particulier, très fort. Il y a modulation non seulement de la note, mais aussi du temps qu’ils semblent retenir ou accélérer, détendre ou concentrer. Une concentration/expansion du temps musical qui va encore au-delà du rubato.
Un statut hybride
Dans ce livre de Bernard Fournier, la lecture rencontre une gêne technique, fréquente dans les livres sur la musique. C’est un peu une question de statut : est-on dans une réflexion générale, à lire au fil des pages, in extenso ou bien dans un guide d’écoute ? Ici l’auteur mêle de longues considérations générales, puis soudain s’investit avec force détails dans l’évocation de telle ou telle partie de telle œuvre. De deux choses l’une, ou bien on connait par cœur l’ensemble de l’œuvre (c’est manifestement le cas de l’auteur mais cela doit être très rare, même chez le mélomane très averti) et alors ces passages obligés s’animent dans la lecture ; ou bien on est obligé de suspendre la lecture pour aller écouter l’œuvre et suivre le déroulé de la description de l’auteur ; on peut aussi bien sûr « sauter » ces passages, mais c’est bien dommage. C’est un des grands problèmes des livres sur la musique et à mon avis il n’est pas assez pensé par les auteurs et les éditeurs : dualité entre un récit ou une réflexion et un guide d’écoute. Et cela joue surtout quand les descriptions d’œuvres sont très fouillées, ce qui est le cas chez Bernard Fournier, ce qui était aussi le cas dans le livre sur Couperin de Christophe Rousset.
Les 45
En avançant dans les 45 textes de Lyn Hejinian, on fait de plus en plus de découvertes et on se dit qu’il faudrait relire le livre une fois fini, fort de tout ce que l’on a compris, glané, appris en route. La relire, riche de tout ce qui s’est accumulé, les éléments de sens circulant en tous sens dans ce livre. Dans un récit usuel, les choses avancent et font sens, d’une façon que l’on pourrait dire pratique. Ici les éléments de sens sont fragmentés, éclatés, dispersés un peu comme les tesselles d’une mosaïque détruite par le temps ou un tremblement de terre (pauvre Italie !). Et ce n’est pas tant le lecteur, que la lecture qui a pour effet de recomposer partiellement un paysage complexe. Il y a tout un travail de redites, de répétitions, de reprises ; l’une des explications, peut-être, de ce leitmotiv : « l’évidente analogie est avec la musique. »
Des mots entendus avec des yeux
Une phrase d’apparence toute simple, posée là par Lyn Hejinian (p.125), mais qui ouvre un monde de réflexions : « des mots entendus avec des yeux ». Est-ce le propre de toute lecture ? Ce qui est vu avec les yeux est-il en réalité entendu, parfois ou toujours entendu ? Est-ce que tout mot est entendu ? Les mots bruissent-ils toujours sous les yeux ? Leur capacité à bruire dépend-t-elle de l’écrivain ? Le grand bruissement des mots, page à peine ouverte, n’est-ce pas cela qui finalement nous retient. Mots vivants (mais comment, mais pourquoi ?) versus mots morts (mais comment, mais pourquoi ?). Pour prendre une expérience de lecture en cours, pourquoi les mots d’Alain Badiou bruissent-ils tant, pourquoi ceux de Bernard Fournier, malgré la passion que m’inspire son propos, ne bruissent-ils pas ? Les deux livres sont « abstraits ». Chez Badiou le texte donne le sentiment de fourmiller (à vérifier, bien sûr, je n’ai lu, volontairement, pour prendre la mesure de ce fourmillement, que trois pages). Chez Bernard Fournier, j’ai le sentiment de progresser dans une prose compacte, un peu collante où si peu de choses volètent ou bruissent. Et chez Lyn Hejinian, il y a une cohabitation étrange de mots collés et de mots bruissants, de mots lourds et figés sur le papier -« une aube en caoutchouc pour des langues en caoutchouc- (p.126) et de mots qui volètent et qui bruissent : « un de mes mots favoris était oiseaux, et le restera » (p.122)
Les livres qui sauvent
Bel article sur le site Brain Pickings autour du pouvoir qu’ont les livres, parfois, pas pour tous hélas, de sauver une vie, de sauver un enfant. La poète Mary Oliver explique ainsi qu’elle trouvait refuge par rapport à la violence du réel de son enfance dans deux mondes sacrés parallèles : la nature et la littérature. L’auteur de l’article, Maria Popova, évoque une autre poète, Rebecca Solnit, disant qu’elle « disparaissait dans les livres quand elle était jeune, disparaissait en eux comme quelqu’un qui court vers les bois ». Pour Mary Oliver, le monde de la littérature lui offrait « besides the pleasures of form, the sustentation of empathy (the first step of what Keats called negative capability) and I ran for it. I relaxed in it. I stood willingly and gladly in the characters of everything — other people, trees, clouds. And this is what I learned: that the world’s otherness is antidote to confusion, that standing within this otherness — the beauty and the mystery of the world, out in the fields or deep inside books — can re-dignify the worst-stung heart. ». Donc c’est dans l’altérité (otherness) qu’elle trouvait un antidote à la confusion et un apaisement. À l’intérieur de l’altérité, la beauté et le mystère du monde, dans les champs et dans les livres, au milieu des autres, des arbres et des nuages. Je donne encore cette si belle citation : « I learned to build bookshelves and brought books to my room, gathering them around me thickly. I read by day and into the night. I thought about perfectibility, and deism, and adjectives, and clouds, and the foxes. I locked my door, from the inside, and leaped from the roof and went to the woods, by day or darkness. » Oui, le refuge des livres, la construction de la bibliothèque et la merveilleuse identification avec leur contenu, les personnages et les lieux qui les peuplent. On ne dira jamais assez le puissant pouvoir de construction personnelle de la lecture. On ne dira jamais assez comme celle-ci doit être aussi libre et ouverte que possible. Guidée peut-être, subtilement, mais pas dirigée autoritairement. Il est normal que certains livres ne parlent pas à certains enfants, ils ne correspondent tout simplement pas à leur monde en construction, à ce qui fait si tôt leur personnalité. Leur imposer ces livres-là, c’est les détourner très certainement de la littérature. Et donc du recours qu’elle est aussi. « Je lisais comme certaines nagent, pour sauver leur vie ».
Le litige de la poésie
Le livre d’Alain Badiou sur le poème est passionnant. Difficile, souvent elliptique ce qui renforce la difficulté, mais passionnant.
Il expose ainsi une sorte de double nature du poème. « Certains soutiennent que le poème n’est rien de plus que (…) le toucher de la langue, l’exploration, aux limites, des capacités affirmatives de la langue ». Le poème est alors « la langue saisie par sa cadence intime. La langue venue à elle-même sous la loi de sa scansion, ou de son souffle. ».
Mais voici l’autre possibilité : « mais d’autres soutiennent que le poème est destiné à nous tenir dans l’ouverture de l’être, à garder le visible comme visible. Ou encore, à soutenir pour la pensée l’éclosion de ce qui vient à nous, ou se présente à nous. »
→ si je tente de comprendre, avec mes mots, il y aurait d’un côté le poème pur objet verbal, sans autre finalité que de se constituer en cet objet, inassimilable à quoi que ce soit ; et de l’autre le poème médiateur de notre présence au monde, le poème qui nous montre quelque chose, qui nous ouvre à quelque chose. Badiou : « Venue à soi de la langue dans le souffle nombré de sa cadence, dans le chant qu’elle recèle, ou destin de pensée de la pure présence : tel est l’entrelacs du litige contemporain sur le poème. »
Une démonstration passionnante
Là où la pensée de Badiou sidère le lecteur, c’est dans le développement qu’il va donner à partir de ce thème double. Sur le coup, on ne comprend pas ce qu’il exprime, écrivant « le poème, le grand poème, se laisse traduire. ». (p.17) Il concède la perte, immense, perte sonore essentiellement, sons, rythmes, cadences, abolis, qui a lieu dans et par la traduction dans une autre langue. Mais il ajoute tout de suite que « la voix du poète, la singularité de son silence musicien, demeurent, dans la perte même de presque toute musique ». Je pense qu’ici le traducteur est encore plus en éveil, alerté. Lui qui rencontre ce dilemme quotidien, voir par exemple les notes passionnantes d’André Markowicz dans Partages 2. Badiou encore : « Disons que ce que le poème pense est ce qui endure victorieusement l’épreuve d’un rythme mutilé, oublié ».
→ Pourrait-on dire le substrat, ce qui reste sur le papier une fois l’opération (presqu’au sens chirurgical) de traduction terminée, ce qui se réveille après l’anesthésie ?
Et pourtant aucune concession de Badiou sur ce point essentiel : « le poème ne vise, ni ne suppose, ni ne décrit aucun objet, aucune objectivité. » (p.19)
Une autre dualité
« Le poème n’a pas d’objet [et] une grande partie de son opération vise précisément à renier l’objet, à faire que la pensée ne soit plus dans le rapport à l’objet. » dit encore Alain Badiou qui ajoute qu’il y a pour cela deux opérations possibles et contradictoires. La soustraction et la dissémination.
Dans le cas de la soustraction, le poème est conçu pour aboutir à un retrait de l’objet « le poème est une machinerie négative, qui énonce l’être, ou l’idée, au point même où l’objet s’est évanoui », dit-il encore en ajoutant que c’est la logique de Mallarmé. (p.20). C’est l’opération soustractive du poème, qui soumet l’objet à l’épreuve de son manque.
Dans le cas de la dissémination au contraire, c’est par une « infinie distribution métaphorique » que l’objet va être dissous et Badiou de préciser que Rimbaud excelle dans la dissémination. (p.21). Le poème, au plus loin de fonder l’objectivité, entreprend, littéralement de la faire fondre.
Conclusion magnifique et bien questionnante : « Ainsi l’objet est pris et aboli dans la faim poétique de sa soustraction, dans la soif poétique de sa dissémination. ». Et un peu plus loin cette double assertion : « La pensée du poème ne commence qu’au-delà d’une complète désobjectivation de la présence. C’est pourquoi on peut dire qu’au plus loin d’être une connaissance, le poème est, exemplairement, une pensée qui s’obtient dans le retrait, la défection, de tout ce qui supporte la faculté de connaître. »
→ on aurait envie d’avancer ici, avec précaution, que peut-être le poème est une expérience ? Je suis sensible aussi à cette question de l’absence représentée en quelque sorte par le poème, là encore j’ose avancer l’absente de tout bouquet, sans aucune certitude de bien comprendre la pensée philosophique et difficile d’Alain Badiou, une pensée qui en tout état de cause, me parle.
Ce besoin de dire merci
Ce besoin de dire merci que souvent j’éprouve lisant, écoutant. Il s’est tout à coup concrétisé, de manière impérieuse, en lisant un passage du livre Partages 2 d’André Markowicz, à ce point que j’ai dû écrire le mot merci dans la marge. Il faut ici donner un peu le contexte. André Markowicz se trouve à Lille et décide d’aller visiter le musée des Beaux-Arts. Il s'y rendra en fait deux fois. La première fois, il est émerveillé par la qualité des œuvres mais horrifié par une espèce de contre-exposition dans l’exposition, un projet baptisé InterDuck : « le palais des Beaux-Arts de Lille a invité les artistes d’InterDuck à "réinventer le musée.". ». De quoi s’agit-il ? Eh bien d’installer la figure de Donald Duck, le canard de Disney, au cœur même des œuvres ! On prend par exemple, raconte Markowicz, La Liberté guidant le peuple et on remplace tous les personnages par des Mickey et des Donald. Ce jour-là, qui est un mercredi, le musée est envahi par des hordes d’enfants hurlant, courant, s’interpelant. N’ayant aucune idée que dans un musée, il sied d’être un peu calme et silencieux. Eu égard aux autres, déjà. Mais heureusement, à cause d’un tableau qu’il a quand même pu regarder Le Dénombrement de Bethléem de Bruegel, André Markowicz y retourne, aux Beaux-Arts de Lille. Et là, devant son tableau, « une classe de petits bambins, six-sept ans pas plus. Huit au maximum. Assis par terre, en demi-cercle et ils écoutent, et ils regardent, en silence total. » L’auteur relate toute la scène et conclut : « À côté, ils ont un autre tableau de Bruegel en canard. Et la guide n’y fait pas attention. Non, elle leur parle de l’horizon –"vous savez ce que c’est l’horizon ? Où il est l’horizon, dans ce tableau ?" – et les doigts qui se lèvent… Elle vit dans la beauté, et les enfants avec elle, – dix minutes de splendeur. »
→ C’est devant ce dernier paragraphe (p.369) qu’il m’a fallu, impérieusement, écrire : merci.
→ ce paragraphe a été rédigé avant l’avènement d’un autre Donald et n’en prend que plus de poids. Songeons à La liberté guidant le peuple avec tous ces Donald !
La question d’André Markowicz
Oui sa question centrale sans doute, qu’il convient de bien comprendre pour bien le suivre dans toutes ses entreprises (et dieu sait si elles sont nombreuses !) : « la question (…) du rapport entre la poésie et l’Histoire, entre le poète et le pouvoir. » Question dont il dit qu’elle est sans doute le cœur de son livre Le Soleil d’Alexandre consacré à la poésie de Pouchkine et de ses proches.
Colloque
Il me faut ici revenir sur le passionnant colloque auquel j’ai participé et qui m’a apporté de la paix. Par son sujet : Les Facultés de juger, IV, poésie, par l’approche en tables rondes très ouvertes avec débats de qualité, dans l’écoute des autres points de vue. J’y reviendrai sans doute, à partir de mes notes, dans ce Flotoir. Et dans le mesure où elle était déjà très écrite, Emmanuel Laugier a bien voulu réviser sa contribution à la table ronde Philosophie et Poésie (il y cite largement Alain Badiou) et me la donner pour une publication dans Poezibao.
Le poème et la présence sans objet
Je continue précisément mon cheminement, presqu’en pas à pas, dans le premier texte du livre que pense le poème ? d’Alain Badiou, texte qui est en fait paru en 1993 dans un livre collectif sous la direction de Roger-Pol Droit. Je me trouve de nouveau confrontée à deux entités : d’une part la mathématique et la pensée discursive, d’autre part le poème qui « vise la présence sans objet ». L'auteur expose que ce qui s’oppose au poème, c’est la dianoia, la pensée discursive qui enchaîne et argumente et dont le paradigme est mathématique. Il y aurait deux extrêmes de la langue : « le poème, qui vise à la présence sans objet, et la mathématique, qui chiffre l’Idée. ». Badiou en déduit qu’il « se pourrait bien que le poème soit une pensée sans connaissance, disons même : une pensée proprement incalculable. » (p.25). Plu loin il dit encore qu’il faut « requérir les grandes opérations désobjectivantes du poème, la soustraction et la dissémination », dont il a été déjà question, on s’en souvient. Pour lui encore, « il se pourrait que, depuis toujours, le philosophe soit un rival envieux du poète. » Un peu peut-être comme Mallarmé était jaloux de la musique ?
Et comment ne pas relire, de nouveau, cette assertion après ce colloque sur les facultés de juger, au cours duquel on a débattu notamment du rapport entre philosophie et poésie : « Posons que la querelle est l’essence même du rapport entre philosophie et poésie. « (p.27). « Luttons donc, partagés, déchirés, irréconciliés. Luttons pour l’éclaircie conflictuelle, nous philosophes, pour toujours écartelés entre la norme de transparence littérale de la mathématique, et la norme de singularité et de présence du poème. Luttons en reconnaissant la tâche commune, qui est de penser ce qui fut impensable, de dire l’impossible à dire. »
Et dans cette tâche commune, dans cet objectif commun on comprend mieux sa propre double polarité, philosophie et littérature et l’éternelle confrontation de poésie et philosophie, qui a comme écho une autre confrontation, douée d’une aussi grande longévité, celle de la musique et de la philosophie.
La trilogie allemande
La trilogie d’André Markowicz, énoncée dans Partages, 2 : « Il y a trois poètes allemands qui m’accompagnent, toute la vie. Hölderlin, Rilke et Celan. Je ne peux en lire aucun. Je ne peux, pour chacun d’eux, que tâtonner autour des ombres que sont les traductions. »
Et si je m’étais remise à l’allemand pour pouvoir lire Hölderlin, Rilke et Celan ? Pour pouvoir, bientôt, apprendre par cœur Goethe « Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn », Heine « Ich weiß nicht, was soll es bedeuten, Daß ich so traurig bin », Stefan Georg « Liebende klagende zagende Wesen », Trakl peut-être ? Car même si ma connaissance de la langue est plus qu’imparfaite, il y a eu un moment où s’est faite une vraie entrée dans cette langue dite étrangère, où elle est devenue un peu moins étrangère, un peu part de moi. Et cela n’a pas forcément à voir avec le niveau de langue parlée ou écrite atteint. C’est plus une affaire d’oreille. J’aurais récupéré en partie ma capacité d’entendre l’allemand. Et c’est essentiel en plus d’être une immense joie. Je pense ici à mon projet de travailler mon allemand via les lieder et à cette acquisition récente d’un gros coffret de tous les Schubert enregistrés par Matthias Goerne. Une autre façon, peut-être, de pratiquer le par cœur ?
Nos mythologies ?
Je découvre le livre décapant, souvent très drôle, mais très profond aussi, de Claire Dumay, Arracher le tapis, publié par Françoise Favretto, à l’Atelier de l’Agneau. Il se trouve, je ne m’étendrai pas ici, que je connais un peu le contexte d’éducation de l’auteur. Elle procède par courts textes, de deux à quatre pages en général, autour d’un thème auquel elle fait rendre littéralement et littérairement gorge ! Sans aucune concession pour elle-même. En ouverture un texte sur les listes. Toutes les listes possibles et imaginables, occasion de démonter toutes les manies, les angoisses, les pulsions plus ou moins avouables qui sous-tendent cette pratique, bien connue, très exploitée dans le domaine littéraire. Ici il ne s’agit pas de donner des listes, d’en montrer, mais plutôt d’en évoquer le principe et surtout de démonter, rouage après rouage, comme un mécanisme d’horlogerie, tout ce qui aboutit à leur constitution. L'auteur va fouiller dans les non-dits, débusquer les petits tabous escamotés, chercher la petite bête et le grain de poussière. Avec des formules souvent piquantes.
On pense un peu aux Mythologies de Barthes pour la thématique et parfois à Ponge aussi. Le deuxième texte porte, tiens, précisément, sur…
24 poses
J’ai sursauté en lisant ce chiffre et ce mot, titre du deuxième texte de Claire Dumay. C’est tout un monde oublié, presqu’englouti, qui a ressurgi, dans le bac de révélateur. Très précisément, tout de suite, sous forme de variante avec excroissance : « 36 poses, 400 ASA », puisque j’ai toujours aimé les basses lumières. La pellicule que j’achetais, jadis, au temps de l’« argentique ». Les bobines de pellicule, la provision savamment calculée en fonction du temps et du budget, emportée à l’autre bout du monde, parce que là-bas elle était soit inabordablement chère, soit introuvable. La parcimonie avec laquelle on appuyait sur le déclencheur, la peur de la coûteuse photo ratée, puisque de facto et volens nolens l’image avait impressionné la surface chimique, sans retour possible et qu’elle serait développée et tirée. Tout ce vocabulaire englouti dans la chambre noire du passé pourtant très récent. L’impossibilité, alors, d’expérimenter. Il faudrait opposer terme à terme ce qui advient quand on photographie en « argentique » ou en « numérique ». Claire Dumay, elle, va se concentrer particulièrement sur un point : sa résistance pensée, construite, au déclenchement frénétique, à la multiplication des photos (que je ne connais que trop, comme s’il fallait me rattraper de toute cette continence imposée par l’argentique et ses coûts bien élevés, sauf pour qui savait développer et tirer soi-même et bien sûr, cela ne pouvait alors être qu’en noir et blanc, N&B. Je n’ai pas développé mais un peu tiré, très mal, mais cela reste une de mes expériences les plus fortes. Et d’autant plus que c’était, il y a fort longtemps, dans une période difficile où la chambre noire était à la fois un refuge et une confrontation avec l’apparition disparaissante et a contrario, avec ce qui peut soudain apparaître là où il n’y a rien, en apparence. Rejouant cette autre expérience de l’enfance, l’apparition progressive d’un cheval, d’un arbre, d’un visage sur une feuille toute blanche que l’on crayonnait intensément. Et qui elle aussi contenait l’objet sans le laisser deviner.)
Il fallait attendre, aussi, s’en souvient-on assez ? Attendre le résultat, parfois des semaines, lorsque précisément on était en voyage, avec la peur de perdre les précieuses bobines, ou qu’elles soient voilées dans un quelconque détecteur de bombes (et pour moi, très précisément, le souvenir d’un lot de ces précieuses pellicules « cramées » dans l’incendie d’une voiture, en Grèce). Attendre, même si les délais n’ont cessé de se raccourcir jusqu’à l’apparition des laboratoires de développement/tirage en une heure. Le cœur battant quand on allait « chercher ses photos ». A-t-on le cœur battant, en a-t-il le temps, quand on les télécharge sur son ordinateur et alors qu’on les a déjà plus ou moins visionnées sur l’écran de l’appareil ?
Il faut maintenant sonder un peu le texte de Claire Dumay qui dit vouloir renoncer au « harcèlement photographique, au vertige de la succession. Quitter l’immaturité, l’attrait de la débauche, du courant qui emporte. » (p.10). Oublier le « maniement compulsif du déclencheur » et proscrire « la réactivité suscitée par le jaillissement du dehors ». Cesser aussi « de photographier par instinct de conservation ». Renoncer très volontairement à faire certaines photos : « déambulation au milieu des ombres, des clichés défunts », réentendre « ce qui aurait pu surgir, et a rejoint le néant, le rassurant hors d’atteinte. » (p.11)
→ avec leur air presque désinvolte, ces textes forent loin et profond. Ils viennent remuer des couches très enfouies et peu mises au jour la plupart du temps. Ce magma informe d'impressions qui grouillent dans le fond des consciences, presque subliminales. Et que l’on aime aussi glisser sous la poussière et les tapis. Claire Dumay parle du « fond de l’existence, qui est toujours trop plein, trop lourd ; saturé de résurgences, de parasites, d’adhérences ». On en vient à penser que ce livre est tout autant un manuel de psychologie (des profondeurs ?) qu’un vrai objet littéraire, par la qualité de sa formulation, sa précision presque clinique. Autopsie de vieux sentiments et vieilles impressions rancies. Claire Dumay dit aussi se réjouir de ce qu’elle laisse et « qui sombre dans le mouroir photographique ». Que de photos mortes, en effet, non faites pour x raisons (pas d’appareil, pas de lumière, pas le moment…), les photos enfouies dans les cartons, les boites et pire encore gravées sur CD, clés USB ou disques durs, autant de mouroirs à photos.
→ et repensant à tout ce vocabulaire photographique presque mort, je me suis souvenu de la remarque de Jacques Roubaud disant qu’il faudra, qu’il faut peut-être déjà, un appareil de notes pour comprendre ce à quoi fait allusion Georges Perec dans Je me souviens… Obsolescence de plus en plus rapide de certaines notions et pratiques.
→ d’un souvenir, qui pourrait n’être qu’une petite impulsion superficielle, « 24 poses », Claire Dumay tire tout un monde et procède à une remarquable analyse d’une forme de boulimie. Boulimie d’images, de livres, de musiques. Elle donne aussi une sorte de leçon douce, ouvrant la voie vers une forme de retenue, de résistance aux attraits de la nouveauté et de la vitesse.
→ tout cela que je stocke, tout cela qui s’est perdu, cette peur de la perte et du vide. Tout cela qui est perdu mais qui n’est peut-être pas une perte mais un gain, de liberté, d’espace, de temps ?
→ et enfin pour moi, ce redoublement d’étrangeté, car Claire Dumay travaille dans son texte, à son texte, comme un photographe le fait « à la chambre ». Or, cette pratique de la photo « à la chambre », nous avons, elle et moi, un lien indirect mais tout à fait réel avec elle.
De la série
Je lis chez Claire Dumay : « Accomplir ce travail d’assemblage au moment même de la prise, pas a posteriori. Réfléchir aux enchaînements possibles. Tenir le tout. La loi de la série, sans correction ultérieure, sans éraflure possible. »
→ cette fois ces mots réveillent un souvenir tout récent, celui d’une très courte série photographique découverte sur le beau site d’Adèle Godefroy. Une flaque, puis un premier reflet dans cette flaque, puis un autre. Adèle Godefroy est photographe et va me donner une contribution pour le dossier Michel Butor de Poezibao. On peut sur son site voir aussi de très belles photos de Michel Butor.
→ il me vient soudain cette idée qu’il y a attitudes antagonistes pour moi dans la pratique photographique. Celle dont parle Claire Dumay, une pratique construite, pensée. Préparée peut-être, anticipée. Et une pratique plus spontanée, plus aléatoire, où le déchet est très important, mais où il y a soudain enclenchement d’une autre manière d’être, une manière d’être derrière le viseur, dans la vision dans le viseur, qui est très particulière. On en sort souvent ébloui visuellement mais aussi un peu hagard, comme si on avait accédé à une autre dimension de la perception du monde. Et même si, sauf rarissimes exceptions, rien de tout cela ne transparaîtra dans les photos prises.
La série est peut-être une manière de pousser à bout ce thème, ce réel qui soudain apparaît dans la « prise » photographique.
→ mais je crois que je ne saurais pas ne pas « m’inscrire dans le courant des choses fugitives » parce que c’est précisément cela qui me fascine, les choses fugitives et plus encore, l’empreinte de la chose enfuie (« cette chose envolée / qu’on sent qui fuit d’une âme en-allée »), l’absence à tout jamais de ce qui fut brève présence, épiphanie ? Là serait le poème (Badiou ?), là serait la photo ?
Une poussière dans l’œil de la pensée.
Chez Muriel Pic, je ne sais pas si les choses sont mises sous le tapis, mais elle les exhume magnifiquement en un petit livre publié par les éditions Macula, petit livre au beau titre Élégies documentaires. Dans sa postface, « la poussière devient élégie », elle explique sa démarche. Elle montre comment le lent et long travail dans les archives, leur poussière, leur odeur, finit par engendrer quelque chose, au présent, chez elle : « Les Élégies documentaires parlent d’une expérience lyrique, atmosphérique, élémentaire des documents ». Et elle ajoute que devant leur silence, elle a eu la conviction qu’elles « attendaient que, pour une fois, [on] leur réponde autrement que sur le mode de l’analyse. » (p.81). C’est un espace-temps que celui des archives, dans lequel on s’engouffre : « devant soi, les deltas d’émotion où entraînent les pathétiques épiphanies que dégage la densité des souvenirs de vies, cette densité de poussière satinée où s’impriment bientôt les traces de vos propres doigts. » et elle en tire cette magnifique remarque « Les Élégies documentaires ont été écrites d’après archives, d’après enquêtes aussi, avec la sensation d’une poussière dans l’œil de la pensée. »
On peut préciser que ce livre parait dans une collection dirigée par Jean-Christophe Bailly. Que Muriel Pic est aussi traductrice de l’allemand, qu’elle a traduit… Walter Benjamin et écrit des essais sur Michaux et sur Sebald.
Plus concrètement aussi, il faut dire sur quelles archives rêvent et s’écrivent ces Elégies documentaires. On retiendra la toute première en particulier : les archives de cette « station balnéaire », construite pendant le IIIème Reich sur l’île de Rügen, en Allemagne du Nord, pour la récréation du peuple allemand : « à Rügen, en 1936, le tourisme c’est la dictature elle-même ». Muriel Pic s’arrête en particulier sur ces incroyables bâtiments, dont le corps principal faisait plus de 4 kms de long, Prora : « 1937, Paris. Exposition universelle. / Le pavillon de l’Allemagne nazie / présente Prora : plans, maquettes, modèles / Dix mille chambres doubles vue sur la mer.(…) »
→ je n’ai pas vu Prora sur Rügen, mais j’ai vu, très près de là, une autre station balnéaire, construites par les Nazis. À moins que ce soit par les communistes, puisqu’on se situe là dans l’ex-Allemagne de l’Est.
Des larmes
Je pourrai appeler cela l’expérience Quignard. Une de ces lectures soumises à de fortes variations climatiques. Pascal Quignard suscite souvent cela en moi, un mouvement d’attrait et de rejet.
Pour cette lecture-là, celle du livre Les Larmes, cela commence par une lecture à haute voix à celle dont on anticipait que le livre n’était pas pour elle. Elle l’avait acheté, choisi. Nous l’avons ouvert et avons commencé la lecture, à haute voix donc puisqu’elle ne peut plus lire. Elle a écouté, longuement, mais tout de suite désemparée. On a espéré, voyant qu’elle ne faiblissait pas, l’embarquer dans cette étrangeté sans être sûre que l’on y tint tant que cela pour soi-même. Et puis ce fut forfait, les petits épisodes historiques, parfois légendaires, tournant tous autour de l’année 800, évoqués en courtes séquences par P. Quignard, ne s’assemblant pas dans son esprit, où la trace s’efface vite, ne faisant pas système. Le livre fut donc mis de côté au terme de la lecture d’une cinquantaine de pages environ. Emprunté et emporté dans la conviction qu’il ne serait pas lu plus avant par elle. De la lecture à voix haute, passage à la lecture solitaire, dans l’autobus de retour, toujours en retrait. Mais le livre ne me lâchait pas pour autant et je l’ai rouvert le soir. Et soudain après les cinquante-six pages lues à haute voix, les vingt-huit pages parcourues dans le froid, l’humidité et la brume d’un dimanche finissant, au chaud du soir, quelque chose a pris. Avec les chouettes, à l’heure des chouettes. Une de ces évocations fabuleuses (l’entendre dans ses différents sens) dont Pascal Quignard a le secret. Surtout autour des animaux (on peut rêver qu’il écrive un jour un Bestiaire). Pages à la chouette effraie, sans l’effroi de la chouette, mais sous les yeux de la chouette. Les mots, le texte comme deux immenses yeux de chouette au fond de la page (Les larmes, p.85). Cela que Quignard réussit parfois, ou à quoi on atteint parfois en lisant Quignard, peut-être en fonction de son propre fond légendaire. Une grande bouffée d’autre chose, une émanation d’un monde étrange, disparu mais que soudain, le temps d’une page, il réveille. Le baiser de Quignard sur les vieux grimoires, les vieilles légendes, les faits oubliés, les personnages plus ou moins fabuleux du passé qui réveille notre mémoire engloutie, la nôtre et plus largement celle de notre espèce, tel le baiser du prince sortant la belle au bois dormant de sa torpeur. Un peu comme dans les plus beaux des livres pop-up quand, lorsqu'on ouvre la page, surgit soudain tout un monde, forêt, château, parc. Dépliés soudain. Quignard déplie des pans d’histoire repliés dans les vieilles archives. À sa manière aussi il écrit des Elégies documentaires !
Quel curieux mélange
Oui quel curieux mélange, auquel personne ne pourra procéder de manière identique, ou même approchante, car cela supposerait trop de hasard(s), ce mélange de textes si dissemblables qui « pendant les nuits d’hiver » s’assemblent dans une conscience en état de rêve éveillé, partie loin dans le temps avec Pascal Quignard, sur les traces de Berthe, de Nithard et d’Hartnid, vers l’an 800 ; loin dans l’espace vers l’Est et le Nord, avec André Markowicz ; loin dans les profondeurs de la conscience humaine avec Claire Dumay. Rien ne semble les rapprocher ou tout les éloigne, sauf cette conscience. Qui par sa seule présence de conscience les auscultant les unit, les assemble, les fait entrer en correspondance. Ce qu’aucun de ces écrivains sans doute ne saura jamais, heureusement (il leur faut déjà cohabiter sur les rayons des bibliothèques, alors s’ils doivent aussi penser à leur cohabitation dans les consciences !).
On ne prend pas les Juifs en lettres ou en maths
C’est une vraie surprise, mais il faut croire que je suis encore bien mal informée, de découvrir dans Partages 2, d’André Markowicz, les conditions d’éducation qui furent celles de sa mère. Sa mère et ses amies d’enfance, qu’elle appelle « les petites filles ». « C’était en 1950-51. Elles étaient cinq amies de classe très proches. Et elles étaient les meilleures élèves de leur classe. » Parmi elle, sa mère : « Maman aurait voulu faire des études de lettres. Mais on ne prenait pas les Juifs à la fac de Lettres. Elle a choisi médecine. » Il déroule ensuite le destin éducatif des cinq amies, qui n’étaient pas toutes juives et conclut : « C’est juste pour dire ça. En URSS, on ne prenait pas les Juifs en Lettres, ou en Maths. On les prenait en médecine, ou dans les sciences techniques, parce que, de toute façon, on a besoin de docteurs et de techniciens. Mais pas en Lettres. Maman, c’est en France, à plus de 35 ans, qu’elle a pu faire des études de Lettres, et devenir l’enseignante qu’elle a été. »
Orgue, deux claviers ou plutôt une bonne douzaine
Deux beaux concerts d’orgue ces derniers jours et toujours cette interrogation, beaucoup plus forte lors du premier concert que lors du second : pourquoi l’orgue me fait-il cet effet ? Ce soupçon qu’il pourrait y avoir un rapport avec les sons entendus jadis dans le monde utérin. J’avais été très frappée, il y a des années de cela, à la lecture des travaux du professeur Alfred Tomatis, assez controversé aujourd’hui je crois, mais qui basait une partie de son travail thérapeutique, notamment pour soigner le bégaiement, sur la réécoute de sons tels qu’un fœtus peut les entendre dans le ventre de sa mère. Cette machine-orgue, le plus complexe peut-être des instruments de musique, ses labyrinthes de conduits de l’air, ses forêts de tuyaux.
Le premier concert a été donné dans cette atmosphère de soir d’hiver que j’aime tant, dans une église presque déserte, près d’un petit square balayé de vent et dont les arbres se dépouillent de leurs feuilles. Pour une quarantaine de personnes, pas plus, en la basilique St Clotilde à Paris, par une très intéressante jeune organiste d’origine polonaise Maria-Magdalena Kaczor. Elle a joué en particulier une transcription d’une pièce de piano que j’aime depuis mon adolescence, le magnifique Funérailles de Franz Liszt. Je l’ai interrogée après le concert sur cette transcription et j’ai été stupéfaite quand elle m’a dit qu’elle la faisait à vue, en quelque sorte, à partir de la seule partition de piano. Or pendant toute une partie de la pièce, elle a déployé un jeu virtuose au pédalier !
L’autre concert est un concert-atelier. Concept bien intéressant. Une heure de musique dans le très bel auditorium de Radio France, dont l’orgue de concert a été inauguré en mai dernier. Thomas Lacôte, le jeune titulaire de la Trinité à Paris (tribune occupée pendant des décennies par Olivier Messiaen) a donné des extraits d’œuvres de Messiaen mais aussi de ses propres œuvres, expliquant et faisant entendre au fur et à mesure à l’instrument les timbres, les sonorités, les effets de superposition et de transparence que l’on peut créer à partir d’un orgue. Bien en phase avec le thème de l’atelier : « l’orgue comme atelier du compositeur » et on sait que Messiaen, Bruckner aussi certainement, se sont beaucoup inspirés de leur pratique de l’instrument pour élaborer leur écriture musicale.
Rédigé par Florence Trocmé le 15 novembre 2016 à 18h14 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Rédigé par Florence Trocmé le 03 novembre 2016 à 18h04 dans photomontages | Lien permanent
Intellectuellement concentrique
Lyn Hejinian : « j’avais recours à un grand nombre d’idées avant de devenir intellectuellement concentrique ».
→ c’est tout le problème du resserrement, de la concentration versus la dispersion magnifique, celle de la curiosité toujours ouverte, de l’élan jamais assouvi. L’immense accès à la connaissance offert si facilement aujourd’hui est peut-être une disgrâce pour des esprits très curieux, que tout passionne, qui ingurgitent tout ce qui passe à portée mais manquent de retravailler suffisamment ces données et surtout de les concentrer autour de quelques thématiques qui leur sont essentielles.
→ les potentialités et les possibilités, ce que l’on pourrait faire et ce que l’on peut faire. Les dons que l’on a reçus, parfois trop nombreux et trop superficiels.
Une autobiographie expansive
Peut-être que l’on peut trouver dans cette phrase, « cette autobiographie des sensations expansives se divise horizontalement », une clé, là encore, du livre Ma vie de Lyn Hejinian. Mais si la première partie de la phrase m’est assez claire, avec cette notion d’un travail autobiographique axé sur les sensations et leur expansion dans le temps, je comprends moins cette division horizontale. Veut-elle dire qu’elle embrasse tout synchroniquement, embarquant les faits de vie à bord des sensations expansives, gorgées de leurs répétitions ?
Piano
Ce moment de grâce au piano. Pas parce que je jouais « bien », mais par le bonheur retrouvé en travaillant seule désormais, sans recours à un professeur (et j’en ai eu de merveilleuses) ; en raison de ce qui bouge dans mon approche & en pensant à cet interview de Lucas Debargue racontant comment il tente d’éprouver chaque note comme un souvenir… je peux à la fois passer dix minutes à écouter une seule mesure et ensuite travailler techniquement un petit trait. La musique est pour moi une source infinie de bonheurs et de questions. J’ai une chance immense de pouvoir en jouer aussi un peu. Et en effet à travailler seule, je découvre toutes sortes de manières de faire et de voir différentes. Une approche beaucoup plus personnelle, avec des buts très différents, une acceptation que je ne jouerai jamais « bien », que j’aurai toujours du mal à monter une pièce même courte correctement de bout en bout, mais qu’au fond cela n’a aucune importance et qu’une seule mesure ou deux parfois, je suis capable de les jouer très, très bien !!!! Il suffit de savoir quelles ambitions on peut avoir. De cesser de comparer, absurdement, un pauvre jeu d’amateur à celui des interprètes qui travaillent ou ont travaillé dans leur enfance huit heures par jour. Et de vivre, en tout bonheur, son amour de la musique.
Long player
Dans un reportage autour de Londres, j’ai découvert l’existence d’une œuvre fascinante, conçue pour durer mille ans. Longplayer est basée sur une œuvre de vingt minutes et vingt secondes et utilise des bols chantants et des gongs tibétains. Cette matrice est traitée par ordinateur afin de produire un grand nombre de variations différentes qui, jouées à la suite, dureront en tout mille ans. On pense un peu aux Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. Il y aurait un streaming, émis à partir du phare de Trinity Buoy Wharf à Londres. Mais si l’on peut entendre des extraits, ici ou là, il me semble que le streaming n’est plus accessible. Peut-être parce qu’a été créée une appli pour smartphone, payante ?
Deviens musique, mot
Chez André Markowicz, dans Partages 2, cette idée importante à propos de l’idée qui surgit, mais qu’on ne saisit pas au vol : si elle est vraiment importante, personnelle, eh bien elle reviendra. À propos de deux vers, donnés au moment de l’endormissement, il écrit : « s’ils reviennent au réveil, c’est qu’il y a quelque chose (…) comme un chemin à suivre. » (p.191). Puis cette autre remarque, tout aussi importante « j’ai entendu les sons, c’est comme une grande bouffée d’air frais, soudain, suivre les sons. »
→ Comme par hasard, le poème que j’apprends par cœur cette semaine est « Art poétique » de Verlaine : « De la musique avant toute chose ». Verlaine que célèbre longuement Bernard Chambaz dans son magnifique livre tout récemment paru Etc. « Car tu m’en diras tant, Verlaine /sans jamais nous lasser ».
André Markowicz encore : « Construire sa vie sur le son. Vivre de souffle, vivre d’oreille. » (p.192) « Deviens musique », écrit-il un peu plus loin (p.199), est une citation de l’un des tout premiers poèmes de Mandelstam : « deviens musique, mot. ».
La poésie de Pouchkine
Et comment ne pas être profondément retenue par ces propos, toujours d’André Markowicz, qui viennent enrichir l’immense corpus de ma réflexion sur la poésie : « la poésie de Pouchkine, c’est non pas la voix de quelqu’un, mais la voix de chaque voix, spécifique, historique. C’est une des raisons pour lesquelles Pouchkine est si impossible à traduire : il cherche le lieu commun, c'est-à-dire l’expression consacrée par l’histoire, l’expression objective, au sens où elle est anonyme. Le poète, pour Pouchkine, c’est personne. » (p. 203)
Nicolas Bacri
Je lis pour ResMusica le livre du musicien Nicolas Bacri, Crise, Notes étrangères, II. Ce livre me laisse une impression mitigée. J’y trouve beaucoup de choses très intéressantes et utiles pour une meilleure connaissance de la musique des XXème et du XXIème siècle. Nicolas Bacri a pour but de démonter ce qu’il appelle l’orthodoxie moderniste et qu’il faut rapprocher en fait de la postérité de Schoenberg, école de Darmstadt, Boulez, Stockhausen. Il fait notamment une distinction très féconde entre la tonalité et le système tonal. La tonalité, dit-il, est un concept très large et très puissant « qui plonge ses racines anthropologiques dans la faculté des oreilles humaines à percevoir le phénomène de résonance naturel, tandis que le système tonal n’est que la façon dont ce système a été écrit puis adapté de Bach à Schoenberg.
Belle analyse sur la perception que les contemporains peuvent avoir du caractère éventuellement hors-normes, génial, d’une œuvre ou d’un créateur. Mais Bacri pense, faut-il le suivre, que « nous avons perdu les repères qui pourraient nous permettre d’accorder [aux génies] le statut qui devrait être le leur ». Ce serait selon lui question de critères intellectuels, technico-esthétiques et éthiques. Maintes et maintes fois devant ce qu’il écrit, on reconnait la justesse des constats, mais on reste dubitatif sur l’analyse. Et l’on en vient parfois aussi à supputer une pensée très conservatrice à l’œuvre derrière les démonstrations qui ont, de plus, l’inconvénient d’être très répétitives. L’auteur ne craint pas de nommer ceux dont ils contestent l’importance, mais en revanche, il donne si peu de noms et tous inconnus pour les tenants d’une musique autre. Bien sûr, dans un processus d’auto-justification très présent dans le livre, il démontre que c’est normal que personne ne connaisse ces œuvres puisqu’elles sont systématiquement occultées par tout le monde. Mais ce type de raisonnement laisse un peu rêveur et là aussi, on ne peut s’empêcher de ressentir comme une impression de gauchissement (qui serait plutôt une droitisation en l’occurrence) de la pensée. Mais une fois encore, les constats sont certainement justes, ils sont bien posés et en cela le livre fait œuvre utile. Pour tenter de me résumer, quand il dit que nous sommes « victimes d’une pensée hégémonique », on lui donne raison, mais le mot victime induit un doute sur les ressorts de cette pensée.
La tonalité
Plus loin dans le livre, Nicolas Bacri donne cette définition intéressante de la tonalité : « concept phénoménologique constitué (ou impliqué) par l’ensemble des systèmes d’organisation du discours musical qui (à travers le temps et les civilisations) établissent un rapport d’attraction et de répulsion entre les sons à partir d’une ou plusieurs polarités. Cette définition englobe donc les techniques basées sur les échelles modales ».
→ elle a surtout l’avantage de nous faire sortir d’une double polarisation, la définition occidentale de la tonalité d’une part et à plus petite échelle, ce qui s’est produit, essentiellement dans les territoires recouverts aujourd’hui par l’Allemagne et l’Autriche, dans la musique du XVIIe au XIXème siècle.
Bacri dresse un bon survol historique à ce sujet : « encore empreinte de modalité jusqu’à Bach, la tonalité atteint son apogée en tant que système logique, théorique, pratique et fonctionnel (…) mais certainement pas en tant qu’outil expressif, entre Haendel-Bach et Wagner-Brahms et à condition de passer sous silence bien des expériences de Liszt, de Chopin, de Berlioz et des cinq Russes… » (p.59)
Du jugement
Pensant à ce futur colloque des mercredi 9 et jeudi 10 novembre prochains à l’Université Paris-Diderot, « Les Facultés de juger IV : Poésie », pensant à mes conversations avec mes collègues de la commission poésie du CNL, je relève ces mots de Nicolas Bacri : « pouvoir distinguer la qualité de facture ou de pensée d’une œuvre de ce qui nous sépare d’elle n’est, en art, que l’autre nom pour penser au-dessus de soi-même. »
→ l’expérience du CNL, mais aussi celle de Poezibao m’apprennent, non sans mal, que mon goût n’est pas le seul critère de mon jugement, que je dois développer continument la palette de mes outils d’analyse, le plus objectivement possible, pour trouver le juste équilibre entre d’une part le goût, le subjectif, dont je ne tiens pas à me passer, à tort ou à raison, dans le processus du jugement, et d’autre part ce que sont les qualités intrinsèques de l’œuvre. Il faut être capable de défendre quelque chose que l’on « n’aime pas », mais dont on pense que c’est un vrai travail littéraire, authentique et fondé.
Langage et esthétique
Autre distinction, dite fondamentale, opérée par Nicolas Bacri, qui je le rappelle, parle de musique contemporaine : celle entre langage et esthétique. Cette distinction est-elle justifiée d’une part, s’applique-t-elle à la littérature d’autre part, je ne sais pas répondre à ces questions, je les pose ici : « La distinction entre langage et esthétique est fondamentale pour comprendre l’évolution de la musique au XXème siècle (…). Pierre Boulez en prenant pour exemple Debussy et Schoenberg, l’illustre avec clarté lorsqu’il suggère que le langage de Debussy est romantique tandis que son esthétique est moderne et que le langage de Schoenberg est moderne tandis que son esthétique est romantique (…) On notera qu’à la lumière de cette explication, Boulez nous donne en quelques mots les clefs de sa propre ambition esthétique : fondre l’esthétique de Debussy avec le langage schoenbergien, travail déjà amorcé par Webern dont il est clairement le continuateur le plus inventif… » (p.46)
→ peut-on découpler ainsi le langage utilisé, le langage que l’on s’est forgé, bien souvent et le courant esthétique auquel on se rattache. Ne disait-on pas, jadis, le style est l’homme même ? Je me réjouis d’ailleurs de lire bientôt le nouveau livre de Marielle Macé, qui s’intitule Styles, critiques de nos formes de vie.
De la traduction
Avançant dans les chroniques d’André Markowicz, je suis saisie par cette affirmation, surtout venant de lui : « Je ne suis pas capable de traduire Mandelstam. ». Il dit trouver toutes les traductions qu’il a lues inexistantes « parce que le sens des mots, chez Mandelstam, ce n’est pas le sens des mots, mais leur histoire, les citations qu’ils portent ("tsitata-tsikada", disait-il, "citation-cigale"), c'est-à-dire leur mémoire » (p. 241). Et nous voici de nouveau sur zone, notes et mémoire, mots et mémoire, syntaxe et mémoire, etc. « Comment traduire, ajoute A. Markowicz que telle expression de tel poème se retrouve chez Alexandre Blok, et, avant, chez Fiodor Tiouttchev, et que quand Mandelstam la reprend, en la déformant, ce qu’il dit, ce n’est pas seulement cette expression, mais… la chaîne, le passage d’une voix à l’autre. »
→ j’ai eu ce même sentiment à plusieurs reprises en lisant Etc. de Bernard Chambaz où l’on entend tant de voix presque subliminales, avec parfois une petite pointe humoristique comme lorsqu’il écrit dans « vous avez le bonjour de Robert Desnos », à propos d’un fait très banal mais « pour quoi il donnerait tout Webre et tous les mystères de l’algèbre. »
De cette difficulté ou impossibilité à vraiment traduire Mandelstam, Markowicz glisse à celle à traduire Akhmatova : « mais que faire avec la poésie d’Akhmatova ? ». Occasion pour lui d’évoquer deux propositions : dans la première, il raconte comment, en public, il lui arrive d’« improviser » autour d’Akhmatova : il dit le texte russe, puis en donne une traduction-improvisation, ajoutant « il n’y a pas de traduction écrite, il n’y en aura pas, il n’y a qu’une traduction orale.(…) Il s’agit de donner l’idée que ce texte existe, et de laisser repartir le public, non pas avec des mots, mais avec un halo, une aura. » (p.242). L’autre proposition qui ne peut que retenir mon attention mais qui a échappé à mes radars, c’est cette soirée imaginée autour de Requiem avec la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, dont j’ai déjà beaucoup suivi le travail, notamment lors de la parution de son très beau disque Chants d’Est. A. Markowicz rappelle la genèse de l’œuvre d’Akhmatova et qu’aucun des poèmes n’a été écrit mais composés par cœur et confiés à la mémoire de sept amies. Que chaque poème est écrit avec une voix différente, dans un mètre différent, avec une intonation spécifique et que poème après poème, c’est musicalement un véritable oratorio. (p.243). Je n’ai malheureusement pas pu trouver en ligne d’extraits de ce spectacle que la violoncelliste et le traducteur semblent susceptibles de donner encore.
Concentration
Je dois concentrer ma pensée, lever les yeux de mes soulignés pour élaborer une pensée à partir de ces soulignements. Traquer et traduire plus finement, moins paresseusement, les intuitions, impressions, ce halo de pensée(s) mal étayée, mais réelle, authentique, qui se forme quand je lis. Dans la vitesse de la lecture se constitue une sorte de nuée conceptuelle et sensible qui flotte au-dessus du texte, à peine en arrière de la pointe de ma lecture. C’est ce halo qu’il faudrait apprendre à condenser, à faire « précipiter » en pluie sur le papier.
Écrire davantage mes notes de ce Flotoir est un des moyens d’aboutir à cette fin.
Se retourner sur son chemin
André Markowicz évoque cette expérience que j’ai faite de façon tout à fait similaire. Fouillant dans ses archives, lisant d’anciennes traductions, des notes d’autrefois, il s’étonne de la fidélité de son chemin. Et il constate, comme je l’ai fait maintes fois, que ses intérêts, et les lignes de force de son travail, se sont déterminés, très tôt, dès son adolescence.
→ toujours cette illusion que l’on avance, que l’on vient de découvrir telle ou telle chose alors qu’en fait on n’a cessé, sans forcément en être pleinement conscient, de tourner autour, depuis des années et des années. Il m’est arrivé de retrouver dans mes notes des phrases presque similaires à des années de distance. Cela évoque d’ailleurs immédiatement cette œuvre qui a beaucoup compté pour moi, celle du trop peu lu Claude Mauriac, avec son travail magnifique sur ses journaux, Le Temps immobile.
Une fabuleuse et terrible histoire
Oui c’est une fabuleuse histoire que celle de la mère d’André Markowicz, tellement émouvante. Sa mère dont il dit qu’elle est très occupée, pas seulement parce qu’elle relit toutes les traductions de son fils, mais parce qu’elle retranscrit, avec une infinie patience, des centaines de feuillets écrits par la grand-tante du traducteur. Des notes écrites dans une écriture cursive ancienne qu’André et sa sœur sont incapables de déchiffrer et notes dont ils reçoivent, l’un comme l’autre, tous les matins, par mail, les dernières transcriptions. « Des poèmes, écrits entre 1914 et 1925, disons en tous cas avant la première arrestation, en 1929 et la déportation en Sibérie. »
→ c’est à dessein que je recopie ces derniers mots, pour qu’on se rende bien compte de quoi il s’agit quand André Markowicz parle de la Russie, des poètes russes, de son travail sur la langue russe. À partir de quoi et d’où en quelque sorte, il travaille. Et transmet.
Pulsion de créer
Poursuivant ma lecture, bien répétitive, du livre de Nicolas Bacri, qui aurait sans doute pu et dû élaguer son propos, le resserrer, ce qui l’aurait rendu plus percutant, compte tenu de sa visée polémique, je relève une remarque intéressante, qui m’aidera aussi dans mon travail de lectrice de poésie. Il part en fait d’une citation de Bruno Ory-Lavollée : « Le chemin vers la beauté passe par la réalisation d’un objet de la plus haute qualité. Cette exigence distingue l’art de la pulsion de créer. »
Ce que Bacri glose astucieusement en disant qu’il ne suffit pas d’être habité par une pulsion créatrice -que tout être humain normalement constitué est capable de ressentir (…)- et de la revêtir plus ou moins habilement des oripeaux de la mode » pour faire œuvre d’art. Et en effet cette description se prête si bien à tant de ces livres qui arrivent constamment chez moi, livres qui relèvent d’une évidente et sympathique pulsion à créer, mais sans la faramineuse élaboration qui est le propre du grand créateur. Travail artisanal bien sûr dont parle Antoine Emaz, mais aussi contexte de toute la vie, de toute la recherche, de toute la personnalité que s’est forgée le créateur. Pulsion créatrice, oui, lot très partagé ; véritable création, très faible occurrence !
Petit éteignoir
Il faudrait, parfois, pouvoir disposer d’un petit éteignoir pour doucement, paisiblement, couvrir la flamme dansante d’un nouveau monde à explorer, ce texte, cette musique, ces images (beaucoup moins souvent) qui croisent à hauteur de conscience, vraies sirènes.
Chez Brahms
Chez Brahms, dans sa musique de chambre, soudain, dans le flux des notes, ces minuscules phrases qui vous vrillent le cœur et qui semblent venues de si loin, qu’on ne peut que les imaginer issues d’un autre monde, infra ou ultra. Dans le concerto de violon n°2 de Bartók, cette même impression que telle mélodie, soudain, semble forer le mur de la contingence, ouvrir un abîme, vous extraire du flux du temps.
L’avant-vie
« Plus tard la Mort ne me semblait ni plus ni moins impondérablement étrange que l’avant-vie, même si celle-ci n’est jamais personnifiée. »
→ Très profonde et féconde remarque de Lyn Hejinian dans Ma vie, une Lyn Hejinian qui mêle de façon intime et très convaincante toutes sortes de champs, de mondes, de références, dans chacun de ses 45 textes. Phrase à phrase, avec souvent rupture de l’une à l’autre, même si sur la lecture longue, au fur et à mesure, se créent des échos, des liens, d’un texte à l’autre et pas seulement par la reprise de ces leitmotivs déjà évoqués, tel « une pause, une rose, une chose sur du papier ».
Ici elle pointe la non-attention portée à l’avant-vie. Où serons-nous, que serons-nous, serons-nous ou ne serons-nous pas après notre mort ?, voilà des questions posées par les hommes depuis l’origine. Mais se demande-t-on parfois si nous étions ou n’étions pas avant la naissance, avant notre vie ? Et si nous étions, où ? Pourquoi le processus de la décomposition, du désassemblage de la personne suscite-t-il tellement de questions alors que le processus d’incarnation quasiment pas ou si peu ?
Pour la petite fille que j’étais
« Pour la petite fille que j’étais, je suis une étrangère, et plus étrange encore. »
Encore une question vertigineuse posée (p.100) par Lyn Hejinian. Une sorte de yoyo temporel, se mettre dans la peau de la petite fille que nous fûmes regardant celle que nous sommes devenue. Se regarder avec les yeux de la petite fille qu’on a été et qu’en réalité on est encore en très grand part même si on veut absolument croire le contraire depuis qu’on nous a dit qu’il fallait grandir et qu’on a brandi comme un statut enviable, un but à atteindre, le fait d’être grande (même haute comme trois pommes). À la fois carotte et bâton. Mais a-t-on jamais grandi ? Quel âge avons-nous dans notre for intérieur ? Ne coïncide-t-il pas du tout avec notre âge réel ? Et si l’on se déplace dans le regard de l’enfant que nous avons été et que nous tentons de nous regarder avec l’âge que nous avons, ne faisons-nous pas ressurgir tant d’images peu amènes de personnes que nous trouvions très âgées, ridées, bizarres ? Pour ne pas dire, ce que tout le monde a sans doute pensé en me lisant « et qui sentaient mauvais ».
Étranges vérités
Les assertions de Lyn Hejinian semblent parfois bien étranges et il faut les tourner et les retourner pour voir ce qu’il en est. Ainsi : « les reflets ne font pas d’ombre, mais les ombres en sont, et en font. » (p.101)
→ je note une forte récurrence du thème de l’ombre, souvent associé à celui de la couleur de l’ombre, ce que l’on apprend, parfois avec surprise, si on prend quelques cours de peinture ou de dessin. L’ombre est colorée. Nous la croyons grise. L’ombre est-elle un reflet ? Oui incontestablement, se dit-on. « Un reflet est, en physique, l'image virtuelle formée par la réflexion spéculaire d'un objet sur une surface. » Eh bien, non pas tout à fait, l’ombre n’est pas un reflet, elle est plutôt la projection, me semble-t-il, d’un corps sur une surface. Pensons à notre ombre sur le trottoir par un de ces beaux jours d’automne, où l’ombre s’allonge sur le trottoir (on ne regarde pas assez les ombres !). En fait l’ombre s’apparente plutôt à une absence réelle, qu’à une image virtuelle, elle est une découpe, elle représente l’obstacle dressé devant la lumière. Mais ombre ou reflet, le plus intéressant et le plus beau est la question de l’angle !
→ Je note que, de façon générale, en progressant dans le livre de Lyn Hejinian, on constate que les questions se font plus nombreuses et surtout plus intimes. Une sorte de portrait, de visage, tend à se dessiner, un peu comme dans ces jeux enfantins où l’on crayonnait une feuille toute blanche sur laquelle apparaissait petit à petit une forme, un arbre, un animal, un objet. Par le crayonnage de la lecture apparait ici une image, complexe, diffractée en éclats, mais pourtant cohérente, et très attachante.
Qui lit, qui a lu ?
« Est-ce que ça fait une différence pour moi qui lis ce livre maintenant, de savoir que tu vas le lire après, le même exemplaire exactement, les mêmes mots – et est-ce que cette différence serait différente si tu lisais ton propre exemplaire au moment où je lis le mien. » (p.102)
→ questions que je me suis si souvent posées, surtout concernant les lecteurs antérieurs d’un livre. L’ensemble des lecteurs antérieurs, disons par exemple de A l’ombre des jeunes filles en fleur, d’une part, mais aussi le/les lecteur(s) d’un exemplaire particulier, de cette édition de Proust qui me vient de ma famille, de ce livre-là relié par ma mère quand elle voyait encore ? Y a-t-il une présence des lecteurs antérieurs, les lecteurs en général et les lecteurs en particulier ? Sommes-nous tous sensibles à ces possibles présences, à ces passages ? Sommes-nous façonnés par les lectures antérieures ? Sentiment tellement mystérieux, dont le versant néfaste est ce que nous ressentons quand nous lisons un livre emprunté dans une bibliothèque et où le passager antérieur s’est permis de laisser de très tangibles traces, taches, soulignements, voire même commentaires. Et nos propres livres, si « travaillés » par notre passage à travers eux, qui les lira, qui supportera l’altération que nous leur avons fait subir ?
→ Lyn Hejinian il faut la lire à petites doses, tranquillement, laisser travailler le texte en soi. Peut-être pas en 45 jours, mais en tous cas en quinze jours, avec trois textes par jour. Une bonne jauge.
Un lieu
Dans un grand « post » écrit le 5 mars 2015, sur son « compte Facebook », André Markowicz revient longuement sur cette expérience, amorcée en 2013 : poster un texte un jour sur deux dans cet espace. Son « lieu sans lieu » : « Un lieu, c'est-à-dire un endroit où je peux, enfin, réunir les espaces – réunir le passé et le présent, et faire travailler mon travail (oui, le faire travailler) dans ses aspects les plus différents. » (p.298)
→ c’est exactement mon expérience, non pas avec un compte Facebook que je me refuse à ouvrir, mais avec ce Flotoir qui est en fait double. Il y a le Flotoir réel, immense, et celui que je publie, petits icebergs du premier. Mais bien dans cette idée d’A. Markowicz de pouvoir tourner sans fin autour de plusieurs aspects, d’une bonne vingtaine de thèmes récurrents depuis toujours.
Art poétique
Chaque poème appris par cœur est une nouvelle expérience intime, qui remue profond : et le sens de la langue et la mémoire et la façon d’être au monde. C’est une expérience quasi ontologique ! J’ai choisi pour cette cinquième semaine « Art poétique » de Verlaine. J’ai cru, sottement, que ce serait facile, or c’est très difficile. Pourquoi ? Est-ce l’Impair, dont Verlaine dit bien qu’il est vague et plus soluble dans l’air ? Est-ce le mélange des pronoms, des registres, dans ces neuf strophes. Avec de vrais changements de pied, même si l’on a affaire de bout en bout à des vers de neuf syllabes. Et cette indécision du sens, parfois, comme dans « il faut aussi que tu n’ailles point / choisir les mots sans quelque méprise » ?
Je travaille sur la manière d’apprendre par cœur. Les grands trucs de l’art de mémoire ne fonctionnent pas : impossible de loger les vers dans un paysage par exemple ! Le son est essentiel, la répétition, la manducation obstinée des vers, les enchaînements aussi, surtout d’une strophe à l’autre. Je remarque que je ne suis pas très loin ici de techniques mises en œuvre au piano pour travailler une pièce. Je ne note pas que, pour l’instant, le « muscle » mémoire, dont m’avait parlé Fred Griot, se soit beaucoup développé, mais ça peut venir. Et peu importe, la fécondité et le bonheur de cet apprentissage se suffisent à eux-mêmes.
Glenn Gould
France Musique a consacré plusieurs émissions cette semaine à Glenn Gould. J’ai écouté celle dont André Hirt était l’invité, André qui a écrit avec Philippe Choulet l’excellent Glenn Gould, l’idiot musical. André Hirt qui ne cesse de tourner, dans tous ses écrits et dans sa conversation, autour de la question de la musique. Dans l’émission, il développe l’idée d’un Glenn Gould à la recherche du noyau de l’œuvre, une sorte d’idéal de l’œuvre qui serait en rapport avec son célèbre chantonnement, où il voit un côté quasi hymnique. Une incantation, un appel à l’œuvre, dans la poursuite de la coïncidence entre l’idée et sa réalisation. Et comment ne pas aimer qu’il dise, à la suite de Glenn Gould, que la musique doit transformer notre vie, voire la sauver. En laissant à l’auditeur, à la fin de l’émission, le joli petit legs du mot allemand Heiterkeit, qui veut dire, la sérénité, la joie.
Rédigé par Florence Trocmé le 03 novembre 2016 à 17h58 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent