Gisement sonore
Dans le livre de Claire Dumay (Arracher le tapis), toujours, cette belle idée d’un gisement sonore : « je ne mémorise pas nécessairement le nom du compositeur ni le titre de l’œuvre, mais je garde en tête la musique. Je me suis progressivement constitué un vrai gisement sonore, que je suis sûre de ne jamais perdre en chemin, qui m’accompagnera jusqu’à ma mort. J’ai même des assauts de mémoire auditive. »
→ je me souviens des étonnants Écrits sur la musique de Théodore Reik et des liens qu’il fait entre inconscient et ces thèmes musicaux résurgents.
→ Quel réservoir pour la musique au fond de nous, ces milliers de thèmes, de mélodies mémorisées, souvent à notre insu. Comment tout cela s’organise-t-il ? Comment se font les liens ? On réfléchit souvent à la bibliothèque intérieure, réfléchit-on à la phonothèque intérieure? Où s’engrangent ces musiques, y a-t-il une proximité, une aire commune avec les parties du cerveau qui traitent des mots, du langage, de la mémorisation des mots ? Ce sont des mystères qui semblent parfois insondables, même si l’imagerie médicale lève parcimonieusement certains voiles.
L’altérité
Belle page dans le livre d’André Markowicz sur l’altérité, qui peut renvoyer à ces remarques de la poète Mary Oliver disant comment cette otherness, cet autre, cette autre manière d’être, d’exister, cette altérité qu’elle rencontrait enfant, dans les livres, l’avait sauvée du désespoir. Était-ce désespoir d’une terrible uniformité, d’une platitude redoutable, celle d’un univers étroit, fermé, je ne sais.
La pensée de Markowicz toute axée sur les questions de traduction de la forme avec le fond, sans déliaison possible pour le dire un peu vite, est ici complexe. Il évoque le traducteur de L’Iliade en russe qui après avoir travaillé des années avait détruit tout son travail et recommencé pour passer d’une traduction sur le modèle de l’épopée française en alexandrins rimés à une traduction en hexamètres. À cet autre traducteur qui a « transmis en russe le rythme des ballades de Schiller, et de Goethe » et qui a traduit Byron « en respectant le mètre de Byron – ce qu’on appelle le tétramètre iambique », et de donner d’autres exemples allant dans le même sens pour ajouter : « Faire cela en Russie, ce n’est pas un gage de réussite – c’est juste un minimum de base ». Rimer et rythmer donc selon le schéma de l’original. On pense ici aux propos d’Alain Badiou (que contredirait sans doute André Markowicz), disant que la perte sonore, après traduction, n’altère pas vraiment le poème : « Le poème, le grand poème, se laisse traduire. Certes, la perte est immense, irrémédiable. Chant, rythmes, cadences, sons, strophes, sont presque toujours d’un seul coup abolis. Et cependant je tiens que la voix du poète, la singularité de son silence musicien, demeurent, dans la perte même de presque toute musique. » (Badiou, que pense le poème ?, p. 17)
Je me sens plus proche de ce que dit Markowicz, parce que je suis sans doute plus proche de sa conception du poème, comme un tout absolument irréductible et donc presque toujours intraduisible. La vraie pratique pour moi de la poésie étrangère (et cela exclut de facto toutes les langues dont je n’ai aucune idée, à commencer par le russe et le grec), c’est le texte original et une ou des traductions pour comprendre en gros le sens, si je ne suis pas capable de le déterminer par moi-même. Mais ensuite il faut entrer dans les sons du poème, ses cadences, ses rythmes, les mâcher et tout ce que je découvre dans ma pratique de l’apprentissage par cœur de poèmes me permet de mesurer encore plus le caractère fondamental de cet aspect sonore du poème (« de la musique encore et toujours »). Je reviens à Markowicz parce que ce qu’il dit est (je l’entends ainsi pour moi), comme une belle leçon d’ouverture à l’altérité, en des temps où le repli identitaire contamine tant d’hommes et de nations. Traduire ainsi, poursuit Markowicz, ce n’est pas seulement une question de capacités techniques, mais c’est cela sur quoi il a « construit toute sa vie : d’une façon ou d’une autre, nous reconnaissons à l’étranger son existence en tant qu’il est lui-même, et nous lui sommes reconnaissants du fait que ses traditions, ses références ne sont pas les nôtres. C’est nous qui essayons d’aller vers lui – ce n’est pas lui que nous transformons en nous. »
→ tâche infinie, mouvement si peu « naturel », qu’il s’agisse du poème ou du rapport avec l’autre, depuis le proche jusqu’à celui dont l’univers propre nous est incompréhensible, obscur. Et que nous avons la volonté de transformer pour qu’il devienne comme nous (les mots ne sont pas innocents, comme toujours qui disent vouloir intégrer, assimiler). Sans reconnaître son irréductible altérité. Sans vouloir comprendre et savoir que cette altérité commence en nous. Une part de je est un autre, mon tout proche est un autre et ainsi de suite par cercles concentriques. L’univers concentrationnaire a contrario c’est recentrer toute l’altérité sur le même et la réduire à néant si l’opération échoue. La visée ultime du fascisme serait peut-être la réduction à l’un de toutes les différences, sous la houlette d’un ou de quelques-uns. Un univers de brebis clonées et obéissantes.
→ même si je le fais mal, faute d’outils conceptuels suffisants, j’ai le sentiment qu’il me faut tenter de penser ces questions et mes lectures me le permettent, dans ce monde où tout doit être arasé, nivelé, égalisé, de ce qui fait la différence.
La question du père
Elle n’est peut-être pas étrangère à ce que je viens d’écrire, mais en l’occurrence je la retrouve posée crûment dans le livre de Claire Dumay. Toutes ces manies, ces angoisses, ces tabous, ces rites et rituels qu’elle traque sans concession pour elle-même par son écriture, elle les relie au rôle du père. Elle le fait dans un texte que l’on peut considérer à la fois comme strictement réaliste et comme totalement métaphorique (un peu à la manière des paraboles évangéliques ?) : l’arrachage (le mot est fort mais il a sa raison d’être) d’un tapis, dans un escalier, dans une maison familiale. Pourquoi, mais pourquoi s’est imposée à moi l’image du « Bœuf écorché » de Rembrandt ou peut-être, plus précisément, de celui de Soutine ?
Noter qu’arracher le tapis, tel est le titre du livre, c’est dire la place centrale de ce texte redoutable, difficile à supporter même, car on craint de devoir transposer pour soi, chez soi, ce qui est dit là. Il faut donc « arracher la strate plastifiée qui recouvrait les marches d’escalier moquettée » dans une maison à la campagne, un pseudo-tapis posé trente ans auparavant par le père de la narratrice. S’ensuit une description de la lutte avec ce fameux linoleum qui fait penser par moments au combat de Jacob avec l’ange : « ce revêtement, c’était l’occultation orchestrée du sens, auquel je n’avais jamais eu accès. L’interdit pesant sur mon arbre intime, depuis toujours. » (p.91). Accomplissant, de nuit désormais, ce très éprouvant arrachage-arrachement, elle dit éprouver « la faiblesse de l’enfance jamais dépassée, toujours noyée sous d’autres voix. » (p.93). Et elle ajoute encore « je débarrassais l’escalier de sa peau de mémoire, au moment même où j’étais sûre que mon père avait définitivement perdu la sienne. » (p.94). Et ce qui est terrible ici ce sont toutes les analogies, identifications, similitudes que l’on peut convoquer en soi, devant ce texte.
La petite barrette rouge
Croire encore possible d’être un infime grain de sable, parmi d’autres infimes grains de sable, pour enrayer la machine à broyer.
Croire encore possible d’être un tout petit caillou-tête pour empêcher la fusion des blocs, des masses.
Une petite barrette rouge dans la toison de la brebis clonée.
Des revues
Parcourant les notes que j’ai prises au colloque Facultés de juger IV, la poésie, je relève cette remarque de Christine Bonduelle (revue Secousse) sur les revues : elles seraient des moyens de sonder et d’éprouver la temporalité dans laquelle nous vivons. Dans une vraie relation à l’histoire, dans la mesure où les discussions, les choix, les manières de faire au sein d’une revue définissent l’époque, l’esprit d’une époque. Serge Martin lui évoque le « comité d’entretien » de la revue Triages et son travail pour la pluralité mais contre la diversité comme la centralité. Il s’agit de maintenir un certain état d’indécision, et de travailler sur des rapports qui fabriquent une résonance qu’on ne maîtrise pas. Pierre Le Pillouër (Sitaudis) cite la remarque de Joseph Mouton, à savoir que la modernité est l’âge de la solitude du jugement.
→ je retrouve ici nombre de questions que je me pose, en continu et de manière souvent taraudante, sur le jugement. J’aimerais bien m’inscrire dans la « critique du jugement » de Pascal Quignard. Mais lui a choisi de tourner le dos au monde où il avait à juger, celui des comités de lecture et des prix, et ne travaille plus qu’à son œuvre littéraire. Moi, ma raison d’être, bien plus que mon petit boulot d’écrivain, ce sont les œuvres des autres. Dans leur immense inégalité, dans leur abondance submersive. Parmi lesquelles je suis bien obligée de tenter d’opérer des choix. Et même si je ne pratique pas (je le pratique aussi), l’exercice critique direct, le seul fait de choisir, d’écarter, de retenir, de lire ou de ne pas lire, toutes raisons contingentes écartées, est une manière de juger.
J’ouvre Quignard
Repensant ainsi au livre de Quignard, Critique du jugement, rangé tout près de moi, j’en viens à l’ouvrir de nouveau. Abondent les passages soulignés dont je me dis qu’ils auraient pu constituer d’excellentes bases de discussion lors de ce colloque récent sur les Facultés de juger. Je lis cela : « Tout à coup, je lus vraiment. Je veux dire par là que je ne remplis plus un jeu de rôle ni même une fonction dans ma lecture. Ce que je perds en faculté de juger (comparer) je le gagne en capacité à penser (méditer). Il n’y a plus de point de vue dans ma vision. » (Pascal Quignard, Critique du jugement, p. 34).
Oui ce livre doit rester à portée de main. Livre de bureau comme on dit livre de chevet. Il m’aide. Dans ma solitude.
Pascal Quignard encore : « Quitte ce qui juge pour ce qui pense. 2. Quitte ce qui pense pour ce qui rêve. 3. Gagne le vide et le silence de la méditation. » (p. 58)
L’affaire de la Juilliard School
Dans un article en ligne ici et intitulé Classical Music in Trump’s America, rédigé par une violoncelliste et une violoniste américaines, Sarah Swong and Jennifer Gersten, je lis : « in November 24, 1963, two days after the assassination of President John F. Kennedy, Leonard Bernstein conducted Mahler’s “Resurrection” Symphony with the New York Philharmonic on a nationally televised memorial to the slain president. Three days later, Bernstein spoke before an audience of 18,000 at Madison Square Garden, where he delivered his famous words: “This will be our reply to violence: to make music more intensely, more beautifully, more devotedly than ever before.” »
Allusion donc à la réaction de Leonard Bernstein après l’assassinat de Kennedy, jouant la symphonie Résurrection de Mahler et exprimant quelques jours plus tard l’idée que notre réponse à la violence pouvait être de rendre la musique encore plus intense et plus belle que jamais.
Il se trouve qu’il y a quelques jours j’ai été très frappée par un incident grave. Des intégristes américains (membre de la Westboro Baptist Church) s’en sont pris à des étudiants de la célèbre école de musique new-yorkaise Juilliard School. Par des propos violents sur leur site et aussi en venant manifester devant l’école. Même si ce groupe entonne tous les thèmes propres à l’extrémisme et au fascisme, c’était en l’occurrence tout à fait clairement à la musique qu’ils s’attaquaient. Les étudiants ont réagi avec intelligence en sortant sur le trottoir donner un concert de jazz.
Mais il me semble que lorsqu’une société commence à s’attaquer aux arts, il y a vrai péril en la demeure. Et je précise que quand j’ai découvert ce fait, nous étions 48 heures avant l’élection de Donald Trump. Réfléchissant sur cette véritable attaque, m’étaient revenues en mémoire celles, massives, contre les livres, contre la musique, contre la peinture, par les Nazis. Et j'avais pensé à ce concept d’entartete Musik, la musique dégénérée. Que certains tentent aujourd’hui d’exhumer de ses cachettes, de faire revivre. « Dans le milieu des années 1990, le label discographique Decca a publié dans une collection intitulée « Entartete Musik - Music suppressed by the Third Reich » une série d’œuvres peu ou connues voire inconnues des compositeurs qui ont été victimes de la censure nazie.
Pouvoir et fractales
La structure du pouvoir est fractale. Elle se reproduit à toutes les échelles, dans tous les domaines. La question est de savoir si la fractalité est finie ou bien si elle se réplique sans solution de continuité et sans fin, jusqu’au niveau moléculaire, puis atomique, puis sub-atomique et au-delà, si au-delà il y a ?
De la citation
« "Adieu, rivage, adieu…" - chez Sainte-Beuve ; "Voguons. Vers où voguer ?... " chez Pouchkine. Ce n’est pas simplement la reprise d’une image. C’est une citation. Je veux dire, la désignation de l’autre en soi dans un poème lyrique, et un salut, lancé d’une langue à l’autre, d’une littérature à l’autre, d’un style à l’autre. L’autre, dit Pouchkine, est en moi comme un frère. Je ne suis pas que moi. Mandelstam, près de cent ans plus tard, parlera de la citation (sur laquelle il fonde sa propre langue poétique) comme d’une cigale. En russe : tsitata-tsikada (la citation-cigale). Pas seulement la présence constante, en arrière-fond, pas seulement la mémoire, mais le salut, et le sourire de la reconnaissance. »
André Markowicz, Partages, vol. 2, éditions Inculte, 2016, p. 425
→ cette note me touche particulièrement dans ce nouveau contexte qui me voit apprendre par cœur, chaque semaine, un nouveau poème. Car je me rends compte que c’est un rapport complètement nouveau, renouvelé aux mots, à la poésie, qui s’instaure ainsi peu à peu. Je vois surgir, je l’ai déjà écrit ici, des bribes de poèmes, à partir d’un simple mot, d’une évocation. Et je dois le dire ici haut et fort : cela a quelque chose de magique. En plus, à mon sens, de me faire faire un bond en avant dans ma connaissance et ma pratique de la poésie. Je n’ai pas encore choisi de poèmes contemporains, le plus proche dans le temps que j’ai retenu est le premier des 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou. C’est tout à fait intentionnel. Il me faut forger ma mémoire, m’observer apprenant, voir ce qui marche et ce qui « coince », quelles sont les méthodes les plus efficaces : répétition, écriture des phrases, enregistrement et écoute du poème. Une chose est certaine, apprendre ainsi un poème implique un vrai ressassement : il faut le reprendre plusieurs fois par jour, le matin, le soir, l’avoir sur soi (vive les smartphones), l’avoir sur une feuille volante que l’on emporte ici ou là. Il faut chercher à reconstituer, de mémoire, par écrit ou mentalement. Tenter de retrouver le chemin, comme lorsqu’on apprend de la musique par cœur, sans tout de suite aller au texte, à la partition. Retrouver le chemin ou trouver un chemin (souvent en comptant les syllabes !) est souvent une excellente méthode pour retenir.
Mais de même que le mélomane finit par abriter une immense réserve intérieure de musiques, de thèmes, d’œuvres, d’airs, de même celui ou celle qui apprend par cœur doit finir par avoir, en lui, une vraie nappe phréatique de phrases, de vers; de mots. Et c’est là qu’on rejoint André Markowicz sur le côté cigale de la citation, ce bruit de fond, ce sentiment d’appartenance à plus grand, plus vaste, plus ancien que soi. Ceux et celles qui ont mis en forme, de cette manière-là, ces mots-là.
Cette semaine, recul dans le temps ! J’apprends « Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine. Un texte qui comme souvent ceux de La Fontaine sonne très actuel. Soyons modestes roseaux, pas de front au Caucase pareil, mais la ténacité, la présence obstinée de qui plie mais ne rompt pas sous les coups de la tempête.
Référencer ?
Et à propos de citation, cette idée que s’il faut toujours à mon sens signaler par un biais typographique ou un autre la présence de la citation dans un texte, parce que la question du plagiat est trop présente et brûlante, on peut sans doute faire l’économie de la référencer très précisément comme je m’acharne à le faire depuis mes premières publications Internet au début des années 2000. Car pratiquement n’importe quel fragment de texte est identifiable aujourd’hui avec les moteurs de recherche. Je peux rappeler ici ma méthode pour identifier le titre d’un livre tenu en main par un lecteur, en général photographié de dos, lorsque je tente de faire son portrait (portrait écrit, l’image n’étant qu’un support) : si je parviens, à partir de la photo faite à zoomer suffisamment sur le livre pour en extraire un court fragment, j’ai d’assez bonnes chances de trouver de quel livre il s’agit !
Métrique
Cette citation d’André Markowicz, encore : « le fait est, je le dis comme je le ressens, qu’il n’y a aucune prise en compte de la métrique, aujourd’hui, dans la tradition française – mis à part la métrique de l’alexandrin, et encore. Dans tous les stages que j’ai faits avec de jeunes comédiens, combien étaient conscients de la métrique ? (…) combien prenaient en compte, naturellement, comme on respire, la césure ? »
Là encore, je suis renvoyée à cette expérience d’apprendre des textes par cœur. Je me suis trouvée confrontée à la question que devrait se poser le jeune comédien. Comment dire le sonnet, comme dire Apollinaire, comment dire La Fontaine ? Et cette courte analyse trouvée en ligne qui explique pourquoi La Fontaine recourt à des vers différents dans « Le Chêne et le Roseau » : en gros et même si ce n’est pas systématique, l’alexandrin pour le Chêne solennel, plutôt l’octosyllabe pour le roseau fragile. etc.
Où sont les accents, où sont les coupures, quel est le rythme réel, profond du poème ? Comment respecter pleinement la volonté de l’auteur, comme l’interprète en musique tente de respecter pleinement la volonté du compositeur telle qu’il peut la déduire de la partition ?
Fidélité ?
Ce qui conduit tout naturellement à une autre chronique d’André Markowicz, confronté à l’usage pour le moins désinvolte que certains font de ses traductions. Telle cette jeune étudiante qui lui explique avoir fait un remix de ses traductions avec d’autres traductions. Tel ce metteur en scène confirmé qui procède de la même manière. Cette désinvolture inouïe envers le texte, texte original, texte de la traduction qui est à sa manière un autre texte original, dû à un traducteur-auteur. Quelque chose qu’on ne peut pas plus tripatouiller qu’il ne viendrait à l’esprit de le faire avec la partition d’une sonate de Beethoven.
Et Markowicz a cette conclusion terrible qui rappelle tant de situations actuelles, peut-être même un esprit général : « La victime qui proteste est toujours coupable, parce que sa protestation porte atteinte à la bonne entente communautaire. »
Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce qui me fait fuir l’opéra ou le cinéma. Dans le premier cas, je ne supporte pas que X ou Y m’impose sa vision scénique de l’œuvre. Je ne supporte pas de voir Don Giovanni en « magnat de l’immobilier » ou en addict sexuel. Je ne supporte pas de voir ces transpositions dans l’air du temps de telle ou telle histoire ancestrale. Et au cinéma, sauf une ou deux exceptions peut-être (tiens, encore Don Giovanni - Losey - ou Proust - Chantal Akerman -), je ne veux pas des visions des autres ! Je tiens à mes mondes intérieurs, à mes images forgées de longue date…
Sauf lorsque quelques-uns, les plus grands, un Chéreau par exemple, qui sont en réalité les plus à l’écoute de l’œuvre, loin de détruire ou d’abimer, voire de polluer les images intérieures que l’on s’est forgées, les agrandissent, les sortent de leur petitesse, de leur étroitesse, voire de leur médiocrité locales & individuelles, les enrichissent de dimensions nouvelles ; parce qu’il y a dans leur création une dimension d’universalité, qui rejoint celle de l’œuvre et qui peut parler à tous. Parce que leur vision correspond à une nécessité profonde, qui peut être, qui doit être, en lien avec le temps présent et ne repose par simplement sur la volonté d'exprimer leur ego.
Limite
Plongée dans le livre Limite d’Antoine Emaz. Après la publication d’une première note d’Anne Malaprade dans Poezibao. Lecture difficile, éclairante et douloureuse. Lecture forte. Lecture nécessaire. Il est délicat, ici, d’exprimer le fond de sa pensée sans indiscrétion et sans impudeur. Mais je réalise tout à coup l’immense hiatus entre ce qu’Antoine Emaz laisse paraître, notamment dans ses lettres, et ce qu’il vit en réalité et cela dès le début de sa maladie, dès 2013. Ici, dans le livre, l’intensité de l’épreuve est apparente, lisible à cœur ouvert pourrait-on dire. Avec là aussi une forme de distance, mais qui n’est pas la distance des lettres. Dans les lettres, je pense qu’Antoine Emaz ne veut pas peser sur l’autre, ne veut pas l’encombrer avec l’âpreté de son quotidien et de ses épreuves médicales, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Et soudain, en le lisant, on découvre, on devine la face cachée. On rapporte ce qu’il sous-entend à ce que l’on a déjà entendu, rapporté par d’autres, les deux amies proches en particulier. Mais rien d’un livre confession ici, comme il en fleurit tant. On est totalement dans une œuvre littéraire, dans un grand poème. De l’ordre du Pas à pas de Louis-René des Forêts, mais avec cette dimension du « et néanmoins » de Philippe Jaccottet. Confronté à cette épreuve radicale, Antoine Emaz continue à tenter de faire œuvre avec les mots, les éprouvent plus que jamais pour ce qu’ils sont, dans leur impuissance mais dans leur possible aussi. Aucune concession ici, aucune facilité et quelque chose de très universel.
Quand il écrit « bribes de rien », tout seul, sur une page blanche, cela bouleverse et cela questionne. Comment se matérialisent ces bribes, tellement infimes qu’on ne les voie pas ? Pas l’envie de rien, du rien. Pas la tentation du rien mais la tentative de la bribe. Ce qu’on peut encore arracher à la vie défaillante.
Ces présences
Une fois encore, sur le point de refermer les livres, le soir, cette impression si forte d’être habitée par des présences. Ce soir, André Markowicz dont les chroniques me poursuivent depuis quelques jours, lui qui m’est contemporain, au sens qu’il vit en même temps que moi, dans le même coin de monde, mais que je ne connais pas, que je n’ai jamais rencontré et dont, pourtant, je connais la voix et l’image. Antoine Emaz, lui aussi mon contemporain, présence particulièrement forte, régulière. L’écrivain, l’ami. Celui qui accompagne et qui marque toute l’aventure de Poezibao, quasiment depuis le début. Celui dont le travail et l’attitude, en général et en particulier, ne cessent de me porter : son ouverture au travail des autres, le regard très juste qu’il porte sur son propre travail, lui que l’on n’imagine pas une seule seconde faire sa promotion comme tant d’autres le font, de manière insupportable (et pour moi, je le dis ici clairement, antithétique avec le travail de poésie).
Et puis Beethoven, qui n’est pas Ludwig van, mais bien le géant, le mythe, écrasant, fantasmé, absent en tant que personne réelle (alors qu’un Schubert pourrait donner l’illusion de cette présence réelle), mais tellement là cependant, constamment, dans ma vie, même si moins que d’autres (Bach, Mozart, Schubert encore) et pas uniquement parce que je le joue peu.
Et il faudrait aussi évoquer toutes ces figures amies, présences plus ou moins prégnantes à tel ou tel moment, nourries de tous nos échanges autour des livres, par la correspondance, immense. Et tous les auteurs lus, les musiciens écoutés, qui surgissent parfois, comme au détour d’un chemin, on ne sait pas toujours pourquoi, un mot, une évocation, une situation, une perception…
Leur expérience
Cette confrontation à l’épreuve du corps, je pense ici à Antoine Emaz, à Philippe Jaffeux, le « moins » qui ne cesse de grandir. Et la force, l’énergie dont on se demande où ils vont la chercher. Cette énergie dont ils parlent, souvent, l’un et l’autre. Ces ressorts de la vie, envers et contre tout. Et chez l’un comme chez l’autre, pas de déni de la réalité mais peut-être, j’avance une hypothèse, une sorte de réflexe conditionné forgé par toute leur vie d’écrivain : qu’est-ce que les mots, qu’est-ce que l’alphabet ont à voir là-dedans, que peuvent-ils encore dire, me dire, m’apprendre, à quoi servent-ils ? C’est très évident dans Limite d’Antoine Emaz, chaque poème semble confronté à la question de savoir s’il y a encore un possible du côté des mots, du poème. Cela fonctionne de manière sans doute très différente chez un Philippe Jaffeux qui semble se porter vers les mots comme autant de micromoteurs énergétiques, de mini rampes de lancement, de relais de cet influx nerveux qui circule désormais si mal dans son corps