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Rédigé par Florence Trocmé le 29 décembre 2016 à 17h14 dans photomontages | Lien permanent
Rilke et Rodin
Toujours beaucoup d’intérêt pour le livre sur Rilke lu à haute voix avec M. Catherine Sauvat, qui a aussi écrit sur Zweig et Walser, connait très bien son sujet et réussit à en dire beaucoup sans alourdir son propos. Les relations familiales et affectives, très complexes, de Rilke occupent une bonne part du livre mais n’empêchent pas, ce qui est plus rare, des considérations très intéressantes sur les processus créatifs à l’œuvre chez lui. Avec notamment un très beau parallèle entre la manière qu’il élabore, pour travailler son écriture, par creusements successifs en particulier, et la manière dont son maître, Rodin, travaille la glaise. Le livre a pour thématique principal ou pour fil rouge les pérégrinations de Rilke, qui ne se plait nulle part ou qui fuit sans cesse quelqu’un ou quelque chose. Belles pages sur la relation avec Lou Andreas-Salomé. D’abord l’amante, puis l’amie si fidèle et surtout si incroyablement perspicace quant au génie de Rilke, si prompte à comprendre le moment où l’œuvre nait, où l’écriture prend enfin sa vraie dimension. C’est la force de ce livre, à cheval sur l’histoire de l’homme, sans faux sensationnel et l’histoire de l’œuvre, de la création de l’œuvre.
Se souvenir de tous les textes lus
Dans Le Vrai lieu, d’Annie Ernaux, je relève : « C’est une certitude pour moi que nous pouvons savoir qui nous avons été, quels sont nos désirs, aller plus loin dans notre propre histoire, en essayant de nous souvenir de tous les textes lus, mais aussi de tous les films, tous les tableaux vus, en dehors même de leur valeur artistique. Car il y a des histoires que j’ai lues enfant dans des magazines et qui m’ont poursuivie. Qui donc ont à voir avec moi-même, je le sais maintenant. » (Annie Ernaux, entretiens avec Michelle Porte)
→ Nous pourrions reconstituer nos bibliothèques, nos discothèques, nos vidéothèques et nos musées imaginaires. Nos ludothèques. Nous aurions une sorte d’autoportrait indirect, projection de tous ces mondes habités, souvent avec passion ou émotion.
J’ai noté, très tôt, mes lectures. J’ai noté tous les films que je voyais à l’époque où j’allais au cinéma. J’ai un listing complet de ma discothèque CD mais pas de ma discothèque 33 tours. Je sais bien quelles voies j’ai empruntées, dès l’adolescence, au cœur de l’histoire de l’art. J’ai même gardé quelques piliers des premières étapes, des livres sur l’art contemporain (contemporain à ce moment-là !).
Et il est vrai que les émissions du type « dans la bibliothèque de », dans la « discothèque de » permettent souvent de se faire une bonne idée de la personnalité de la personne interrogée. On triche peut-être moins par ses choix esthétiques, littéraires, musicaux, artistiques que dans le dire que l’on élabore sur soi ?
Abstraction et figuration
Non pas question d’art ici, mais plutôt du régime des représentations intérieures. Je lis en effet chez Annie Ernaux encore cela : « Il m’apparaît maintenant que j’ai un problème avec l’abstraction, les choses sans forme matérielle. Je veux dire que l’abstraction doit se présenter sous la forme d’images concrètes. Je n’écris qu’avec des images visuelles intériorisées, des images de la réalité aussi, qui m’amènent vers l’idée. L’idée, l’idée ne précède pas, elle vient après. Elle vient par exemple de souvenirs très forts qui ont véritablement la consistance de choses. Les souvenirs sont des choses. Les mots aussi sont des choses. Il faut que je les ressente comme des pierres, impossibles à bouger sur la page, à un moment. » Annie Ernaux, qui un peu plus loin ajoute : « Écrire, je le vois comme sortir des pierres du fond d’une rivière. »
→ je pense depuis longtemps que j’aurais pu avoir un goût et surtout une compétence bien plus poussés pour les mathématiques si elles avaient été abordées de manière plus concrète. Aujourd’hui, j’aime réfléchir à des proportions, à des pourcentages, à des lois de séries, mais toujours à partir de choses concrètes, de situations du quotidien.
C’est sur le concret, la matérialité, les mesures, les proportions, les rapports de force que j’aime réfléchir, que je peux, surtout, réfléchir.
Une belle idée du style
Je vais bientôt entreprendre la lecture du livre de Marielle Macé, Styles, mais je retiens cette très belle analyse d’Annie Ernaux :
« Et écrire, écrire vraiment, c’est viser à la connaissance. Non pas à la connaissance qui est celle des sciences sociales, de la philosophie, de l’histoire, de la psychanalyse, mais à une connaissance autre, qui passe par l’émotion, la subjectivité. Qui dépend de ce qu’on appelait autrefois le style. Qu’on n’ose plus appeler le style. C’est quoi, le style ? C’est un accord entre sa voix à soi la plus profonde, indicible, et la langue, les ressources de la langue. C’est réussir à introduire dans la langue cette voix, faite de son enfance, de son histoire. » (Le Vrai lieu)
Dans la musique
Des ilots de splendeur, parfois séparés par de longues plages moins attirantes, si souvent dans les œuvres musicales.
Pour Muzibao, travailler à partir de cela…
Poèmes par coeur
Dans la grande dizaine de textes appris à ce jour, beaucoup de trous déjà, malgré les périodiques « révisions » ! L’étude de ces effilochements de mémoire est en elle-même bien intéressante.
Écrire en parlant à haute voix
Henri Michaux : « Je ne peux écrire qu’en parlant à haute voix. C’est pour moi une sorte d’incantation. Il faut que je puisse entendre ma pensée. »
Est-on si loin de ce que je disais sur la nécessité de quelque chose de concret, comme base de la pensée ? Et quand on sait à quel point la pensée de Michaux est complexe et très profondément atypique, originale, ces mots n’en ont que plus de force. Et de mystère. Il est difficile d’imaginer le très élégant et réservé Henri Michaux en quelque entreprise de gueuloir !
→ Dans deux études du livre Dire la poésie, je retrouve Henri Michaux et je constate de nouveau à quel point il m’est essentiel. Il me faut toujours revenir vers Michaux, comme vers Valéry.
Steve Reich et le tissu de ses compositions
Steve Reich, ces entretiens passionnants, sur France Culture, une vitalité, une ouverture, une créativité immenses et assez enthousiasmante. Très curieux le rapprochement entre un extrait de Pérotin et sa musique. Et cette idée d’entendre dans le tissu de ses compositions les « motifs » qui se dessinent. Et en effet si on branche cette oreille-là, on entend bien des motifs, un peu dit-il comme ceux d’un tapis, dans la masse colorée de la surface, des boucles, des entrelacs, des figures qui se répètent puis évoluent insensiblement. Très impressionné par le quatuor écrit à la demande des Chronos, le WTC Quartet, lié aux attentats du 11 septembre 2001.
Dans une des contributions du dossier Butor de Poezibao, celle de Lucien Giraudo, je relève ces propos qui me semblent bien convenir aussi à Steve Reich : « toute la surface, selon la technique du all-over, se met à vibrer et à devenir mobile » (il parle en l’occurrence de Pollock)
Les trois vocations
Cela faisait un moment que je recherchais cette citation, son intitulé exact et son auteur, et voici qu’ils me sont donnés dans la contribution de Roger-Michel Allemand au dossier Butor de Poezibao.
Chesterton : « Il y a trois vocations qui ne peuvent pas se désigner elles-mêmes : le saint, le sage et le poète. »
Cécile Riou
C’est un véritable plaisir chaque fois renouvelé que de publier ce très beau feuilleton « Phrase Unique », de Cécile Riou.
Ce matin je lis cela, tellement fin, tellement juste :
« la petite contrariété va son pas de souris, elle s’insinue dans la pomme tranchée qui a le goût de l’aboiement, dans les mille trous de la mie de pain qui boit le battement plus rapide du cœur, elle suinte dans le luisant du Saint-Nectaire répandu hors de sa croûte grise douce duveteuse et s’étale jusqu’à vingt heures passées, puis la courtisane japonaise vient depuis le dix-septième siècle vous frotter le dos, vous caresser et défaire sa ceinture, arranger le paravent et disposer l’oreiller de bois, alors le sommeil vient la prendre dans son piège de grille de fer, dans sa souricière, la petite contrariété disparue, et au réveil, il ne reste d’elle que la douleur sourde des choses qui mettent mal à l’aise. »
→ Cette petite pointe qui soudain perce quelque chose, quelque part au fond de soi, un peu comme la première annonce de la grippe, ou une angoisse qui perle avant de déferler. Cette insinuation de la chose qui met mal à l’aise, qui inquiète, qui taraude, qui agace, qui contrarie mais surtout qui blesse, qui va réveiller une zone sensible… la montée en puissance, masquée mais terriblement efficace, puis l’envahissement.
Je trouve la même finesse d’analyse de mécanismes intérieurs chez Laurent Albarracin, même si sa visée est tout autre, dans Cela. Et aussi dans les analyses au scalpel de Claire Dumay, dont j’ai déjà parlé dans ce Flotoir. Ici par exemple.
Tous travaillent sur une forme d’évidence tellement évidente qu’on ne la voit pas.
Le syndrome de Mørk
Cruelle expérience : je m’enthousiasme comme je sais le faire pour une œuvre que je crois ne pas connaître, la Symphonie concertante (dite aussi Symphonie-concerto) avec violoncelle de Prokofiev. Elle figure dans un très bel ensemble de nombreux enregistrements du violoncelliste André Navarra remastérisés par les soins du label Fondamenta. J’envisage, puisque c’est désormais, et j’espère pour longtemps, le mouvement naturel devant une découverte musicale, un article pour Muzibao. Puis je m’ouvre de cette découverte à un ami, dans une lettre, quand soudain un petit doute, bien pâlichon encore, s’insinue, un de ces tout petits évènements psychiques qu’il est si facile et souvent désirable de laisser repartir d’où ils sont venus. Mais le doute insiste, un visage surgit, une vague idée. N’ai-je pas entendu cette œuvre en concert récemment, avec ce violoncelliste dont il m’arrive de penser qu’il ressemble au prince de Monaco… ? J’ai le visage du violoncelliste mais pas son nom, ni la circonstance, mais je sais maintenant avec certitude, et quel effroi en moi alors, que j’ai bel et bien entendu l’œuvre au concert, il y a peu (repérage temporel par d’autres recoupements) et que j’ai même écrit à ce propos. Il ne reste plus qu’à rechercher l’article dans mon ordinateur ou, solution de facilité, sur Internet, avec les bonnes clés. Le résultat est immédiat, et ma consternation totale.
Le plus étrange est à venir sans doute. Ce même jour, à plusieurs reprises, j’ai été confronté au souvenir d’une lecture, souvenir lui bien constitué et accessible, le livre Le Syndrome de Gramsci, livre où Bernard Noël évoque précisément un de ces trous de mémoire qui suscitent en nous l’effroi, la perte d’un nom qui, parmi tous les noms, est un nom que nous ne devrions sous aucun prétexte oublier : « un mot manquant, quelle importance quand il y en a des milliers, des dizaines de milliers, sauf que tous les noms ne se valent pas… » (Bernard Noël, Le Syndrome de Gramsci, P.O.L., 1994, p.101)
Puis-je trouver espoir ou plutôt consolation dans ces mots magnifiques de Bernard Noël : « Tant de choses en nous sont mouvantes et vives : ce n’est pas qu’elles refusent d’avoir un nom, c’est qu’un nom les épinglerait. » (ibid.p.59)
Puis-je penser que dans ma mémoire il y a bien quelque chose, des phrases musicales (mais hélas, je crois ne pas en avoir reconnues), un petit amalgame, un imbroglio (d’où la difficulté de la réminiscence) avec ce concert, le lieu où il fut donné, la soirée, ses tensions et son contexte, le visage de Truls Mørk superposé à celui d’Albert de Monaco ?
Se peut-il aussi qu’il y ait de puissantes raisons inconscientes, que je peux deviner, à cet « oubli ». J’ai un indice : j’ai écrit resmastérisés dans la première mouture de ces lignes au lieu de remastérisés.
Enfin, dernière explication, liée aux mots cette fois, aux étiquettes d’une certaine façon. Lorsque j’ai « retrouvé » l’œuvre hier, je pensais « Concerto pour violoncelle et orchestre ». Or l’œuvre de Prokofiev ne porte pas ce nom, on parle de Symphonie concertante pour violoncelle ou en langue anglaise de Symphony-Concerto. Il y aurait donc eu de très nombreuses raisons pour oublier cette première audition !
L’amour est plus froid que le lac
Profonde émotion à lire ce très beau livre de Liliane Giraudon. On chemine d’abord, un peu à vue, au milieu de bribes de phrases, d’annotations, presque croquis parfois, sans toujours comprendre le sens des choses (leur direction et leur signification) mais avec la conviction que ce double sens opère, en profondeur, et qu’il suffit de se laisser porter. De faire confiance, d’avancer dans la lecture en recueillant avec soin et attention tout ce qui parle en soi. Le chemin devient plus familier et on est frappé, comme souvent dans les livres de Liliane Giraudon, par l’arrière-plan spectral de l’œuvre. Elle est traversée de très nombreuses figures, la plupart sont des écrivains, des artistes, ici par exemple parmi bien d’autres, tous cités par Liliane Giraudon à la fin du livre, la poète américaine Lorine Niedecker, la photographe américaine Vivian Maier, la cinéaste Chantal Akerman. La liste finale compte quarante-quatre noms mais la force (qui n’est pas un artifice) de Liliane Giraudon, c’est de ne donner que très rarement ou très parcimonieusement les noms, mais souvent des indices qui pour le lecteur sont des indices flous. Ce qui renforce la présence spectrale de ces figures qui habitent littéralement le texte (comme on dit que quelqu’un est habité par la passion). « Les noms propres ont presque tous existé, leur beauté comme leur force lexicale tient au fait qu’ils ne sont pas des mots mais des fantômes de mots » (p.87) Tous ces « fantômes accumulés / enfouis dans les bouches. » Le présent est bien présent avec ses drames, sa violence, l’effroi qu’il suscite, autour de cette phrase plusieurs fois répétée, le consentement meurtrier (qui est le titre d’un livre de Marc Crépon).
→ Ces fantômes que sont les écrivains, les peintres, les musiciens disparus et qu’il nous faut porter, dont il nous faut être habités, chacun avec celles et ceux qui lui parlent, pour faire gué vers le futur.
Oui, le lac
Puis le livre s’ouvre, le chemin frayé va déboucher sur ce qui était latent depuis le début, dans la figure omniprésente et changeante, pluripotente dirait-on comme des cellules-souches, du lac. Le livre, en sa troisième partie, « Une mauvaise fois pour toutes », devient personnel, d’une manière stupéfiante et bouleversante que je me garderai bien de révéler ici. « L’essayer dire, longtemps (…). Dits de mon Jadis. Je peux le dire, c’est sur ce drame que se sont construites mes forces, les pages de ce qui précède, film sous un autre film, récitatif barré par un lac, d’autres personnages. Car pour ce qui serait des mots concernant cet amour, ils occupent un trou que j’aurai sur le bout de la langue et qui y restera jusqu’à ma mort. L’eau du lac a envahi le trou ». (p.92)
→ il y a dans ce livre, c’est rare dans un livre de poésie, et comme c’est beau et bouleversant, un dénouement. Les fragments s’allument a posteriori (on a envie de relire le livre) et le lac n’est plus tout à fait un trou noir, pour le lecteur.
Qui prend soin ?
Chez Liliane Giraudon, il y a une forme d’attention intense et particulière, à laquelle d’ailleurs elle est très sensible chez la photographe Viviane Maier. Une attention aux présences et à la vérité des choses peut-être ? « Mais qui prend soin de ce qui réellement se passe ? » (p.38)
→ il faut bien prendre conscience que tout est déformé de ce qui vient à nous, en particulier ce qui vient à nous par le biais d’un médium, notamment audiovisuel. Pour des raisons multiples, souvent cyniques. Le processus serait le suivant : laisser l’imagination faire le boulot en ne montrant que partiellement, en faisant allusion ; et dans le même temps, une fois la psyché amollie, pervertie même, par une émotion souvent de mauvais aloi, et qui en tout état de cause, la désaccouple de la pensée, profiter de cette terre meuble pour semer ce que l’on veut semer. Rendre la perso dispopourlaconso (ou la manipulation ou l’endoctrinement).
Alors, oui, l’attention à ce qui réellement se passe. Primordiale, rendue presqu’impossible, sauf peut-être par la pratique de la lecture, de la poésie, de la littérature, de la musique. Toutes choses qui déconditionnent le regard, la pensée, qui perturbent l’appréhension formatée du monde.
Ce qu’on ne comprend pas
Plus on avance et cherche, plus le mystère s’épaissit et croît l’immensité abyssale de ce qu’on comprend qu’on ne comprend pas. Et plus intense encore, le besoin de percer ce mystère, tout en sachant qu’on l’augmente.
→ Ces mots induits sans doute par les ronds dans l’eau faits en soi par Cela le livre de Laurent Albarracin. Bien dans la manière de l’auteur. Il assène ses drôles de vérités, ses tautologies et une fois le livre refermé, son Cela vous poursuit. On se dit par exemple que le Cela, tel qu’en parle Albarracin, c’est cela que cherche Cézanne, ou Nicolas Pesquès… et tant d’autres. Ceux peut-être qui comptent le plus : « c’est pourquoi cela éclate sourdement dans ce qui est, pourquoi c’est aussi évident qu’inaperçu ».
Musique
On peut aussi penser la musique comme une prodigieuse collection de sons. Et dans cet océan de sons, il y a ceux qui nous bouleversent, sans que nous sachions pourquoi. Ce pourrait être une des voies d’accès à la musique contemporaine, qui dans certains de ses courants, a beaucoup œuvré autour de cette question du son.
Certains sont sensibles aux grandes constructions, aux lignes de force. D’autres sont plus réceptifs au détail, à la « petite phrase ». C’est peut-être à eux que s’adresse plus particulièrement Muzibao.
Rédigé par Florence Trocmé le 29 décembre 2016 à 17h11 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: André Navarra, Annie Ernaux, Bernard Noël, Cécile Riou, Henri Michaux, Laurent Albarracin, Liliane Giraudon, Prokofiev, Rilke, Rodin, Steve Reich, trou de mémoire, Vivian Maier
Rédigé par Florence Trocmé le 17 décembre 2016 à 17h29 dans photomontages | Lien permanent
Michel Butor
J’ai entrepris la publication du dossier Michel Butor, prévu de longue date, en fait depuis le lendemain de sa disparition, en septembre. En recevant le texte de Mireille Calle-Gruber je décide qu’il sera le texte inaugural du dossier que je compte publier contribution par contribution, lesquelles seront reprises dans un document unique à la fin de toutes les publications (une petite quinzaine je pense).
Et lisant Mireille Calle-Gruber, je découvre ce passage que je recopie ici :
« Pourquoi choisir le Poème pour entrer en correspondance avec les artistes ? (…) Il y a peut-être une autre raison au choix du Poème, je la hasarde ici. Elle vient de loin, elle vient de l’enfance (comme beaucoup de traits qui nous structurent), elle vient de l’expérience de la langue secrète. Car le Poème est toujours peu ou prou une écriture cryptée, polysémique, dont le sens n’est accessible qu’à ceux qui dressent l’oreille, prennent la peine de déchiffrer, et partagent le code. Or, c’est sur les lèvres de sa mère que Michel Butor a appris la langue que l’on dit en secret. Il raconte, dans Claude Simon, la mémoire du roman, comment sa mère étant devenue sourde à l’accouchement de sa jeune sœur, les enfants communiquaient avec elle par une énonciation muette :
À cette époque, il n’y avait absolument rien pour la soigner mais heureusement ma mère a appris à lire sur les lèvres ; et ses enfants ont appris à parler de façon suffisamment distincte pour qu’elle puisse comprendre. Cela nous permettait d’avoir avec elle des conversations tout à fait particulières car nous parlions sans émettre de son ; elle nous comprenait et nous pouvions parler ensemble au milieu d’une réunion, les autres n’entendaient pas ce que nous disions.
(Michel Butor, « La littérature dormante », in Mireille Calle-Gruber et François Buffet, Claude Simon, la mémoire du roman. Lettres de son passé 1914-1916, Les Impressions nouvelles, 2014, p. 9)
« Sa voix à lui dans la sienne »
André Markowicz dans une de ses chroniques de son compte Facebook reprises dans Partage 2, évoque la présence de telle ou telle œuvre chez Pouchkine (il s’agit en l’occurrence d’André Chénier) et écrit : « tel vers, telle expression, comme sa voix à lui dans la sienne – comme si le sujet lyrique n’était pas un, mais le résultat de l’harmonie, de l’écho de l’un et de l’autre, et du troisième, et d’écho en écho, remontait jusqu’à la Grèce. »
→ forte et belle idée qu’il est bon sans doute de rappeler souvent : ce que toute œuvre nouvelle contient d’œuvres antérieures, qu’il s’agisse de musique, de peinture ou de littérature. Et cela quel que soit le désir de son créateur d’échapper à la « tradition ». Nous sommes chacun, là où nous sommes, porteurs d’une forme de tradition à laquelle nous ne pouvons pas vraiment échapper, il me semble. Mais que chaque génération se doit cependant de reprendre et de relancer en quelque sorte, avec destructions et remaniements nécessaires. Passage de témoin. « Sa voix à lui dans la sienne ».
→ Et il y a une variante à tenter autour de cette citation, qui serait « sa voix à lui dans la mienne », et ce serait alors faire référence à ce que l’on apprend par cœur (quelle expression extraordinaire si on y songe !), cela qu’on s’incorpore, que l’on se répète, d’abord pour l’apprendre, ensuite pour se le remémorer, l’entretenir, mais aussi simplement pour en jouir.
Et enfin, cette remarque d’Isabelle Roussel Gillet dans sa contribution au dossier Michel Butor, après qu’elle a expliqué que Butor n’aimait pas les anthologies : « Michel Butor pousse le principe de l’intertexte (commun dans les années 50) faisant l’expérience de la langue toujours, celle de l’autre, des autres, résonante, ou peut-être "revenante" dans une hantologie (cette fois avec le h au début du mot). »
De la création (Beethoven)
Citée par Bernard Fournier dans son livre Le Génie de Beethoven (p.165) cette note importante de Beethoven sur le processus de la création musicale : « je porte mes idées très longtemps en moi avant de les écrire. Il m’en reste ainsi une mémoire si fidèle que je suis sûr de ne jamais oublier, même après des années, un thème que j’ai conçu une fois. Je change beaucoup de choses, je rejette et j’essaie à nouveau, autant qu’il le faut, jusqu’à ce que je sois satisfait. Alors commence dans ma tête l’élaboration en largeur, en longueur, en hauteur et en profondeur et comme j’ai nettement conscience de ce que je veux, l’idée qui fermente en moi ne m’abandonne jamais. Elle monte, elle pousse, j’entends et je vois l’image de tout son développement, elle se dresse devant mon esprit comme une coulée, et il ne me reste plus que le travail de la mettre par écrit. »
→ il me semble que Mozart a exprimé des choses tout à fait similaires.
Un chagrin de peau
Chez Antoine Emaz, dans Limite, ce magnifique retournement d’une expression : « un chagrin de peau ».
Avec un peu plus loin, en écho « le corps serre sa peau. » (p.74 et 76)
→ exprimé ici par la voie de la poésie, des choses très profondes sur notre rapport avec notre peau, qui peuvent faire songer au livre clé de Didier Anzieu, Le Moi-Peau.
Résister ?
Une manière peut-être de tenir encore ? : « Nuit noire / page blanche /// transfuser » (p.94)
Mais sans illusions : « les mots / des insectes / secs / au bas du mur. » (AE, p.103)
Ce double mouvement
Ce double mouvement auquel je suis sensible en me mettant au travail sur l’ordinateur, le matin : d’abord la sphère privée, avec les courriels et correspondances – puis la sphère publique, un peu plus tard, en ouvrant le navigateur.
Et la lumière somptueuse de ce matin d’hiver très froid qui rend tout cela presqu’étrange, irréel.
Chaordre
Dieu sait si je suis réticente, le plus souvent, envers les néologismes. Mais je retiens celui d’Henri Droguet, mieux même, il me semble combler un trou du vocabulaire (le fin du fin pour un néologisme !) : le chaordre. Sans doute parce que je l’entends avec une oreille de physicienne inculte, fascinée par les théories du chaos, par la mécanique quantique et tutti quanti(que).
Ce même néologisme je le retrouve en titre d’un article de Philippe Jaffeux dans la revue Dissonances (n°31, hiver 2016)
Part de vivant
De l’artiste plasticienne et auteure Géraldine Trubert, dans une correspondance privée qu’elle m’autorise à reprendre ici :
« Les forces de vie, c'est un peu comme des champs de forces, visibles ou invisibles, qui se déploient et qui chez moi ont une influence très forte. c'est tout juste si ce n'est pas seulement cela que je perçois ou ressens. dans un paysage, ce ne sont pas uniquement des formes ou sa morphologie ou sa typologie mais plutôt ce qu'il déploie, ses tensions, sa sédimentation, ses humeurs. comme chez les individus, avec leur parcours, leurs contrariétés, leur manque et leur pulsion. je crois que l'art, où en tout cas l'art qui m'intéresse, est bien celui qui fabrique et fait émerger ces champs de forces. par des formes, mais surtout dans la mise en relation de ces formes. un peu comme Gould qui, pour moi, est quelqu'un qui fait émerger le silence. ou chez Guillevic qui finit par laisser passer le vivant entre deux pierres très serrées.
tout cela pour en venir à ce qui me plaît dans les rencontres avec des gens, des paysages et des pièces d'art, c'est bien leur vivant qui me parle et convoque chez moi, ma part de vivant. »
→ je trouve là une très belle clé, non pas pour juger mais pour comprendre. Non pas juger si l’œuvre est bonne ou mauvaise, comment pourrais-je vraiment en décider, mais plutôt si elle contient cette part de vivant qui va convoquer ma propre part de vivant. Si devant le livre que j’ouvre, le tableau que je regarde, la musique que j’écoute, je ne rencontre qu’une sorte d’inertie, un bloc immobile ou bien si quelque chose bouge dans l’œuvre, qui vient à son tour faire bouger quelque chose en moi, appeler quelque chose chez moi.
Hugues Dufourt
Très intéressée par un article de Bruno Serrou, j’ai cherché à entendre l’œuvre dont il parlait, Burning Bright d’Hugues Dufourt. J’ai pu l’écouter via mon abonnement streaming et j’ai également trouvé cette vidéo, qui me semble importante, parce qu’il est bon de voir comment cette musique inouïe est produite, par quels gestes, avec quels instruments.
Je cite Bruno Serrou : « Quarante ans après le magistral Erewhon (1977), Hugues Dufourt (né en 1943) se plonge de nouveau dans la percussion pour lui consacrer une œuvre de très grande dimension, intitulée Burning Bright, une heure cinq de pure magie sonore composée pour le cinquantième anniversaire des Percussions de Strasbourg, commanditaires et créateurs d’Erewhon. Le titre du disque est tiré du premier vers d’un poème de William Blake, The Tyger. « Tyger, Tyger, burning bright / In the forest of the night / What immortal hand or eye, / Could frame thy fearful symmetry ? » (Tigre, tigre, ton éclair luit / Dans les forêts de la nuit / Quelle main, quel œil immortels / purent créer ton effrayante symétrie ?).
La poésie n’a plus la forme
Parcourant plusieurs livres de poésie, m’est soudain venue cette formulation un peu étrange, la poésie n’a plus la forme. Qui ne signifie en rien qu’elle est dépassée, atone, fatiguée, morte, mais plutôt qu’elle est confrontée, constamment et de manière au fond presque tragique, à la question de la forme. Dans certains de ces livres, j’ai le sentiment qu’il manque quelque chose, que le poème que je lis, de bonne tenue, ne tient pourtant pas tout à fait. Pourquoi ? Suis-je influencée par ces textes que j’apprends par cœur et qui pour l’instant ont tous une forme bien déterminée, y compris le tout dernier, un poème de Michel Butor : « Requête aux peintres, sculpteurs et compagnie » (Michel Butor, Par le temps qui court, Orphée/La Différence, 2016). C’est une des grandes questions qui traverse les remarques de Jacques Roubaud (Poétique, remarques, 2016), déjà abondamment citées et travaillées dans ce Flotoir.
Muzibao
Ce 3 décembre 2016, soudain, le matin, s’est imposée de manière quasi catégorique, l’idée qu’il me fallait créer mon propre site de musique, qu’il fallait donner le jour à un vrai Muzibao, pas le petit scoop.it peu travaillé et élaboré, mais une sorte de double de Poezibao. Il y aurait en fait un triptyque : panneau de gauche, Poezibao, développé depuis plus de douze ans, riche bientôt de 10 000 articles, aventure qui s’est construite d’elle-même, au fil du temps, du travail, des découvertes et des rencontres. Pour partir d’un point plus que modeste, le désir de partager quelques poèmes et aller vers une sorte d’observatoire de la vie éditoriale de la poésie contemporaine en France. Sans aucune aide, avec pour premières sources, des livres empruntés dans des bibliothèques.
Au centre le Flotoir, dont la version publique n’est que la face apparente de l’iceberg, riche sans doute de près de 3000 pages, peut-être plus, un document ouvert en 2000 et qui depuis n’a plus jamais cessé d’être alimenté de textes de toutes natures mais tournant pour la plupart autour de la littérature et de la musique, au fil des lectures et des écoutes.
Et il y aurait le volet droit, qui vient juste de s’entrouvrir, qui pour l’instant n’est qu’une coquille presque vide, exact double visuel de Poezibao. Muzibao. Un lieu pour ma passion musicale, qui est sans doute la vraie affaire de ma vie. Un espace qui ne se veut en rien professionnel (ce que Poezibao est sans doute en partie devenu), mais fondé sur l’idée de départ de Poezibao : faire partager des découvertes dans le monde sonore et la musique dite savante depuis le Moyen-Âge jusqu’aux créations les plus contemporaines. Le site aura sans doute un développement organique, ce qui veut dire qu’il s’orientera au fur et à mesure en fonction de ses propres avancées dans ces territoires, au fil des œuvres, peut-être de quelques rencontres, des lectures. J’ai évoqué un peu plus haut l’œuvre Burning Bright d’Hugues Dufourt qui est pour moi une découverte importante. Elle a contribué, indéniablement, à alimenter cette idée d’ouvrir un espace dédié à la musique. (Et elle est en définitive l’objet du premier vrai article de Muzibao)
Construction du site
Simplement construire un sommaire un peu comme celui de Poezibao qui me permette de parler des choses dont j’ai envie de parler, une découverte, un disque, un livre, etc. quand je veux et comme je veux. J’ai le cadre puisque Poezibao est vraiment une forme, inventée par moi, qui fonctionne très bien. Il y a sans doute un besoin pour une communication autour de la musique qui ne soit pas une affaire de spécialiste. Je suis, une fois de plus, dans l’entre-deux (et ce n’est pas toujours facile, question de place, ni professionnelle de la critique ou de la musique, mais un tout petit peu plus sans doute que le simple mélomane). Tout cela je l’ai résumé dans une note d’intention.
Recherche
Pour mon projet, ces deux belles citations rapprochées par Adèle Godefroy dans sa communication pour mon dossier Butor :
« Toutes les cartes que l’on a ne servent plus à rien, tout ce travail de découverte et d’arpentage ; on est obligé de partir à l’aventure comme les premiers hommes. » (Michel Butor, Degrés)
→ en pensant à cette possibilité d’un projet, d’un voyage, d’un livre de se développer de manière « organique », si on entend par là en s’appuyant sur l’expérience en cours, telle qu’elle est, pour aller dans telle ou telle direction. Non pas prévoir tout à l’avance, ni minuter son itinéraire, mais aller à un premier point A et ensuite, décider quel sera le point B et ainsi de suite. En revenant sur le trajet parcouru à chaque fois.
L’autre citation est de Montaigne :
« Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tournevirons cà et là : nous nous promenons sur nos pas. Nous ne voyons ny gueres loing, ny guere arriere. […] de cette mesme image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chetive et racourcie est la cognoissance des plus curieux ? » (Montaigne)
→ et cela milite pour la plus grande modestie et humilité dans la démarche. Simplement essayer de, tenter. Si l’entreprise trouve quelque écho ou pas ? Elle est en tout état de cause porteuse pour soi et donc l’énergie nécessaire à son édification est bien là, disponible, en attente.
Le livre partagé
J’aime ces mots de la contribution d’Isabelle Roussel-Gillet au dossier Butor :
« Ces livres, j’aurais pu les nommer livres d’hôtes, ce mot de la réciprocité qui met en miroir (je suis l’hôte de mon hôte). Ou encore livre de correspondances (et mettre ainsi l’accent sur l’adresse à l’ami, les envois postaux, les correspondances baudelairiennes) mais j’ai choisi le livre partagé, au sens non de faire sa part, prendre sa part (comme si le tout était fini, prévisible par avance) mais au sens où chacun apporte sa part et donc s’augmente dans cette collaboration. Le tout n’est pas défini, excède l’addition des deux d’où notre réticence à définir le livre, à l’arrêter, quand il ne cesse d’infinir. L’œuvre entière de Michel Butor affirme son élation, son devenir. »
→ mon utopie, un monde où tout fonctionnerait ainsi, y compris dans le domaine de la politique, de la gouvernance du monde et des pays. Chacun apporte sa part et s’augmente dans cette collaboration.
Michel Butor, 2800
J’en étais restée à l’estimation de 1000 livres parus ou publiés, avais lu il y a peu 1500 mais j’étais loin du compte si j’en juge par cette note relevée dans la contribution d’Isabelle Roussel-Gillet au dossier Butor de Poezibao : « Reste à présenter une dernière idée que l’on doit à Luca Notari, celle des pages de gardes, qui réunissent l’ensemble des presque 2800 titres de MB, établies dans le « Catalogue de l’écart », tenu par le poète lui-même. Pages à lire à la loupe ! (…) Ces deux pages qui montent la garde, déclinent la beauté des titres, l’engouement pour chaque mot : saisons égrenées d’herbier des mots, description inépuisable. Sensualité lyrique, surréaliste, formaliste, difficile de choisir car il change sans cesse de registre (ce qui est perceptible à la lecture des extraits dont nous sommes bien conscients de vous frustrer ici). Michel Butor qu’on dit souvent inclassable est un passeur de langues plurielles. »
De l’attention et des coquilles
Dans une conférence scientifique sur le thème « méditation et cerveau », j’apprends que l’attention a besoin d’une sorte de micro-temps de réarmement. Je dis les choses en fait comme je les comprends, voici le protocole : on fait défiler à l’écran, très rapidement des lettres ; parmi ces lettres, il y a de rares chiffres que le sujet de l’expérience doit détecter. Si les chiffres sont espacés, explique le conférencier, Antoine Lutz, ils sont très bien vus. Mais en revanche si deux chiffres sont très rapprochés, le taux de réussite chute considérablement. Le premier est bien repéré, le second pas.
Et soudain je m’explique un phénomène bien connu des secrétaires de rédaction et autres relecteurs de presse ou d’édition : il arrive souvent qu’après avoir parfaitement détecté une coquille, parfois très difficile à bien discerner comme une espace typo en trop, on loupe littéralement une autre coquille, qui elle est parfois énorme, juste à côté !
Reinhard Jirgl
Dans le nouveau numéro de En attendant Nadeau, un remarquable article de Gabrielle Napoli sur une sorte d’évènement éditorial, la traduction en français d’un roman de l’Allemand Reinhard Jirgl, Le Silence, par Martine Rémon. La lecture des propos de cette dernière est passionnante et me fait songer à la fois à ma lecture d’André Markowicz et à mes conversations avec Jean-René Lassalle.
Je relève cette question et cette réponse de Reinhard Jirgl dans un entretien qui accompagne l’article.
« Quelle place l’élaboration de la généalogie a-t-elle prise dans la construction du roman ?
Dans un sens général, la généalogie est un symbole du savoir, de la connaissance des contextes, qu’il s’agisse d’une famille ou de l’Histoire. Je pense à Foucault et à son travail sur la généalogie et sur l’archéologie. L’archéologie, ce sont les pièces trouvées, par exemple l’album de photographies, ces objets inconnus, enterrés, qu’il faut déterrer, mettre au jour, comme lors de fouilles. Ma tâche consiste alors à les ordonner, à les intégrer dans un système sur la famille, sur l’Histoire, ou dans le meilleur des cas à découvrir de nouvelles choses, un nouveau système. Et si l’on y parvient, on établit une transition vers la généalogie grâce à un système d’attribution qui intègre ce que j’ai trouvé à l’intérieur d’une histoire. La continuité de génération en génération, ou au contraire une rupture, me permet de créer une nouvelle succession, une nouvelle généalogie. Un exemple que je trouve intéressant, pour rester dans le domaine de la photographie, est celui de ce photographe de la fin du XIXe siècle qui a fait des photos de famille sur une génération et qui les a projetées les unes sur les autres, pour détecter ce qui est typique dans la famille [Francis Galton, photographe anglais qui est à l’origine de la photographie composite, et dont les travaux ont été poursuivis par le photographe français Arthur Batut]. Il en résulte une condensation des histoires de famille dans un visage qui n’existe pas. C’est votre question qui m’y fait penser, Freud en parle dans L’interprétation des rêves. »
→ le trouble parfois devant les strates d’un visage, ces multiples visages palimpsestes que l’on devine sous le visage que l’on voit. Et sous notre propre masque, le sentiment, à la limite de l’hallucination, des traits de celles et ceux qui nous ont précédés. Phénomène peut-être plus sensible au toucher qu’à la vue ?
J’apprends qu’à partir de l’ADN on sait maintenant déterminer la couleur des yeux, ou la nature des cheveux ! Qu’un jour proche, les enquêteurs de police judiciaire pourront dresser un portrait-robot d’un meurtrier à partir d’un fragment de son ADN. Ce qui serait précieux si ce dernier n’est pas déjà dans les fichiers de police, mais qui est aussi problématique, comme toutes les autres questions de protection des données personnelles. D’autant plus préoccupant que le fascisme fait un grand retour sur la scène mondiale et que des sociétés de surveillance policière ne sont pas forcément choses du passé en Europe même. Il suffit de penser le rapprochement de deux termes, Stasi et big data pour avoir froid dans le dos.
Violence et écriture
Je relève aussi ce jeu de questions-réponses, tout aussi impressionnant et fécond pour la pensée :
« Comment la violence modèle l’écriture, la langue, pour être vivante et incarnée dans la lecture, violence criante qui se déploie aussi dans la graphie ? (p.197 : « Tombereaux de terre déversés dans sa bouche (des obus-tombés-à-proximité ou est-ce un autre soldat qui refuse d’entendre le cri originel de la peur MAMAN poussé par son camarade) Un dernier regard hors de la boue mitraillée Des murs de feu montant en flèche L’éclat des couleurs fondamentales puis noir le regard de cerise de la jeune-fille-du-rêve-présente : l’odeur d’amandes amères qui déjà irrite les yeux Souffle éraillé Toux – !!! GAAAZ »
R. Jirgl : Vous citez un extrait d’une scène particulièrement violente de la Première Guerre mondiale, une attaque au gaz. Cette scène permet de démontrer l’utilisation de la langue en tant que médium mimétique. On peut se référer ici à Walter Benjamin et à ses écrits sur le processus mimétique à l’œuvre dans l’écriture. Il s’agit, par rapport à la réalité sensible des corps, d’une approche de la ressemblance non sensible dans et par l’écriture. Si l’on reste dans l’imaginaire de l’écrit, on peut dire que les signes des écoles d’écriture de la Renaissance et du Baroque appartiennent aussi à ce domaine. De cette idée qu’on peut utiliser la fonction mimétique du langage pour la narration découle ma technique d’écriture, que je décrirais moi-même comme une « écriture préparée ». C’est un niveau de texte qui est autonome, et qui n’a rien à voir avec l’illustration. » (source)
Ce murmure éternel du langage qui cherche ses corps
Reinhard Jirgl : « mes textes ne consistent qu’en voix. Ce sont des monologues intérieurs, ce sont les voix des narrateurs qui se parlent à eux-mêmes, ce sont des textes qui ne s’adressent à personne, c’est ce murmure éternel du langage qui cherche ses corps. Dans une certaine mesure, on peut y voir une opposition avec ma manière de penser car les choses qui se montrent dans l’écriture elle-même, les signaux corporels, eux, restent muets. On peut dire que le caractère sensible de l’écriture se retire dans le silence. »
Lecture et photo
Multiples sont les aspects de cet ensemble du magazine En attendant Nadeau, article, entretien avec la traductrice qui mène elle-même un entretien avec R. Jirgl, multiples donc les aspects qui font écho aux thématiques du Flotoir et notamment la voix, le fait de lire (manières de lire, effets de la lecture) et la photographie.
Je relève donc encore cette citation :
« Il faut considérer la perturbation de la lecture comme un enrichissement, comme une méthode de mon « écriture préparée », qui apparaît d’abord comme un obstacle. Si l’on veut percevoir cette écriture et continuer la lecture et la réflexion, on peut penser à ce que dit Barthes dans Le plaisir du texte à propos du texte qui est un défi. Le plaisir nécessite que l’autre soit non seulement d’accord mais qu’il soit aussi partie prenante, donc l’autre est à imaginer concrètement. Mais cela reflète également la solitude de celui qui écrit et qui termine ce parcours littéraire et ce parcours du plaisir sans rien savoir de son aboutissement. Cela correspond à la solitude des photographies par rapport à leur objet. La photographie peut être considérée comme une mort arrêtée, et, vous le savez, les premiers clichés étaient des photos de cadavres car le temps d’exposition était très long et les cadavres, par définition, ne bougent pas. Mais c’est dans ce décalage de la vie arrêtée que naissent ces moments qui font une photo-graphie, à la différence de photo-gène. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ces photographies pour quantifier le texte, mais absolument pas pour le décrire. »
→ La perturbation de la lecture que l’on peut comparer au symptôme en médecine. La perturbation signale quelque chose et il est passionnant de tenter de savoir par quoi elle est provoquée. C’est toute la question du débit de la lecture et de ce qui, dans l’écriture, provoque des accélérations, des étirements, des cafouillages de la lecture. Comme je parlais de ce livre sur Twitter, quelqu’un a réagi en qualifiant un livre de Jirgl précédemment paru d’illisible. J’ai répondu que peut-être le lecteur de poésie, habitué à des régimes de langue très variés, parfois déchirés, chaotiques, s’éloignant largement de la norme, serait de facto avantagé pour la lecture de ce nouveau livre de Jirgl, Le Silence.
Le langage comme un medium d’art
Jirgl encore : « mon idée est de considérer le langage comme un médium d’art qu’il faut travailler comme le corps du danseur, le marbre du sculpteur ou la toile du peintre. Ce que j’entends par « écriture préparée » fait référence au piano préparé : la préparation fait entendre des sons qu’on ne peut pas entendre normalement. Elle découle de notre manière de vivre qui ne peut plus être représentée par les signes classiques du langage. »
Les silences
Dans le beau livre de Bernard Fournier, Le Génie de Beethoven, plusieurs pages sont consacrées aux silences. Bernard Fournier écrit à propos de la notation des silences : « Les notations qui en définissent les durées sont aussi différenciées que celles qui concernent les notes elles-mêmes, établissant une correspondance entre le vide et le plein ou entre l’ombre et la lumière. »
→ on peut évoquer ici le nom des silences en musique, notamment la pause et le soupir, qui se décline en demi-soupir, quart de soupir, jusqu’au seizième, voire trente-deuxième de soupir.
Bernard Fournier ajoute un peu plus loin que « dans cet itinéraire qui va d’une musique toute pleine de sons à une musique du silence, Beethoven occupe un rôle essentiel. Sa musique témoigne d’une véritable poétique du silence qui met en œuvre divers types de silence exerçant diverses fonctions esthétiques. » (pp.192 et 193). Soit vingt pages admirables sur le silence en musique, qui progressent en trois temps : Fonction expressive du silence ; Silence et structuration du discours ; et Le style beethovenien, un lieu de communication avec l’auditeur.
Avec l’auditeur
Et je relève précisément cette autre remarque : « Sous ses modalités les plus originales, le silence beethovénien sollicite intensément la réaction de l’auditeur. En tant qu’espace du discours musical, il est un lieu privilégié de sa communication avec le compositeur. Ce blanc du discours engendre une réponse implicite mais nécessaire de l’auditeur qui cesse soudain d’être submergé par le discours de l’autre. Dans l’espace de tous ces silences, particulièrement les plus longs d’entre eux, l’esprit de l’auditeur est libre de répondre à la sollicitation de la musique. » (p.211).
→ en lisant ces mots, j’ai été frappée par l’analogie avec mes propos récents sur certains aspects de la parole contemporaine, en particulier la parole dans les médias, dont le débit semble aller s’accélérant continuellement ; un discours précisément, je pense là très particulièrement à Raphaël Enthoven, qui ne laisse pas le moindre espace de jeu (au sens de quelque chose qui n’est pas strictement rivé) à celui qui l’écoute. Impossible de laisser sa propre pensée pénétrer ce discours et, qui sait, le faire diverger. Est-ce cela que les contemporains redoutent : ne pas savoir quoi faire d’un avis contradictoire, complémentaire, différent ? Je reprends encore Bernard Fournier : « Lieu de résonance du son, le silence est en mesure d’induire une résonance intérieure dans la conscience auditive et de devenir un agent de réflexivité ». Or lorsque je suis devant une parole submersive, comme celle à laquelle je faisais allusion, il y a bien résonance intérieure, mais elle est immédiatement frappée par l’étouffoir du débit qui l’empêche de devenir agent de réflexivité.
Submersive
Ce mot me vient souvent, qui pourtant ne semble pas vraiment exister dans les dictionnaires, sauf accouplé à vague, vague submersive peut-on lire ici ou là. Je relève bien ce titre d’un article savant : Potentiels érosif et submersif en Haute-Normandie et il est souvent question en effet, dans les bulletins d’alerte météo de vagues-submersions.
Le poème de Butor
Très souvent chez Butor la première strophe du poème semble comme une matrice, on pourrait dire aussi un thème au sens musical (il a magistralement écrit sur les Variations Diabelli de Beethoven). Matrice complexe qui va donner lieu à des variations, selon des schémas à la fois stricts et libres et souvent en divergence progressive et subtile par rapport au pattern initial. Avec des effets de glissement d’une strophe à l’autre. On peut observer cela dans « Requête aux peintres, sculpteurs et compagnie ») citée dans cette contribution du dossier Butor de Poezibao. (Voir page 10 du PDF)
Par cœur
Ce questionnement : les poèmes seraient-ils plus faciles à retenir si j’en faisais une analyse poussée avant de commencer à les apprendre. C’est la même problématique que celle rencontrée avec une pièce musicale : se jeter à l’eau, dans l’aventure du déchiffrement, ou bien lire, à la table, comme disent les musiciens, lire longuement l’œuvre, en voir les articulations, les lignes, les culminations, avec de poser les mains sur le clavier. Par impatience et aussi par incapacité analytique, je préfère évidemment savoir tout de suite comme cela sonne ! (Les musiciens chevronnés savent eux comme cela sonne sans mettre les mains sur le clavier, pas moi hélas !).
Je n’ai pas encore réussi à comprendre ce qui fait que tel vers, à peine lu, est retenu et ne bougera plus, alors qu’il faudra maintes et maintes reprises pour inscrire tel autre en soi. Et je ne sais toujours pas quelle est la bonne méthode et s’il y en a une seule, valable pour tous les textes, ou autant de méthodes que de textes et de dispositions intérieurs au moment de l’apprentissage !
Mais je découvre que comme en musique, ce qui a été moins travaillé est aussi souvent ce qui s’efface le plus vite ! Car maintenant, avec un corpus d’un peu moins de dix textes, je commence à pouvoir travailler sur la stabilité de l’acquisition, sur la manière d’entretenir la mémoire la plus fine possible, mot à mot, des textes.
De la méthode pour Muzibao
Bernard Fournier et son livre Le Génie de Beethoven me donnent de très nombreuses idées pour les articles de Muzibao. J’ai déjà évoqué son idée du minutage. Il s’agirait de choisir des exemples musicaux, accessibles à tous les lecteurs, car en ligne (YouTube, Vimeo, France Musique, etc.) et de signaler à quel moment particulier se produit tel ou tel phénomène que l’on souhaite souligner.
Bernard Fournier, alors qu’il parle des ralentissements du tempo dans l’œuvre de Beethoven, écrit : « Nous n’aborderons que quelques cas significatifs invitant l’auditeur à créer son propre cabinet de curiosité auditif ». (p.325).
→ je trouve très belle cette idée d’offrir au futur lecteur de Muzibao de quoi enrichir son propre cabinet de curiosité auditif. Je pars un peu de l’idée qu’aborder une œuvre entière peut être rébarbatif parfois et surtout ne permet pas de développer la finesse et la richesse de l’écoute. Alors qu’en se focalisant sur des points particuliers, comme le fait Bernard Fournier tout au long de ce livre, cela devient possible. Et là encore, Internet me semble l’outil idéal, qui permet de fournir en temps réel, l’exemple musical.
Cerveau
86 milliards de neurones.
1000 nouvelles connexions synaptiques par seconde chez le petit enfant de 0 à 5 ans.
300 000 milliards de connexions synaptiques chez l’homme adulte
Très intéressant entretien avec Stanislas Dehaene sur LCP (replay de quelques jours). Où l’on apprend aussi que lire et pratiquer un instrument de musique de bonne heure dans la vie sont des facteurs pouvant retarder le vieillissement cérébral.
Cette idée encore, proche au fond, qu’un environnement enrichi (pour l’instant cela a été démontré scientifiquement chez l’animal seulement) favorise le développement des arborescences de neurones.
Dire la poésie
A la suite d’un dialogue avec Michel Murat, j’entreprends la lecture du livre Dire la poésie, sous la direction de Jean-François Puff. Il s’agit des actes d’un colloque qui s’est tenu sur le sujet à Saint-Etienne en 2013. Ces sujets sollicitent mon attention alors que j’ai ouvert récemment cet espace consacré aux archives sonores de la poésie, sur le site Poezibao et que j’ai appris le projet d’un portail Archives de la poésie, sous l’impulsion de Michel Murat et de nombreuses autres contributeurs potentiels.
Ce livre propose notamment de nombreuses communications autour du thème « poésie et radio », dans une perspective historique. Dans l’introduction de Jean-François Puff, je relève l’idée de Céline Pardo, que la voix radiophonique se situe à mi-chemin de l’extériorisation et de l’intériorisation.
Le quatuor de formes
Toujours dans cette introduction de Jean-François Puff, un aperçu de la contribution de Jacques Roubaud, sur laquelle je reviendrai certainement. Il y est question de la forme double de la poésie, qui est union des « mots d’une langue dans une écriture et dans une parole ». Union qui est abordée par Jacques Roubaud, sous l’aspect d’un « "quatuor de formes" qui a été exposé pour la première fois dans Poésie etc. : ménage : la poésie allie deux formes externes, la forme écrite et la forme orale, qui relèvent de la transmission, et deux formes internes, la forme "éQrite" et la "forme aurale", qui elles sont personnelles. Or la poésie selon Roubaud ne peut véritablement exister que lorsqu’elle affecte un sujet et qu’elle en vient à exister dans sa mémoire, sous les formes internes. La poésie en vers compté-rimé assurait en quelque sorte d’elle-même la cohésion de ces formes ; il n’en est plus de même après la crise des vers. » (p.29)
Photographie
Je relève dans un texte que m’a communiqué Adèle Godefroy cette remarque importante sur la photographie, qu’elle pratique notamment en photographiant des écrivains (et tout particulièrement Michel Butor) : « La photographie dé-génère, fait retour aux origines de la présence, elle restaure les plis de la figure de "personne" dans toute son ambivalence : l’écrivain est là dans son entièreté en même temps qu’il n’y a plus personne dans l’image, moment de naissance et de mort dans la chambre noire. »
Michaux, radio, poésie
Dans le livre dire la poésie, je découvre une contribution particulièrement intéressante sur le rapport d’Henri Michaux avec la lecture à haute voix de ses poèmes, notamment à la radio. C’est une communication d’Anne-Christine Royère, spécialiste de la poésie des XXe et XXIe siècle et qui a déjà beaucoup travaillé sur Henri Michaux. Ce qui me retient ici ce ne sont pas tant les réticences, très bien explicitées, de Michaux vis-à-vis de la pratique orale de sa poésie, que l’évocation, documentée et très parlante, des expériences faites à la radio, autour des années 50. Il y eut en effet à ce moment-là, notamment sous l’impulsion de Jean Tardieu, une réflexion très intense sur la voix radiophonique et singulièrement sur la manière de dire la poésie à la radio. Avec une véritable évolution, une sortie nette de la diction déclamatoire qui était encore de mise dans ces années-là, pour une approche très différente, très travaillée aussi, selon de multiples angles.
Il est question notamment des textes de Michaux lus par Michel Bouquet, alors que j’ai choisi précisément et sans avoir ouvert encore ce livre, la lecture de « Plume avait mal au doigt », par l’acteur ! La contribution est consacrée ici essentiellement à la mise en onde de « La Ralentie », avec la voix de Germaine Montero.
L’anthologie permanente, les archives sonores
Mais tout cela ne relève pas complètement du hasard, tant Michaux m’est important, lui qui a aussi inauguré ma pratique, vieille maintenant de près de quinze ans, de l’anthologie poétique permanente.
Petit rappel : 1er janvier 2002, Jacques Dupin, « imaginons / que s’écroule la prison » ; 2 janvier 2002, Paul Celan, « parle – / mais sans séparer le non du oui » ; 3 janvier 2002, Yves Bonnefoy, « j’entretenais un feu dans la nuit la plus simple » et le 4 janvier 2002, Henri Michaux, « la matière / la matière des sons (…) enveloppements envahissements / Soie dans les fibrillations ».
Je trouve ces débuts très prémonitoires, à maints égards. Ils ne sont malheureusement plus accessibles en ligne, à ma connaissance, le site Zazieweb ayant disparu.
Michaux, cité dans Dire la poésie : « j’envisage les textes ci-après, et d’autres semblables, comme propres à une certaine rêverie, invitant, ainsi que le font les poèmes une fois lus, à demeurer par la pensée dans leur atmosphère qui perdure » (cité p.134).
Cela que l’on peut dire aussi da la musique, après que la résonance de la dernière note s’est éteinte.
Tardieu et la radio
Tardieu qui fut un grand homme de radio, a ces mots magnifiques sur la radio : « La radio (…) offre de double avantage d’ébaucher seulement cette "incarnation" par une réalité sonore (celle des voix, des sons et des bruits), et, en même temps de laisser à l’auditeur tout le champ libre pour continuer, pour compléter, à sa guise, cette incarnation par l’effet de l’imagination. Elle place en quelque sorte l’auditeur, du point de vue psychologique, à mi-chemin entre l’intériorisation totale que procure la lecture silencieuse et l’extériorisation totale que procure (…) le théâtre. »
→ c’est une description d’une stupéfiante précision de tout mon ressenti vis-à-vis de ce medium magique, la radio, dont je ne soulignerais jamais assez la place fondatrice dans mon éducation sensible et intellectuelle. Je l’ai pratiquée très tôt (à l’âge de onze ou douze ans, je pense) et très intensément, surtout la nuit, dans le noir, yeux fermés, buvant littéralement ces voix qui me parlaient, dans ma solitude. Avant minuit, toutefois, heure à laquelle était invariablement jouée la Marseillaise ! Avec des réalisations radiophoniques d’une immense inventivité, créant pour l’auditeur de véritables univers, propices à l’ouverture, au rêve, au développement.
C’était aussi, dans ces moments souvent si difficiles de l’adolescence, comme un écho mis en forme, élaboré, structuré, de tout un monde d’impressions, d’intuitions qui bouillonnaient en moi au risque de m’emporter. Magique oui, la radio de ces années-là, pour le développement personnel. (Ces écoutes ont commencé dans les années soixante et ne se sont jamais interrompues, même si chaque « grille » de rentrée, impatiemment attendue dès la mi-août, amenait son lot de déceptions !).
Ajustement
Souvent cette expérience, lisant de la poésie, mais pas uniquement, qu’une phrase, un vers, une expression explose soudain en significations. Je prends un exemple. Je lis cette citation de Michaux dans le livre dire la poésie, p.176 « Enfin chez soi, dans le pur, atteinte du dard de la douceur » (c’est extrait de « La Ralentie »). Je ne comprends pas « dans le pur », mais en revanche, atteinte du dard de la douceur soudain se déploie et vient s’ajuster, millimétriquement, à mon expérience personnelle. Cette douceur, contradictoirement piquante, brûlante, associée au chez soi… Cette phrase se met à résonner avec « l’expansion des choses infinies » (Baudelaire) mais en même temps, je suis obligée de me demander si je la comprends telle que Michaux l’a écrite. N’étant pas exégète, ne faisant pas œuvre scientifique, je pense que cela n’a aucune importance, qu’en fait ma compréhension, entée sur mon expérience, est peut-être présente intrinsèquement dans le poème de Michaux, que la poésie comme la musique donnent souvent ce ressenti d’une parfaite adéquation de ce qu’elles offrent avec l’expérience la plus profonde de chacun.
Les différents dires de la poésie
Cette très forte contribution sur Michaux et son texte « La Ralentie », se conclut sur une sorte de passage en revues des différentes expériences possibles du dire de la poésie : il y a « plusieurs tendances de la poésie contemporaine et de sa médiatisation : la lecture à une voix, sans accompagnement ; la lecture-spectacle, incarnée par des comédiens ; la poésie sonore (…) ; la lecture que l’on pourrait dire "machinée", en raison de son intégration à des projets musicaux expérimentaux. » (p.183)
On peut aussi décliner la lecture à une voix, celle du poète : lecture nue, lecture avec musicien, lecture mise en scène en partie. Il peut y avoir aussi une lecture à plusieurs voix, dont celle du poète. Et ne me semble pas évoquée ici la performance, mais sans doute parce que cette conclusion se réfère exclusivement à la poésie à la radio
Rédigé par Florence Trocmé le 17 décembre 2016 à 17h12 dans Bribes de Flotoir | Lien permanent
Balises: Adèle Godefroy, Antoine Emaz, Beethoven, Bernard Fournier, cerveau, Dire la poésie, Géraldine Trubert, Henri Michaux, Hugues Dufourt, Jean Tardieu, Michel Butor, Muzibao, Reinhard Jirgl