Rilke et Rodin
Toujours beaucoup d’intérêt pour le livre sur Rilke lu à haute voix avec M. Catherine Sauvat, qui a aussi écrit sur Zweig et Walser, connait très bien son sujet et réussit à en dire beaucoup sans alourdir son propos. Les relations familiales et affectives, très complexes, de Rilke occupent une bonne part du livre mais n’empêchent pas, ce qui est plus rare, des considérations très intéressantes sur les processus créatifs à l’œuvre chez lui. Avec notamment un très beau parallèle entre la manière qu’il élabore, pour travailler son écriture, par creusements successifs en particulier, et la manière dont son maître, Rodin, travaille la glaise. Le livre a pour thématique principal ou pour fil rouge les pérégrinations de Rilke, qui ne se plait nulle part ou qui fuit sans cesse quelqu’un ou quelque chose. Belles pages sur la relation avec Lou Andreas-Salomé. D’abord l’amante, puis l’amie si fidèle et surtout si incroyablement perspicace quant au génie de Rilke, si prompte à comprendre le moment où l’œuvre nait, où l’écriture prend enfin sa vraie dimension. C’est la force de ce livre, à cheval sur l’histoire de l’homme, sans faux sensationnel et l’histoire de l’œuvre, de la création de l’œuvre.
Se souvenir de tous les textes lus
Dans Le Vrai lieu, d’Annie Ernaux, je relève : « C’est une certitude pour moi que nous pouvons savoir qui nous avons été, quels sont nos désirs, aller plus loin dans notre propre histoire, en essayant de nous souvenir de tous les textes lus, mais aussi de tous les films, tous les tableaux vus, en dehors même de leur valeur artistique. Car il y a des histoires que j’ai lues enfant dans des magazines et qui m’ont poursuivie. Qui donc ont à voir avec moi-même, je le sais maintenant. » (Annie Ernaux, entretiens avec Michelle Porte)
→ Nous pourrions reconstituer nos bibliothèques, nos discothèques, nos vidéothèques et nos musées imaginaires. Nos ludothèques. Nous aurions une sorte d’autoportrait indirect, projection de tous ces mondes habités, souvent avec passion ou émotion.
J’ai noté, très tôt, mes lectures. J’ai noté tous les films que je voyais à l’époque où j’allais au cinéma. J’ai un listing complet de ma discothèque CD mais pas de ma discothèque 33 tours. Je sais bien quelles voies j’ai empruntées, dès l’adolescence, au cœur de l’histoire de l’art. J’ai même gardé quelques piliers des premières étapes, des livres sur l’art contemporain (contemporain à ce moment-là !).
Et il est vrai que les émissions du type « dans la bibliothèque de », dans la « discothèque de » permettent souvent de se faire une bonne idée de la personnalité de la personne interrogée. On triche peut-être moins par ses choix esthétiques, littéraires, musicaux, artistiques que dans le dire que l’on élabore sur soi ?
Abstraction et figuration
Non pas question d’art ici, mais plutôt du régime des représentations intérieures. Je lis en effet chez Annie Ernaux encore cela : « Il m’apparaît maintenant que j’ai un problème avec l’abstraction, les choses sans forme matérielle. Je veux dire que l’abstraction doit se présenter sous la forme d’images concrètes. Je n’écris qu’avec des images visuelles intériorisées, des images de la réalité aussi, qui m’amènent vers l’idée. L’idée, l’idée ne précède pas, elle vient après. Elle vient par exemple de souvenirs très forts qui ont véritablement la consistance de choses. Les souvenirs sont des choses. Les mots aussi sont des choses. Il faut que je les ressente comme des pierres, impossibles à bouger sur la page, à un moment. » Annie Ernaux, qui un peu plus loin ajoute : « Écrire, je le vois comme sortir des pierres du fond d’une rivière. »
→ je pense depuis longtemps que j’aurais pu avoir un goût et surtout une compétence bien plus poussés pour les mathématiques si elles avaient été abordées de manière plus concrète. Aujourd’hui, j’aime réfléchir à des proportions, à des pourcentages, à des lois de séries, mais toujours à partir de choses concrètes, de situations du quotidien.
C’est sur le concret, la matérialité, les mesures, les proportions, les rapports de force que j’aime réfléchir, que je peux, surtout, réfléchir.
Une belle idée du style
Je vais bientôt entreprendre la lecture du livre de Marielle Macé, Styles, mais je retiens cette très belle analyse d’Annie Ernaux :
« Et écrire, écrire vraiment, c’est viser à la connaissance. Non pas à la connaissance qui est celle des sciences sociales, de la philosophie, de l’histoire, de la psychanalyse, mais à une connaissance autre, qui passe par l’émotion, la subjectivité. Qui dépend de ce qu’on appelait autrefois le style. Qu’on n’ose plus appeler le style. C’est quoi, le style ? C’est un accord entre sa voix à soi la plus profonde, indicible, et la langue, les ressources de la langue. C’est réussir à introduire dans la langue cette voix, faite de son enfance, de son histoire. » (Le Vrai lieu)
Dans la musique
Des ilots de splendeur, parfois séparés par de longues plages moins attirantes, si souvent dans les œuvres musicales.
Pour Muzibao, travailler à partir de cela…
Poèmes par coeur
Dans la grande dizaine de textes appris à ce jour, beaucoup de trous déjà, malgré les périodiques « révisions » ! L’étude de ces effilochements de mémoire est en elle-même bien intéressante.
Écrire en parlant à haute voix
Henri Michaux : « Je ne peux écrire qu’en parlant à haute voix. C’est pour moi une sorte d’incantation. Il faut que je puisse entendre ma pensée. »
Est-on si loin de ce que je disais sur la nécessité de quelque chose de concret, comme base de la pensée ? Et quand on sait à quel point la pensée de Michaux est complexe et très profondément atypique, originale, ces mots n’en ont que plus de force. Et de mystère. Il est difficile d’imaginer le très élégant et réservé Henri Michaux en quelque entreprise de gueuloir !
→ Dans deux études du livre Dire la poésie, je retrouve Henri Michaux et je constate de nouveau à quel point il m’est essentiel. Il me faut toujours revenir vers Michaux, comme vers Valéry.
Steve Reich et le tissu de ses compositions
Steve Reich, ces entretiens passionnants, sur France Culture, une vitalité, une ouverture, une créativité immenses et assez enthousiasmante. Très curieux le rapprochement entre un extrait de Pérotin et sa musique. Et cette idée d’entendre dans le tissu de ses compositions les « motifs » qui se dessinent. Et en effet si on branche cette oreille-là, on entend bien des motifs, un peu dit-il comme ceux d’un tapis, dans la masse colorée de la surface, des boucles, des entrelacs, des figures qui se répètent puis évoluent insensiblement. Très impressionné par le quatuor écrit à la demande des Chronos, le WTC Quartet, lié aux attentats du 11 septembre 2001.
Dans une des contributions du dossier Butor de Poezibao, celle de Lucien Giraudo, je relève ces propos qui me semblent bien convenir aussi à Steve Reich : « toute la surface, selon la technique du all-over, se met à vibrer et à devenir mobile » (il parle en l’occurrence de Pollock)
Les trois vocations
Cela faisait un moment que je recherchais cette citation, son intitulé exact et son auteur, et voici qu’ils me sont donnés dans la contribution de Roger-Michel Allemand au dossier Butor de Poezibao.
Chesterton : « Il y a trois vocations qui ne peuvent pas se désigner elles-mêmes : le saint, le sage et le poète. »
Cécile Riou
C’est un véritable plaisir chaque fois renouvelé que de publier ce très beau feuilleton « Phrase Unique », de Cécile Riou.
Ce matin je lis cela, tellement fin, tellement juste :
« la petite contrariété va son pas de souris, elle s’insinue dans la pomme tranchée qui a le goût de l’aboiement, dans les mille trous de la mie de pain qui boit le battement plus rapide du cœur, elle suinte dans le luisant du Saint-Nectaire répandu hors de sa croûte grise douce duveteuse et s’étale jusqu’à vingt heures passées, puis la courtisane japonaise vient depuis le dix-septième siècle vous frotter le dos, vous caresser et défaire sa ceinture, arranger le paravent et disposer l’oreiller de bois, alors le sommeil vient la prendre dans son piège de grille de fer, dans sa souricière, la petite contrariété disparue, et au réveil, il ne reste d’elle que la douleur sourde des choses qui mettent mal à l’aise. »
→ Cette petite pointe qui soudain perce quelque chose, quelque part au fond de soi, un peu comme la première annonce de la grippe, ou une angoisse qui perle avant de déferler. Cette insinuation de la chose qui met mal à l’aise, qui inquiète, qui taraude, qui agace, qui contrarie mais surtout qui blesse, qui va réveiller une zone sensible… la montée en puissance, masquée mais terriblement efficace, puis l’envahissement.
Je trouve la même finesse d’analyse de mécanismes intérieurs chez Laurent Albarracin, même si sa visée est tout autre, dans Cela. Et aussi dans les analyses au scalpel de Claire Dumay, dont j’ai déjà parlé dans ce Flotoir. Ici par exemple.
Tous travaillent sur une forme d’évidence tellement évidente qu’on ne la voit pas.
Le syndrome de Mørk
Cruelle expérience : je m’enthousiasme comme je sais le faire pour une œuvre que je crois ne pas connaître, la Symphonie concertante (dite aussi Symphonie-concerto) avec violoncelle de Prokofiev. Elle figure dans un très bel ensemble de nombreux enregistrements du violoncelliste André Navarra remastérisés par les soins du label Fondamenta. J’envisage, puisque c’est désormais, et j’espère pour longtemps, le mouvement naturel devant une découverte musicale, un article pour Muzibao. Puis je m’ouvre de cette découverte à un ami, dans une lettre, quand soudain un petit doute, bien pâlichon encore, s’insinue, un de ces tout petits évènements psychiques qu’il est si facile et souvent désirable de laisser repartir d’où ils sont venus. Mais le doute insiste, un visage surgit, une vague idée. N’ai-je pas entendu cette œuvre en concert récemment, avec ce violoncelliste dont il m’arrive de penser qu’il ressemble au prince de Monaco… ? J’ai le visage du violoncelliste mais pas son nom, ni la circonstance, mais je sais maintenant avec certitude, et quel effroi en moi alors, que j’ai bel et bien entendu l’œuvre au concert, il y a peu (repérage temporel par d’autres recoupements) et que j’ai même écrit à ce propos. Il ne reste plus qu’à rechercher l’article dans mon ordinateur ou, solution de facilité, sur Internet, avec les bonnes clés. Le résultat est immédiat, et ma consternation totale.
Le plus étrange est à venir sans doute. Ce même jour, à plusieurs reprises, j’ai été confronté au souvenir d’une lecture, souvenir lui bien constitué et accessible, le livre Le Syndrome de Gramsci, livre où Bernard Noël évoque précisément un de ces trous de mémoire qui suscitent en nous l’effroi, la perte d’un nom qui, parmi tous les noms, est un nom que nous ne devrions sous aucun prétexte oublier : « un mot manquant, quelle importance quand il y en a des milliers, des dizaines de milliers, sauf que tous les noms ne se valent pas… » (Bernard Noël, Le Syndrome de Gramsci, P.O.L., 1994, p.101)
Puis-je trouver espoir ou plutôt consolation dans ces mots magnifiques de Bernard Noël : « Tant de choses en nous sont mouvantes et vives : ce n’est pas qu’elles refusent d’avoir un nom, c’est qu’un nom les épinglerait. » (ibid.p.59)
Puis-je penser que dans ma mémoire il y a bien quelque chose, des phrases musicales (mais hélas, je crois ne pas en avoir reconnues), un petit amalgame, un imbroglio (d’où la difficulté de la réminiscence) avec ce concert, le lieu où il fut donné, la soirée, ses tensions et son contexte, le visage de Truls Mørk superposé à celui d’Albert de Monaco ?
Se peut-il aussi qu’il y ait de puissantes raisons inconscientes, que je peux deviner, à cet « oubli ». J’ai un indice : j’ai écrit resmastérisés dans la première mouture de ces lignes au lieu de remastérisés.
Enfin, dernière explication, liée aux mots cette fois, aux étiquettes d’une certaine façon. Lorsque j’ai « retrouvé » l’œuvre hier, je pensais « Concerto pour violoncelle et orchestre ». Or l’œuvre de Prokofiev ne porte pas ce nom, on parle de Symphonie concertante pour violoncelle ou en langue anglaise de Symphony-Concerto. Il y aurait donc eu de très nombreuses raisons pour oublier cette première audition !
L’amour est plus froid que le lac
Profonde émotion à lire ce très beau livre de Liliane Giraudon. On chemine d’abord, un peu à vue, au milieu de bribes de phrases, d’annotations, presque croquis parfois, sans toujours comprendre le sens des choses (leur direction et leur signification) mais avec la conviction que ce double sens opère, en profondeur, et qu’il suffit de se laisser porter. De faire confiance, d’avancer dans la lecture en recueillant avec soin et attention tout ce qui parle en soi. Le chemin devient plus familier et on est frappé, comme souvent dans les livres de Liliane Giraudon, par l’arrière-plan spectral de l’œuvre. Elle est traversée de très nombreuses figures, la plupart sont des écrivains, des artistes, ici par exemple parmi bien d’autres, tous cités par Liliane Giraudon à la fin du livre, la poète américaine Lorine Niedecker, la photographe américaine Vivian Maier, la cinéaste Chantal Akerman. La liste finale compte quarante-quatre noms mais la force (qui n’est pas un artifice) de Liliane Giraudon, c’est de ne donner que très rarement ou très parcimonieusement les noms, mais souvent des indices qui pour le lecteur sont des indices flous. Ce qui renforce la présence spectrale de ces figures qui habitent littéralement le texte (comme on dit que quelqu’un est habité par la passion). « Les noms propres ont presque tous existé, leur beauté comme leur force lexicale tient au fait qu’ils ne sont pas des mots mais des fantômes de mots » (p.87) Tous ces « fantômes accumulés / enfouis dans les bouches. » Le présent est bien présent avec ses drames, sa violence, l’effroi qu’il suscite, autour de cette phrase plusieurs fois répétée, le consentement meurtrier (qui est le titre d’un livre de Marc Crépon).
→ Ces fantômes que sont les écrivains, les peintres, les musiciens disparus et qu’il nous faut porter, dont il nous faut être habités, chacun avec celles et ceux qui lui parlent, pour faire gué vers le futur.
Oui, le lac
Puis le livre s’ouvre, le chemin frayé va déboucher sur ce qui était latent depuis le début, dans la figure omniprésente et changeante, pluripotente dirait-on comme des cellules-souches, du lac. Le livre, en sa troisième partie, « Une mauvaise fois pour toutes », devient personnel, d’une manière stupéfiante et bouleversante que je me garderai bien de révéler ici. « L’essayer dire, longtemps (…). Dits de mon Jadis. Je peux le dire, c’est sur ce drame que se sont construites mes forces, les pages de ce qui précède, film sous un autre film, récitatif barré par un lac, d’autres personnages. Car pour ce qui serait des mots concernant cet amour, ils occupent un trou que j’aurai sur le bout de la langue et qui y restera jusqu’à ma mort. L’eau du lac a envahi le trou ». (p.92)
→ il y a dans ce livre, c’est rare dans un livre de poésie, et comme c’est beau et bouleversant, un dénouement. Les fragments s’allument a posteriori (on a envie de relire le livre) et le lac n’est plus tout à fait un trou noir, pour le lecteur.
Qui prend soin ?
Chez Liliane Giraudon, il y a une forme d’attention intense et particulière, à laquelle d’ailleurs elle est très sensible chez la photographe Viviane Maier. Une attention aux présences et à la vérité des choses peut-être ? « Mais qui prend soin de ce qui réellement se passe ? » (p.38)
→ il faut bien prendre conscience que tout est déformé de ce qui vient à nous, en particulier ce qui vient à nous par le biais d’un médium, notamment audiovisuel. Pour des raisons multiples, souvent cyniques. Le processus serait le suivant : laisser l’imagination faire le boulot en ne montrant que partiellement, en faisant allusion ; et dans le même temps, une fois la psyché amollie, pervertie même, par une émotion souvent de mauvais aloi, et qui en tout état de cause, la désaccouple de la pensée, profiter de cette terre meuble pour semer ce que l’on veut semer. Rendre la perso dispopourlaconso (ou la manipulation ou l’endoctrinement).
Alors, oui, l’attention à ce qui réellement se passe. Primordiale, rendue presqu’impossible, sauf peut-être par la pratique de la lecture, de la poésie, de la littérature, de la musique. Toutes choses qui déconditionnent le regard, la pensée, qui perturbent l’appréhension formatée du monde.
Ce qu’on ne comprend pas
Plus on avance et cherche, plus le mystère s’épaissit et croît l’immensité abyssale de ce qu’on comprend qu’on ne comprend pas. Et plus intense encore, le besoin de percer ce mystère, tout en sachant qu’on l’augmente.
→ Ces mots induits sans doute par les ronds dans l’eau faits en soi par Cela le livre de Laurent Albarracin. Bien dans la manière de l’auteur. Il assène ses drôles de vérités, ses tautologies et une fois le livre refermé, son Cela vous poursuit. On se dit par exemple que le Cela, tel qu’en parle Albarracin, c’est cela que cherche Cézanne, ou Nicolas Pesquès… et tant d’autres. Ceux peut-être qui comptent le plus : « c’est pourquoi cela éclate sourdement dans ce qui est, pourquoi c’est aussi évident qu’inaperçu ».
Musique
On peut aussi penser la musique comme une prodigieuse collection de sons. Et dans cet océan de sons, il y a ceux qui nous bouleversent, sans que nous sachions pourquoi. Ce pourrait être une des voies d’accès à la musique contemporaine, qui dans certains de ses courants, a beaucoup œuvré autour de cette question du son.
Certains sont sensibles aux grandes constructions, aux lignes de force. D’autres sont plus réceptifs au détail, à la « petite phrase ». C’est peut-être à eux que s’adresse plus particulièrement Muzibao.